Ils faisaient du surf pélican lorsque les apprentis qui sautaient sur la plage les prévinrent qu’il se passait quelque chose d’anormal. Ils revinrent tous se poser sur la plage humide et apprirent les nouvelles. Une heure après, ils étaient à l’aéroport et décollaient dans un petit avion spatial Skunkworks. Ils mirent cap au sud et, lorsqu’ils plafonnèrent à cinquante mille pieds, ils se trouvaient quelque part au-dessus du Panama. Le pilote redressa alors l’avion, lança les fusées, et les trois passagers qui se trouvaient derrière lui et le copilote dans le cockpit furent écrasés dans leurs grands fauteuils anti-g pendant quelques minutes. Par les hublots, ils pouvaient voir l’enveloppe de l’avion. Elle avait l’éclat de l’étain et devenait ardente. Très vite, elle fut d’un jaune intense avec une touche de bronze et se fit de plus en plus brillante, jusqu’à ce qu’ils ressemblent à Shadrach, Meschach et Abednego[79] assis ensemble dans la fournaise, indemnes.
Quand l’enveloppe perdit de son éclat, le pilote stabilisa l’appareil. Ils étaient alors à cent quarante kilomètres au-dessus de la Terre, ils pouvaient observer l’Amazone et la magnifique échine courbe des Andes. Ils volaient vers le sud, et l’un des passagers, un géologue, leur en dit un peu plus sur la situation.
— La couche glaciaire de l’Antarctique Ouest reposait sur un fond rocheux qui est en dessous du niveau de la mer. C’est une plaque continentale, pas le fond de l’océan, et sous l’Antarctique Ouest, c’est une sorte de bassin avec un champ d’activité géothermique intense.
— Dans l’Antarctique Ouest ? s’étonna Fort en plissant les yeux.
— C’est la moitié la plus réduite, avec la péninsule qui pointe vers l’Amérique du Sud, et la banquise de Ross. La couche glaciaire de l’ouest se situe entre les montagnes de la péninsule et les montagnes transantarctiques, au milieu du continent. Regardez : j’ai apporté un globe.
Il sortit de sa poche un globe gonflable, un jouet d’enfant, souffla dedans et le fit passer aux autres.
— La couche de glace, là, reposait sur le fond rocheux, comme je vous l’ai dit, sous le niveau de la mer. Mais le sol est tiède, et il existe des volcans sous la glace, ce qui fait qu’elle fond en partie. L’eau se mélange aux sédiments des volcans pour former une substance que l’on appelle le till. Elle a plus ou moins la consistance d’une pâte dentifrice. La glace se déplace plus rapidement au-dessus du till, et c’est ainsi qu’à l’intérieur de la couche de l’ouest des courants de glace se sont formés, comme des glaciers rapides dont les bords sont constitués de glace plus lente. Le courant glaciaire B avançait à raison de deux mètres par jour, par exemple, alors que la glace environnante ne bougeait que de deux mètres par an. B était large de cinquante kilomètres et profond d’un kilomètre. Ce qui faisait de lui un sacré fleuve, qui se déversait dans la banquise de Ross avec une demi-douzaine d’autres courants. (Il désigna ces courants invisibles sur le globe.) Maintenant, à l’endroit où les courants et la couche glaciaire en général se sont détachés du fond rocheux pour flotter sur la mer de Ross, nous avions ce que nous appelons la ligne de talonnement.
— Ah ! fit un ami de Fort. Le réchauffement global ?
Le géologue secoua la tête.
— Notre réchauffement global n’a eu que peu d’effet sur tout ça. Il a élevé un peu les températures et le niveau de la mer, mais s’il n’y avait que cela, la différence ne serait pas très importante. Le problème, c’est que nous nous trouvons encore dans la période de réchauffement interglaciaire qui a débuté à la fin de la dernière période glaciaire, et ce réchauffement envoie ce que nous appelons une impulsion thermique à travers les couches de glace polaires. Cette impulsion se déplace depuis huit mille ans. À présent, un des volcans sous-glaciaires est entré en éruption. Une éruption majeure. Qui a commencé il y a trois mois environ. La ligne de talonnement a déjà commencé à reculer il y a quelques années et elle est en accélération. Elle est à proximité du volcan en éruption. Il semble que l’éruption ait rapproché la ligne de talonnement du volcan, et l’eau de mer coule entre la couche de glace et le fond rocheux, droit vers un point d’éruption actif. La couche de glace est en train de se briser. Elle se soulève et glisse vers la mer de Ross, portée par les courants.
Ses auditeurs avaient les yeux fixés sur le petit globe gonflable. Ils survolaient alors la Patagonie. Il répondit à leurs questions en désignant divers points du globe. Ce phénomène s’était déjà produit auparavant, expliqua-t-il, et plus d’une fois. L’Antarctique Ouest avait été tour à tour un océan, une terre sèche, ou une couche glaciaire, bien des fois au cours des millions d’années postérieures au mouvement tectonique qui avait fixé le continent dans cette position. Et divers points d’instabilité étaient apparus pendant ces changements de température à long terme — « des déclencheurs d’instabilité », expliqua le géologue. Ils suscitaient des changements drastiques en quelques années.
— En ce qui concerne les géologues, ces phénomènes climatologiques sont pratiquement instantanés. De même, nous trouvons dans la couche glaciaire du Groenland la preuve que nous sommes passés de la glaciation à l’interglaciation en trois années.
Il secoua la tête.
— Et ces surrections de la couche glaciaire ? demanda Fort.
— Eh bien, nous pensons qu’elles se représentent typiquement tous les deux cents ans, ce qui est remarquablement bref, ne l’oubliez pas. Un événement déclencheur. Mais cette fois, il est aggravé par l’éruption volcanique. Regardez, voici la Ceinture Banane[80].
Il tendit le doigt vers la Terre et, de l’autre côté du détroit de Drake, ils distinguèrent une étroite péninsule glacée qui pointait dans la même direction que le coccyx de la Terre de Feu.
Le pilote inclina l’avion sur la droite, puis plus doucement sur la gauche, entamant un grand virage paresseux. Ils purent alors observer l’image familière de l’Antarctique comme sur les photos satellite, mais les couleurs étaient brillantes et animées : le bleu cobalt de l’océan, la chaîne de marguerites des systèmes cycloniques qui tournoyaient au nord, la texture vernissée que le soleil lançait sur l’eau, l’immense masse scintillante de la banquise, et les flottilles d’icebergs minuscules, si blancs dans tout ce bleu.
Mais la forme en Q du continent était étrangement tachetée dans la région qui se situait derrière la virgule de la péninsule, avec des failles béantes bleu-noir dans le blanc. La mer de Ross était encore plus fracturée, par de longs fjords bleus comme l’océan et des failles de couleur turquoise. Au large de la mer de Ross, flottant vers le Pacifique Sud, ils découvrirent des icebergs tabulaires qui semblaient autant de fragments du continent partant à la dérive. Le plus grand semblait excéder les dimensions de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande.
Après qu’ils se furent mutuellement montrés les grands icebergs et les détails des fractures de la couche glaciaire ouest (le géologue leur désigna l’emplacement du volcan, mais rien n’apparaissait en surface), ils se rassirent et se contentèrent de regarder.
— Voici la banquise de Ronne, annonça le géologue après un instant. Et la mer de Weddell. Il y a des glissements en profondeur ici également. Plus haut se trouvait Mc Murdo, sur le côté opposé de la banquise de Ross. La glace a été repoussée à travers la baie et a emporté la base.
Le pilote entamait une deuxième boucle au-dessus du continent.
— Rappelez-nous donc l’effet que tout cela aura, suggéra Fort.
— Eh bien, les modèles théoriques montrent que le niveau des mers va augmenter de six mètres.
— Six mètres !
— Il faudra plusieurs années avant qu’il atteigne ce seuil, mais c’est en route. D’ici à quelques semaines, cette rupture catastrophique va faire monter le niveau de deux à trois mètres. Ce qui subsiste de la couche se mettra à dériver dans quelques mois, ou quelques années, et ça ajoutera encore trois mètres.
— Mais comment cela peut-il gonfler autant l’océan ?
— Ça fait beaucoup de glace.
— Mais pas autant que ça !
— Mais si. La plus grande réserve d’eau du monde se trouve là, immédiatement en dessous. Heureusement pour nous, la couche glaciaire de l’Antarctique Est, elle, est solide et stable. Si elle glissait, le niveau des mers augmenterait de soixante mètres.
— Six mètres, ça fait déjà beaucoup, dit Fort.
Ils achevaient une nouvelle boucle et le pilote lança :
— Nous devrions rentrer.
Fort s’écarta du hublot.
— C’est fini pour toutes les plages du monde. Je pense que nous ferions bien de rassembler nos affaires.
Quand la seconde révolution martienne commença, Nadia se trouvait dans le canyon supérieur de Shalbatana Vallis, au nord de Marineris. On peut dire qu’en un certain sens ce fut elle qui la fit éclater.
Elle avait momentanément quitté Fossa Sud pour superviser le bâchage de Shalbatana, qui était semblable à ceux d’Hellas : une longue tente déployée sur une écologie tempérée, avec un ruisseau dans le fond du canyon. Dans ce cas précis, il était alimenté par le pompage de l’aquifère de Lewis, à cent soixante-dix kilomètres au sud. Shalbatana se composait d’une longue série de S, ce qui faisait que le plancher de la vallée était particulièrement pittoresque et la construction du toit plus compliquée.
Néanmoins, Nadia n’avait accordé qu’une partie de son attention à ce chantier. Elle se préoccupait surtout des événements en cascade qui se passaient sur Terre. Elle était chaque jour en liaison avec son groupe de Fossa Sud, avec Art et Nirgal à Burroughs, et elle était informée des récentes nouvelles. Elle s’intéressait plus particulièrement aux activités de la Cour mondiale, qui tentait de s’interposer en arbitre dans le conflit en pleine aggravation entre les métanats de Subarashii, le Groupe des Onze et Praxis, la Suisse l’Alliance Sino-Indienne. Cette tentative avait paru très menacée par les émeutes des fondamentalistes et les préparatifs des métanats pour se défendre. Et elle en avait conclu que les choses, sur Terre, allaient entamer une autre spirale vers le chaos.
Mais toutes ces crises devinrent insignifiantes quand Sax l’appela pour lui apprendre l’effondrement de la couche glaciaire de l’Antarctique Ouest. Elle avait reçu son message dans l’une des caravanes du chantier. Elle ne quittait pas le petit visage sur son écran.
— Qu’est-ce que tu entends par effondrement ?
— La couche s’est détachée du socle rocheux. Un volcan est entré en éruption. Et les courants océaniques brisent la banquise.
Il lui envoya une image vidéo, celle de Punta Arena, une ville portuaire du Chili, dont les docks et les rues avaient été submergés. Puis une autre de Port Elizabeth, en Azanie, où la situation était la même.
— Ça se propage à quelle vitesse ? demanda Nadia. Comme un raz de marée ?
— Non. Disons plutôt comme une marée très importante. Et qui ne se retirera pas.
— Ce qui laisse le temps pour une évacuation, mais pas assez pour construire quoi que ce soit. Tu as dit six mètres ?
— Mais pas avant quelques mois… personne n’en est certain. J’ai vu des estimations selon lesquelles un quart de la population devrait être touché.
— Je le crois. Oh, Sax…
Une débandade mondiale vers les terrains en altitude. Elle fixait l’écran et prenait peu à peu conscience de l’ampleur de la catastrophe.
Les villes côtières allaient être balayées sous six mètres d’eau ! Elle avait du mal à imaginer qu’il pût exister une masse glaciaire assez énorme pour augmenter le niveau des océans de la Terre ne serait-ce que d’un mètre – mais six ! C’était la preuve impressionnante, s’il en était besoin, que la Terre n’était pas si grande après tout. Ou alors que la banquise de l’Antarctique Ouest était énorme. Après tout, elle avait couvert un tiers d’un continent et, selon les rapports, elle était épaisse de trois kilomètres. Ce qui faisait beaucoup de glace. Sax lui parlait de la glace de l’Antarctique Est, qui apparemment n’était pas menacée. Elle secoua la tête pour s’évader de son bavardage et se focalisa sur les informations. Le Bangladesh devrait être totalement évacué, ce qui représentait trois cents millions d’habitants, sans parler des villes du littoral de l’Inde, comme Calcutta, Madras et Bombay. Puis ce serait le tour de Londres, Copenhague, Istanbul, Amsterdam, New York, Los Angeles, la Nouvelle-Orléans, Miami, Rio, Buenos Aires, Sydney, Melbourne, Singapour, Hong Kong, Manille, Djakarta, Tokyo… pour ne citer que les plus importantes. Des populations nombreuses vivaient sur les côtes, dans ce monde qui souffrait déjà du surpeuplement et d’une diminution dramatique de ses ressources. Toutes sortes de sources de ravitaillement essentielles allaient être noyées dans l’eau salée.
— Sax, dit Nadia, nous devrions les aider. Pas seulement…
— Nous ne pouvons pas faire grand-chose. Et nous pourrons le faire mieux si nous sommes libres. Ça vient en premier.
— Tu me le jures ?
— Oui, fit-il, l’air surpris. Je veux dire… je vais faire mon possible.
— C’est ce que je te demande. (Elle réfléchit brièvement.) Tout est prêt de ton côté ?
— Oui. Nous voulons d’abord frapper tous les satellites de surveillance et d’attaque avec des missiles.
— Et pour Kasei Vallis ?
— Je m’en charge.
— Quand veux-tu commencer ?
— Qu’est-ce que tu dirais de demain ?
— Demain !
— Il faut que je m’occupe très vite de Kasei. Les conditions sont favorables.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Essayons de lancer ça dès demain. Ça ne servirait à rien de perdre du temps.
— Mon Dieu ! Nous allons nous trouver derrière le Soleil ?
— Oui.
Cette position en opposition par rapport à la Terre n’était qu’une question symbolique depuis que les communications transitaient par un nombre important de satellites-relais, mais elle impliquait qu’il faudrait des mois aux navettes les plus rapides pour aller de la Terre à Mars.
Nadia inspira profondément et dit :
— Allons-y.
— J’espérais que tu dirais cela. Je vais appeler Burroughs et leur passer le message.
— On se retrouve à Underhill ?
C’était leur point de rendez-vous convenu en cas d’urgence. Sax se trouvait dans un refuge du cratère Da Vinci où un certain nombre de silos à missiles étaient groupés, et l’un et l’autre pourraient rallier Underhill en une journée.
— Oui, dit-il. À demain.
Et il disparut de l’écran.
Et c’est ainsi qu’elle déclencha la révolution.
Elle tomba sur un programme d’infos qui montrait une photo satellite de l’Antarctique et elle regarda dans une sorte d’hébétude. Des voix ténues bavardaient fiévreusement. L’une d’elles clamait que le désastre était un sabotage écologique perpétré par Praxis qui aurait foré la glace pour déclencher des bombes à hydrogène sur le socle rocheux de l’Antarctique.
— On se tait ! cria-t-elle, écœurée.
Elle ne retrouva cette assertion sur aucun autre programme, mais nul ne la réfutait – ça faisait partie du chaos, sans doute, et ça disparut sous la rafale d’autres informations à propos de l’inondation. Mais le métanatricide se poursuivait. Et ils en faisaient partie.
Toute vie se réduisit immédiatement à cela, ce qui rappelait crûment 61. Elle sentit son estomac se nouer, se rétrécir bien au-delà des limites habituelles de tension pour devenir un noyau de fer douloureux au centre de son être. Depuis quelque temps, elle prenait des médicaments contre l’ulcération, mais ils semblaient tristement inefficaces dans ce genre de crise. Allons, se dit-elle, du calme. C’est l’instant. Tu l’attendais, tu as tout fait pour. Tu as tout préparé pour ça. Et voici venir le chaos. Au cœur de chaque changement de phase, il existe une zone de chaos où les choses se recombinent en cascade. Mais il y avait des méthodes pour le déchiffrer, pour composer avec.
Elle traversa le petit habitat mobile, jeta un bref regard sur la beauté idyllique du fond du canyon, avec le ruisseau qui courait dans son lit de pierres roses, entre les jeunes arbustes, les haies de peupliers des marais des berges et des îlots. Il était possible, si les choses tournaient au drame, que personne n’habite jamais dans Shalbatana Vallis. Elle resterait alors une bulle vide jusqu’à ce que les tempêtes de boue crèvent la tente ou qu’un élément de l’écologie mésocosmique tourne mal. Dans ce cas…
Elle haussa les épaules et réveilla son équipe pour annoncer qu’ils partaient pour Underhill. Elle leur expliqua pourquoi et, comme ils faisaient tous partie de la Résistance d’une façon ou d’une autre, ils applaudirent.
On était juste après l’aube. Une belle journée de printemps s’annonçait, du genre où on pouvait circuler en combinaison à peine fermée, avec un masque facial. Seules les bottes isolantes rappelaient à Nadia les tenues massives des premières années. On était vendredi, Ls 101, 2 juillet, année martienne M-52, date terrienne (elle consulta son bloc de poignet)… 12 octobre 2127. Ce serait bientôt le centième anniversaire de leur arrivée, bien que personne ne parût désireux de fêter l’événement. Cent ans ! L’idée était bizarre.
Une autre révolution de Juillet, une autre révolution d’Octobre. Une décennie après le bicentenaire de la révolution bolchévique, si elle se souvenait bien. Autre pensée bizarre. Après tout, eux aussi avaient essayé. Comme tous les révolutionnaires, au long de l’histoire. Pour la plupart des paysans désespérés qui se battaient pour que vivent leurs enfants. Comme dans sa Russie. Ils avaient été tellement nombreux dans cet âge amer du vingtième siècle à tout risquer pour une vie meilleure, et pourtant ils avaient abouti au désastre. C’était effrayant – comme si l’histoire humaine n’était faite que d’assauts contre la misère qui échouaient tous l’un après l’autre.
Mais la Russe qui était en elle, la Sibérienne inscrite dans son cerebellum, décida qu’octobre était un bon auspice. Ou que cette date rappelait en tout cas ce qu’il ne fallait pas faire – de même que 61. Et dans son esprit sibérien, elle pouvait dédier ce moment à tous : aux héros de la catastrophe soviétique, à tous ses amis morts en 61, à Arkady, Alex, Sasha, Roald, Janet, Evgedia et Samantha, tous ceux dont le souvenir hantait ses rêves et ses insomnies, tournant comme des électrons autour du noyau de fer qui était en elle, l’avertissant de ne rien rater, de lancer les choses à temps, cette fois, pour que leurs vies et leurs morts aient un sens. L’un d’eux lui avait dit : « La prochaine fois que tu décideras une révolution, tu ferais bien d’essayer de t’y prendre autrement. »
L’heure était venue. Mais des unités de guérilla mars-unistes sous le commandement de Kasei étaient coupées de tout contact avec le quartier général de Burroughs. Et des milliers d’autres facteurs allaient peser dans la balance, et échappaient à son contrôle. Le chaos recombinant en cascade. Alors, à quel point ce serait différent ?…
Elle fit embarquer son équipe dans les patrouilleurs et ils s’engagèrent sur la petite piste qui conduisait à la gare, à quelques kilomètres au nord. Là, ils prirent un train de marchandises qui empruntait une piste mobile qui avait été installée pour le chantier de Shalbatana. Elle rejoignait plus loin la ligne principale Burroughs-Sheffield. Mais ces deux villes étaient des bastions des métanats, et Nadia redoutait qu’elles ne prennent des mesures pour renforcer la sécurité de la piste. En ce sens, Underhill avait une importance stratégique : en l’occupant, ils couperaient la liaison entre Burroughs et Sheffield. Mais, pour cette même raison, elle voulait fuir Underhill et tout le réseau des pistes. Elle voulait gagner les airs, comme en 61. Tous les réflexes qu’elle avait acquis durant les mois des événements refluaient en elle, comme si les soixante-six années qui s’étaient écoulées depuis ne comptaient pas. Et ces réflexes lui commandaient de se cacher.
Tandis qu’ils glissaient vers le sud-ouest à travers le désert, franchissant le col entre Ophir et Juventae Chasma, elle entra en liaison sur son bloc de poignet avec le quartier général de Sax, dans le cratère Da Vinci. Les techniciens de Sax essayaient d’imiter son style sec, mais il était clair qu’ils étaient aussi excités que les membres de sa jeune équipe de construction. Ils furent cinq en même temps à lui annoncer qu’ils avaient déclenché la mise à feu des missiles surface-espace que Sax avait dissimulés dans des silos clandestins au cours de la décennie. C’avait été comme autant de feux d’artifice et les missiles avaient descendu toutes les plates-formes armées en orbite dont ils connaissaient la position, de même que de nombreux satellites de communication.
— Nous avons atteint quatre-vingts pour cent des cibles avec la première vague ! – Nous avons placé nos propres satellites de communication sur orbite ! – Maintenant, nous frappons au coup par coup !…
Nadia les interrompit :
— Vos satellites fonctionnent ?
— Nous pensons qu’ils sont OK ! On n’en sera certains qu’après un test complet, et tout le monde s’active pour ça.
— On va en essayer un tout de suite. Prenez ça en priorité, voulez-vous ? Nous avons besoin d’un système redondant, très redondant.
Elle coupa la communication et tapa les codes de fréquence et d’encryptage que Sax lui avait donnés. Quelques secondes après, elle parlait à Zeyk, qui était à Odessa pour aider à la coordination des activités du Bassin d’Hellas. Jusque-là, lui dit-il, tout fonctionnait selon le plan prévu. Bien sûr, ils n’avaient commencé que depuis quelques heures, mais il semblait que ce que Michel et Maya avaient organisé était payant, car tous les membres des cellules d’Odessa s’étaient déversés dans les rues pour prévenir la population de ce qui se passait, déclenchant instantanément une manifestation et une grève spontanées. Ils s’apprêtaient à bloquer la gare. Ils occupaient déjà la corniche et la plupart des espaces publics, en une grève qui ne tarderait pas à devenir une occupation totale de la cité. Le personnel de l’Autorité transitoire avait battu en retraite vers la gare et la centrale, ainsi que Zeyk l’avait espéré.
— Quand une majorité sera à l’intérieur, nous allons passer les IA de la centrale en override[81] et elle deviendra leur prison. Nous contrôlons les systèmes vitaux de la ville, et ils ne peuvent pas faire grand-chose, si ce n’est se faire sauter, ce dont nous doutons. Il y a pas mal de Syriens niazi, dans les gens de l’ATONU, et je reste en contact avec Rashid : nous essayons de neutraliser la centrale de l’extérieur et on aimerait être sûrs que personne n’a décidé de jouer les martyrs.
— Je ne pense pas que les métanats aient trop de martyrs.
— Je l’espère, mais on ne peut jamais savoir. En tout cas, jusque-là, ça se passe bien. Et ailleurs, dans Hellas, les choses ont été encore plus faciles – les forces de sécurité étaient réduites au minimum et la population compte pas mal d’indigènes et d’immigrants radicalisés. Ils se sont contentés de cerner les gens de la sécurité en les provoquant. Ça devrait se terminer par un statu quo ou par le désarmement des forces de sécurité. Harmakhis et Dao-Reull se sont proclamés canyons libres et ils sont ouverts à tous les réfugiés.
— Bien !
Zeyk perçut un accent de surprise dans sa voix et la mit en garde :
— Je ne crois pas que ça sera aussi facile pour Burroughs et Sheffield. Et puis, il va falloir que nous neutralisions l’ascenseur, pour qu’ils ne puissent pas tirer depuis Clarke.
— Clarke est quand même coincée au-dessus de Tharsis.
— C’est vrai. Mais il est certain qu’il vaudrait mieux nous en emparer pour éviter que l’ascenseur ne nous retombe encore dessus.
— Je sais. J’ai entendu dire que les Rouges travaillaient avec Sax sur un plan à ce sujet.
— Allah nous préserve ! Je dois te quitter, Nadia. Dis à Sax que les programmes pour la centrale ont parfaitement fonctionné. Écoute, je pense qu’on devrait te rejoindre dans le Nord. Si nous pouvons nous assurer très vite d’Hellas et d’Elysium, ça renforcera nos chances pour Burroughs et Sheffield.
Tout se passait donc comme prévu sur Hellas. Plus important encore, ils restaient en communication. Un point essentiel : de toutes les images cauchemardesques de 61, des scènes marquées dans sa mémoire par des éclairs de peur et de souffrance, aucune n’était plus insupportable que ces instants de détresse absolue qui avaient suivi la rupture de toutes leurs communications. Après, plus rien n’avait eu d’importance. Ils étaient devenus des insectes amputés de leurs antennes qui titubaient en rond. Pour cette raison, durant ces dernières années, Nadia avait insisté auprès de Sax pour qu’il prévoie un plan de renforcement de leurs systèmes de communication. Il l’avait conçu, construit, et placé sur orbite : toute une flotte de satellites très petits, furtifs et renforcés au maximum. Et qui semblaient fonctionner comme prévu. Et le noyau de fer qui était en elle, même s’il ne s’était pas résorbé, ne pesait plus aussi durement sur ses côtes. Du calme, se dit-elle. C’est le moment, c’est l’instant. Concentre-toi dessus.
Leur piste mobile rejoignit la grande ligne équatoriale, qui avait été déplacée l’année d’avant pour éviter la glace de Chryse, et ils furent aiguillés vers l’ouest sur une piste prévue pour les trains locaux. Le train ne comportait que trois voitures. Nadia et son équipe étaient tous rassemblés dans la première, afin de suivre les infos sur l’écran. Il s’agissait d’un bulletin officiel de Mangalavid, transmis depuis Fossa Sud, confus et inconsistant, mêlant les flashes météo avec de brefs comptes rendus des grèves dans plusieurs villes. Nadia était en contact permanent avec Da Vinci ou le refuge de Mars Libre à Burroughs et elle observait tour à tour l’écran et son bloc de poignet. Les informations lui parvenaient en rafales, comme de la musique polyphonique. Elle s’était aperçue qu’elle pouvait suivre les deux sources sans problème. Elle était avide d’en savoir plus. Praxis leur envoyait des rapports continus sur la situation terrienne, qui était confuse mais pas aussi incohérente et opaque qu’en 61 : d’abord justement parce que Praxis les tenait informés, et aussi parce que l’activité essentielle, sur Terre, était pour l’heure l’évacuation des populations côtières. Les inondations étaient comme de grandes marées, ainsi que Sax l’avait dit. Le métanatricide se déchaînait encore sous forme de coups chirurgicaux, de décapitation, de raids de commandos et de contre-raids dans divers immeubles ou quartiers généraux, combinés avec des actions légales et des séries de plaintes et d’appels introduits devant la Cour mondiale. Ce que Nadia trouvait encourageant. Mais tous ces raids et manœuvres stratégiques étaient relégués à l’arrière-plan par les inondations planétaires. Même les attaques les plus terribles (vidéos d’édifices qui explosaient, d’accidents d’avions, de routes défoncées par des voitures piégées) étaient infiniment moins graves que l’escalade d’une guerre qui, avec l’utilisation d’armes biologiques, pouvait faire des millions de morts. Comme le prouvait malheureusement un rapport d’Indonésie : un groupe de libération radical, à l’est de Timor, sur le modèle du Sentier lumineux péruvien, avait infesté toute l’île de Java avec un germe non encore identifié. Des centaines de milliers de morts s’ajoutaient aux victimes de l’inondation. Sur un continent, cette peste pourrait devenir un désastre final, et nul n’était certain que ce ne serait pas le cas. Mais l’île était une exception atroce, car la guerre, si tel était le nom que l’on pouvait donner au chaos du métanatricide, allait vers un affrontement au sommet. Dans un style proche de celui qui avait été adopté pour Mars, à vrai dire. Ce qui était en un sens réconfortant ; mais si les métanats se rodaient à ce style, elles pourraient l’appliquer sur Mars – non pas dans le premier moment de surprise, mais plus tard, quand elles se seraient réorganisées. Dans le flot des rapports de Praxis Genève, il y avait un détail menaçant qui révélait que les métanats avaient peut-être déjà déclenché la riposte : une navette rapide, avec un contingent d’« experts en sécurité », avait quitté l’orbite de la Terre à destination de Mars trois mois auparavant et devait atteindre le système martien dans « quelques jours ». Cette nouvelle était répandue afin d’encourager les forces de sécurité confrontées aux émeutes et aux actes de terrorisme, si l’on en croyait le communiqué de presse de l’ONU.
Nadia fut arrachée à sa concentration par la soudaine apparition d’un immense train transplanétaire sur la piste voisine. Ils glissaient paisiblement sur le plateau bossué d’Ophir quand l’express de trente voitures passa près d’eux. Mais il ne ralentit pas, et il était impossible de savoir qui se trouvait derrière les fenêtres opacifiées. Il disparut très vite à l’horizon.
Les infos se poursuivaient sur un rythme frénétique. Les reporters étaient à l’évidence stupéfiés par les événements de la journée – des émeutes à Sheffield, des arrêts de travail dans Fossa Sud et Hephaestus – et leurs comptes rendus se suivaient si rapidement que Nadia finissait par douter de leur authenticité.
Quand ils atteignirent Underhill, ce sentiment d’irréalité ne la quitta pas pour autant : la vieille colonie endormie, à demi abandonnée, était maintenant grouillante d’activité, comme dans l’année M-1. Des sympathisants de la Résistance étaient accourus durant toute la journée des petites colonies de Ganges Catena, d’Hebes Chasma et de la muraille nord d’Ophir Chasma. Les Bogdanovistes locaux avaient apparemment organisé une marche sur la petite unité de l’ATONU cantonnée à la gare. Ce qui avait abouti à un blocage devant la gare, sous la tente qui recouvrait l’ancienne arcade et le quadrant original des caveaux, qui semblaient maintenant tellement exigus, tellement surannés.
Quand Nadia débarqua du train, elle se retrouva au milieu d’une discussion violente entre un homme muni d’un porte-voix, encadré par vingt gardes du corps, et la foule turbulente. Elle sauta sur le quai et se précipita entre les émeutiers et le chef de gare et ses hommes. Elle réquisitionna le porte-voix d’une jeune femme et lança dans le même instant :
— Monsieur le chef de gare ! Monsieur le chef de gare !
Elle répéta cette phrase en anglais et en russe plusieurs fois jusqu’à ce que chacun comprenne qui elle était. Son équipe s’était infiltrée dans la foule et, dès qu’elle vit qu’ils étaient tous en position, elle s’avança droit vers le groupe d’hommes et de femmes en gilets pare-balles. Le chef de gare était un ancien de Mars au visage buriné, marqué de cicatrices au front. Ses jeunes collègues arboraient l’insigne de l’Autorité transitoire et avaient l’air apeurés. Nadia lâcha le porte-voix.
— Je m’appelle Nadia Cherneshevsky. J’ai construit cette ville. Et maintenant, nous allons en prendre le contrôle. Vous travaillez pour qui ?
— L’Autorité transitoire des Nations unies, dit l’homme d’un ton ferme en la dévisageant comme si elle venait de surgir de la tombe.
— Mais vous dépendez de quelle unité ? De quelle métanationale ?
— Nous sommes une unité de Mahjari.
— Mahjari travaille avec la Chine, maintenant, la Chine travaille avec Praxis, et Praxis travaille avec nous. Nous sommes du même bord, mais vous ne le savez pas encore. Et quoi que vous en pensiez, nous sommes supérieurs en nombre. (Elle cria à l’adresse de la foule.) Que tout le monde lève la main !
Ils obéirent tous. Et ceux de son équipe braquaient leurs paralyseurs, leurs fusils-soudeurs et leurs pistolets à clous.
— Nous ne voulons pas d’effusion de sang, déclara Nadia au groupe de plus en plus compact. Nous ne voulons même pas vous faire prisonniers. Il y a un train à quai. Vous pouvez le prendre et rejoindre Sheffield et le reste de votre équipe. Là-bas, vous en apprendrez plus sur le nouvel état des choses. C’est ça, ou bien nous faisons sauter la gare. De toute façon, nous avons le contrôle de la situation, et il serait stupide que quiconque soit tué alors que cette révolte est d’ores et déjà un état de fait. Prenez ce train. Je vous conseille vraiment de retourner à Sheffield et, si vous le voulez, d’emprunter l’ascenseur. Mais si vous souhaitez travailler pour une Mars libre, vous pouvez vous joindre à nous dès maintenant.
Elle affronta sereinement le regard de l’homme, plus apaisée que jamais. L’action était un tel soulagement. Le chef de gare pencha la tête pour échanger quelques phrases avec les membres de son équipe pendant cinq minutes. Quand il regarda de nouveau Nadia, ce fut pour dire :
— Nous allons prendre le train.
Et c’est ainsi qu’Underhill fut la première ville libérée.
Cette nuit-là, Nadia se rendit jusqu’au parking des caravanes, situé près de la paroi de la nouvelle tente. Les deux caravanes qui n’avaient pas été transformées en labos avaient conservé l’ancien équipement et, après en avoir fait le tour et déambulé dans les caveaux et le quartier de l’Alchimiste, elle retourna finalement dans celle où elle avait vécu au tout début et se laissa tomber sur un matelas avec une sensation de fatigue pesante.
C’était tellement étrange de se retrouver ainsi étendue au milieu de tous ces fantômes, à essayer de retrouver ce temps lointain. Trop étrange : malgré sa fatigue, elle ne trouva pas le sommeil et, à l’approche de l’aube, elle eut une vision brumeuse. Elle s’inquiétait de l’ouverture des caissons largués par les fusées de transport. Elle devait aussi programmer les robots de construction et appeler Arkady sur Phobos. Elle bascula même dans le sommeil à un instant, un sommeil pénible, jusqu’à ce qu’un picotement dans son doigt fantôme la réveille.
Elle se redressa avec un gémissement. Il était difficile d’imaginer qu’elle se réveillait dans un monde en turbulence, avec des millions de gens qui attendaient ce que la journée allait leur apporter. Elle promena le regard sur cette pièce confinée où elle avait vécu et il lui sembla soudain que les murs bougeaient – qu’ils puisaient doucement. C’était une sorte de vision double, comme si elle voyait à travers une visionneuse stéréo sous la clarté basse du matin. Les quatre dimensions lui apparaissaient en même temps dans une lumière hallucinatoire et vibrante.
Ils prirent leur petit déjeuner dans les caveaux, dans la grande salle ou Ann et Sax s’étaient jadis querellés à propos des avantages du terraforming. Sax avait remporté la bataille, mais Ann était toujours en train de combattre sur cette planète, comme si les choses n’avaient pas été décidées depuis longtemps.
Nadia se concentra sur le présent, sur son écran d’IA et le flot des informations de ce samedi matin. Le haut de l’écran était occupé par Maya qui émettait depuis son refuge de Burroughs, et le bas par les rapports de Praxis en provenance de la Terre. Maya jouait les héroïnes comme toujours, vibrante d’appréhension, impérieuse, distribuant ses ordres à tous pour qu’ils se conforment à sa vision des choses, hagarde mais néanmoins fébrile, tournant à son rythme intérieur. Nadia l’écouta décrire les événements récents tout en mâchant méthodiquement, à peine consciente du goût délicieux du pain d’Underhill. À Burroughs, c’était déjà l’après-midi et la journée avait été particulièrement active. Toutes les cités de Mars étaient agitées. Sur Terre, l’ensemble des zones côtières était inondé et les déplacements en masse provoquaient le chaos à l’intérieur des terres. La nouvelle ONU avait condamné les émeutiers de Mars en les qualifiant d’opportunistes sans cœur qui tiraient avantage de ces catastrophes sans précédent pour imposer leur cause égoïste.
— C’est vrai, dans le fond, remarqua Nadia à l’adresse de Sax.
Il venait d’arriver du cratère Da Vinci.
— Je suis sûre qu’ils vont retenir ça contre nous.
— Pas si nous les aidons à s’en sortir.
— Hum…
Elle lui proposa du pain en le dévisageant avec insistance. En dépit de la transformation de ses traits, il ressemblait de plus en plus au Sax qu’elle avait connu, au fil des jours. Impassible, il clignait des yeux en observant la salle en brique. Il semblait que la révolution était le dernier de ses soucis.
— Tu es prêt à t’envoler vers Elysium ? demanda-t-elle.
— C’était ce que je m’apprêtais à te demander.
— Bien. Donne-moi le temps de récupérer mon sac.
Pendant qu’elle jetait ses vêtements et son IA dans son vieux sac à dos noir, son poignet bippa et elle découvrit Kasei, ses longs cheveux gris hirsutes autour de son visage ridé qui était un étrange mélange de John et Hiroko – la bouche de John, étirée pour l’instant en un large sourire, et les yeux asiatiques d’Hiroko, à demi clos de bonheur.
— Hello, Kasei, dit-elle, incapable de dissimuler sa surprise. Je ne crois pas t’avoir jamais vu sur mon bloc de poignet.
— Les circonstances sont exceptionnelles, dit-il sans se démonter.
Elle l’avait toujours considéré comme un homme austère, mais l’éclatement de la révolution avait sur lui un effet tonique, à l’évidence. À son regard, elle comprit soudain qu’il avait attendu ça toute sa vie.
— Écoute, Coyote, moi et un groupe de Rouges, on est ici, dans Chasma Borealis, et nous avons pris le contrôle du barrage et du réacteur. Tous ceux qui travaillent sur place se sont montrés coopératifs.
— Encourageants ! cria quelqu’un qui se trouvait près de lui.
— Oui, on a trouvé pas mal de soutien sur place, si l’on excepte une centaine de types de la sécurité qui se sont bouclés dans le réacteur. Ils menacent de déclencher une réaction en chaîne si on ne les laisse pas partir pour Burroughs.
— Et alors ? fit Nadia.
— Alors ? répéta Kasei en riant. Coyote nous a dit de te demander ce qu’il fallait faire.
Elle se raidit.
— Je ne peux pas le croire !
— Mais ici, personne n’y croit non plus ! Mais c’est ce qu’a dit Coyote, et on aime bien faire plaisir à ce vieux salopard quand on le peut.
— Bien. Alors, laissez-les partir pour Burroughs. Il n’y a vraiment pas de problème. Cent flics de plus à Burroughs, ça ne compte pas, et moins nous aurons de réactions en chaîne mieux ça vaudra. On patauge encore dans les radiations de la dernière fois.
Sax entra dans la pièce alors que Kasei réfléchissait à ce qu’elle venait de dire.
— OK ! fit Kasei. Si tu le dis ! On se reparlera plus tard. Il faut que j’y aille, ka !
Nadia resta le regard fixé sur son écran de poignet en fronçant les sourcils.
— C’était quoi ? demanda Sax.
— Je me le demande, dit-elle.
Elle lui raconta sa conversation tout en essayant vainement de joindre Coyote.
— Eh bien, te voilà coordinatrice, commenta Sax.
— Et merde. (Elle jeta son sac sur son épaule.) On y va.
Ils décollèrent dans un des nouveaux 51B, très petit et très rapide. Ils prirent un vaste itinéraire circulaire en direction du nord-ouest par-dessus la mer de glace de Vastitas en évitant les places fortes des métanats d’Ascraeus et du Belvédère d’Echus. Peu après, ils aperçurent la glace de Chryse, au nord. Les icebergs fracassés étaient tachetés de rose et d’améthyste par les algues des neiges et les mares de fonte. Bien sûr, la vieille route à transpondeurs de Chasma Borealis avait depuis longtemps disparu. L’ancien système de distribution de l’eau vers le sud avait été oublié et n’était plus qu’une note technique en bas de page pour les livres d’histoire. En contemplant le chaos de glace, Nadia se souvint soudain de ce qu’avait été le paysage lors de son premier voyage, les collines et les cuvettes qui se succédaient sans fin, les grandes dunes barkhanes noires, l’incroyable terrain laminé des derniers sables avant la calotte polaire… Tout avait disparu, désormais, submergé par la glace. La calotte polaire elle-même était devenue un agglomérat informe de grandes zones de fonte et de courant de glace, de rivières figées, de lacs givrés. Tout y était boueux, visqueux, tout se déversait en se fragmentant vers le bas du grand plateau sur lequel reposait la calotte, et coulait vers la mer du nord qui entourait le monde.
Durant l’essentiel de leur vol, il ne fut pas question de se poser. Nadia surveillait nerveusement les instruments de bord, consciente de toutes les choses qui pouvaient se montrer défaillantes dans une machine nouvelle en pleine période de crise, quand il n’était plus question de maintenance et que l’erreur humaine était à son sommet.
Puis, des volutes de fumée noire et blanche apparurent sur l’horizon du sud-ouest, dérivant vers l’est sous l’effet des vents d’altitude.
— C’est quoi, ça ? s’inquiéta-t-elle en se portant vers le flanc gauche de l’avion.
— Kasei Vallis, jeta Sax depuis le siège de pilotage.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ça brûle.
Nadia le fixa.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— La végétation est dense dans la vallée. Et aussi au pied du Grand Escarpement. Il y a surtout des résineux et des arbustes. Et aussi des arbres à graines pyrophiles. Tu sais, ces espèces qui ont besoin du feu pour se propager. La manzanita épineuse, l’épine noire, le séquoia géant et quelques autres.
— Comment le sais-tu ?
— C’est moi qui les ai plantés.
— Et maintenant tu y as mis le feu ?
Il acquiesça en observant la fumée.
— Mais Sax, est-ce que le pourcentage d’oxygène dans l’atmosphère n’est pas très important ?
— Quarante pour cent.
Elle le contempla plus longuement, soudain soupçonneuse.
— C’est toi qui as monté ça, hein ? Seigneur ! Sax… tu aurais pu incendier toute cette planète !
Elle se tourna de nouveau vers la colonne de fumée. Dans le sillon de Kasei Vallis, elle discerna une ligne de flammes, la lisière de l’incendie qui était plus blanche que jaune, comme du magnésium en ignition.
— Mais rien ne pourra repousser cela ! Tu as vraiment mis le feu au monde !
— La glace. Sous le vent, il n’existe que la glace de Chryse. L’incendie ne devrait se propager que sur quelques milliers de kilomètres carrés.
Nadia le dévisagea, effrayée, stupéfaite. Sax observait toujours le feu, mais il se concentrait quand même sur les instruments avec une expression curieuse : dure et reptilienne – totalement inhumaine.
Les bastions de la sécurité apparurent à l’horizon, dans la courbe de Kasei Vallis. Les tentes flambaient comme des torches, les cratères de la berge intérieure étaient autant de brasiers qui crachaient des flammèches dans les airs. Un vent très fort soufflait d’Echus Chasma et s’engouffrait dans Kasei Vallis, avivant les feux. Une tornade incendiaire. Que Sax fixait sans ciller, le maxillaire tendu.
— Mets cap au nord, lui ordonna Nadia. Il faut nous en écarter.
Il inclina l’avion et elle secoua la tête. Des milliers d’hectares brûlaient sous ses yeux. Toute une végétation qu’ils avaient introduite avec beaucoup de peine, brûlée. Les taux d’oxygène en augmentation… Elle regarda la créature étrange assise à ses côtés avec méfiance.
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Je ne voulais pas que tu arrêtes l’opération.
C’était aussi simple que ça.
— J’ai donc autant de pouvoir ?
— Oui.
— Ce qui signifie qu’on me tient dans l’ignorance de ce qui se passe ?…
— Uniquement pour ce plan, l’assura-t-il.
Il serrait et desserrait les mâchoires selon un rythme qui lui rappelait soudain Frank Chalmers.
— Tous les prisonniers ont été déportés dans les astéroïdes. Cet endroit était réservé à l’entraînement de leur police secrète. Ceux qui ne se rendent jamais. Les tortionnaires. (Il fixa sur elle son regard de lézard.) Nous nous en sortirons mieux sans eux.
Et il se concentra entièrement sur le pilotage.
Nadia avait encore les yeux rivés sur la ligne blanche de la tempête de feu quand la radio de bord bippa son code. Cette fois, c’était Art. L’inquiétude le faisait loucher.
— J’ai besoin de votre aide. Les gens d’Ann ont repris Sabishii et des tas de Sabishiiens sont sortis du labyrinthe pour réinvestir la ville. Mais les Rouges qui dirigent tout leur ont dit de disparaître.
— Quoi ?
— Je sais, oui, et je ne pense pas qu’Ann soit au courant, mais elle ne répond pas à mes appels. À côté de certains Rouges, elle pourrait passer pour une Boonéenne. Mais j’ai réussi à contacter Ivana et Raul. Ils vont arrêter les Rouges de Sabishii jusqu’à ce que vous appeliez. C’est ce que j’ai pu faire de mieux.
— Pourquoi moi ?
— Je crois qu’Ann a dit qu’il fallait vous écouter.
— Et merde !
— Écoutez, qui d’autre que vous peut le faire ? Maya s’est fait trop d’ennemis à essayer de calmer le jeu ces dernières années.
— Je croyais qu’on nous avait envoyé un grand diplomate.
— Je le suis ! Mais tout ce que j’ai pu faire, c’est d’arriver à ce qu’ils se fient tous à votre jugement. Je ne pouvais pas faire mieux. Désolé, Nadia. Je vous aiderai par tous les moyens.
— Vous avez intérêt, si c’est grâce à vous que j’en suis là !
Il sourit soudain.
— Ça n’est pas ma faute si tout le monde vous fait confiance.
Elle coupa rageusement et essaya de contacter les Rouges sur diverses fréquences. En captant leurs messages au hasard, elle prit conscience qu’il s’agissait de jeunes Rouges radicaux dont Ann condamnerait certainement les initiatives – elle l’espérait du moins. Des Rouges qui, alors que la révolution était encore en jeu, faisaient sauter des plates-formes dans Vastitas, déchiraient les tentes, coupaient les pistes ferroviaires, menaçant de rompre la coopération avec les autres rebelles si l’on ne se ralliait pas à leur offensive de sabotages et si toutes leurs exigences n’étaient pas acceptées, etc.
Finalement, Ann répondit. Elle avait l’air d’une Furie déchaînée, impitoyable et un peu folle.
— Écoute, dit Nadia sans préambule, une Mars indépendante est la meilleure chance que tu auras d’obtenir ce que tu veux. Si tu prends la révolution en otage pour tes buts personnels, les gens s’en souviendront, je te préviens ! Tu ne pourras pas te battre pour ce que tu veux aussi longtemps que nous ne contrôlerons pas la situation. Jusque-là, en ce qui me concerne, ça n’est que du chantage. Un coup de poignard dans le dos. Il faut que ces Rouges de Sabishii restituent la ville à ses habitants.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je peux leur dicter ce qu’ils doivent faire ? jeta Ann d’un ton furieux.
— Qui d’autre que toi ?
— Et qu’est-ce qui te fait penser que je suis en désaccord avec ce qu’ils font ?
— L’impression que j’ai que tu es une femme sensée !
— Je n’ai pas la prétention de donner des ordres.
— Alors, raisonne ces gens ! Dis-leur que des révolutions plus massives que la nôtre ont échoué à cause de ce genre de stupidité. Dis-leur de se réfréner.
Ann coupa la communication sans répondre.
— Merde ! fit Nadia, une fois encore.
Son IA continuait de déverser des flots d’infos. La force expéditionnaire de l’ATONU remontait des highlands du Sud et semblait se diriger sur Hellas ou Sabishii. Sheffield était encore sous le contrôle de Subarashii. Burroughs était une ville ouverte, apparemment sous le contrôle des forces de sécurité, mais des réfugiés affluaient, venus de Syrtis et d’ailleurs, et la grève générale s’était installée. Les vidéos montraient des boulevards et des parcs occupés par la population, des manifestations contre l’Autorité transitoire, ou des foules de spectateurs inactifs.
— Il va falloir faire quelque chose pour Burroughs, déclara Sax.
— Je sais.
Ils volaient à nouveau vers le sud et franchirent la butte d’Hecates Tholus, à l’extrémité nord du massif d’Elysium, en direction du port spatial de Fossa Sud. Leur voyage avait duré douze heures, mais ils avaient volé cap à l’ouest dans neuf fuseaux horaires et franchi la ligne de datation à cent quatre-vingts degrés de longitude. Ils se retrouvèrent au milieu de la journée de dimanche dans un bus qui les emporta jusqu’au sas du toit en suivant la bordure de Fossa Sud.
Fossa Sud et les autres cités d’Elysium, Hephaestus et Elysium Fossa, avaient toutes adhéré au mouvement Mars Libre, et massivement. Elles constituaient désormais une sorte d’entité géographique. L’un des bras glaciaires sud de Vastitas courait à présent entre le massif d’Elysium et le Grand Escarpement. Même s’il était d’ores et déjà coupé par les pontons de quelques pistes ferroviaires, Elysium ne tarderait plus à être une île-continent. La population des trois villes s’était répandue dans les rues et occupait maintenant les bâtiments officiels et les centrales. Privée du soutien éventuel de représailles orbitales, la police de l’Autorité transitoire s’était fondue dans la foule ou avait pris le train à destination de Burroughs. Elysium, désormais, appartenait incontestablement à Mars Libre.
Dans les bureaux de Mangalavid, Nadia et Sax découvrirent qu’un important groupe de rebelles s’était emparé de la station et s’activaient à présent à diffuser vingt-quatre heures et demie par jour des bulletins sur les quatre canaux, tous sympathisants de la révolution, avec de longues interviews venues des villes et des centres libérés. Le laps de temps martien allait être dévolu à un montage de tous les événements de la veille.
Certains centres miniers des crevasses radiales d’Elysium et de Phlegra Montes étaient dirigés totalement par les métanats, et avant tout par Amexx et Subarashii. Les cadres étaient surtout des immigrants récents. Ils s’étaient pour la plupart enterrés dans leurs trous, et ils gardaient le silence ou menaçaient ceux qui tentaient de les déranger. Certains clamaient leur intention de reprendre la planète ou de tenir jusqu’à l’arrivée de renforts venus de la Terre.
— Ignorez-les, conseilla Nadia. Évitez-les et ignorez-les. Brouillez leurs communications si vous le pouvez et fichez-leur la paix.
Mais les rapports venus d’autres régions étaient plus encourageants. Senzeni Na était aux mains de gens qui se réclamaient des Boonéens, même s’ils n’étaient pas associés à Jackie – des issei, des nisei, des sansei et des yonsei qui avaient instantanément rebaptisé leur mohole John Boone et déclaré Thaumasia « site neutre pacifique de Dorsa Brevia ». Korolyov, qui n’était plus qu’une petite bourgade minière, s’était révoltée avec presque autant de violence qu’en 61, et ses citoyens, qui étaient en majorité des descendants de l’ancienne colonie pénitentiaire, avaient donné à leur ville le nom de Sergei Pavlovich Korolyov et déclaré qu’elle était désormais une zone libre anarchiste. Les gigantesques édifices de la vieille prison allaient être convertis en un immense bazar avec un espace de vie communautaire ouvert à tous les réfugiés de la Terre. Nicosia elle aussi était une cité libre. Le Caire était sous le contrôle de la sécurité d’Amexx. Odessa, de même que les villes du bassin d’Hellas, résistait toujours pour garder son indépendance, quoique la piste d’Hellas ait été coupée en certains endroits. Les systèmes magnétiques avaient pris le relais pour faire fonctionner les pistes et les trains, et ces systèmes étaient faciles à faire sauter. Pour cette raison, de nombreux trains circulaient à vide ou étaient annulés. Les voyageurs préféraient les patrouilleurs ou les avions pour ne pas courir le risque de se retrouver coincés dans l’intérieur dans des véhicules qui n’avaient même pas de roues.
Nadia et Sax passèrent la fin de ce dimanche à observer l’évolution des événements et à émettre des suggestions, quand on les interrogeait, sur diverses situations problématiques. Nadia avait le sentiment que, dans l’ensemble, tout se passait bien. Mais le lundi, de mauvaises nouvelles leur parvinrent de Sabishii. Le corps expéditionnaire de l’ATONU était arrivé des highlands du Sud et avait repris la surface de la ville à l’issue d’une bataille acharnée durant la nuit avec les guérilleros rouges. Les Rouges et les Sabishiiens avaient battu en retraite dans le labyrinthe du terril du mohole et les refuges alentour. Il était évident qu’une lutte sanglante allait s’engager dans le labyrinthe. Art prédit que la force de sécurité serait incapable de pénétrer dans le labyrinthe et qu’elle serait contrainte d’abandonner Sabishii, de battre en retraite vers Burroughs pour se joindre aux renforts qui étaient déjà sur place. Mais il était impossible d’en être certain, et la malheureuse Sabishii souffrait gravement de l’attaque.
Au soir de ce lundi, Nadia sortit avec Sax pour essayer de manger quelque part. Les arbres adultes étaient denses sur le plancher du canyon, les séquoias géants se dressaient au-dessus des pins et des genévriers, et des pins d’Aspen et des chênes dans la partie inférieure. Tandis qu’ils traversaient le parc au bord de la rivière, les gens de Mangalavid présentèrent Nadia et Sax à divers groupes. Ils étaient tous des indigènes, aux visages inconnus, nombreux et ravis de les rencontrer. C’était étrange de voir tant de gens si visiblement heureux. Dans la vie normale, réalisa Nadia, on ne voyait jamais ça : des sourires partout, des inconnus qui se parlaient… Quand un ordre social disparaissait, les choses pouvaient prendre bien des tours. L’anarchie et le chaos étaient bien trop probables, mais la communion aussi était possible.
Ils dînèrent à la terrasse d’un restaurant avant de regagner les bureaux de Mangalavid. Nadia se réinstalla devant son écran et entreprit de dialoguer avec un maximum de comités d’organisation. Elle avait l’impression d’être Frank en 61, accroché frénétiquement aux téléphones. Mais aujourd’hui, ils étaient en communication avec toute la surface de Mars, et elle avait la certitude que même si elle ne contrôlait pas la situation, elle avait une très bonne estimation de ce qui se passait. Et ça valait de l’or. Le noyau de fer qui était dans son ventre commençait à s’attendrir, à se changer en bois.
Au bout de deux heures, elle finit par sombrer dans le sommeil entre deux appels. C’était le milieu de la nuit à Underhill et Shalbatana, et elle n’avait pas beaucoup dormi depuis que Sax l’avait appelée à propos de l’Antarctique. Ce qui signifiait quatre ou cinq jours sans sommeil – mais non, corrigea-t-elle, seulement trois. Pourtant, cela lui paraissait deux semaines.
Elle venait à peine de s’allonger sur un canapé quand elle entendit une explosion de voix. Tout le monde se mit à courir dans le couloir, puis sur les dalles de pierre de la plaza. Elle se précipita derrière Sax, qui la saisit par le bras pour l’empêcher de tomber.
Apparemment, la tente avait été percée. Des doigts se tendaient de toutes parts, mais Nadia ne put rien repérer.
— C’est encore ici que nous serons le plus en sûreté, déclara Sax avec un petit sourire satisfait. La pression sous le toit n’est supérieure que de 150 millibars à peu près à celle de l’extérieur.
— Alors les toits n’éclatent pas comme des ballons percés, dit-elle en se souvenant avec un frisson des cratères sous dôme détruits en 61.
— Même si une partie de l’atmosphère extérieure entre, ça n’est jamais que de l’oxygène et de l’azote. Il y a encore trop de CO2, mais pas suffisamment pour que nous soyons empoisonnés instantanément.
— Mais si le trou était plus important…
— Exact.
Nadia revint sur ses pas en bâillant. Elle se rassit devant son écran et reprit le cours des informations de Mangalavid en zappant très vite. La plupart des cités importantes étaient ouvertement indépendantes ou faisaient l’objet d’engagements bloqués, la sécurité ayant le contrôle des centrales alors que la population était dans les rues, attendant la suite des événements. Un grand nombre de villes et de camps détenus par les compagnies soutenaient encore leurs métanats, mais dans le cas de Bradbury Point et de Huo Hsing Vallis, deux villes voisines du Grand Escarpement, les métanats mères, Amexx et Mahjari, avaient été en conflit sur Terre. L’effet que cela aurait sur ces villes du Nord n’était pas encore évident, mais Nadia était certaine que ça ne les aiderait pas à sortir de la situation présente.
Subarashii et Amexx détenaient encore plusieurs villes importantes qui servaient d’aimants pour les unités de sécurité isolées des métanats et de l’ATONU. Burroughs était à l’évidence la plus essentielle, mais c’était vrai également du Caire, Lasswitz, Sudbury et Sheffield. Dans le Sud, les refuges qui n’avaient pas été abandonnés ou détruits par le corps expéditionnaire sortaient de la clandestinité : Vishniac Bogdanov avait déployé une tente au-dessus de l’ancien complexe de parking des véhicules robots à proximité de son mohole. Donc, sans aucun doute, le Sud retrouverait son statut de bastion de la Résistance, quoi qu’il advienne. Nadia ne pensait pas que cela en valait la peine. Et la calotte polaire nord était dans un tel désarroi environnemental qu’il était presque sans importance de savoir qui en avait pris possession – pour la plus grande part, la glace se déversait dans Vastitas, mais le plateau était couvert de neige nouvelle à chaque hiver. C’était la région la plus inhospitalière de Mars et il n’y existait quasiment aucune colonie permanente.
La zone disputée se situait essentiellement entre les latitudes tempérées et équatoriales, cette ceinture qui allait du littoral de la mer de glace de Vastitas au nord jusqu’aux deux grands bassins au sud. Et l’espace orbital, bien entendu, mais l’attaque de Sax sur les objets des métanats en orbite avait apparemment été un succès, et l’effacement de Deimos semblait maintenant un coup heureux. Pourtant, l’ascenseur restait aux mains des métanats. Et des renforts allaient sous peu arriver de la Terre. Or l’équipe de Sax, dans Da Vinci, avait apparemment épuisé toutes ses armes dans l’attaque initiale.
Quant à la soletta et au miroir annulaire, ils étaient si grands et fragiles qu’ils étaient impossibles à défendre. N’importe qui pouvait les détruire, mais Nadia ne voyait aucune raison à cela. Si ça venait à se produire, elle soupçonnerait aussitôt les Rouges. Et s’ils réussissaient – eh bien, tout le monde pourrait se passer aisément de ce supplément de lumière, comme avant. Il fallait qu’elle demande à Sax ce qu’il en pensait. Et qu’elle en discute avec Ann, pour connaître sa position. Ou bien il était préférable qu’elle ne lui mette pas trop d’idées dans la tête. Mieux valait qu’elle voie comment les choses se déroulaient. Quoi d’autre encore ?…
Elle s’endormit la tête sur l’écran. Elle se réveilla sur le canapé, affamée. Sax lui avait succédé devant l’écran.
— Ça tourne mal à Sabishii, lui dit-il quand il la vit se lever.
Elle alla jusqu’à la salle de bains. Quand elle revint, elle regarda par-dessus son épaule tandis qu’il lui parlait :
— La sécurité n’a pas réussi à s’occuper du labyrinthe. Alors, ils sont tous partis pour Burroughs. Mais regarde…
Il avait affiché deux images sur l’écran – en haut, Sabishii en flammes, comme Kasei Vallis, et en bas, des soldats déferlant dans la gare à Burroughs, avec des armures légères et des armes automatiques, brandissant le poing. Apparemment, Burroughs était envahie de groupes de sécurité, qui avaient établi leurs quartiers résidentiels dans Branch Mesa et Double Decker Butte. Désormais, en plus des forces de sécurité de l’ATONU, il y avait donc également des troupes de Subarashii et de Mahjari. En fait, toutes les grandes métanats étaient représentées dans la ville, et Nadia en vint à s’interroger sur ce qui se passait entre elles sur Terre – si elles n’avaient pas conclu une sorte d’accord ou d’alliance ad hoc, en raison de la crise en cours. Elle appela Art à Burroughs pour lui demander son avis.
— Ces unités martiennes sont peut-être tellement coupées de leurs bases qu’elles ont conclu d’elles-mêmes une trêve, lui dit-il. Elles pourraient être autonomes.
— Mais si nous sommes encore en liaison avec Praxis…
— Oui, d’accord, mais nous les avons eus par surprise. Ils n’avaient pas conscience de la sympathie qui entourait la Résistance, et c’est pour cela qu’on a pris le dessus. On peut dire qu’en un sens la stratégie de profil bas de Maya a été payante. Non, ces unités pourraient très bien être autonomes maintenant. Si tel est le cas, nous devons considérer que Mars est déjà indépendante, et plongée dans une guerre civile pour le pouvoir. Ce que je veux dire, c’est que les gens de Burroughs peuvent nous appeler et nous dire : OK, Mars est un monde suffisamment grand pour supporter plus d’un type de gouvernement. Vous avez le vôtre, et nous avons Burroughs, et ne tentez pas de nous le prendre – et qu’est-ce que nous leur dirons ?
— Je ne pense pas que quiconque de la sécurité des métanats ait une telle ambition. Il n’y a que trois jours que tout leur est tombé dessus. (Elle désigna l’écran.) Regardez, c’est Derek Hastings, le chef de l’Autorité transitoire. Quand nous avons quitté Houston, il était responsable du Contrôle de mission. Il est dangereux – intelligent et particulièrement têtu. Il va résister jusqu’à l’arrivée des renforts.
— Alors que croyez-vous que nous devrions faire ?
— Je ne sais pas.
— On pourrait laisser Burroughs comme ça ?…
— Je ne crois pas. Nous avons intérêt à achever cette conquête avant de sortir de derrière le Soleil. S’il y a des troupes terriennes assiégées dans Burroughs qui résistent héroïquement, ils vont essayer de les sauver. Ils appelleront ça une mission de secours et ils envahiront toute la planète.
— Ça ne sera pas facile de prendre Burroughs avec cette garnison.
— Je sais.
Sax avait commencé à s’assoupir sur un autre canapé. Il ouvrit un œil.
— Les Rouges envisagent d’inonder la ville.
— Quoi ?
— Elle est en dessous du niveau de la glace de Vastitas. Et sous la glace, il y a de l’eau. Sans la digue…
— Oui ?…
— Ann et Coyote ont parlé de la faire sauter. S’ils y sont obligés.
— Non. Il y a deux cent mille personnes dans Burroughs pour quelques milliers d’hommes de la sécurité. Que feraient tous ces gens ? On ne peut pas en évacuer un aussi grand nombre. C’est fou. Et voilà 61 qui recommence. (Plus elle y pensait, plus sa colère grandissait.) Mais à quoi pensent-ils ?
— Ce n’est peut-être qu’une menace, dit Art, toujours rivé à l’écran.
— Les menaces ne servent à rien aussi longtemps que ceux que vous menacez ne croient pas que vous allez les mettre à exécution.
— Ils le croiront peut-être.
Elle secoua la tête.
— Hastings n’est pas aussi stupide. Bon Dieu, il pourrait très bien évacuer ses troupes par le spatioport et laisser toute la population se noyer ! Alors, nous serions considérés comme des monstres et la Terre nous déclarerait vraiment la guerre ! Non !
Elle partit en quête d’un petit déjeuner. En découvrant les pâtisseries dans la cuisine, elle s’aperçut que son appétit était tombé. Elle se contenta d’une tasse de café et regagna le bureau, les mains tremblantes.
En 2061, Arkady avait affronté la dissidence. Un groupe avait lancé un petit astéroïde en direction de la Terre, sur une orbite de collision. Au départ, ça n’avait été qu’une menace. Mais l’astéroïde avait été détruit dans la plus grande explosion jamais déclenchée par l’homme au cours de son histoire. Après cela, la guerre sur Mars était soudain devenue féroce et impitoyable comme jamais auparavant. Et Arkady avait été impuissant à l’endiguer.
Cela pouvait recommencer.
Elle se tourna vers Sax :
— Il faut que nous allions à Burroughs.
Toute révolution suspend les habitudes de même que la loi. Mais tout comme la nature a horreur du vide, les gens ont horreur de l’anarchie.
Les habitudes firent leurs premières incursions en terrain nouveau, comme des bactéries dans la roche, suivies de procédures, de protocoles, de tout un taillis de discours renaissant après la coupe, en route vers la forêt de haute futaie de la loi… Nadia s’apercevait que des gens (certaines gens) venaient la trouver pour résoudre des querelles, qu’ils se fiaient à son jugement. Elle ne contrôlait pas les choses, mais ça n’en était pas loin en ce qui les concernait. Elle était le « résolvant universel », comme disait Art, ou encore le général Nadia, ajoutait perfidement Maya sur son bloc de poignet. Nadia en frissonnait, comme l’espérait Maya. Elle préférait ce qu’elle avait entendu Sax déclarer à sa jeune équipe fervente de techniciens, tous façonnés par lui : « Nadia est l’arbitre désigné, et c’est à elle que vous devez parler. » Tel était le pouvoir des mots : arbitre plutôt que général. Chargée de négocier ce qu’Art appelait le « changement de phase ». Elle l’avait entendu employer ce terme lors d’une interview fleuve sur Mangalavid, avec cet air impassible qui faisait que l’on ne pouvait savoir s’il plaisantait ou non.
— Oh, je ne pense pas que nous assistions à une révolution, non. Mais à une démarche parfaitement naturelle. Nous parlerons donc plutôt d’une sorte d’évolution, de développement, ce qu’en physique on appelle un changement de phase.
Les commentaires qui avaient suivi avaient convaincu Nadia qu’Art ne savait pas vraiment en fait ce qu’était un changement de phase. Mais elle le savait, elle, et elle trouvait ce concept intriguant. La vaporisation de l’autorité terrienne, la condensation du pouvoir local, le dégel aboutissant finalement à… tout ce que vous vouliez. La fonte intervenait quand l’énergie thermique des particules était assez importante pour dominer les forces intra-cristallines qui les maintenaient en position. Donc, si l’on considérait l’ordre métanational comme une structure cristalline… Mais la différence était énorme si l’on comparait les forces interioniques et les forces intermoléculaires : le chlorure de sodium, interionique, fondait à 801°C, et le méthane, intermoléculaire, à –183°C. À quel type de force avaient-ils affaire ? Et quel était le degré de température ?
À ce point, l’analogie elle-même fondait. Mais il ne faisait aucun doute que les noms avaient un pouvoir sur l’esprit humain. Le changement de phase, la gestion intégrée du fléau, le chômage sélectif : elle préférait encore tous ces termes à la vieille notion mortelle de révolution. Elle était heureuse de les entendre sur Mangalavid comme dans les rues. Mais elle n’oubliait pas qu’il y avait cinq mille soldats lourdement armés à Burroughs et Sheffield, qui se considéraient encore comme des forces de police affrontant des émeutiers. Et la sémantique ne suffirait pas à résoudre le problème.
Pour l’essentiel, néanmoins, les choses évoluaient mieux qu’elle ne l’avait espéré. En un sens, c’était une question de démographie : apparemment, presque tous ceux qui étaient nés sur Mars étaient maintenant descendus dans la rue. Ils occupaient les administrations, les gares, les centres spatiaux – et aucun, si l’on en croyait les interviews de Mangalavid, ne tolérait du tout (avec une certaine absence de réalisme, se dit Nadia) l’idée que des pouvoirs installés sur une autre planète puissent les contrôler en quoi que ce fut. Ils représentaient à peu près la moitié de la population de Mars. Et un pourcentage important d’anciens étaient de leur côté, de même que beaucoup d’immigrants récents.
— Appelons-les des immigrants, lui avait conseillé Art. Ou des nouveaux. Des pionniers ou des colons, selon qu’ils sont ou non avec nous. C’est ce que Nirgal a fait, et je pense que cela aide les gens à réfléchir.
Sur Terre, la situation était moins nette. Les métanats de Subarashii étaient encore en conflit avec celles du Sud, mais cette fois dans le contexte de l’inondation géante qui était devenue un arrière-plan affreux. Et il était difficile de savoir ce que les Terriens en général pouvaient penser des événements de Mars.
Quelle que fut leur opinion, la navette rapide serait bientôt là, avec des renforts de sécurité. Et tous les groupes de Résistance s’étaient mobilisés pour converger sur Burroughs. Art fit tout son possible pour participer à cette manœuvre depuis Burroughs en localisant ceux qui avaient pris spontanément la décision de se mettre en marche (ce qui était à l’évidence le choix juste), pour les conforter et les remonter contre ceux qui s’opposaient à ce plan. Nadia se dit qu’il était après tout un diplomate subtil – discret, modeste, gros, sympathique, « antidiplomatique » –, la tête toujours baissée quand il conversait avec les autres, leur donnant l’impression que c’était eux qui menaient le débat. Il était vraiment inlassable. Et très habile. Très vite, des groupes de plus en plus nombreux vinrent les trouver, y compris des Rouges et des guérilleros mars-unistes qui persistaient dans une approche en termes d’assaut ou d’encerclement. Nadia sentait avec acuité qu’à la différence des Rouges et des Mars-Unistes qu’elle connaissait – tels Ivana, Gene, Raul et Kasei – qui restaient en relation avec elle et la considéraient comme une arbitre, les Rouges et les Mars-Unistes des unités plus radicales la jugeaient incompétente, et voyaient en elle une entrave à leur action. Ce qui la rendait furieuse, car elle avait la conviction que si Ann l’avait soutenue pleinement, les éléments les plus radicaux se seraient ralliés à elle. Elle s’en plaignit amèrement à Art après avoir pris connaissance d’un communiqué des Rouges qui redisposait la moitié ouest de la « convergence » sur Burroughs. Art entra en action et s’arrangea pour qu’Ann réponde à son appel avant de la passer à Nadia.
Elle retrouva son visage, celui d’une des Furies de la Révolution française, plus sévère et sombre que jamais. Leur dernière empoignade au sujet de Sabishii persistait comme une ombre entre elles. L’ATONU, en prenant Sabishii avant de l’incendier, avait réduit à néant leurs conclusions, mais Ann était à l’évidence en colère, ce que Nadia jugeait irritant.
Elles échangèrent des salutations aigres et leur discussion se changea très vite en dispute. Ann considérait la révolte comme une chance unique de ruiner toutes les entreprises de terraforming et d’effacer autant de villes et de populations que possible de la surface de Mars, par des attaques directes si nécessaire. Effrayée par cette vision apocalyptique, Nadia répondit avec fermeté, amertume, puis colère. Mais Ann était passée dans un monde qui n’appartenait qu’à elle.
— Je serais ravie si Burroughs était détruite, déclara-t-elle froidement.
Nadia grinça des dents.
— En détruisant Burroughs, on détruirait tout. Où les habitants iraient-ils ? Ça ferait de toi une meurtrière. Une massacreuse de populations. Simon en aurait honte.
Ann plissa le front.
— À ce que je vois, le pouvoir corrompt. Passe-moi Sax, veux-tu ? J’en ai assez de ton hystérie.
Nadia appuya sur la touche de bascule et s’éloigna. Ça n’était pas le pouvoir qui corrompait les gens, mais les fous qui corrompaient le pouvoir. Bon, d’accord, elle s’était peut-être mise en colère trop vite, et elle avait été trop dure. Mais cette part sombre qu’elle décelait en Ann l’effrayait. Elle pouvait faire n’importe quoi. Et la frayeur corrompait plus encore que le pouvoir. Si l’on combinait les deux…
Elle espérait avoir secoué Ann suffisamment fort pour faire reculer cette part sombre dans le recoin qu’elle ne devait pas quitter. Mais quand elle appela Michel à Burroughs pour lui en parler, il remarqua avec gentillesse que c’était faire de la mauvaise psychologie. Une stratégie due à la peur. Mais elle n’y pouvait rien : elle avait peur. La révolution signifiait fracasser une structure pour en créer une autre, mais il était plus facile de fracasser que de créer, et ces deux parties de l’acte n’étaient pas nécessairement vouées au même succès. En ce sens, construire une révolution était comme de dresser une arche. Jusqu’à ce que les colonnes soient debout et la clé de voûte en place, n’importe quelle rupture pouvait faire s’écrouler l’ensemble de l’ouvrage.
Cinq jours après l’appel de Sax à Nadia, ils furent à peu près une centaine à prendre l’air en direction de Burroughs, les pistes ferroviaires étant considérées comme trop vulnérables aux sabotages. Ils volèrent pendant la nuit jusqu’à une piste d’atterrissage taillée dans le rocher, à proximité d’un grand refuge bogdanoviste, dans la muraille du cratère Du Martheray, sur le Grand Escarpement, au sud-est de Burroughs. Ils s’y posèrent à l’aube. Le soleil se levait dans la brume comme une goutte de mercure, éclairant les collines blanches et échancrées au nord, et la plaine basse d’Isidis : une nouvelle mer de glace dont le cours vers le sud avait été interrompu uniquement par la digue qui s’incurvait en travers d’Isidis comme un barrage de terre trapu – ce qu’elle était en fait.
Pour avoir une vue meilleure, Nadia monta jusqu’en haut du refuge. La baie d’observation, camouflée en simple fissure horizontale juste sous la bordure, permettait de découvrir tout le paysage, depuis le Grand Escarpement jusqu’à la nouvelle digue et au front de glace. Longtemps, elle resta immobile face au paysage, dégustant à petites gorgées un café au kava. La mer de glace s’étendait au nord avec ses séracs et ses longs plissements de pression, ses plaques immenses et blanches de lacs de fonte gelés. Immédiatement en dessous, elle pouvait voir les premières collines basses du Grand Escarpement, ponctuées d’étendues épineuses de cactées d’Acheron, répandues sur la roche comme des récifs de corail. Des étages de mousse de la toundra vert foncé bordaient les ruisseaux givrés qui dévalaient l’Escarpement. À cette distance, ils ressemblaient à de longues diatomées agglomérées dans le roc rougeâtre.
Et là-bas, à mi-distance, divisant le désert et la glace, il y avait la nouvelle digue, comme une cicatrice brune, une ligne de suture entre deux réalités.
Nadia resta longtemps à l’observer avec ses jumelles. À son extrémité sud, c’était un tertre de régolite qui courait sur le tablier du cratère Wg pour se terminer juste au bord de Ng, qui se situait à environ cinq cents mètres au-dessus de la ligne de repère, bien au-dessus du niveau de la mer à venir. La digue allait vers le nord-ouest à partir de Wg et, depuis sa position élevée, Nadia en découvrait quarante kilomètres avant qu’elle ne disparaisse à l’horizon, immédiatement à l’ouest du cratère Xh. Xh était entouré de glace jusqu’à sa bordure, et l’intérieur central était comme un étrange évier rouge. Nadia constatait à présent que, partout, la glace pesait contre la digue. Côté désert, la digue devait atteindre deux cents mètres, mais il était difficile d’en juger avec précision, car une large tranchée avait été creusée sous la digue. De l’autre côté, la glace montait assez haut, à mi-hauteur de la digue.
À son sommet, la digue était large de trois cents mètres. Nadia eut un sifflement de respect en pensant à toutes les années qu’il avait fallu pour déplacer une pareille quantité de régolite. Avec une équipe colossale de robots de drague et d’excavatrices. Mais c’était du régolite excavé ! Même si cette digue était énorme à l’échelle humaine, elle ne pensait pas qu’elle pourrait contenir un océan de glace. Et encore la glace n’était-elle qu’une première menace – quand elle se liquéfierait, les courants et les vagues disloqueraient le régolite comme du sable. Et la glace fondait déjà : d’immenses mares avaient été repérées sous la surface blanche encore solide. Certaines, tout contre la digue, avaient sans doute déjà commencé leur travail d’infiltration.
— Est-ce qu’ils ne vont pas remplacer tout ce régolite par du béton ? demanda-t-elle à Sax qui venait de la rejoindre et inspectait la digue avec ses jumelles.
— Imagine, commença-t-il, et Nadia se prépara à entendre de mauvaises nouvelles, mais il continua : Imagine la digue avec un revêtement de diamant. Elle durerait très longtemps. Peut-être un million d’années.
— Hum, fit-elle.
C’était probablement vrai. Mais il y aurait peut-être des infiltrations depuis le bas. Et dans tous les cas, ils devraient entretenir en permanence le dispositif, sans aucune marge d’erreur, car Burroughs était à vingt kilomètres au sud et à cent cinquante mètres plus bas. Drôle d’endroit. Nadia braqua ses jumelles sur la ville, mais elle se trouvait juste sous l’horizon, à environ soixante-dix kilomètres au nord-ouest. Bien sûr, les digues pouvaient être efficaces. Celles de Hollande avaient duré des siècles et protégé des millions de gens et des centaines de kilomètres carrés… jusqu’à la dernière inondation – même à présent elles résistaient encore et se trouveraient en travers des courants venus d’Allemagne et de Belgique. Oui, les digues étaient efficaces, mais c’était tout de même un étrange destin.
Elle se tourna vers les rochers déchiquetés du Grand Escarpement. Ces fleurs qu’elle avait cru voir dans le lointain étaient en fait d’énormes cactus coralliens. Un ruisseau qui ressemblait à un escalier de nénuphars. La roche rouge des collines composait un paysage dépouillé, surréel, adorable… Un élancement de peur aiguë, paroxystique, la traversa. Le sentiment soudain que quelque chose allait mal tourner et qu’elle pouvait être soudainement tuée et ne jamais plus assister au spectacle de ce monde et de son évolution. Oui, cela pouvait arriver : un missile pouvait crever le ciel violet à tout instant – leur refuge était la cible idéale si quelque chef de batterie angoissé du spatioport de Burroughs venait à apprendre son existence et décidait de régler tout seul le problème. Ils seraient tous morts en quelques minutes.
Mais telle était la vie sur Mars. Toujours. La mort pouvait surgir de n’importe quel événement. Elle repoussa cette pensée et redescendit en compagnie de Sax.
Elle voulait aller à Burroughs, voir par elle-même comment se passaient les choses, être présente sur le théâtre des événements et juger seule. Elle voulait se promener dans la ville et observer ses habitants, les voir agir, les entendre parler. Tard dans la journée du jeudi, elle s’en ouvrit à Sax :
— Descendons y faire un tour.
Mais cela paraissait impossible.
— La sécurité a été renforcée à toutes les portes, dit Maya sur son bloc de poignet. Tous les trains sont passés au peigne fin dans chaque gare. Même chose pour le métro du spatioport. La ville est fermée et en fait nous sommes des otages.
— Nous pouvons toujours suivre ce qui se passe sur les écrans, appuya Sax. Ça ne fait pas de différence.
Nadia acquiesça sans conviction. Shikata ga nai. Mais cette situation ne lui plaisait pas. Il lui semblait qu’ils allaient très vite être mis en position d’échec, tout au moins localement. Et elle ressentait une curiosité intense pour les conditions d’existence dans Burroughs.
— Raconte-moi ce qui se passe, demanda-t-elle à Maya.
— Eh bien, ils contrôlent l’infrastructure. Les centrales énergétiques, les portes, etc. Mais ils ne sont pas assez nombreux pour forcer les gens à rester chez eux, ou à se rendre au travail. À vrai dire, ils ne semblent pas savoir ce qu’ils vont faire maintenant.
Nadia pouvait facilement le comprendre : elle aussi se sentait désemparée. De nouvelles forces de sécurité se déversaient heure après heure dans la ville, venues en train des villes sous tente dont elles s’étaient retirées. Ces nouveaux éléments se joignaient aux troupes qui étaient déjà sur place et occupaient les centrales et les bâtiments administratifs, quand ils ne patrouillaient pas dans les rues, lourdement armés, sans être inquiétés. Ils s’étaient installés dans les quartiers résidentiels de Branch Mesa, de Double Decker Butte et de Black Syrtis Mesa. Leurs chefs se réunissaient presque continuellement au quartier général de l’ATONU, sur la montagne de la Table. Mais ils ne donnaient aucune consigne.
Les choses flottaient donc dans une attente inquiète. Les bureaux de Praxis et de Biotique, dans Hunt Mesa, servaient encore de centre d’information pour tous, disséminant les nouvelles de la Terre sur des panneaux d’affichage et les écrans d’ordinateurs. Ces médias, suivis par Mangalavid et les autres canaux privés, permettaient d’informer chacun avec précision sur les derniers développements de la situation. Sur les grands boulevards et dans les parcs, la foule se rassemblait de temps en temps, mais elle restait le plus souvent dispersée en petits groupes qui tournaient en une sorte de paralysie active, quelque part entre la situation d’otages en crise et de grève générale. Tous attendaient ce qui allait se passer. Les gens semblaient garder le moral, et les magasins et les restaurants étaient encore ouverts, diffusant tous les bulletins vidéo.
Tout en picorant un repas rapide, Nadia éprouva un désir brûlant d’être parmi eux, de parler directement à tous ces gens. Ce même soir, vers dix heures, consciente qu’elle ne dormirait pas avant, elle appela longtemps Maya. Elle lui demanda si elle pouvait porter des lunettes vidcam et se promener en ville pour elle. Et Maya, aussi énervée qu’elle, fut trop heureuse d’accepter.
Maya quitta la maison avec ses lunettes et commença à transmettre à Nadia ce qu’elle voyait. Nadia, elle, s’était installée devant un écran, impatiente et avide, dans la salle commune du refuge Du Martheray. Sax et quelques autres ne tardèrent pas à se pencher par-dessus ses épaules pour regarder avec elle les images vacillantes en écoutant le commentaire de Maya.
Elle descendait d’un pas vif le boulevard du Grand Escarpement en direction de la vallée. Quand elle atteignit les marchands de quatre saisons, en haut du parc du Canal, elle ralentit et regarda lentement autour d’elle afin de faire profiter Nadia de ce panoramique. Il y avait foule. Les gens formaient de petits groupes épars dans une ambiance de festival. Deux femmes se lancèrent dans une conversation animée à propos de Sheffield. Des nouveaux venus s’approchèrent de Maya et lui demandèrent ce qui allait se passer, apparemment convaincus qu’elle le savait.
— C’est juste parce que j’ai l’air si vieille ! remarqua Maya d’un air écœuré quand ils se furent éloignés.
Nadia faillit sourire. Mais d’autres jeunes venaient de reconnaître Maya et l’accueillirent avec joie. Nadia assista à cette rencontre du point de vue de Maya, remarquant à quel point ces gens semblaient enthousiastes. Ainsi, c’était le monde tel qu’il apparaissait à Maya ! Pas étonnant qu’elle pensât être quelqu’un de particulier si les autres la regardaient comme ça, comme une redoutable déesse sortie d’un mythe…
Ce qui était troublant à plusieurs niveaux. Il semblait à Nadia que sa vieille amie était en grand danger d’être arrêtée par la sécurité, et elle lui en fit part. Mais l’image oscilla tranquillement d’un côté à l’autre de l’écran tandis que Maya secouait la tête.
— La sécurité se concentre autour des portes de la ville et des gares, et je m’en tiens à l’écart. De plus, pourquoi se donneraient-ils la peine de m’arrêter ? Parce qu’en fait, c’est toute la ville qui est en état d’arrestation.
Elle suivit un blindé qui descendait le boulevard entre les pelouses et qui passa sans ralentir comme pour illustrer son propos.
— C’est pour que tout le monde voie bien leurs armes, commenta sombrement Maya.
Elle continua vers le parc du Canal, puis tourna dans le sentier qui menait à la montagne de la Table. La nuit était froide : les lumières du canal révélaient le givre sur l’eau. Mais si la sécurité espérait décourager la foule, c’était raté : le parc était bondé, les gens s’aggloméraient autour des rotondes, des cafés et des grands serpentins de chauffage. Où que Maya tourne le regard, la foule affluait sans cesse. Certains écoutaient des musiciens, les orateurs qui brandissaient de petits amplificateurs portables, d’autres suivaient les infos sur leurs écrans de poignet ou leurs lutrins.
— Rassemblement à minuit ! lança quelqu’un. Dans le laps de temps !
— Je ne suis pas au courant, fit Maya avec appréhension. Ça doit venir de Jackie.
Elle se retourna si vite que la vue se brouilla. La foule continuait de grossir. Sax se pencha sur un autre écran et appela le refuge de Hunt Mesa. Art lui répondit mais, derrière lui, le refuge était vide. Jackie avait effectivement appelé à une manifestation de masse pendant le laps de temps martien, et le message avait été diffusé par tous les médias de la ville. Nirgal était parti avec elle.
Nadia apprit cela à Maya, qui jura violemment.
— Tout est trop volatil pour ce genre de chose ! Bon Dieu, quelle folle !
Mais ils ne pouvaient rien faire dans l’immédiat. Des milliers de personnes se déversaient sur les boulevards, vers le parc du Canal et Princess Park. Maya tourna la tête et ils purent voir des chapelets de silhouettes sur le bord des mesas, dans les passerelles tubulaires qui franchissaient le parc du Canal.
— Les orateurs vont se rassembler dans Princess Park, commenta Art.
Nadia s’adressa à Maya :
— Tu devrais y aller, Maya, et vite. Tu pourras peut-être parvenir à maîtriser la situation.
Maya s’enfonça dans la foule. Nadia ne cessait de lui parler, lui suggérant ce qu’elle pourrait dire si elle avait la possibilité de prendre la parole. Les mots venaient d’eux-mêmes et, quand elle s’interrompit pour réfléchir, Art lui souffla certaines de ses idées, jusqu’à ce que Maya proteste :
— Attendez ! Attendez un peu : est-ce que tout ça est vrai ?
— Ne t’inquiète pas de savoir si c’est vrai.
— Ne t’inquiète pas ! Il ne faut pas que je m’inquiète de savoir si ce que je dis à des centaines de milliers de gens, à la population de deux mondes, est vrai ou non ?
— On va s’arranger pour que ça soit vrai, dit Nadia. Essaie seulement.
Maya se mit à courir. D’autres allaient dans la même direction qu’elle, remontant le parc du Canal vers les terrasses entre Ellis Butte et la montagne de la Table. Ses lunettes-caméra retransmettaient des têtes dansantes, des visages excités qui se tournaient vers elle quand elle demandait le passage en hurlant. Des applaudissements et des vivats montaient de la foule de plus en plus dense. Maya fut obligée de ralentir, puis se fraya un chemin entre les rangs, poussant et tirant. Il y avait surtout des jeunes, bien plus grands qu’elle, et Nadia se pencha sur l’écran de Sax pour suivre quelques images de Mangalavid. Une caméra filmait depuis l’estrade, installée sur la bordure d’un ancien pingo, au-dessus de Princess Park, et une autre depuis les passerelles. Sous ces deux angles, la foule paraissait énorme. Il y avait là au moins quatre-vingt mille personnes, estima Sax, le nez à un centimètre de l’écran, comme s’il comptait avec précision tous les visages. Art essayait de rester en contact avec Maya en même temps que Nadia qui continuait à lui parler tandis qu’elle traversait la foule.
Antar venait d’achever un discours incendiaire en arabe à l’instant où elle approchait. Jackie était maintenant sur l’estrade, devant un banc de micros, et se lançait dans un discours amplifié par les grands haut-parleurs du pingo, réamplifié par les enceintes auxiliaires disséminées dans tout le parc, mais aussi redistribué par les haut-parleurs portables, les lutrins, les blocs de poignet. Sa voix était omniprésente, et chacune de ses phrases, répercutées par l’écho de la montagne de la Table et d’Ellis Butte, était accueillie par des hourras, et elle était parfois inaudible.
— … ne laisserons pas utiliser Mars comme un monde de remplacement… une classe dirigeante de fonctionnaires qui sont en premier responsables de la destruction de la Terre… des rats qui tentent de quitter le bateau… ils feraient la même chose sur Mars si nous les laissions faire !… passera pas comme ça ! Parce que désormais Mars est libre ! Mars Libre ! Mars Libre ! Mars Libre !
Elle pointa un doigt vers le ciel et la foule reprit le slogan en chœur, de plus en plus fort, pour fusionner dans un rythme : « Mars, Libre ! Mars, Libre ! »
Dans le même instant, Nirgal monta jusqu’au pingo et à la plate-forme et, quand certains le virent, des voix lancèrent : « Nir-gal » en même temps que « Mars Libre » en un formidable contrepoint.
Nirgal se saisit d’un micro et agita la main pour demander le calme. Le chœur ne cessa pas pour autant, mais scanda : « Nir-gal, Nir-gal, Nir-gal ! », dans un vibrant enthousiasme collectif, comme si chacun de ceux qui étaient au coude à coude dans le parc était un de ses amis, bouleversé par son apparition. Nadia songea qu’il avait tellement voyagé sur cette planète que ça ne devait pas être très éloigné de la vérité.
La psalmodie décrut et devint un bourdonnement sourd et sonore, qui permit néanmoins d’entendre les mots de bienvenue de Nirgal. Pendant ce temps, Maya franchissait les derniers mètres qui la séparaient du pingo. Les gens s’étaient maintenant immobilisés et sa marche en était facilitée. Quand Nirgal prit la parole, elle s’arrêta à son tour et le regarda, se rappelant de temps en temps qu’elle devait profiter des bravos et des cris qui ponctuaient la fin de ses phrases pour avancer encore.
Il s’exprimait sans violence, d’un ton amical, calme et lent. Il était ainsi plus facile de l’entendre…
— Pour ceux d’entre nous qui y sont nés, Mars est notre maison.
Il dut s’interrompre sous la vague de vivats. Pour la plupart, ils étaient des indigènes, constata Nadia, une fois encore. Maya était plus petite que tous ceux qui l’entouraient.
— Nos corps sont faits d’atomes qui appartenaient encore récemment au régolite, reprit Nirgal. Nous sommes martiens, absolument martiens. Nous sommes les pièces vivantes de Mars. Des êtres humains biologiquement unis en permanence à cette planète. Elle est notre foyer. Et nous ne pouvons jamais revenir en arrière.
D’autres vivats saluèrent la reprise de ce slogan célèbre.
— Maintenant, en ce qui concerne ceux d’entre nous qui sont nés sur Terre… ma foi, ils viennent de toutes sortes d’horizon, non ?… Quand des gens déménagent pour un endroit nouveau, certains désirent y rester et s’y installer. Nous les appelons des pionniers. D’autres viennent ici pour travailler un temps avant de repartir, et nous les appelons des visiteurs, ou des colons.
« Considérons que les indigènes et les pionniers sont des alliés naturels. Car les indigènes, après tout, ne sont que les enfants des premiers pionniers. Cette maison est à nous tous. Quant aux visiteurs… eh bien, il y a aussi de la place pour eux sur Mars. Quand nous disons que Mars est libre, nous ne voulons pas dire que les Terriens ne peuvent plus y venir. Pas du tout ! Nous sommes tous les enfants de la Terre, d’une manière ou d’une autre. C’est notre monde natal, et nous sommes heureux de pouvoir l’aider par tous nos moyens. »
La rumeur décrut : la foule semblait surprise par cette déclaration.
— Mais le fait évident, poursuivit Nirgal, c’est que ce qui se passe ici, sur Mars, ne devrait pas être décidé par les colonialistes ni par qui que ce soit sur Terre. (Les vivats reprirent, couvrant une partie de la suite.)… La simple manifestation de notre désir d’autodétermination… notre droit naturel… la force motrice de l’histoire humaine. Nous ne sommes pas une colonie et nous n’entendons pas être traités comme telle. Il n’y a plus de colonie. Nous sommes ici sur une Mars libre.
Les cris redoublèrent, plus fort encore, versant à nouveau dans la psalmodie : « Mars Libre ! Mars Libre ! Mars Libre ! »
Nirgal l’interrompit :
— Ce que nous avons l’intention de faire maintenant, en tant que Martiens libres, c’est accueillir tous les Terriens qui souhaitent se joindre à nous. Que ce soit pour séjourner un temps avant de repartir ou pour s’installer en permanence. Et nous avons aussi l’intention de faire tout ce que nous pourrons afin d’aider la Terre dans l’actuelle crise environnementale. Nous avons une certaine expérience en matière d’inondation (rires…) et nous pouvons être utiles. Mais cette aide, à compter de maintenant, ne passera plus par les métanationales, qui tirent leurs bénéfices de cet échange. Ce sera un cadeau. Il apportera plus aux populations de la Terre que tout ce que l’on pourrait extraire de la colonie que nous étions. Ceci est vrai au sens littéral, étant donné la somme de travail et de ressources qui seront transférés de Mars à la Terre. Nous espérons et nous souhaitons que les peuples des deux mondes accueillent avec bienveillance la naissance d’une Mars libre.
Nirgal recula en agitant la main et les cris et les slogans reprirent. Souriant, il semblait heureux devant la foule mais perdu quant à la suite.
Durant toute son intervention, Maya avait progressé, et Nadia pouvait maintenant voir qu’elle se trouvait au bas de l’estrade, au premier rang du public. Elle agitait les bras, occultant régulièrement l’image, et Nirgal finit enfin par la repérer.
Quand il la vit, son sourire se fit plus franc encore et il s’avança pour l’aider à monter. Il l’accompagna jusqu’aux micros et Nadia eut une dernière image d’une Jackie Boone à l’expression surprise et hostile avant que Maya ôte ses lunettes vidéo. L’image bascula vertigineusement et se stabilisa sur un plan rapproché des planches de l’estrade. En jurant, Nadia se redressa et se rua sur l’écran de Sax, la gorge nouée.
Sax était encore sur le canal Mangalavid. Le plan était pris par une caméra depuis l’une des passerelles tubulaires entre Ellis Butte et la montagne de la Table. Il montrait la mer humaine qui entourait le pingo et la vallée centrale de la ville jusqu’au bas du parc du Canal. Il y avait là tous les habitants de Burroughs. Près de Nirgal et Jackie, Maya était petite et vieille, mais dressée comme un aigle, et quand Nirgal annonça : « Nous accueillons Maya Toitovna », les applaudissements culminèrent.
Maya écarta les mains.
— Du calme ! Du calme ! Merci ! Merci ! Nous avons d’autres déclarations importantes à vous faire.
— Oh, Maya ! Mon Dieu ! souffla Nadia en crispant les doigts sur le siège de Sax.
— Oui, Mars est maintenant indépendante. Du calme ! Mais comme vient de le dire Nirgal, cela ne signifie pas l’isolement par rapport à la Terre. C’est impossible. Nous proclamons notre souveraineté selon les lois internationales, et nous en appelons à la Cour mondiale afin de confirmer immédiatement ce statut. Nous avons signé des traités préliminaires pour affirmer notre indépendance et établir des relations diplomatiques avec la Suisse, l’Inde et la Chine. Nous avons également constitué un partenariat économique non exclusif avec l’organisation Praxis. Cela, de même que les dispositions futures, sera à but non lucratif, conçu de façon à bénéficier au maximum à chacun des deux mondes. L’ensemble de ces traités entame la création de nos relations protocolaires légales et semi-autonomes avec les diverses institutions légales de la Terre. Nous attendons la confirmation immédiate et la ratification de ces accords par la Cour mondiale, les Nations unies et toutes les autres institutions officielles.
Les bravos montèrent vers elle et, même s’ils n’étaient pas aussi frénétiques que ceux qui avaient suivi l’allocution de Nirgal, elle les accepta et attendit qu’ils s’estompent avant de continuer.
— Quant à la situation actuelle sur Mars, nous avons l’intention de nous réunir immédiatement ici, à Burroughs, et d’utiliser la déclaration de Dorsa Brevia comme point de départ pour l’établissement d’un libre gouvernement martien.
Les applaudissements, cette fois, furent plus enthousiastes.
— Oui, oui, fit Maya d’un ton impatient. Du calme ! Écoutez-moi ! Avant toute chose, nous devons entreprendre de régler le problème de l’opposition. Comme vous le savez, nous sommes rassemblés ici devant le quartier général des forces de sécurité de l’Autorité transitoire des Nations unies. Ils écoutent en même temps que nous tous, là-bas, à l’intérieur de la montagne de la Table. (Elle pointa le doigt.) À moins qu’ils ne soient venus se joindre à nous… (Cris, bravos et slogans.) Je veux leur dire maintenant que nous n’avons aucune intention de les agresser. Car le boulot de l’Autorité transitoire, c’est de constater que la transition a pris une nouvelle forme. Et d’ordonner à ses forces de sécurité de cesser d’essayer de nous contrôler. Elles ne le peuvent pas !… (Applaudissements frénétiques.) Nous ne voulons pas vous agresser. Et nous pouvons vous assurer que vous avez libre accès au spatioport. Des avions peuvent vous conduire à Sheffield. De là, vous pourrez gagner Clarke si vous ne souhaitez pas vous joindre à nous dans ce nouvel effort. Il n’y a ni siège ni blocus. Il s’agit tout simplement de…
Elle s’interrompit, leva les mains, et la foule acheva pour elle.
Nadia tenta d’appeler Maya au plus fort de la psalmodie. Elle était encore sur l’estrade, mais elle ne l’entendit pas. Finalement, Maya consulta son bloc de poignet. L’image tremblota au rythme de son bras.
— Maya, c’était magnifique ! Je suis si fière de toi !
— Tu sais, n’importe qui peut raconter des histoires !
Art lança :
— Essayez de voir si vous pouvez les disperser !
— D’accord.
— Parles-en à Nirgal, suggéra Nadia. C’est à lui et Jackie de le faire. Demande-leur de tout faire pour qu’il n’y ait pas d’assaut contre la montagne de la Table ni rien de ce genre. C’est à eux de s’en charger.
— Ah ! s’exclama Maya. Oui. On va laisser Jackie se débrouiller, n’est-ce pas ?
Après quoi, l’image de la mini-caméra de son bloc de poignet tourbillonna et le bruit devint trop fort pour qu’ils puissent saisir quoi que ce fut. Quant aux caméras de Mangalavid, elles montraient à présent un groupe dense qui venait de se former sur l’estrade.
Nadia se jeta dans un fauteuil : elle se sentait aussi épuisée que si elle avait elle-même prononcé le discours de Maya.
— Elle a été splendide, dit-elle. Elle n’a pas oublié un mot de ce que nous lui avions dit. Maintenant, il faut que ça devienne vrai.
— Il suffit de le dire pour que ça le soit, dit Art. Bon Dieu, ils ont tous vu ça, sur les deux mondes. Praxis doit déjà être prête. Et la Suisse nous soutiendra sûrement. Non, ça va marcher.
— La sécurité pourrait ne pas être d’accord, dit Sax. J’ai un message de Zeyk. Des commandos rouges sont descendus de Syrtis. Ils se sont emparés de l’extrémité ouest de la digue et ils progressent vers l’est. Ils ne sont plus tellement loin du spatioport.
— Exactement ce que nous voulions éviter ! cria Nadia. Qu’est-ce qu’ils croient donc faire ?
Sax haussa les épaules.
— Oui, la sécurité ne va pas du tout apprécier, commenta Art.
— Nous devrions leur parler en direct, décida Nadia. J’avais l’habitude de m’entretenir avec Hastings quand il était au Contrôle de mission. Je ne m’en souviens pas très bien, mais c’est loin d’être un cinglé.
— Ça ne peut pas nous faire de mal de savoir ce qu’il pense, appuya Art.
Nadia s’installa dans une pièce silencieuse, appela le quartier général de l’ATONU, dans la montagne de la Table, et donna son identité. Il était près de deux heures du matin, mais on lui passa Hastings cinq minutes après.
Elle pensait l’avoir depuis longtemps oublié, mais elle reconnut aussitôt son visage. Un technocrate émacié à l’air sévère, plutôt colérique. Il grimaça en la voyant.
— Encore vous autres. J’ai toujours dit qu’on avait choisi les cent plus mauvais.
— Ça ne fait pas de doute.
Nadia ne quittait pas des yeux son visage, essayant d’imaginer quel genre d’homme avait pu diriger un siècle le Contrôle de mission et l’autre l’Autorité transitoire. Durant le voyage à bord de l’Arès, il avait souvent été irrité par eux, les haranguant pour la plus petite déviation aux règles. Et plus tard, quand ils avaient temporairement cessé d’envoyer des vidéos, il était devenu vraiment furieux. Un bureaucrate campé sur les règles et les lois, le genre d’homme qu’Arkady avait toujours méprisé. Mais un homme que l’on pouvait raisonner.
Du moins le pensa-t-elle au début. Elle discuta avec lui pendant dix minutes, en lui expliquant que la manifestation à laquelle il venait d’assister dans le parc n’était qu’une partie de ce qui se passait sur Mars, que toute la planète s’était rebellée contre eux, mais qu’ils étaient cependant libres de rejoindre le spatioport, puis la Terre.
— Nous ne partirons pas, dit Hastings.
Les forces de l’ATONU contrôlaient la centrale, lui dit-il, et donc toute la ville. Les Rouges pouvaient s’emparer de la digue, mais il n’y avait aucune chance qu’ils la fassent sauter, car les deux cent mille habitants de Burroughs étaient devenus des otages. Des renforts de professionnels allaient arriver par la prochaine navette qui entrerait en insertion orbitale dans vingt-quatre heures. Par conséquent, tous les discours ne servaient à rien, sinon à faire des démonstrations.
Il était parfaitement calme, à tel point que s’il ne s’était pas montré aussi dégoûté, Nadia l’aurait jugé suffisant. Il semblait plus que probable qu’il avait reçu des instructions de la planète-mère et devait rester campé sur ses positions à Burroughs dans l’attente des renforts. La division de l’ATONU stationnée à Sheffield avait sans doute les mêmes ordres. Avec Burroughs et Sheffield en leur possession et l’arrivée imminente de renforts, il n’était guère surprenant qu’ils se considèrent en position de force. On pouvait même dire que cette idée était juste.
— Quand les gens reprendront leurs esprits, ajouta Hastings d’un ton sévère, nous aurons de nouveau la maîtrise de la situation. La seule chose qui importe actuellement, c’est l’inondation de l’Antarctique, de toute façon. Il est crucial de soutenir la Terre dans un moment où elle en a besoin.
Nadia abandonna. Il était clair qu’Hastings était un homme têtu, et de plus il avait marqué un point. Et même plusieurs. Elle mit un terme à la conférence aussi poliment qu’elle le put en lui soumettant son intention de reprendre contact plus tard, dans l’espoir que ce serait avec le talent diplomatique d’Art. Et elle rejoignit les autres.
La nuit s’avançait et ils continuaient de visionner les rapports venus de Burroughs et d’ailleurs. Il se passait trop de choses pour que Nadia puisse envisager d’aller tranquillement dormir. Apparemment, c’était aussi le cas pour Sax, Steve, Marion et les autres Bogdanovistes venus de Du Martheray. Ils étaient effondrés dans leurs sièges, les yeux irrités, les membres endoloris, devant les images scintillantes, et les heures passaient. Il était évident que certains Rouges prenaient leurs distances d’avec la coalition, obéissant à une sorte d’agenda propre, propageant leur campagne de sabotages et d’assauts directs sur toute la planète, s’emparant de petits postes par la force, très souvent. Ils chassaient les occupants et faisaient ensuite sauter les bâtiments. Une autre « Armée rouge » avait réussi à s’emparer de la centrale du Caire en tuant la plupart des gardes avant que les derniers survivants ne se rendent.
Cette victoire les avait encouragés, mais ailleurs les résultats n’étaient pas aussi bons. À en croire les appels de certains survivants, une attaque massive des Rouges contre la centrale physique de Lasswitz avait abouti à sa destruction et gravement endommagé la tente. Tous ceux qui n’avaient pas réussi à se réfugier dans des patrouilleurs ou dans des bâtiments étanches avaient péri.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ? hurla Nadia.
Personne ne lui répondit. Tous ces groupes ne l’appelaient jamais. Pas plus qu’Ann.
— J’aimerais au moins qu’ils discutent de leurs plans avec nous, dit-elle avec un sentiment de peur. On ne peut pas laisser les choses s’emballer. C’est trop dangereux…
Sax plissa les lèvres, mal à l’aise. Ils se rendirent jusqu’à la salle commune pour prendre un petit déjeuner avant de se reposer un peu. Nadia dut se forcer pour manger. Il s’était écoulé exactement une semaine depuis le premier appel de Sax, et elle ne parvenait pas à se rappeler avoir mangé depuis. Elle s’aperçut brusquement qu’elle mourait de faim. Et elle attaqua ses œufs brouillés à grands coups de fourchette.
Sax vint se pencher sur elle.
— Tu as parlé de discuter des plans.
— Quoi ? fit-elle.
— Eh bien, il y a cette navette qui approche, avec des renforts de sécurité, non ?
— Et alors quoi ?
Depuis leur vol au-dessus de Kasei Vallis, elle ne considérait plus que Sax fût rationnel. Et elle s’aperçut que la fourchette tremblait entre ses doigts.
— J’ai un plan. En fait, c’est mon groupe de Da Vinci qui y a pensé.
Elle essaya de réprimer son tremblement.
— Explique-moi.
Pour Nadia, le restant de la journée se perdit dans un flou : elle avait renoncé à prendre du repos et essaya encore une fois de contacter des groupes de Rouges tout en aidant Art à rédiger des messages pour la Terre. Elle expliqua à Maya, Nirgal et ceux de Burroughs le dernier plan de Sax. Il semblait que les événements, déjà accélérés, s’étaient emballés dans un tourbillon fou, qu’ils échappaient à tout contrôle, ne leur laissant pas un seul instant pour manger, dormir, ou se laver. Pourtant, toutes ces choses étaient nécessaires, et Nadia se rendit à la salle de bains d’une démarche hésitante pour y prendre une douche prolongée avant de grignoter un peu de pain et de fromage. Puis, elle s’allongea sur un canapé et dormit un moment. Mais c’était un sommeil léger, agité. Son esprit continuait à fonctionner, à émettre des pensées distordues sur les événements du jour, auxquelles se mêlaient les voix des autres. Quand elle se redressa, elle était toujours aussi lasse. Elle alla aux toilettes, puis partit en quête d’un café.
Zeyk, Nazik et un important contingent d’Arabes venaient de débarquer dans Du Martheray pendant son sommeil. Zeyk pointa la tête dans la cuisine :
— Sax dit que la navette va arriver.
Du Martheray ne se trouvait qu’à six degrés au nord de l’équateur, et ils étaient très bien placés pour assister à l’aréofreinage qui devait avoir lieu peu après le coucher du soleil. Le temps était avec eux : le ciel était sans nuage et limpide. Le soleil s’abaissa sur l’horizon, le ciel s’assombrit à l’est, et l’arche de couleurs se déploya au-dessus de Syrtis, du jaune à l’indigo, en passant par l’orange, une trace de vert pâle, un bleu sarcelle. Puis, le soleil sombra derrière les collines noires et les couleurs devinrent plus profondes, puis transparentes, comme si le dôme du ciel était maintenant cent fois plus vaste.
Et au centre de ces couleurs, entre deux des étoiles du soir, une troisième apparut, blanche, rapide qui laissait derrière elle une courte traînée parfaitement droite. C’était le spectacle qu’offraient toujours les navettes pendant la phase d’aréofreinage dans la haute atmosphère, visibles de jour comme de nuit. Il ne leur fallait qu’une brève minute pour traverser le ciel d’un horizon à l’autre comme des étoiles filantes plus lentes et plus lumineuses.
Mais cette fois-ci, loin sur l’horizon d’ouest, l’étoile pâlit rapidement et s’estompa. Puis s’effaça.
Toute une foule s’était entassée dans la salle d’observation de Du Martheray. Il y eut de nombreuses exclamations devant cette vision inusitée, même si tous avaient été prévenus. Quand la navette eut disparu, Zeyk demanda à Sax d’expliquer ce qui s’était passé à ceux qui n’avaient pas entendu toute l’histoire. La fenêtre d’insertion orbitale, expliqua-t-il, était très exiguë, exactement comme elle l’était à l’arrivée de l’Arès, au tout début. La marge d’erreur était infime. Le groupe technique de Da Vinci avait donc équipé une fusée avec une charge de fragments métalliques – une citerne de limaille, selon ses termes – et l’avait lancée quelques heures auparavant. La charge avait explosé sur la trajectoire de la navette en approche martienne quelques minutes avant son arrivée, et les fragments de métal s’étaient répandus largement à l’horizontale et formaient une bande de faible épaisseur. Les insertions orbitales étaient entièrement sous contrôle informatisé, bien sûr, et lorsque le radar de la navette avait détecté le nuage de débris, l’IA s’était trouvée devant plusieurs options. Plonger sous les débris aurait orienté la navette vers une atmosphère plus dense où elle avait de grandes chances de brûler. Essayer de traverser le nuage ferait courir des risques au bouclier de protection, qui pouvait être percé sous les impacts, et se consumer. Donc, c’était shikata ga nai. Devant les risques éventuels, l’IA de la navette avait dû avorter la trajectoire d’aréofreinage en volant au-dessus des débris, et la navette avait ainsi rebondi hors de l’atmosphère martienne. Ce qui signifiait qu’elle poursuivait sa course vers l’extérieur du système solaire à une vitesse quasi maximale de quarante mille kilomètres-heure.
— Est-ce qu’ils ont les moyens de ralentir en dehors de l’aréofreinage ? demanda Zeyk.
— Pas vraiment. C’est pour ça qu’ils ont aréofreiné.
— La navette est condamnée ?
— Pas nécessairement. Ils peuvent utiliser une autre planète comme poignée gravifique pour pivoter et revenir ici, ou encore retourner vers la Terre.
— Alors, ils sont en route pour Jupiter ?
— Mais Jupiter se trouve à l’opposé du système solaire, actuellement.
Zeyk souriait.
— Ils vont vers Saturne ?
— Il se pourrait qu’ils se rapprochent de certains astéroïdes, dit Sax. Et qu’ils puissent rectifier leur crash – pardon : leur course.
Zeyk éclata de rire, et tandis que Sax se lançait dans des explications sur la correction de trajectoire, les bavardages vinrent couvrir sa voix.
Ils n’avaient donc plus à s’inquiéter des renforts de sécurité de la Terre, du moins dans l’immédiat. Mais Nadia considérait que ce nouveau facteur pouvait donner l’impression à la police de Burroughs qu’elle était prise au piège. Dans le même temps, les Rouges continuaient leur progression au nord de la ville, ce qui ne pouvait qu’accentuer l’inquiétude au sein des forces de sécurité. La nuit où la navette rebondit sur l’atmosphère, des groupes de Rouges en véhicules blindés investirent définitivement la digue. Ce qui signifiait qu’ils étaient à proximité du spatioport, à dix kilomètres au nord-ouest de la ville.
Maya apparut sur leurs écrans. Sa harangue de la nuit précédente ne l’avait pas changée.
— Si les Rouges prennent le spatioport, déclara-t-elle à Nadia, la sécurité sera coincée dans Burroughs.
— Je sais, et c’est exactement ce que nous ne voulons pas. Surtout en ce moment.
— Est-ce que tu peux les contrôler ?
— Ils ne me consultent plus.
— Mais je croyais que tu étais le grand leader, ici.
— Moi, je croyais que c’était toi, rétorqua Nadia.
Et Maya partit d’un rire dur et sans joie.
Un nouveau rapport leur parvint de Praxis, regroupant des infos terriennes relayées à partir de Vesta. Elles concernaient principalement les dernières nouvelles sur l’inondation, les désastres en Indonésie et autres régions littorales, mais il était aussi question de politique. Des forces militaires de pays-clients du Club du Sud avaient nationalisé certains holdings de métanats. Les analystes de Praxis considéraient que c’était le signe d’un début de révolte des gouvernements contre les métanats. Quant à la manifestation monstre de Burroughs, elle avait figuré dans les bulletins de nombreux pays, et constituait très certainement une préoccupation importante pour les administrations gouvernementales ou privées sur toute la Terre. La Suisse avait confirmé qu’elle établissait des relations diplomatiques avec le gouvernement martien, « qui devront être définies ultérieurement », comme le souligna Art avec un rictus. Praxis avait suivi. La Cour mondiale avait proclamé qu’elle considérait la plainte de la Coalition neutre pacifique de Dorsa Brevia contre l’ATONU comme fondée – classée « Mars vs Terre », par les médias – et prioritaire. Quant à la navette qui poursuivait sa course, elle avait rapporté l’échec de son insertion orbitale. Apparemment, elle devait amorcer un virage autour des astéroïdes. Mais sur Terre, aucun de ces événements n’était à la une : le chaos qu’engendrait l’inondation était la préoccupation principale de tous. Les réfugiés se déplaçaient sur tout le globe, dans un état de précarité absolue.
C’était justement la raison pour laquelle ils avaient déclenché la révolution à ce moment. Les mouvements indépendantistes contrôlaient la plupart des villes. Sheffield était encore un bastion des métanationales, mais Peter Clayborne était présent sur place et commandait tous les insurgés de Pavonis qui avaient coordonné leurs actions à la différence de ce qui se passait à Burroughs. C’était en partie parce que de nombreux éléments radicaux de la Résistance avaient évité Tharsis, et aussi parce que la situation de Sheffield était extrêmement difficile, ne laissant qu’une faible marge de manœuvre. Les insurgés contrôlaient à présent Arsia et Ascraeus et la petite station scientifique du cratère Zp, dans Olympus Mons. Ils occupaient même la plus grande partie de Sheffield. Mais le socle de l’ascenseur spatial et tout le quartier proche étaient encore aux mains de la sécurité, qui disposait d’un armement important. Peter était totalement pris par Tharsis et ne serait pas en mesure de les aider à Burroughs. Nadia eut un bref entretien avec lui. Elle lui décrivit la situation de la ville et lui demanda d’appeler Ann pour qu’elle tente de freiner un peu les Rouges. Il lui promit de faire ce qu’il pouvait, mais il ne semblait pas persuadé de pouvoir se faire entendre de sa mère.
Nadia essaya ensuite de joindre Ann, mais sans succès. Puis elle appela Hastings. Leur échange ne fut guère productif. Il avait perdu l’attitude de dégoût satisfait qu’il avait eue la nuit d’avant.
— L’occupation de la digue ! fit-il d’un ton furieux. Qu’est-ce qu’ils essaient de prouver ? Est-ce que vous pensez vraiment que je vais croire qu’ils la feront sauter alors qu’il y a deux cent mille personnes dans cette ville, qui sont pour la plupart acquises à leur cause ? Absurde ! Mais écoutez-moi : il y a certaines personnes, dans cette organisation, qui n’apprécient pas le danger que vous faites courir à la population ! Et je vous le dis, je ne veux pas être responsable de ce qui se passera si ces gens n’évacuent pas la digue – et tout Isidis Planitia ! C’est à vous de les faire dégager !
Il coupa la communication avant qu’elle ait pu répondre, visiblement dérangé par quelqu’un qui venait de surgir pendant sa tirade. C’était un homme qui avait peur, songea-t-elle. Le noyau de fer était revenu au creux de son estomac. Oui, un homme qui sentait que les choses lui échappaient. Ce qui était vrai, sans aucun doute. Mais elle n’avait pas beaucoup aimé sa dernière expression. Elle essaya de le rappeler, mais la montagne de la Table ne répondait plus.
Deux heures plus tard, Sax la réveilla et elle prit conscience de ce qui inquiétait tant Hastings.
— L’unité de l’ATONU qui a incendié Sabishii a tenté de – de reprendre la digue aux Rouges avec des blindés, lui apprit Sax, l’air grave. Apparemment, il y a eu un accrochage à proximité de la ville. Certaines unités des Rouges nous ont informés que la digue avait sauté.
— Quoi ?
— C’est eux qui l’ont fait sauter. Ils ont foré des trous et placé des charges explosives pour tenter d’exercer une… une menace. Durant le combat, selon eux, ils auraient procédé à la mise à feu. C’est ce qu’ils m’ont dit.
— Mon Dieu !
D’un seul coup, elle était complètement éveillée. Une autre explosion s’était produite en elle, libérant un flot d’adrénaline dans tout son corps.
— Tu as eu la confirmation ?
— Il y a un nuage de poussière. Très volumineux.
— Oh, Seigneur… (Elle s’approcha d’un écran, le cœur battant. Il était trois heures du matin.) Est-ce qu’il existe une chance pour que la glace occupe la brèche et forme un barrage ?
— Je ne le pense pas. Ça dépend des dimensions de la brèche.
— Est-ce que nous pouvons déclencher des contre-explosions et fermer la brèche ?
— Je ne crois pas. Regarde : voilà la vidéo que les Rouges nous ont transmise depuis le sud de la brèche.
Il pointa le doigt vers l’écran. L’image en infrarouge était noire à gauche, noirâtre à droite, et mouchetée de vert au milieu.
— Au milieu, c’est la zone de l’explosion. Elle est plus chaude que le régolite. Apparemment, la charge a sauté tout près d’une mare de fonte. Ou bien ils ont déclenché une explosion destinée à liquéfier la glace derrière la brèche. En tout cas, une énorme quantité d’eau va se déverser par là. Et la brèche va s’agrandir. Nous avons vraiment un problème.
Elle lui agrippa l’épaule en s’écriant :
— Sax ! Qu’est-ce que les gens de Burroughs sont censés faire ? Bon Dieu, mais à quoi Ann a-t-elle pensé ?
— Ce n’est peut-être pas de son fait.
— C’est en tout cas sa faute ou celle des Rouges !
— Ils ont été attaqués. C’est peut-être un accident. Quelqu’un s’est peut-être dit qu’on allait les repousser loin des charges.
Dans ce cas, c’était maintenant ou jamais. (Il secoua la tête.) Le résultat n’est jamais bon.
— Je les déteste ! Il faut absolument faire quelque chose ! (Ses pensées s’accéléraient frénétiquement.) Est-ce que le haut des mesas échappera à l’inondation ?
— Pour un temps. Mais dans cette dépression, Burroughs est presque le point le plus bas. C’est pour ça qu’elle a été construite ici. À cause des horizons prolongés des parois de la cuvette. Le haut des mesas sera submergé également. Je ne peux pas dire avec certitude combien de temps cela prendra, parce que je ne connais pas exactement le débit de l’inondation. Mais voyons… le volume à remplir est d’environ…
Il tapait à toute allure sur son clavier, mais avec un regard absent, et Nadia devina qu’une autre partie de son esprit se perdait dans des calculs, plus rapidement que son IA, avec une conception gestalt de la situation. Art contemplait l’infini tout en hochant la tête comme un aveugle.
— Ça pourrait aller très vite, souffla-t-il. Si la mare de fonte est très importante.
— Nous devons partir du principe qu’elle l’est.
Il acquiesça.
Côte à côte, ils fixaient l’écran de l’IA.
— Quand je travaillais à Da Vinci, commença Sax d’un ton hésitant, j’ai essayé d’imaginer divers scénarios possibles. Les choses à venir. Tu comprends ? Et j’ai craint à l’époque qu’une chose pareille se produise. Des villes ravagées. Des tentes déchirées. Des incendies.
— Oui ?… dit-elle en le fixant.
— J’ai pensé à une expérience… un plan.
— Dis-moi.
Mais Sax venait de se plonger dans la lecture d’un récent bulletin météo qui s’était déroulé sur l’écran, et elle attendit patiemment. Dès qu’il releva la tête, elle insista :
— Eh bien ?…
— Une cellule de haute pression descend de Xanthe vers Syrtis. Elle devrait être sur nous aujourd’hui. Ou demain. Dans Isidis, la pression sera de 340 millibars, avec en gros quarante-cinq pour cent d’azote, quarante pour cent d’oxygène et quinze pour cent de gaz carbo…
— Sax, je me fiche du temps !
— C’est respirable. (Il se tourna vers elle avec l’expression d’un lézard, ou plutôt d’un dragon, dans une attitude froide de créature post-humaine, habitante du vide.) Presque respirable. Si on filtre le CO2. Et ça, on peut le faire. Nous avons fabriqué des masques faciaux à Da Vinci. Ils sont faits d’un alliage de zyrconium méché. Très simple. Les molécules de CO2 sont plus grosses que celles d’oxygène ou d’azote, et nous avons ainsi constitué un filtre moléculaire. Qui est également un filtre actif, parce qu’il comporte une couche piézo-électrique et la charge générée par la déformation des matériaux sous l’effet de l’inhalation et de l’exhalation suscite un transfert actif d’oxygène à travers le filtre.
— Et la poussière ?
— C’est un jeu de filtres, par ordre de grandeur. La poussière est bloquée, puis les particules, et après le CO2. (Il regarda Nadia.) Je m’étais dit alors que les gens… pouvaient avoir besoin de fuir une ville. Et nous avons fabriqué un demi-million de masques. Il suffit de les mettre. Les bords sont en polymère adhésif. Ensuite, on respire l’air ambiant. Très simple.
— On peut donc évacuer Burroughs.
— Je ne vois pas d’alternative. Nous ne pouvons pas prendre en charge autant de gens par les airs ou par train suffisamment vite. Mais nous pouvons marcher.
— Pour aller où ?
— Jusqu’à la gare de Libya.
— Sax, il y a soixante-dix kilomètres entre Burroughs et Libya, n’est-ce pas ?
— Soixante-treize.
— Ça fait une sacrée longue marche !
— Je crois que la plupart y arriveront s’il le faut, dit-il d’un ton égal. Et ceux qui ne le pourront pas seront récupérés par des patrouilleurs ou des dirigeables. Dès qu’ils auront rallié Libya, ils pourront s’en aller en train. Ou en dirigeable. Libya peut abriter vingt mille personnes en même temps. Si on les tasse.
Elle réfléchit en scrutant le visage inexpressif de Sax.
— Et où sont ces masques ?
— À Da Vinci. Mais ils ont d’ores et déjà été chargés dans des avions rapides et ils pourraient être ici dans quelques heures.
— Tu es certain qu’ils fonctionnent bien ?
Il acquiesça.
— Nous les avons essayés. Et j’en ai apporté quelques-uns. Je vais te montrer.
Il se dressa et prit son vieux sac noir. Il en sortit un jeu de masques blancs et en donna un à Nadia. Il couvrait le nez et la bouche, et ressemblait tout à fait à un masque anti-poussière ordinaire, si ce n’est qu’il était plus épais et avec une bordure collante.
Nadia l’examina longuement avant de le passer. Elle découvrit qu’elle respirait aussi aisément qu’avec un masque anti poussière, sans la moindre sensation d’étouffement. Les joints semblaient fonctionner parfaitement.
— Je vais aller l’essayer dehors, dit-elle.
Tout d’abord, Sax demanda à Da Vinci d’expédier les masques. Puis ils descendirent jusqu’au sas. La nouvelle à propos du plan et de l’essai s’était répandue et tous les masques de Sax furent vite distribués. Une dizaine de personnes accompagnèrent Nadia et Sax à l’extérieur, au nombre desquelles on comptait Zeyk, Nazik et Spencer Jackson, qui avait débarqué à Du Martheray dans l’heure précédente.
Ils portaient tous des walkers de surface de type courant, qui étaient des combinaisons faites de plusieurs couches de tissus isolants et de filaments chauffants, mais étaient désormais débarrassées des vieux matériaux pesants qui avaient été nécessaires dans les premières années de basse pression.
— Vous allez couper le chauffage de vos tenues, demanda Nadia. De cette façon, nous pourrons savoir ce qu’on ressent dans le froid avec des vêtements de ville.
Ils mirent leurs masques et entrèrent dans le sas du garage. L’air devint rapidement très froid. Puis la porte extérieure s’ouvrit.
Et ils s’avancèrent dans le monde de la surface.
Il était très froid. Nadia encaissa le choc en plein front, et aux yeux. Difficile de ne pas haleter en passant de 500 millibars à 340. Elle avait les yeux et le nez ruisselants. Elle expira, inspira. Le froid transperça ses poumons. Le froid dans ses yeux était l’impression la plus redoutable. Elle frissonna dans son walker : le froid était déjà dans sa poitrine. Il avait une note sibérienne. Il devait faire 260 K, c’est-à-dire –13°C. Pas si grave que ça. Mais elle n’y était pas accoutumée. Elle avait déjà eu froid aux mains et aux pieds sur Mars, mais cela faisait des années et des années – plus d’un siècle, à vrai dire ! – qu’elle n’avait ressenti le froid sur son visage et dans ses poumons.
Les autres se parlaient à voix haute, avec des échos qui semblaient bizarres à l’extérieur. Fini les intercoms ! Le col de son walker, où aurait dû se trouver son casque, était extrêmement glacé. La roche ancienne, fissurée et noire, du Grand Escarpement était recouverte d’une mince pellicule de givre nocturne. Elle découvrait une vision périphérique qu’elle n’avait jamais eue avec un casque – et le vent, les larmes qui ruisselaient sur ses joues dans le froid. Elle n’éprouvait aucune émotion particulière. Elle était surprise de voir à quel point les choses étaient offertes, sans visière ni autre écran. Elles avaient acquis une netteté aiguë et quasi hallucinatoire, même sous la clarté des étoiles. À l’est, le ciel, juste avant l’aube, était d’un somptueux bleu de Prusse, avec des cirrus d’altitude qui reflétaient la lumière, comme de longues queues de cheval roses. Les plis hachés du Grand Escarpement se détachaient en gris foncé, soulignés d’ombres noires. Et le vent soufflait dans les yeux de Nadia !
Les gens parlaient sans intercom, et leurs voix étaient ténues, désincarnées, leurs lèvres cachées par les masques. Nazik avait vraiment l’air d’une Bédouine voilée.
— Il fait très froid, dit-elle à Nadia. J’en ai les oreilles brûlantes. Et j’ai le vent dans les yeux. Et sur mon visage.
— Combien de temps tiendront les filtres ? demanda-t-elle à Sax en élevant la voix pour être certaine qu’il l’entende.
— Une centaine d’heures.
— Quel dommage qu’on exhale à travers !
Les filtres recevaient ainsi le double de CO2.
— Oui. Mais je n’ai rien trouvé pour éviter ça.
Ils étaient tous immobiles à la surface de Mars, la tête nue, avec un simple masque sur la bouche. L’air était ténu mais Nadia constata qu’elle n’éprouvait aucun vertige. Le pourcentage d’oxygène élevé compensait la faible pression atmosphérique.
— C’est la première fois que quelqu’un fait ça ? demanda Zeyk.
— Non, répondit Sax. Nous avons essayé très souvent à Da Vinci.
— C’est agréable ! Et pas aussi froid que je l’aurais cru !
— Et si tu marches vite, tu te réchaufferas.
Ils marchèrent un peu à pas prudents dans l’ombre. Mais il faisait vraiment très froid, se dit Nadia.
— Nous devrions rentrer.
— Il faudrait rester pour voir l’aube se lever, dit Sax. C’est très beau sans casque.
— Nous verrons d’autres aubes. Pour l’heure, nous avons à parler. J’ai froid.
— Mais c’est bon. Regarde, voilà un chou des Kerguelen. El une arénaire.
Il s’était agenouillé et écartait doucement une feuille velue pour lui révéler une fleur blanche, à peine visible dans la faible clarté.
Nadia le dévisagea.
— Viens, insista-t-elle.
Et ils rentrèrent.
Dans le sas, ils ôtèrent leurs masques, et regagnèrent le vestiaire en se frottant les yeux et en soufflant dans leurs mains gantées.
— Oh, il ne faisait pas aussi froid que ça, après tout !
— L’air avait un goût si délicieux !
Nadia enleva ses gants et se toucha le nez. Il était glacé, mais pas comme sous l’effet de la morsure du gel. Elle se tourna vers Sax. Il avait les yeux brillants et une expression curieusement excitée qui ne lui était guère habituelle, à la fois étrange et émouvante. Mais excités, ils l’étaient tous, et nerveux, au bord du rire alors que la situation était si dangereuse pour Burroughs.
— J’essaye depuis des années de relever le taux d’oxygène, déclarait Sax à Nazik, Spencer et Steve.
Spencer acquiesça.
— Mais je pensais que c’était pour aviver l’incendie de Kasei Vallis.
— Oh, non ! Pour le feu, dès qu’on dispose d’un certain taux d’oxygène, ce qui importe, c’est l’aridité et les matériaux qui doivent être consumés. Non, ce qui m’intéressait, c’était d’augmenter la pression de l’oxygène afin que les humains et les animaux puissent respirer cette atmosphère. À condition que le gaz carbonique soit en diminution.
— Tu as mis au point des masques respiratoires pour les animaux ?
Ils rirent tous avant de retourner dans les quartiers d’habitation. Zeyk prépara du café pendant qu’ils bavardaient de leur escapade et se touchaient mutuellement les joues.
— Et comment faire sortir les gens de la ville ? demanda brusquement Nadia. Si la sécurité boucle les portes ?
— On découpe la tente. De toute façon, il faudra le faire, pour que l’opération se déroule plus vite. Mais je ne crois pas que la sécurité boucle les portes.
— Ils se dirigent vers le spatioport ! lança une voix depuis la salle des communications. Les forces de sécurité prennent le métro ! Ils abandonnent le navire, ces rats ! Et Michel dit que la gare… que la station Sud a été détruite !
Ce qui déchaîna un tohu-bohu soudain. Nadia parvint quand même à lancer à Sax :
— On va expliquer le plan à Hunt Mesa, descendre là-bas et distribuer les masques !
Il hocha la tête.
Entre Mangalavid et leurs écrans de poignet, ils parvinrent à communiquer rapidement le plan à l’ensemble de la population de Burroughs tout en descendant de Du Martheray à la ligne de tertres, au sud-ouest de la ville, dans une grande caravane. Peu après leur arrivée, les deux avions qui transportaient les masques respiratoires venus de Da Vinci tournoyèrent au-dessus de Syrtis avant de se poser sur un terrain plat, immédiatement à l’ouest de la tente. De l’autre côté de la ville, des observateurs placés au sommet de Double Decker Butte avaient déjà signalé l’approche de l’eau qui déferlait depuis l’est-nord-est. Une vague brun foncé ponctuée de glace qui s’abattait dans le pli peu profond qui, dans la ville, se prolongeait par le parc du Canal. Les nouvelles en provenance de la station Sud étaient confirmées : la piste avait été détruite par une explosion dans le générateur d’induction linéaire. Personne ne savait qui en était responsable, mais les trains étaient désormais immobilisés.
Pendant que les Arabes de Zeyk transportaient les caisses de masques vers les portes ouest, sud-ouest et sud, des foules énormes s’y entassaient déjà en walkers chauffants ou en vêtements épais – qui ne le seraient certainement pas assez pour le travail qui les attendait, se dit Nadia en distribuant les masques à la porte sud-ouest. Depuis quelque temps, les habitants de Burroughs sortaient si rarement en surface qu’ils louaient des walkers. Mais il n’y en avait pas en nombre suffisant pour tous, et ils devraient forcément sortir en manteaux beaucoup trop légers, qui ne protégeaient pas du tout la tête. Ils avaient accompagné leur message d’évacuation d’instructions pour que tous prévoient des vêtements appropriés à une température de 255 kelvins, et elle constata que nombreux étaient ceux qui avaient passé plusieurs couches de vêtements et se présentaient comme des bibendums.
Chacun des sas permettait le passage de cinq cents personnes toutes les cinq minutes – ils étaient vastes – mais avec des milliers de gens en attente à l’intérieur, et d’autres qui se pressaient au fur et à mesure qu’avançait cette matinée de samedi, c’était bien loin d’être suffisant. Tous les masques avaient été distribués et Nadia était persuadée que chacun avait le sien. Il était improbable que quiconque dans Burroughs ne soit pas prévenu de l’urgence de la situation. Elle fit donc le tour des autres, Zeyk, Sax, Maya, Michel et ceux qu’elle connaissait, en répétant :
— Il faut percer la tente. Je vais le faire immédiatement.
Aucun ne protesta.
Nirgal apparut enfin, sillonnant la foule, tel Mercure en mission urgente, distribuant sourires et poignées de main. Tous voulaient apparemment le serrer dans leurs bras ou au moins le toucher.
— Je vais découper la tente, lui annonça Nadia. Tout le monde a un masque et il faut que nous sortions tous au plus vite.
— Bonne idée. Laisse-moi leur expliquer ce qui se passe.
Il fit un bond de trois mètres, s’accrocha à l’arche de béton et se hissa vers le haut jusqu’à s’y jucher, les pieds parfaitement équilibrés sur la bande large de trois centimètres. Il activa un petit haut-parleur.
— Votre attention, s’il vous plaît ! Nous allons découper la tente, juste au-dessus du chaperon. La brise va souffler du dehors, mais elle ne devrait pas être très forte. Ensuite, ce sera aux gens les plus près de la paroi de passer les premiers, bien sûr. Inutile de se presser à ce stade. Nous allons ménager une brèche très large et vous devriez tous avoir évacué la ville dans la demi-heure qui va suivre. Préparez-vous au froid… il va être très revigorant. Mettez vos masques, vérifiez le joint et celui de vos voisins proches.
Il se tourna vers Nadia, qui venait de sortir un petit laser à souder de son sac à dos noir et le levait afin que tous le voient bien.
— Vous êtes prêts ? demanda Nirgal à tous les visages masqués de blanc. Vous ressemblez à des bandits. (Il éclata de rire.) OK !
Il se tourna vers Nadia.
Qui se mit à découper la tente.
Un comportement de survie intelligent est presque aussi contagieux que la panique, et l’évacuation se fit rapidement et en bon ordre. Nadia découpa la tente sur environ deux cents mètres, juste au-dessus du chaperon de béton. La pression de l’atmosphère intérieure, plus dense, provoqua un vent immédiat qui souleva les couches du revêtement transparent. Les gens n’eurent plus qu’à escalader le muret du chaperon ou à l’enjamber. D’autres équipes découpaient la tente près des portes sud et ouest et, dans le laps de temps qu’il aurait fallu pour vider un grand stade, la population de Burroughs se retrouva à ciel ouvert, dans l’air froid du matin d’Isidis. La pression était de 350 millibars et la température de 261 K, c’est-à-dire –12°C.
Les Arabes de Zeyk étaient restés dans leurs patrouilleurs et firent fonction d’escorte en allant et venant de part et d’autre des files, les guidant vers les tertres au sud-ouest de la ville, les Moeris Hills. La vague se déversa sur le côté est de Burroughs au moment où les dernières files atteignaient ces éminences basses. Des observateurs rouges, qui patrouillaient au large, rapportèrent que le flot liquide s’était à présent porté vers le nord et le sud, contournant le bas de la ville, et qu’il n’excédait pas un mètre.
Ils s’en étaient sortis d’extrême justesse, et Nadia en frissonna. Debout au sommet d’un des tertres des Moeris, elle essayait d’évaluer la situation. Les gens avaient fait de leur mieux, mais beaucoup étaient insuffisamment vêtus, se dit-elle. Ils n’avaient pas tous des bottes isolantes et, en majorité, ils ne s’étaient pas protégé la tête. Les Arabes leur montraient comment enrouler les écharpes, les torchons ou n’importe quel gilet en surplus autour de leur tête. Mais le froid était intense, en dépit du soleil et de l’absence de vent, et les gens de Burroughs qui n’avaient jamais travaillé en surface semblaient en état de choc. Même si certains étaient en meilleure forme que d’autres. Nadia repéra des nouveaux venus russes aux chapkas qu’ils avaient apportées jusque sur Mars et elle les interpella en russe. Ils lui répondirent presque tous par un sourire.
— Ça n’est rien. C’est un temps splendide pour faire du patin à glace, da ?
Nadia les encouragea.
— Avancez, avancez.
Dans l’après-midi, la température devait remonter, peut-être même au-dessus de zéro.
Dans la ville condamnée, les mesas se dressaient, sombres et rigides dans la lumière du matin, comme un musée de cathédrales titanesques, avec leurs couronnes de fenêtres comme des joyaux sertis, avec leurs diadèmes de verdure. Et désormais, la population de Burroughs s’était répandue sur la plaine comme une horde de bandits masqués, ou encore de malheureuses victimes du rhume des foins, enveloppés dans des couches de vêtements, ou bien en walkers, avec des casques, parfois. C’était un pèlerinage bizarre, et les visages étaient tournés vers la ville dans l’air glacé. Ils avaient tous les mains dans les poches. Dans le ciel, les longs cirrus passaient comme des copeaux de métal dans l’air rose foncé. L’étrangeté de ce spectacle était à la fois enthousiasmante et terrifiante. Nadia ne cessait de circuler entre les groupes en parlant à Zeyk, Sax, Nirgal, Jackie ou Art. Elle envoya un autre message à Ann, avec l’espoir qu’Ann les captait encore, même si elle ne répondait jamais.
— Assure-toi que les troupes de la sécurité n’aient aucun ennui au spatioport, fit-elle, incapable de dissimuler la colère qu’elle ressentait. Ne vous mettez pas en travers de leur chemin.
Dix minutes plus tard, son bloc de poignet bippa.
— Je sais, dit Ann, brièvement.
Et ce fut tout.
À présent qu’ils avaient fui la ville, Maya était plus agitée que jamais.
— Marchons pour de bon, maintenant ! Nous ne sommes pas encore arrivés à Libya, et la moitié de la journée est déjà écoulée !
— C’est vrai, appuya Nadia.
Une bonne partie de la foule s’était déjà engagée sur la piste qui venait de la station Sud de Burroughs et la suivait vers le sud, sur la pente du Grand Escarpement.
Ils s’éloignaient définitivement de la ville. Nadia s’arrêtait fréquemment pour encourager les gens, mais aussi pour se retourner vers Burroughs, vers les jardins et les terrasses sous la lumière du soleil, ce grand mésocosme vert qui avait été si longtemps la capitale de leur monde. L’eau noir rouille parsemée de glace avait à présent presque complètement cerné les murs de la ville, et un flot dense d’icebergs sales descendait du plissement bas au nord-est en un torrent de plus en plus large.
Le terrain qu’ils foulaient était parsemé de plantes basses : des mousses de la toundra, des fleurs alpestres et des bouquets de cactus des glaces telles des bouches d’incendies noires et épineuses. Des moucherons et des mouches, dérangés par cette bizarre invasion, tourbillonnaient autour d’eux. Il faisait maintenant nettement plus doux que dans la matinée. La température continuait de monter rapidement et ils avaient dû passer un peu au-dessus de zéro.
— Deux cent soixante-douze ! cria Nirgal quand Nadia l’interrogea au passage.
Il remontait et redescendait régulièrement la grande caravane humaine. Nadia vérifia sur son bloc de poignet : 272 kelvins. Le vent du sud-ouest était très léger. Les rapports météo indiquaient que la zone de haute pression se maintiendrait au-dessus d’Isidis pour une autre journée au moins.
Les gens marchaient en petits groupes, fusionnaient, et les amis, les collègues et les relations se congratulaient mutuellement, souvent surpris par des familières voix sous les masques, des regards familiers sous les cagoules ou les chapeaux. Un nuage diffus de givre s’élevait de la foule, dû à tous ces souffles, ces transpirations qui se confondaient. Il se dissipait très vite dans le soleil. Des patrouilleurs chargés de Rouges montaient depuis la ville, fuyant l’inondation, et les longèrent lentement. Leurs occupants tendirent des flasques de boisson chaude à la ronde. Nadia les regarda, furieuse, en jurant en silence derrière son masque. L’un des Rouges l’aperçut et lui lança d’un ton irrité :
— Ça n’est pas nous qui avons fait sauter la digue, vous savez. Ce sont les guérilleros mars-unistes. Kasei !
Il s’éloigna.
On utilisait les ravines descendant vers le bas de la pente, à l’est de la piste, comme latrines. Les gens profitaient de cet arrêt pour contempler encore une fois la ville étrangement déserte avec ses nouvelles douves d’eau glacée, rouille foncé. Des groupes d’indigènes psalmodiaient des phrases d’aréophanie. En les entendant, Nadia sentit son cœur se serrer et elle marmonna :
— Bon Dieu, Hiroko, est-ce que tu ne vas pas te montrer ? S’il te plaît, sors ! Aujourd’hui !
Elle repéra Art et le rejoignit. Il était en train de débiter un commentaire sur son bloc de poignet, vraisemblablement destiné à un consortium d’informations terrien.
— Oh, oui, souffla-t-il rapidement à Nadia quand elle l’interrogea. Nous sommes vivants. Et cette vidéo est très bonne aussi, j’en suis sûr. Ils vont reconstituer le scénario de l’inondation.
Aucun doute. La ville avec ses mesas, cernée par les flots noirâtres légèrement fumants, agités, bouillonnant furieusement sous l’effet de la carbonatation avec des vagues venant du nord… La température ambiante était désormais un peu au-dessus du zéro Celsius, et l’eau restait à l’état liquide même lorsqu’elle formait des mares encombrées de glace de fracture. Jamais encore Nadia n’avait eu à ce point conscience qu’ils avaient transformé l’atmosphère – c’était plus fort encore que les plantes, que le bleuissement du ciel, le fait qu’ils puissent sortir les yeux découverts, et respirer à travers des masques minces. Le spectacle de l’eau qui gelait durant le déluge de Marineris – qui était passée du noir au blanc en vingt secondes ou moins – l’avait marquée plus profondément qu’elle ne l’avait cru. Désormais, il s’agissait d’eaux libres. Le large plissement de Burroughs ressemblait maintenant à une baie de Fundy[82] gargantuesque, avec la marée galopante.
Des exclamations retentissaient de toutes parts comme autant de chants d’oiseaux. Nadia en ignora la raison jusqu’à la seconde où elle s’aperçut qu’il y avait de l’agitation du côté du spatioport.
Le spatioport était situé sur un large plateau au nord-ouest de la ville. À la hauteur où les réfugiés se trouvaient, ils pouvaient observer les grandes portes des hangars qui étaient maintenant ouvertes. Cinq avions spatiaux géants en sortirent l’un après l’autre, menaçants, militaires. Ils roulèrent jusqu’au terminal et les passerelles se déployèrent. Puis il ne se passa rien de plus, et les réfugiés, pendant presque une heure, marchèrent vers les premières vraies collines du Grand Escarpement. Ils avaient gagné de l’altitude, mais les pistes du spatioport et la partie inférieure des hangars étaient maintenant sous l’horizon pâle. À présent, le soleil était franchement à l’ouest.
L’attention de tous était fixée sur la ville. L’eau venait de crever la paroi de la tente à l’est de Burroughs et s’écoulait par la porte sud-ouest, par-dessus le chaperon, à l’endroit où ils avaient ouvert la tente. Peu après, elle envahit le parc du Canal, Princess Park et Niederdorf, partageant la ville en deux.
Au beau milieu du spectacle, l’un des grands jets apparut dans le ciel au-dessus du plateau. Il semblait très lent, comme les grands avions qui sont encore très bas. Il avait décollé cap au sud et, pour les spectateurs, il semblait devenir de plus en plus grand sans gagner de vitesse. Puis ils perçurent le ronflement grave de ses huit moteurs et il les survola avec la maladresse pesante d’un bourdon. Tandis qu’il s’élevait péniblement vers l’ouest, un autre se montra au-dessus du spatioport et passa au-dessus de la ville inondée. Les cinq avions défilèrent ainsi, tout aussi peu aérodynamiques les uns que les autres, et disparurent à l’ouest.
Ils reprirent leur marche, à grandes foulées. Les plus rapides ne cherchaient pas à ralentir pour rester auprès des plus lents car il était important de rallier la gare de Libya aussi vite que possible, ce que tous comprenaient. Des trains arrivaient de toutes parts, mais Libya était une petite gare avec quelques quais seulement, et la chorégraphie de l’évacuation allait s’avérer complexe.
Il était maintenant cinq heures et le soleil était bas sur l’horizon de Syrtis. La température chutait rapidement sous zéro. Les marcheurs les plus rapides, des indigènes et des immigrants récents, prenaient de l’avance, et la colonne s’étirait. Les gens des patrouilleurs rapportaient qu’elle s’étirait maintenant sur plusieurs kilomètres et s’allongeait constamment. Ces patrouilleurs circulaient sans cesse entre la tête et la queue de la colonne, récupérant parfois certains marcheurs. Tous les walkers et tous les casques disponibles étaient utilisés. Coyote était arrivé de la digue et, en apercevant son patrouilleur camouflé, Nadia soupçonna aussitôt qu’il était derrière l’opération. Il apparut sur l’écran de son poignet et lui lança un franc bonjour exultant, avant de lui demander comment se passaient les choses. Puis il repartit en direction de la ville.
— Demandez à Fossa Sud d’envoyer un dirigeable au-dessus de Burroughs, suggéra-t-il. Au cas où des retardataires se seraient réfugiés en haut des mesas. Il y a certainement des gens qui dorment encore à cette heure de la journée, et ils vont avoir une sacrée surprise en se réveillant.
Il partit d’un grand rire, mais sa suggestion était justifiée et Art appela immédiatement.
Nadia suivait l’arrière de la colonne en compagnie de Maya, Sax et Art, écoutant les rapports qui arrivaient. Elle ordonna aux patrouilleurs de circuler sur la piste abandonnée, pour éviter les projections de poussière. Elle essayait de ne pas tenir compte de son épuisement. C’était plus l’effet du manque de sommeil que de la fatigue musculaire. La nuit allait être longue. Et pas seulement pour elle. Une grande partie de la population de Mars était maintenant totalement urbaine et absolument pas entraînée à de longues marches. Elle-même ne les pratiquait guère, bien qu’elle fût souvent sur les chantiers de construction et non pas derrière un bureau, comme la plupart. Heureusement, ils suivaient une piste ferroviaire, et ils pouvaient même marcher sur la surface lisse de la voie, entre les rails de suspension des côtés et le rail de réaction central. Mais ils préféraient largement rester sur les routes de gravier ou de béton qui couraient en parallèle.
Pour leur malheur, par contre, dès que l’on ne marchait pas vers le nord en quittant Isidis Planitia, cela signifiait qu’il fallait monter. La gare de Libya était sept cents mètres plus haut que Burroughs. Ce n’était pas important, mais la pente était continue sur soixante-dix kilomètres sans aucun segment abrupt.
— Ça va nous réchauffer marmonna Sax quand elle lui parla de ses inquiétudes.
Les heures passèrent el leurs ombres, projetées loin à l’est, devinrent des ombres de géants. Derrière eux, la cité noyée était obscure et vide, elle disparaissait sous l’horizon mesa après mesa, et Double Decker Butte et Moeris Mesa, les dernières, furent submergées sous le seuil du ciel. Les teintes d’ombre brûlée d’Isidis se faisaient plus vives, et le ciel s’assombrit encore et encore, jusqu’à ce que le soleil boursouflé rougeoie sur l’horizon d’ouest. Ils marchaient à présent dans un monde roux, comme une armée en loques battant en retraite.
Nadia suivait les bulletins de Mangalavid de temps à autre et trouvait les nouvelles du reste de la planète plutôt réconfortantes. Toutes les principales villes à l’exception de Sheffield étaient sous le contrôle du mouvement indépendantiste. Le labyrinthe du terril de Sabishii avait servi de refuge aux rescapés de l’incendie, et même si le feu n’était pas complètement éteint, cela signifiait qu’ils s’en sortiraient. Nadia s’entretint avec Nanao et Etsu tout en marchant. La petite image de Nanao révélait sa fatigue et Nadia lui dit à quel point elle était bouleversée : Sabishii en flammes et Burroughs sous les eaux – les deux plus grandes cités de Mars avaient été détruites.
— Non, non, fit Nanao. Nous reconstruisons. Sabishii est là, dans notre esprit.
Comme les autres villes, ils expédiaient les trains qui n’avaient pas brûlé vers la gare de Libya. Les cités proches envoyaient aussi des avions et des dirigeables. Les dirigeables pourraient les secourir pendant la longue marche de nuit. Très important : ils leur apportaient le maximum d’eau qu’ils avaient pu embarquer. La déshydratation dans la nuit sèche et glacée allait être une dure épreuve. La gorge de Nadia était déjà desséchée et elle accepta avec joie la tasse d’eau qu’on lui tendait depuis un patrouilleur. Elle leva son masque et but très vite, en s’efforçant de ne pas respirer.
— C’est la dernière tournée ! lança la femme qui distribuait les tasses d’un ton enjoué. Encore cent et on sera à court !
Nadia reçut un nouvel appel de Fossa Sud. Ils avaient été contactés par plusieurs exploitations minières d’Elysium, dont les occupants s’étaient déclarés indépendants par rapport aux métanationales et au mouvement Mars Libre. Ils mettaient en garde tous les autres : restez à l’écart. Certaines stations occupées par les Rouges les avaient imités.
Nadia prit un air méprisant et répondit aux gens de Fossa Sud :
— Très bien. Mais envoyez-leur une copie de la déclaration de Dorsa Brevia en leur demandant de l’étudier un peu. S’ils sont d’accord pour soutenir la section qui concerne les droits de l’homme, je ne vois pas pourquoi nous nous soucierions d’eux.
Le soleil se coucha. Le lent crépuscule s’attardait.
Il ne subsistait plus qu’une vague clarté violet foncé dans l’air brumeux quand un patrouilleur-rocher surgit de l’est et s’arrêta devant le groupe de Nadia. Parmi les passagers qui en descendirent, en cagoules et masques blancs, Nadia reconnut soudain Ann. Grande et svelte, elle marcha droit sur Nadia sans la moindre hésitation. Les Cent Premiers se reconnaissaient toujours…
Nadia s’était arrêtée et observait sa vieille amie. Ann clignait des yeux dans le froid soudain.
— Nous n’avons rien fait, dit-elle sans préambule. Une unité d’Armscor est intervenue avec des blindés et nous nous sommes battus. Kasei se disait que s’ils reprenaient la digue, ils reprendraient tout, partout. Il avait probablement raison.
— Il s’en est sorti ?
— Je l’ignore. Il y a eu de nombreux tués sur la digue. Et beaucoup d’autres n’ont pu échapper à l’inondation qu’en escaladant Syrtis.
Elle se tut, l’air sombre, sans remords. Nadia s’émerveilla de pouvoir déchiffrer tant de choses dans cette silhouette noire vaguement découpée sur les étoiles. Peut-être à cause de son port d’épaules. De l’inclinaison de sa tête.
— Allons-y. Il faut marcher.
Rien d’autre ne lui venait à l’esprit en cet instant. Gagner la digue d’abord, régler les charges… Mais à quoi bon, désormais.
La lumière s’écoula de la terre, de l’air, du ciel… Ils progressaient sous les étoiles, dans une atmosphère aussi glacée que celle de la Sibérie. Nadia aurait pu avancer plus vite, mais elle souhaitait rester à l’arrière de la colonne, avec les plus lents, qu’elle pourrait éventuellement aider. Certains portaient leurs enfants sur le dos, mais les enfants n’étaient pas nombreux à l’arrière de la colonne. Les plus petits étaient déjà dans les patrouilleurs et les plus grands en tête, avec les marcheurs plus rapides. Et puis, il n’y avait jamais eu beaucoup d’enfants dans Burroughs.
Les phares des patrouilleurs perçaient la poussière qu’ils soulevaient et Nadia se demanda si les filtres à CO2 ne risquaient pas d’être obturés. Elle posa la question à Ann qui lui répondit :
— Si tu presses bien le masque contre ta bouche et que tu souffles très fort, ça aide. Tu peux aussi retenir ton souffle, ôter ton masque et lui envoyer un jet d’air comprimé, si possible.
Sax acquiesça.
— Tu connais ces masques ?
— J’ai passé de nombreuses heures avec.
— Parfait.
Nadia fit l’expérience : elle appuya sur le masque et souffla violemment. Très vite, elle fut haletante.
— On devrait essayer de marcher sur la piste et les routes pour échapper à la poussière. Et dire aux patrouilleurs de ralentir.
Ils avaient fini par adopter une sorte de rythme dans leur marche. Aucun ne restait en arrière, aucun ne se hâtait en avant. Et le froid s’intensifiait. Les phares des patrouilleurs illuminaient par endroits les milliers de gens qui marchaient sur la longue pente qui montait vers l’horizon du sud, à douze ou treize kilomètres de distance, peut-être. Il était difficile d’en juger dans la nuit. On ne voyait que la cohorte ondulante dans les faisceaux de lumière, l’éclat rouge des feux… Une vision très étrange. Un bourdonnement résonnait parfois dans le ciel quand des dirigeables arrivaient de Fossa Sud et flottaient au-dessus de la foule comme des OVNI baroques cernés de lumières, avec leurs moteurs vrombissants, pendant qu’ils manœuvraient pour larguer des vivres et de l’eau aux patrouilleurs en attente. Puis les patrouilleurs se dirigeaient vers la colonne pour faire la distribution, et les dirigeables reprenaient de l’altitude pour se perdre comme des constellations colorées et disparaître à l’est.
Durant le laps de temps martien, de jeunes indigènes exubérants se risquèrent à chanter, mais l’air était trop sec et trop glacé, et ils n’insistèrent pas. Cette idée plut à Nadia et elle se chanta en silence certains de ses airs favoris : Hello Central, Give Me Dr Jazz, Bucket’s Got a Hole in it, On the Sunny Side of the Street. Elle les reprit plusieurs fois.
Comme la nuit avançait, son moral s’améliorait. Il semblait bien que leur plan était en train de réussir. Ils ne dépassaient pas des centaines de gens effondrés, même si les patrouilleurs leur avaient appris qu’un grand nombre de jeunes indigènes semblaient avoir craqué parce qu’ils étaient allés trop vite, et qu’ils avaient maintenant besoin de secours. Ils étaient tous passés de 500 à 340 millibars, ce qui aurait correspondu, sur Terre, à la différence de pression entre quatre mille et six mille cinq cents mètres d’altitude, un saut considérable, même en tenant compte du taux élevé d’oxygène de l’atmosphère martienne. Et certains souffraient du mal des montagnes, les jeunes surtout. Les indigènes avaient commencé cette marche avec un immense enthousiasme, peut-être excessif, qu’ils payaient maintenant. Ils souffraient de nausées et de maux de tête. Mais les patrouilleurs aidaient ceux qui commençaient à avoir des spasmes et escortaient les autres. Quant à la queue de la colonne, elle progressait toujours d’un pas égal.
Et Nadia cheminait toujours, main dans la main avec Maya ou Art, seule parfois, perdue dans son monde à elle, l’esprit errant dans le froid mordant, retrouvant des miettes de son passé. Il lui revenait des marches dangereuses qu’elle avait faites à la surface gelée de ce monde : pendant la grande tempête avec John, au cratère Rabe… Alors qu’ils cherchaient le transpondeur avec Arkady… Elle suivait Frank dans Noctis Labyrinthus, durant la nuit où ils s’étaient évadés du Caire, après l’assaut… Cette même nuit, elle avait sombré dans une gaieté morne et bizarre – une réaction au fait d’être libérée de ses responsabilités, peut-être, de n’avoir plus qu’à suivre un leader. 61 avait été un tel désastre. Et cette révolution, elle aussi, pouvait déboucher sur le chaos – c’était le cas, en fait. Personne ne la contrôlait plus. Mais des voix montaient toujours de son poignet, venues de partout. Et personne n’allait les mitrailler depuis l’espace. Les éléments les plus intransigeants de l’Autorité transitoire avaient probablement été tués dans les premières heures, dans Kasei Vallis – un aspect peu drôle de la « gestion intégrée des fléaux » chère à Art. Quant aux autres, ils avaient dû succomber sous le nombre. Ils étaient tout aussi incapables que quiconque de contrôler une planète peuplée de dissidents. Ou bien trop intimidés pour essayer.
Donc, cette fois-ci, ils étaient parvenus à ce que les choses se passent autrement. Ou bien les conditions sur Terre étaient tout simplement différentes, et les phénomènes divers de l’histoire martienne n’étaient que les reflets déformés de ces changements. Tout à fait possible. Mais c’était une pensée troublante, si l’on considérait l’avenir. Il faudrait y réfléchir plus tard. Ils devraient affronter tout cela le temps venu. Pour l’heure, ils ne devaient se préoccuper que d’atteindre la gare de Libya. La simple physique de ce problème et de sa solution la séduisait énormément. Elle avait finalement quelque chose de palpable entre les mains. Elle respirait l’air glacial. Elle essayait de réchauffer ses poumons avec le reste de son être, avec son cœur – ça ressemblait un peu à la mystérieuse redistribution thermique de Nirgal. Si seulement elle en était capable !
Elle commençait à prendre de brèves bouffées de sommeil sans cesser de marcher. Elle avait peur qu’il s’agisse d’une intoxication au gaz carbonique, mais continuait de temps en temps à sombrer. Sa gorge était irritée. La queue de la colonne ralentissait et les patrouilleurs avaient commencé à récupérer les marcheurs les plus épuisés pour les évacuer vers Libya. Ils faisaient régulièrement la navette. Les gens, de plus en plus nombreux, souffraient du mal des montagnes, et les Rouges leur expliquaient comment enlever leur masque pour vomir avant de reprendre leur souffle. L’opération était difficile et les cas d’intoxication au CO2 s’ajoutaient au mal des montagnes. Mais ils se rapprochaient pas à pas de leur but. Les images qu’ils recevaient sur leurs blocs de poignet montraient la gare de Libya : elle ressemblait à une station de métro de Tokyo à l’heure de pointe. Mais les trains circulaient à un rythme régulier et il restait encore de la place, apparemment, pour les derniers réfugiés.
Un patrouilleur ralentit à leur côté et on demanda à Maya s’ils voulaient monter.
— Fichez le camp ! s’insurgea-t-elle. Allez donc aider les autres, là-bas ! Ne perdez pas votre temps !
Le conducteur redémarra sans plus attendre. Maya commenta d’une voix rauque :
— J’ai cent quarante-trois ans, mais ça me ferait mal de ne pas terminer à pied ! Accélérons un peu !
Ils gardèrent le même rythme et se maintinrent en queue de colonne, observant la farandole des phares dans la brume, loin devant. Depuis plusieurs heures, Nadia avait mal aux yeux, et la souffrance devenait à peine tolérable. L’engourdissement du froid ne la protégeait plus, apparemment. Ses yeux étaient secs et elle avait du sable sur la cornée. Chaque battement de cils était une brûlure. Elle se dit que les masques auraient dû être munis de lunettes étanches.
Elle trébucha sur un rocher et un souvenir remonta de sa jeunesse : dans le sud de l’Oural, une fois, le camion qui les transportait, elle et ses collègues de travail, était tombé en panne. C’était l’hiver, et ils avaient dû marcher depuis Chelyabinsk-65 jusqu’à Chelyabinsk-40 sur cinquante kilomètres gelés de zone industrielle stalinienne ravagée – entre les usines noires désertées, les cheminées brisées, les clôtures de barbelés abattues, les camions renversés… Dans la neige hivernale, sous les nuages bas. Même sur le moment, c’avait été comme un cauchemar. Elle le raconta à Maya, Sax et Art, la voix rauque. Sa gorge la faisait souffrir, mais pas autant que ses yeux. Ils avaient tellement l’habitude des intercoms qu’il leur semblait étrange de parler comme ça, dans l’air de la nuit. Mais elle en avait besoin.
— Je me demande comment j’ai pu oublier cette nuit. Je n’y ai plus repensé depuis tellement longtemps. Je l’avais effacée. Ç’a dû se passer… je dirais il y a cent vingt ans.
— Tu te souviendras aussi de celle-ci, dit Maya.
Ils se mirent à échanger des souvenirs sur les jours les plus froids qu’ils avaient pu connaître. Les deux femmes russes se rappelaient dix épisodes plus rudes que tout ce que Sax et Art pouvaient raconter.
— Et les plus chauds ? proposa Art. Là, je pourrais gagner. Je me suis retrouvé une fois dans un concours de scieurs, en division tronçonneuse. C’était celui qui avait la plus puissante tronçonneuse qui gagnait. Alors j’ai remplacé le moteur de la mienne par celui d’une Harley Davidson et j’ai coupé la grume en moins de dix secondes. Mais les moteurs de motos sont à refroidissement à air, vous le savez, et ce sont mes mains qui ont eu chaud !
Ils éclatèrent de rire.
— Mais ça ne compte pas, protesta Maya. Ça n’est pas tout votre corps qui a souffert !
— J’aimerais avoir cette tronçonneuse avec moi en ce moment !
Les étoiles se faisaient plus rares. Tout d’abord, Nadia mit ça sur le compte des particules de poussière, ou de ses yeux. Mais en consultant son bloc de poignet, elle apprit qu’il était presque cinq heures du matin. L’aube approchait. Et la gare de Libya n’était plus qu’à quelques kilomètres. La température était de 256 kelvins.
Ils arrivèrent au lever du soleil. Les gens se passaient des tasses de thé qui sentait l’ambroisie. La gare était trop pleine pour qu’ils puissent entrer. Plusieurs milliers de réfugiés attendaient déjà à l’extérieur. L’évacuation se passait néanmoins sans problème depuis des heures, sous la direction de Vlad, Ursula et un petit groupe de Bogdanovistes. Les trains arrivaient toujours sur les trois pistes, du sud, de l’est et de l’ouest, et tout le monde embarquait en ordre. Les dirigeables flottaient sur l’horizon. La population de Burroughs allait être séparée dans l’instant : certains allaient partir pour Elysium, d’autres pour Hellas, ou plus au sud, en direction d’Hiranyagarbha et Christianopolis – d’autres encore pour les petites villes qui marquaient la route de Sheffield, y compris Underhill.
Ils attendirent donc leur tour. Dans la lumière de l’aube, ils avaient tous les yeux injectés de sang, ce qui, avec leurs masques incrustés de poussière, leur conférait une apparence féroce et sanguinaire. Nadia se répéta que les lunettes seraient désormais indispensables pour les sorties en surface.
Finalement, Zeyk et Marina escortèrent le dernier groupe. À ce stade, la plupart des Cent Premiers s’étaient retrouvés et ils étaient rassemblés contre un mur, mus par le magnétisme qui les attirait toujours les uns vers les autres en cas de crise. Ils étaient plusieurs à se trouver dans le dernier groupe : Maya et Michel, Nadia, Sax et Ann, Vlad, Ursula, Marina, Spencer, Ivana, Coyote…
De l’autre côté des pistes, Jackie et Nirgal dirigeaient les gens vers les voitures en agitant les bras comme des chefs d’orchestre, soutenant parfois ceux dont les jambes se dérobaient à la dernière minute. Les Cent Premiers se présentèrent ensemble sur le quai. Maya ignora Jackie quand elle passa près d’elle. Nadia la suivit et tous les autres embarquèrent à leur suite. Elles défilèrent dans la travée centrale entre deux rangées de visages blancs et cramoisis réjouis, les têtes brunes de poussière. Le plancher était jonché de masques crasseux, mais nombreux étaient ceux qui les gardaient serrés dans leurs mains.
Les écrans, à l’avant de chaque voiture, relayaient un film qu’un dirigeable émettait. Des images de Burroughs dans le matin. Une mer gelée parsemée de polynies noires. Au-dessus de cette mer nouvelle se dressaient les neuf mesas, devenues désormais des îles aux falaises abruptes, pas très hautes, avec leurs jardins en terrasses et leurs fenêtres bizarrement alignées au-dessus des blocs de glace sale à la dérive.
Nadia et les autres suivirent Maya jusqu’à la dernière voiture. Elle se retourna et les vit tous rassemblés dans l’ultime compartiment. Elle demanda alors :
— Est-ce que ce train va jusqu’à Underhill ?
— Odessa, dit Sax.
Elle sourit.
Des gens se levaient pour leur laisser la place et ils acceptèrent. Ils les remercièrent et, peu après, les compartiments voisins furent complets. Les travées furent envahies ensuite. Vlad murmura quelque chose à propos du capitaine qui devait être le dernier à quitter le navire en perdition.
Nadia trouva cette remarque déprimante. Elle était épuisée et ne parvenait pas à se rappeler son dernier moment de sommeil. Elle avait tant aimé Burroughs, et on avait consacré tant d’heures à l’édifier… Elle se souvenait de ce que Nanao avait dit à propos de Sabishii. Eux aussi gardaient Burroughs dans leur esprit. Quand le rivage du nouvel océan se serait stabilisé, ils pourraient peut-être construire une autre Burroughs.
Pour l’heure, Ann était assise de l’autre côté, et Coyote descendait la travée dans leur direction. Il s’arrêta pour appuyer son visage contre une vitre et lever le pouce à l’intention de Nirgal et Jackie, qui étaient encore dehors. Ils finirent par monter, à plusieurs voitures de distance. Michel riait à cause de ce que Maya venait de lui dire. Ursula, Marina, Vlad, Spencer… tous les membres de la famille de Nadia étaient là, sains et saufs, du moins pour l’instant. Et ils étaient tout ce qu’elle avait pour l’instant… Elle se sentit couler dans le fond de son siège. Dans quelques minutes, elle serait endormie, elle le sentait à la brûlure de ses yeux secs. Le train s’ébranla.
Sax consultait son bloc de poignet et Nadia lui demanda d’un ton ensommeillé :
— Que se passe-t-il sur Terre ?
— Le niveau des mers monte encore. Il a dépassé la barre des quatre mètres. Il semble que les métanationales aient cessé le combat, momentanément du moins. La Cour mondiale a déclaré le cessez-le-feu. Praxis a lancé tous ses moyens pour lutter contre l’inondation. Apparemment, certaines autres métanats devraient l’imiter. L’assemblée générale de l’ONU s’est réunie à Mexico. L’Inde a confirmé le traité passé avec un gouvernement martien indépendant.
— C’est un pacte avec le diable, lança Coyote. L’Inde et la Chine sont trop gros pour nous. Attendons de voir.
— Les conflits sont terminés ? demanda Nadia.
— On ne peut pas savoir clairement si ça durera, dit Sax.
Maya grommela :
— Rien n’est jamais permanent.
Sax haussa les épaules.
— Il va falloir constituer un gouvernement, continua Maya. Et vite, pour présenter à la Terre un front uni. Plus nous serons légalement établis, moins ils se risqueront à tenter de nous renverser.
— Ils viendront, dit Coyote.
— Pas si nous leur prouvons qu’ils obtiendront de nous tout ce qu’ils auraient pu avoir par eux-mêmes. Ça les ralentira.
— Mais ils viendront quand même.
Sax intervint :
— Nous ne serons jamais à l’abri du danger tant que la Terre n’aura pas retrouvé le calme. Tant qu’elle ne sera pas stabilisée.
— La Terre ne sera jamais stabilisée, insista Coyote.
Sax haussa les épaules.
— C’est à nous de la stabiliser ! s’exclama Maya en agitant un doigt vers Coyote. Pour notre propre bien !
— L’aréoforming de la Terre, fit Michel avec son sourire ironique.
— Bien sûr, et pourquoi pas ? C’est exactement ce qu’il faut.
Il se pencha vers Maya et embrassa sa joue poussiéreuse.
Coyote secouait la tête.
— C’est comme de bouger un monde sans avoir d’axe.
— L’axe est dans nos esprits, dit Maya, surprenant Nadia.
Marina jeta un regard sur son bloc de poignet.
— La sécurité contrôle toujours Clarke et le câble. Peter dit qu’ils ont abandonné Sheffield mais pas le socle. Et quelqu’un… quelqu’un rapporte avoir vu Hiroko à Hiranyagarbha.
Cela les réduisit tous au silence et ils s’absorbèrent dans leurs pensées.
— J’ai eu accès aux données de l’ATONU sur la première prise de Sabishii, annonça Coyote au bout d’un moment. Il n’est pas fait mention d’Hiroko ni d’aucun membre de son groupe. Je ne pense pas qu’ils les aient eus.
— Ce qui est inscrit n’a rien à voir avec ce qui a pu se passer, fit Maya d’un air sombre.
— En sanscrit, dit Marina, Hiranyagarbha signifie « L’Embryon d’or ».
Nadia sentit son cœur se serrer. Allons, Hiroko, montre-toi. Sors, bon Dieu. Je t’en prie.
L’expression de Michel faisait peine à voir. Toute sa famille avait disparu…
— Nous ne pouvons être certains d’avoir rassemblé tout Mars, dit Nadia afin de le distraire. (Elle rencontra son regard.) Nous ne nous sommes pas mis d’accord à Dorsa Brevia. Comment pourrions-nous l’être maintenant ?
— Parce que nous sommes libres. C’est vrai, maintenant. Nous sommes libres d’essayer. Et on ne se donne à fond que quand on ne peut pas revenir en arrière.
Le train ralentit pour traverser la piste équatoriale et ils furent secoués d’avant en arrière.
— Des Rouges font sauter toutes les stations de captage de Vastitas, dit Coyote. Je ne crois pas que nous parvenions à un consensus sur le terraforming.
— Ça, c’est certain, fit Ann d’un ton rauque avant de s’éclaircir la gorge. Nous voulons aussi nous débarrasser de la soletta.
Elle foudroya Sax du regard, mais il se contenta de hausser les épaules.
— L’écopoésis, dit-il. Nous avons déjà une biosphère. C’est tout ce qu’il nous faut. Un monde splendide.
Au-dehors, le paysage faillé défilait sous la clarté froide du matin. Les pentes de Tyrrhena avaient pris une coloration kaki avec les millions de plaques de mousse, d’herbe et de lichen incrustées entre les rochers. Tous les observaient en silence. Nadia se sentait hébétée en essayant de penser à tout ça, de ne pas mêler les choses. C’était aussi flou que l’image de rouille et de kaki qui s’emballait devant son regard…
Elle dévisagea ceux qui l’entouraient, et une clé joua à l’intérieur de son esprit. Ses yeux étaient encore secs et irrités, mais elle ne somnolait plus. Son estomac se relâcha pour la première fois depuis le début de la révolte. Elle respirait librement. Ann avait l’air encore furieuse à son égard, et Maya en voulait toujours à Coyote. Ils étaient tous défaits, sales, avec les yeux rouges du petit peuple rouge. Leurs iris brillants semblaient taillés dans des fragments de pierre précieuse. Et elle s’entendit déclarer :
— Arkady serait satisfait.
Ils la regardèrent, surpris. Jamais elle ne parlait de lui, se dit-elle.
— Simon aussi, ajouta Ann.
— Et Alex.
— Et Sasha.
— Et Tatiana.
— Tous ceux que nous avons perdus, conclut brièvement Michel avant que la liste ne s’allonge.
— Mais pas Frank, fit Maya. Frank ferait sûrement la tête à propos de quelque chose.
Ils rirent tous, et Coyote ajouta :
— Et c’est toi qui vas poursuivre la tradition, non ?
Elle pointa sur lui un doigt coléreux et ils rirent plus fort encore.
— Et John ? demanda Michel en prenant le bras de Maya.
Elle se libéra et continua de menacer Coyote.
— John ne se lamenterait pas en implorant le ciel et en rejetant la Terre comme si nous pouvions nous en sortir sans elle ! En ce moment, John Boone nagerait dans le bonheur !
— Nous devrons nous en souvenir, dit Michel. Et penser à ce qu’il ferait.
Coyote sourit.
— Il courrait dans ce train en remontant le moral de tout le monde. Ce serait la fête jusqu’à Odessa. On écouterait de la musique, on danserait, tout ça.
Ils se regardèrent.
— Eh bien ? demanda Michel.
Ils s’avancèrent tous vers l’avant du train.