CINQUIÈME PARTIE Sans foyer

1

La biogenèse, en premier lieu, c’est de la psychogenèse. Jamais cette vérité n’avait été aussi manifeste que sur Mars, où la noosphère avait précédé la biosphère – la couche de pensée venue de loin enveloppant tout d’abord la planète, l’investissant avec ses histoires, ses plans et ses rêves, jusqu’au moment où John Boone avait débarqué et proclamé : Nous voici ! et c’est à partir de ce point d’ignition que la force verte s’était répandue comme un feu de broussailles, jusqu’à ce que la planète tout entière puise sous la viriditas. Comme si quelque chose lui avait manqué jusqu’alors, et qu’elle ait réussi au fond de son esprit à percer la roche, à faire s’affronter la noosphère et la lithosphère, jusqu’à ce que la biosphère jusqu’alors absente surgisse par l’issue entrouverte avec la surprenante vivacité d’une fleur en papier de prestidigitateur.

C’était ainsi que les choses apparaissaient au regard de Michel Duval, qui s’était désormais passionnément voué à tout signe de vie dans le désert de rouille, qui avait adhéré à l’aréophanie d’Hiroko avec la ferveur d’un homme qui se noie et trouve une bouée. C’était ainsi qu’il avait acquis cette nouvelle vision des choses. Afin d’en améliorer la pratique, il avait copié cette habitude qu’avait Ann de sortir peu avant l’aube pour découvrir, dans les ombres naissantes des touffes d’herbes nouvelles, un plaisir toujours renouvelé et déchirant. Car dans chaque carré de lichen ou de sauge, il discernait sa Provence en miniature.

C’était sa tâche, telle qu’il la concevait maintenant : le difficile travail de concilier l’inconciliable antinomie entre la Provence et Mars. Il avait le sentiment que dans ce projet il faisait partie d’une longue tradition car, récemment, dans le cours de ses études, il avait remarqué que l’histoire de la pensée française était dominée par diverses tentatives pour résoudre des antinomies extrêmes : l’esprit et le corps (pour Descartes), le freudisme et le marxisme (pour Sartre), le christianisme et l’évolution (pour Teilhard de Chardin), d’autres encore. Il lui apparaissait que la qualité particulière de la philosophie française, sa tension héroïque et sa tendance à se frayer un long chemin à travers des fiascos superbes, était due à ses tentatives répétées d’allier des termes contradictoires. Autant d’attaques du même problème, y compris la sienne, autant de combats pour tricoter l’esprit à la matière. Voilà pourquoi, peut-être, la pensée française avait souvent été si accueillante à des dispositifs rhétoriques aussi complexes que le carré sémiotique, structures susceptibles de plier ces contradictions inconciliables en réseaux assez résistants pour les contenir.

Donc, désormais, telle était la tâche de Michel : tricoter patiemment l’esprit vert et la matière rouille : découvrir la Provence qui était en Mars. Le lichen de crustose, par exemple, donnait à certaines parties de la plaine rouge l’aspect d’un placage de jade pomme.

À présent, dans les claires soirées indigo (les vieux ciels roses avaient donné un aspect brun à l’herbe), la couleur du ciel soulignait chaque brin d’un trait d’un vert pur et les petites prairies semblaient vibrer. La couleur exerçait comme une pression intense sur la rétine… Un délice.

Mais il était tout aussi intimidant de voir à quelle vitesse cette biosphère primitive avait pris racine, avait fleuri et s’était répandue sous l’effet de l’élan vers la vie inhérent à la nature : un arc électrique, et vert, entre les pôles de la roche et de l’esprit. Une puissance incroyable qui avait ici touché les chaînons génétiques, inséré des séquences, créé des hybrides nouveaux dont elle avait favorisé le développement en changeant leur environnement. L’enthousiasme naturel de la vie pour la vie était clair de toutes parts, comme étaient évidents son combat et ses fréquentes victoires. Mais il y avait aussi des mains pour guider tout cela, une noosphère qui baignait le tout depuis le départ. La force verte, infiltrée dans le paysage à chaque attouchement de ses doigts. Et les êtres humains en étaient devenus miraculeux – des créateurs conscients désormais, qui s’avançaient dans ce monde nouveau comme des dieux neufs et jeunes en déployant leurs pouvoirs alchimiques immenses. Et Michel posait un regard nouveau et curieux sur tous ceux qu’il rencontrait sur Mars, se demandant face à leur apparence anodine s’il n’avait pas devant lui un nouveau Paracelse, un nouvel Isaac de Holland, qui pourrait changer le plomb en or, ou bien faire fleurir les rochers.

2

L’Américain que Coyote et Maya avaient sauvé, à première vue, n’avait rien de plus particulier que tous ceux que Michel avait pu rencontrer sur Mars. Il était peut-être plus curieux, plus naïf. C’était un homme trapu, à la démarche traînante, le visage basané, avec une expression intriguée. Mais Michel avait depuis longtemps l’habitude de passer sous cette surface d’apparences pour atteindre l’esprit qui animait l’intérieur, et très vite, il conclut qu’ils avaient un homme mystérieux entre les mains.

Il déclarait se nommer Art Randolph, chargé de la récupération des matériaux utiles de l’ascenseur effondré.

— Du carbone ? demanda Maya.

Son ton sarcastique lui avait échappé ou bien il avait décidé de l’ignorer, et il répondit :

— Oui, mais aussi…

Suivit toute une liste de minéraux exotiques bréchiformes.

Maya se contenta de lui lancer un regard noir, qu’il ne remarqua pas non plus, apparemment. Il ne savait que poser des questions. Qui étaient-ils ? Que faisaient-ils dans cette région ? Où l’emmenaient-ils ? Dans quel genre d’engin roulaient-ils ? Est-ce qu’ils étaient vraiment invisibles depuis l’espace ? Comment avaient-ils pu supprimer leurs signaux thermiques ? Pourquoi voulaient-ils qu’on ne les repère pas depuis l’espace ? Est-ce qu’ils faisaient partie de cette colonie perdue légendaire ? Ou de l’underground martien ? Qui étaient-ils donc, après tout ?

Personne ne se montrait très empressé de répondre, et ce fut finalement Michel qui lui dit :

— Nous sommes des Martiens. Nous vivons ici. Par nos propres moyens.

— L’underground. Incroyable. Pour tout vous avouer, je pensais que vous étiez un mythe. Ça, c’est quelque chose, les gars…

Maya roula des yeux, et quand leur invité demanda qu’ils le déposent au Belvédère d’Echus, elle eut un rire méchant.

— Allons, soyez sérieux.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Michel lui expliqua qu’ils ne pouvaient le libérer sans révéler leur présence, donc qu’ils ne pouvaient pas le libérer.

— Mais je ne dirai rien à qui que ce soit.

Maya rit à nouveau.

— Nous ne pouvons faire confiance à un étranger, dit Michel. C’est trop important. Et il se pourrait que vous ne puissiez garder le secret. Parce qu’il faudrait que vous expliquiez comment vous avez pu vous éloigner à une telle distance de votre véhicule.

— Vous pourriez m’y ramener.

— Nous n’aimons guère perdre notre temps à ce genre de chose. Jamais nous ne nous en serions approchés si nous n’avions pas remarqué que vous étiez en danger.

— Oui, j’apprécie, d’accord, mais vous ne m’avez pas réellement secouru.

— Ça valait tout de même mieux que l’alternative, coupa Maya d’un ton sec.

— Tout à fait vrai. Et croyez-moi, j’apprécie votre intervention. Mais je promets de ne rien dire à personne. Et puis ça n’est pas comme si tout le monde ignorait que vous vous cachez par ici. Sur Terre, la télé vous consacre régulièrement un reportage.

Même Maya fut réduite au silence par cet argument. Ils roulaient toujours. Maya ouvrit l’intercom et échangea quelques paroles brèves en russe avec Coyote, qui se trouvait dans le patrouilleur qui les précédait, en compagnie de Kasei, Nirgal et Dao. Coyote se montra inflexible : étant donné qu’ils avaient sauvé la vie de cet homme, ils pouvaient absolument s’en arranger pour un temps afin de se mettre hors de danger. Michel fit un bref résumé de cette conversation à leur prisonnier.

Randolph fronça brièvement les sourcils, puis haussa les épaules. Jamais Michel n’avait vu quiconque s’adapter ainsi à la déviation de sa vie : le sang-froid[50] de l’homme était impressionnant. Michel le scruta attentivement tout en gardant un œil sur la caméra avant. Randolph se remettait déjà à poser des questions, sur les commandes du patrouilleur. Après avoir examiné la radio et les contrôles d’intercom, il revint à sa situation :

— J’espère quand même que vous laisserez un message sous une forme ou une autre à ma société, pour qu’ils sachent que je suis en vie. Je travaille pour Dumpmines, une filiale de Praxis. Vous et Praxis, vous avez pas mal de choses en commun, croyez-moi. Eux aussi, ils savent se montrer très secrets. Je vous jure : vous devriez les contacter pour votre plus grand bien. Vous devez bien utiliser quelques fréquences codées, non ?

Aucune réponse de Maya ou de Michel. Un instant plus tard, quand Randolph se fut absenté pour gagner les mini-toilettes du patrouilleur, Maya dit d’un ton sifflant :

— À l’évidence, c’est un espion. Il était là uniquement pour qu’on le récupère.

Ça, c’était bien Maya. Michel n’essaya pas de la contrer, mais il haussa les épaules.

— En tout cas, on le traite comme tel.

Mais dès qu’il revint, il se relança dans des rafales de questions. Où vivaient-ils ? À quoi ça ressemblait d’être tout le temps dans la clandestinité ? Michel commençait à être amusé devant ce qui semblait être un numéro d’acteur, ou bien encore un test. Randolph semblait parfaitement ouvert, ingénu, amical, avec son visage mat de demi-crétin – mais ses yeux les observaient avec prudence et chacune de ses questions accueillie par le silence semblait le rendre encore plus intéressé et séduit, comme s’il captait leurs réponses silencieuses par télépathie. Chaque être humain avait des pouvoirs immenses, et chaque humain sur Mars était un alchimiste. Même si Michel avait délaissé depuis longtemps la psychiatrie, il savait reconnaître le style d’un maître au travail. Il faillit rire en éprouvant un désir croissant et violent de tout confesser à ce gros bonhomme curieux, encore tout pataud sous la pesanteur martienne.

La radio bippa et un message compressé filtra des hautparleurs durant deux secondes.

— Vous voyez, fit Randolph. C’est exactement comme ça que vous pourriez communiquer avec Praxis.

Mais quand l’IA eut fini de décrypter la séquence, ils ne rirent pas. Sax venait d’être arrêté à Burroughs.


À l’aube, ils rejoignirent le véhicule de Coyote et passèrent la journée à décider de ce qu’ils devaient faire. Ils étaient assis en un cercle étroit dans le compartiment-living, l’air tendu, inquiet – à l’exception de leur prisonnier, qui se trouvait entre Nirgal et Maya. Nirgal lui avait serré la main et fait un signe de tête comme s’ils étaient de vieux copains, bien que ni l’un ni l’autre n’ait prononcé la moindre parole. Mais le langage de l’amitié ne s’exprimait pas avec des mots.

C’était Spencer qui leur avait appris la nouvelle, par le biais de Nadia. Spencer travaillait dans Kasei Vallis, qui était une sorte de Korolyov, une cité de sécurité, très sophistiquée et très discrète dans le même temps. Sax avait été incarcéré dans l’un des quartiers. Et Spencer avait aussitôt prévenu Nadia.

— Il faut qu’on le sorte de là, et vite, fit Maya. Ils ne le tiennent que depuis deux jours.

— Sax Russell ? s’exclama Randolph. Sax Russell, lui-même ? Waouh ! Ça, je n’arrive pas à le croire. Mais vous tous, vous êtes qui ? Vous ne seriez pas Maya Toitovna, dites ?…

Maya l’insulta grossièrement en russe. Coyote se désintéressait d’eux : il n’avait pas dit un mot depuis que le message leur était parvenu. Il était concentré sur l’écran de l’IA, consultant apparemment des clichés de satellites météo.

— Vous feriez mieux de me libérer, déclara Randolph dans le silence. Je ne pourrais pas leur en dire plus que ce qu’ils vont apprendre de Russell.

— Il ne leur dira rien ! lança Kasei d’un ton vibrant.

Randolph agita la main.

— Ils vont lui faire peur, lui faire mal aussi, un peu, ils vont le droguer, lui brancher des électrodes et lui zapper le cerveau là où il faut – et ils auront les réponses à leurs questions. C’est maintenant devenu une science, à ce que j’ai cru comprendre. (Il fixait Kasei du regard.) Vous aussi, vous me semblez familier. Mais peu importe ! De toute façon, s’ils ne lui soutirent rien, ils se serviront de méthodes plus cruelles, comme d’habitude.

— Mais comment savez-vous tout ça ? demanda Maya.

— Comme tout le monde. C’est peut-être entièrement faux, mais…

— Je veux aller le délivrer, dit Coyote.

— Mais ils sauront alors que nous sommes là, protesta Kasei.

— Ils le savent déjà. Ce qu’ils ignorent, c’est l’endroit exact où nous sommes.

— Et puis, ajouta Michel, c’est notre Sax.

— Hiroko ne fera pas d’objection, dit Coyote.

— Et si c’est le cas, dis-lui d’aller se faire foutre ! lança Maya. Dis-lui : Shikata ga nai !

— Ce sera un plaisir pour moi, dit Coyote.


Les pentes nord et ouest de la bosse de Tharsis étaient plutôt dépeuplées par rapport à la dénivellation est de Noctis Labyrinthus. On y trouvait quelques stations aréothermiques et des puits aquifères. Mais la région était en grande partie recouverte d’une couche de neige, de névés et de jeunes glaciers. Les vents qui soufflaient du sud entraient en collision avec les courants plus forts de nord-ouest qui contournaient Olympus Mons, et les blizzards pouvaient être redoutables. La zone protoglaciaire s’étendait vers le haut sur six à sept mille mètres à partir de la base des grands volcans, que les tempêtes ne touchaient que rarement. Ça n’était pas l’endroit idéal pour construire, ni pour garer des véhicules furtifs. Ils roulaient durement à travers le sastrugi et sur les amas noueux de lave qui servaient de routes, vers le nord, au-delà de la masse de Tharsis Tholus, un volcan qui avait à peu près la taille du Mauna Loa, même s’il ressemblait à un simple cône de cendres comparé à Ascraeus. La nuit suivante, ils quittèrent la couche de neige et se dirigèrent vers le nord-est à travers Echus Chasma. Ils se dissimulèrent pour la journée sous la prodigieuse falaise orientale d’Echus, à quelques kilomètres au nord de l’ancien quartier général de Sax, qu’il avait autrefois installé tout au sommet.

La paroi est d’Echus Chasma concrétisait la splendeur absolue du Grand Escarpement – haute de trois mille mètres, elle courait, parfaite et droite, sur mille kilomètres, du nord au sud. Les aréologues continuaient de débattre sur ses origines : aucune force ordinaire de formation ne semblait correspondre à sa création. C’était une fracture dans la trame des choses, une césure verticale qui séparait le plancher d’Echus Chasma du haut plateau de Lunae Planum. Dans sa jeunesse, Michel avait visité la Yosemite Valley et il avait encore le souvenir de ses gigantesques falaises de granit. Mais la muraille qui se dressait devant eux était aussi longue que l’État de Californie. Un monde vertical de trois mille mètres, aux plans de roc rouge massifs tournés vers l’ouest, aveugles et luisants à chaque passage du crépuscule désert.

À son extrémité nord, l’incroyable falaise se faisait enfin moins haute et moins abrupte. Juste au-dessus du vingtième parallèle nord, elle était coupée par un profond chenal qui courait vers l’est sur le plateau de Lunae, vers le bassin de Chryse. Ce grand canyon était Kasei Vallis, l’une des traces les plus évidentes des inondations que Mars avait connues jadis. Il suffisait d’un seul coup d’œil sur un cliché satellite pour voir qu’une inondation importante avait déferlé vers le bas d’Echus Chasma, jusqu’à une brèche dans la grande muraille orientale, sans doute un graben. L’eau s’était déversée dans la vallée avec une violence fantastique. Sous l’effet de l’érosion, la brèche s’était creusée en une forme courbe et lisse et, sous le flot, la berge extérieure avait été déchirée pour former un réseau quadrillé de canyons étroits. La chaîne centrale de la vallée principale avait été façonnée en un long lemniscate, une île semblable à une larme dont les formes étaient aussi hydrodynamiques que le dos d’un poisson. La berge intérieure du cours fossile était incisée par deux canyons qui avaient été en grande partie épargnés par l’eau, des fossae ordinaires qui révélaient ce que le chenal principal avait dû être avant l’inondation. Deux impacts tardifs de météorites sur la partie haute avaient achevé de façonner le terrain en laissant deux cratères neufs et marqués.

Lorsqu’on montait lentement la pente de la berge extérieure, on abordait le coude arrondi d’une vallée, la crête en lemniscate et les créneaux ronds des cratères sur la pente de la berge intérieure étant les éléments les plus évidents du paysage. Un paysage attrayant qui n’était pas sans rappeler les abords de Burroughs dans sa majesté spatiale, le grand déploiement du chenal principal ouvert au déferlement de l’eau qui serait réduite à un cours anastomosé, sur un fond de galets, qui creuserait chaque semaine de nouveaux lits, dessinerait de nouvelles îles…

Mais pour l’heure, c’était là qu’était situé le complexe de sécurité des transnationales. Une tente couvrait les deux cratères de la berge intérieure, de même que de vastes sections du terrain quadrillé, et une partie du grand chenal, de chaque côté de l’île lemniscate. Mais ces aménagements n’étaient jamais apparus sur les vidéos et nul n’y avait jamais fait allusion dans les infos. Ils ne figuraient même pas sur les cartes.

Spencer était là depuis le début de la construction, néanmoins, et ses quelques rapports leur avaient appris à quoi était destinée cette ville nouvelle. Depuis quelque temps, tous les gens jugés coupables de crimes sur Mars étaient expédiés vers la ceinture des astéroïdes pour purger leur peine dans les vaisseaux miniers. Mais il existait d’autres espèces de criminels que l’Autorité transitoire tenait à incarcérer sur Mars, et Kasei Vallis était un pénitencier.

Ils garèrent leurs patrouilleurs camouflés dans un lit de rochers et Coyote étudia les rapports météo. Maya s’irrita de ce contretemps, mais Coyote refoula ses protestations d’un haussement d’épaules.

— Ça ne va pas être facile, lui dit-il d’un ton sévère. En fait c’est impossible si on ne profite pas de certaines circonstances. Il faut que nous attendions l’arrivée de renforts, et nous devons compter sur l’évolution du temps. Ça, Spencer et Sax me l’ont appris. C’est particulièrement malin, mais au départ, il faut bénéficier de certaines conditions.

Il revint à ses écrans, ignorant les autres, tout en marmonnant. Les traits acérés de son visage sombre vacillaient dans la clarté des écrans. Un véritable alchimiste, songea Michel en l’observant. Il parlait à un alambic, ou à un creuset, il œuvrait sur les transmutations de la planète… Ses pouvoirs étaient grands. Et il se concentrait sur le temps. Apparemment, il avait décelé certains courants prévalents dans l’atmosphère, focalisés sur divers points d’ancrage dans le paysage.

— Tout dépend de l’échelle verticale, lança-t-il brusquement à Maya qui, avec ses salves de questions, rappelait un peu Art Randolph. Cette planète a un écart de trente mille mètres des hauteurs jusqu’aux fonds ! Voilà pourquoi les vents y sont tellement violents !

— Un peu comme le mistral, avança Michel.

— Oui. Les vents katabatiques. Et le plus fort d’entre eux tombe juste ici, sur le Grand Escarpement.

Les vents dominants de cette région, pourtant, venaient de l’ouest. Quand ils atteignaient la falaise d’Echus, ils provoquaient des courants ascendants qui culminaient dans la haute atmosphère, et les amateurs de vol du Belvédère en profitaient largement pour s’élancer dans leurs tenues d’hommes-oiseaux ou leurs planeurs. Mais des systèmes cycloniques se déclenchaient fréquemment et apportaient des vents d’est. L’air froid soufflait alors sur le plateau neigeux de Lunae. Il se faisait dense et glacé, jusqu’à ce que toutes les issues de drainage de la grande falaise se trouvent obturées et que les vents s’abattent en avalanche.

Coyote avait étudié ces vents katabatiques durant un certain temps et ses calculs l’avaient amené à conclure que lorsque les conditions étaient adéquates – contrastes de températures marqués, couloir de tempête largement développé d’est en ouest sur le plateau – quelques interventions minimales en des lieux divers pouvaient réorienter les courants descendants en typhons verticaux qui retomberaient pour s’engouffrer dans Echus Chasma et souffler nord/sud avec une force immense. Quand Spencer avait défini la nature de la nouvelle colonie installée dans Kasei Vallis, Coyote, immédiatement, avait mis au point divers moyens d’intervention.

— Ces crétins ont installé leur prison dans un tunnel à vent, murmura-t-il, répondant à une question de Maya. Donc, nous leur avons construit un ventilateur. Ou plutôt, un interrupteur qui met le ventilateur en marche. On a enfoui quelques distributeurs de nitrate d’argent en haut de la falaise. Des tuyaux à lances, des gros monstres. Et aussi des lasers pour brûler l’air juste au-dessus de la zone d’écoulement. Ça crée un gradient de pression défavorable contenant l’écoulement normal qui est ainsi plus puissant quand il éclate finalement. Il y a aussi des explosifs répartis sur toute la paroi, pour projeter de la poussière dans le vent et le rendre plus lourd. Tu vois, le vent se réchauffe en retombant, et ça le ralentirait s’il n’y avait pas toute cette neige et toute cette poussière. J’ai descendu cette falaise en rappel cinq fois. Tu aurais dû me voir. J’ai aussi planté des ventilateurs. Bien sûr, la force totale du dispositif est négligeable si on la compare au vent, mais la dépendance sensible, c’est la clé du temps, tu comprends, et notre modèle sur ordinateur a localisé tous les points où nous devons concentrer les conditions initiales que nous souhaitons. On l’espère du moins.

— Parce que vous n’avez pas fait d’essais ?

Coyote la dévisagea.

— Si, sur ordinateur. Ça marche tout à fait bien. Si on a les conditions initiales avec des vents cycloniques de l’ordre de cent cinquante kilomètres heure sur Lunae, tu vas voir.

— Mais ils doivent eux aussi être au courant pour ces vents katabatiques dans Kasei, remarqua Randolph.

— Exact. Mais leurs calculs portent sur des vents qui ne se présentent qu’une fois tous les mille ans, alors que nous pensons être en mesure de les provoquer dès que les conditions initiales seront rassemblées.

— La guérilla climatologique, commenta Randolph en roulant des yeux. Quel nom lui donneriez-vous ? Climattaque ? Attaque météo ?

Coyote feignit de ne pas l’avoir entendu, mais Michel surprit son bref sourire entre ses dreadlocks.

Mais ce dispositif ne fonctionnerait que si les conditions étaient remplies. Et il n’y avait rien à faire, sinon attendre avec l’espoir qu’elles s’établiraient.

Pendant ces longues heures, Michel eut l’impression que Coyote essayait de se projeter à travers son écran jusqu’au ciel.

— Allez ! murmurait-il, le nez écrasé sur le verre, le souffle court. On pousse, on pousse encore !… Souffle-moi sur cette colline, espèce de salopard ! Tu tires, tu tournes, tu serres bien ta spirale et c’est fait. Vas-y !

Il se mit à déambuler dans le patrouilleur pendant que les autres essayaient de s’endormir. Et il marmonnait en désignant les clichés satellite que personne ne pouvait voir :

— Regardez. Regardez seulement ça…

Il rumina devant l’écran des données météo en grignotant du pain, jurant et sifflant comme le vent : personnage sombre, furtif, secret, chamanique. Michel, allongé sur son matelas exigu, les mains croisées sous la tête, épiait avec une certaine fascination cet homme farouche qui s’agitait dans la pénombre. Comme un ours accroupi, leur prisonnier épiait d’un œil unique et brillant cette scène nocturne, grattant ses joues hirsutes avec un bruit audible, regardant Michel tandis que le murmure se poursuivait :

— Allez, Bon Dieu ! Allez… Soufflez-moi là-dessus… Comme un ouragan d’octobre…

Enfin, au second jour de leur attente, Coyote se dressa et s’étira comme un chat.

— Les vents se sont levés.

Pendant leur longue attente, des Rouges étaient venus de Mareotis pour participer à l’opération de sauvetage, et Coyote avait échafaudé avec eux un plan d’attaque fondé sur les informations que Spencer leur avait fait parvenir. Il était prévu qu’ils se séparent pour converger sur le site selon des angles différents. Michel et Maya devaient piloter un des patrouilleurs sur le terrain craquelé de la berge extérieure, où ils pourraient le dissimuler au pied d’une petite mesa, à portée de vue des tentes. Dans l’une de ces tentes se trouvait la clinique où l’on conduisait Sax de temps en temps. Selon Spencer, la sécurité n’y était pas particulièrement poussée, par comparaison avec le complexe de la berge intérieure où Sax était détenu en temps normal, entre deux séjours dans la clinique. Mais ses transferts étaient aléatoires, et Spencer n’avait pu leur assurer quand il se trouverait dans l’un ou l’autre endroit. Aussi, dès que les vents se déchaîneraient, Michel et Maya étaient censés pénétrer dans la tente de la berge extérieure pour y rencontrer Spencer, qui serait en mesure de les guider jusqu’à la clinique. Quant au patrouilleur principal, où se trouvaient Coyote, Kasei, Nirgal et Art Randolph, il était supposé se porter vers la berge intérieure avec certains des Rouges venus de Mareotis. D’autres véhicules de renfort rouges participeraient à l’opération afin de donner l’illusion d’une attaque tous azimuts, appuyée plus particulièrement à l’est.

— On va le libérer, déclara Coyote en plissant les yeux devant les écrans. C’est le vent qui va attaquer pour nous.


Et le matin suivant, Maya et Michel attendirent dans leur patrouilleur l’arrivée des vents, observant la pente de la berge extérieure en direction de la grande arête lemniscate. Ils pouvaient voir l’intérieur des grandes bulles vertes des mondes installés sous les tentes, entre la berge extérieure et l’arête – de petits terrariums qui dominaient l’étendue de sable rouge de la vallée, connectés par des tubes de transit transparents, plus deux ou trois passerelles tubulaires. On aurait dit Burroughs quarante années auparavant, fragments d’une cité qui allait se développer jusqu’à investir tout un arroyo désertique.

Michel et Maya suivaient un rythme régulier ; ils dormaient, mangeaient et observaient. Maya arpentait souvent le patrouilleur, de plus en plus nerveuse au fil des heures. Elle ressemblait maintenant à une tigresse qui vient de flairer l’odeur du sang. Elle caressa le cou de Michel et il sentit l’électricité statique au bout de ses doigts. Le contact en était presque douloureux. Impossible de la calmer. Quand elle était assise dans le siège de pilotage, il se tenait debout derrière elle et lui massait à son tour le cou et les épaules, mais c’était comme s’il essayait de malaxer des blocs de bois et il sentait ses bras se tendre à son contact.

Ils bavardaient à tort et à travers, à propos de tout, sautant d’un sujet à un autre par simple effet d’association d’idées. Un soir, ils se perdirent pendant une heure dans leurs souvenirs d’Underhill – ils parlèrent de Sax, d’Hiroko, et même de Frank et John.

— Est-ce que tu te souviens du jour où une des chambres-caveaux s’est effondrée ?

— Non, dit Maya d’un ton irrité. Absolument pas. Mais toi, tu te rappelles quand Ann et Sax ont eu cette dispute terrible à propos du terraforming ?

Il soupira :

— Non. Je dois avouer que je ne m’en souviens pas.

Ils allaient et venaient dans le temps, et il leur apparut bientôt qu’ils avaient dû vivre dans deux Underhill différents. Lorsqu’ils se découvraient un souvenir commun, ils exultaient. Les souvenirs des Cent Premiers, Michel l’avait remarqué, avaient tendance à rétrécir. Il lui apparaissait que, pour la plupart, ils se souvenaient mieux de leur enfance sur Terre que de leurs premières années sur Mars. Oh, bien sûr, ils avaient en mémoire les événements les plus importants de leurs vies, et le cours général qu’avait suivi l’histoire. Mais les petits incidents variaient de l’un à l’autre. La rétention de la mémoire et le souvenir étaient en passe de devenir des problèmes cliniques et théoriques importants en psychologie, exacerbés par la longévité sans précédent des individus. Michel lisait des études à ce sujet quand il en avait le temps et, même s’il avait depuis longtemps abandonné la pratique de la thérapie psychiatrique, il interrogeait encore souvent ses camarades de façon informelle, tout comme il le faisait à présent avec Maya. Tu te souviens de ceci ? De cela ? Non, non, non. Mais de quoi te souviens-tu exactement ?

De la manière dont Nadia nous faisait marcher au pas, disait Maya, ce qui le faisait sourire. Du contact des lames de bambou sous les pieds. Tu te souviens de cette fois où elle s’est mise à glapir contre les alchimistes ? Mais non, dit Michel. Et ils continuaient comme ça. Jusqu’à ce que les Underhill où ils avaient vécu soient des univers séparés, des espaces riemanniens qui ne se recoupaient que sur le plan de l’infini, chacun errant dans son propre idiocosmos.

Maya déclara finalement, d’un air sombre :

— Je m’en souviens à peine. Je parviens même difficilement à penser à John. Et à Frank aussi, d’ailleurs. J’essaie de ne pas le faire. Mais il arrive toujours quelque chose pour déclencher ça et je suis alors incapable de m’arracher à ces souvenirs. Ils sont tellement intenses que j’ai l’impression que tout ça s’est passé une heure auparavant ! Ou que ça se répète. (Elle frissonna sous ses doigts.) Je les déteste. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Bien sûr. La mémoire involontaire[51]. Mais je me souviens aussi que j’ai éprouvé la même chose quand nous habitions encore Underhill. Donc, ça n’est pas seulement l’effet de l’âge.

— Mais non. C’est la vie. Ce que nous ne pouvons pas oublier. Pourtant, j’ai de la peine à regarder Kasei…

— Je sais. Ces enfants sont étranges. Et Hiroko est étrange.

— Elle l’est, oui. Mais est-ce que tu étais heureux, alors ? Quand tu es parti avec elle ?

Il se concentra pour se rappeler ce temps. Les souvenirs étaient les maillons faibles de la chaîne, c’était certain.

— Oui… Oui, je l’étais, très certainement. C’était ma façon d’admettre certaines choses que j’avais tenté de supprimer à Underhill. Que nous sommes des animaux. Des créatures sexuelles.

Il lui pétrit les épaules, plus fort encore et ses muscles roulèrent sous ses mains.

— Inutile de me rappeler ça, fit-elle avec un rire bref. Et Hiroko te l’a rendu ?…

— Oui. Mais pas seulement elle. Il y a eu Evgenia, Rya – toutes les autres, en fait. Pas directement. Mais… oui, directement aussi, quelquefois. Mais parce que nous admettions que nous avions des corps, que nous étions des corps. Parce que nous travaillions ensemble, que nous nous voyions et que nous étions en contact tous les jours. J’avais besoin de ça. J’avais vraiment des problèmes en ce temps-là. Et elles se sont toutes arrangées pour que ce soit en rapport avec Mars. Toi, tu ne m’as jamais semblé troublée par cet aspect des choses, mais ce n’était pas mon cas à moi. Pas du tout. J’en étais malade. Hiroko m’a sauvé. Pour elle, c’était une question sensuelle : il fallait établir notre foyer sur Mars, en tirer notre nourriture. C’était une façon de faire l’amour avec cette planète, de la féconder, d’être la sage-femme d’un monde – de toute façon, c’était un acte sensuel. Et c’est cela qui m’a sauvé.

— Ça et leurs corps. Les corps d’Hiroko, d’Evgenia et de Rya. (Elle lui décocha un regard méchant par-dessus son épaule, et il rit.) Et je suis certaine que tu t’en souviens parfaitement bien.

— Plutôt bien.

C’était la mi-journée mais, au sud, dans la longue gorge d’Echus Chasma, le ciel s’assombrissait.

— Le vent arrive peut-être enfin, dit Michel.

Des nuages couronnaient le Grand Escarpement, une masse élevée et hautement turbulente de cumulo-nimbus. Leurs bases noires étaient striées d’éclairs qui frappaient le sommet de la falaise. L’air, dans la faille, était devenu brumeux et les tentes de Kasei Vallis se dessinaient plus nettement, tandis que des flocules d’air encore limpide dérivaient sur les constructions et les arbres curieusement immobiles. On aurait dit autant de presse-papiers en verre largués dans le désert venteux. Midi passa. Même si les vents se levaient, ils étaient obligés d’attendre que le jour décline. Maya se remit à faire les cent pas, véritable boule d’énergie qui marmonnait des phrases incompréhensibles en russe. Parfois, elle se penchait brièvement vers les hublots. Des bourrasques secouaient le patrouilleur, sifflaient sur les rocs fragmentés au pied de la petite mesa.

Cela rendait Michel encore plus nerveux. Il avait le sentiment d’être pris au piège avec une bête sauvage. Il se laissa tomber dans un siège et leva les yeux vers les nuages qui roulaient sur l’Escarpement. Sous la gravité de Mars, les orages culminaient à des altitudes immenses, et ces masses blanches surmontées d’une enclume obscure, suspendues au-dessus de la gigantesque falaise, donnaient à ce monde une dimension surréaliste. Dans un tel paysage, ils n’étaient plus que des fourmis, ils étaient le petit peuple rouge de Mars.

Ils allaient certainement tenter de délivrer Sax cette nuit. Ils avaient déjà dû attendre trop longtemps. Entre deux allers et retours anxieux, Maya s’arrêta derrière lui, lui prit les muscles des épaules et les serra. Des ondes parcoururent son dos, ses flancs et l’intérieur de ses cuisses. Il se ploya et pivota dans son siège pour se retrouver contre elle, les mains autour de sa taille, l’oreille contre son sternum. Elle continuait de lui masser les épaules et il sentait son pouls s’accélérer. Son souffle se fit court. Elle se pencha et lui embrassa la tête. Ils se rapprochèrent encore jusqu’à s’étreindre, Maya ne cessant pas de malaxer ses muscles. Longtemps, ils demeurèrent ainsi.

Puis, ils gagnèrent le compartiment d’habitation et firent l’amour. Avec intensité, noués par l’appréhension. C’était sans aucun doute leur échange de souvenirs des années d’Underhill qui avait déclenché cela. Michel avait encore en mémoire le désir brûlant qu’il avait éprouvé pour Maya, alors, et, le visage enfoui dans sa chevelure d’argent, il fit de son mieux pour se fondre en elle. C’était une féline et, de son côté, elle se mêlait à lui avec frénésie, et il se sentit emporté. C’était bon d’être seuls, seuls et libres de s’abîmer avec surprise dans le plaisir, les plaintes, les soupirs et les élans électriques de leurs corps.


Plus tard, il resta allongé sur elle, encore en elle. Elle prit son visage entre ses mains et le regarda longuement.

— À Underhill, je t’aimais, dit-il.

— Moi aussi, fit-elle doucement. Moi aussi je t’aimais, à Underhill. Vraiment. Je n’ai jamais rien fait de peur d’être ridicule, avec John et Frank. Mais je t’aimais. C’est pour ça que j’ai été aussi furieuse lorsque tu es parti avec Hiroko. Tu étais mon seul véritable ami. Celui avec qui je pouvais parler à cœur ouvert. Le seul à m’écouter vraiment.

Il secoua la tête en se souvenant.

— Je ne m’en suis pas très bien tiré.

— Peut-être pas. Mais tu m’aimais bien, n’est-ce pas ? Tu ne faisais pas simplement ton travail ?

— Oh, non ! Je t’aimais. Ça n’est jamais simplement un travail avec toi.

— Flatteur, lui dit-elle en le repoussant. Tu as toujours essayé de donner la meilleure interprétation possible des choses horribles que je faisais.

Elle eut un rire léger.

— Oui, mais elles n’étaient pas aussi horribles que ça.

— Mais si. (Elle plissa les lèvres.) Et puis, tu as disparu, comme ça ! Tu m’as abandonnée !

Elle le gifla tendrement.

— Je suis parti. Il le fallait.

Sa moue se changea en une expression plus dure et son regard se perdit dans les profondeurs de leur passé. Elle sinuait entre ses changements d’âme pour pénétrer dans une région plus profonde et sombre. Michel l’observait avec une douce résignation. Il avait été heureux très longtemps, et rien qu’en observant ce regard nouveau qu’elle avait, il sut qu’il pouvait échanger ce bonheur qui était le sien – ce bonheur particulier – contre elle. Sa « stratégie de l’optimisme » allait devenir plus laborieuse, et il allait désormais avoir une autre antinomie à réconcilier dans sa vie, aussi inconciliable que la Provence et Mars : Maya et Maya, tout simplement.

Ils étaient immobiles l’un contre l’autre, chacun absorbé dans ses pensées, les yeux tournés vers les hublots, conscients des soubresauts amortis du patrouilleur : le vent se faisait plus violent, et la poussière se déversait à présent dans Echus Chasma et Kasei Vallis, image fantôme de l’immense inondation qui avait autrefois creusé ce chenal. Michel se redressa pour consulter les écrans.

— Plus de deux cents kilomètres heure, grogna Maya.

Dans le temps, ils avaient connu des vents bien plus forts, mais avec cette atmosphère plus dense, les vitesses étaient trompeuses : les brises soufflaient parfois plus durement que les anciennes rafales inconsistantes.

Il était clair qu’ils allaient pénétrer dans le complexe cette nuit. Ils n’avaient plus qu’à attendre les salves de signaux codés de Coyote. Ils restèrent côte à côte, immobiles, à la fois tendus et reposés, se massant parfois pour passer le temps et relaxer leurs muscles. Michel s’émerveillait devant la grâce féline du corps de Maya, à la fois souple et fort, qui n’avait guère changé et rien perdu de sa beauté.

Enfin, le crépuscule vint ternir l’atmosphère brumeuse et le nuage monumental qui s’était érigé à l’est et couvrait maintenant la paroi de la falaise. Ils se levèrent, firent leur toilette et prirent un repas léger avant de s’installer dans les sièges du patrouilleur. Le soleil de quartz basculait sous l’horizon et ils étaient de nouveau tendus quand les dernières lueurs du jour s’estompèrent.

3

Dans l’obscurité, le vent n’était plus qu’un bruit, accompagné des tremblements irréguliers du patrouilleur sur ses amortisseurs de chocs durs. Les bourrasques déferlaient sur le véhicule avec une telle force qu’il restait parfois collé au sol pendant plusieurs secondes, les ressorts luttant pour le soulever, comme un animal tentant d’échapper au courant d’une rivière. Dès que le vent faiblissait, il sautait violemment.

— Est-ce que nous allons pouvoir avancer dans ce vent ? demanda Maya.

— Hum, fit Michel.

Il s’était déjà trouvé dans des tempêtes très dures, mais dans la nuit, il était impossible de savoir si celle-ci était pire qu’une autre. Elle en avait tout l’air : l’anémomètre du patrouilleur indiquait des bourrasques de deux cent trente kilomètres par heure. Mais, à l’abri précaire de leur petite mesa, ils n’avaient aucune certitude que cela représentait un maximum.

Il se pencha sur les analyseurs minéralogiques et il ne fut pas surpris de découvrir qu’ils étaient en fait en plein cœur d’une tourmente de sable.

— On va se rapprocher, décida Maya. Comme ça, nous irons plus vite, et nous pourrons retrouver plus facilement le patrouilleur.

— Bonne idée.

Ils démarrèrent. Le vent, hors de l’abri de la mesa, était féroce. Les secousses devinrent tellement intenses qu’ils craignirent un moment de basculer. Ce qui serait certainement arrivé s’ils avaient pris le vent par le travers. Mais ils se trouvaient au vent et roulaient déjà à quinze à l’heure alors qu’ils n’auraient pas dû dépasser les dix, et le moteur mugissait sous l’effort de freinage.

— Ça souffle un peu trop fort, non ? fit Maya.

— Je ne pense pas que Coyote arrive vraiment à contrôler ça.

— Guérilla climatologique, grinça Maya. Ce type est un espion, j’en suis persuadée.

— Je ne le pense pas.

Les caméras ne leur révélaient qu’un torrent obscur, sans étoiles. L’IA du patrouilleur avançait à la mémoire et, sur l’écran, la carte montrait qu’ils étaient à moins de deux kilomètres de la tente la plus au sud de la berge extérieure.

— On ferait peut-être aussi bien de terminer à pied, suggéra Michel.

— Mais comment retrouverons-nous le patrouilleur ?

— On va emporter un fil d’Ariane.

Ils enfilèrent leurs tenues et passèrent dans le sas. La porte extérieure coulissa et l’air fut aussitôt aspiré dans la tempête. Le vent s’engouffra par le seuil et les happa.

Ils sortirent et reçurent de grands coups dans le dos. Michel vacilla et tomba à quatre pattes. Il vit Maya auprès de lui, dans la même position. Il tendit alors la main vers le sas et s’empara du rouleau de filin tout en saisissant la main de Maya. Il boucla le rouleau sur son avant-bras. L’expérience leur avait appris qu’ils pouvaient se redresser s’ils restaient pliés, le casque à hauteur de la taille, les mains levées pour se rétablir en cas de chute. Ils progressaient lentement, en trébuchant et en tombant parfois sous les rafales les plus dures. Ils avaient de la peine à distinguer le sol et ils redoutaient à chaque seconde de se déchirer un genou sur les rochers. Une chose était sûre : le vent déchaîné par Coyote était trop violent. Mais désormais, il n’y avait plus rien à faire. Et il était évident que les habitants des tentes de Kasei n’allaient pas se risquer à l’extérieur.

Une nouvelle bourrasque les terrassa et Michel, plaqué au sol, laissa le vent déferler sur eux. Il luttait pour ne pas se laisser emporter. Il avait relié son bloc de poignet à celui de Maya et il lui demanda :

— Maya, ça va ?…

— Oui. et toi ?

— Je tiens le coup.

Pourtant, il sentait une goutte glacée dans son gant, à la base du pouce. Il serra le poing et le froid se répandit dans son poignet. Non, ça ne pouvait être une gelure instantanée, pas plus qu’un choc. Il prit un pansement adhésif dans le compartiment de son bloc de poignet et le fixa.

— Je crois qu’on devrait rester collés au sol comme ça !

— Mais on ne peut pas ramper sur deux kilomètres.

— S’il le faut, on y arrivera !

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire. On va avancer pliés en deux et prêts à se plaquer au sol.

— OK.

Ils se remirent sur pied, courbés en deux, et avancèrent péniblement dans un flot de poussière noire. Michel lut les indications lumineuses de navigation sur sa visière, juste en face de sa bouche : la première tente-bulle était encore à un kilomètre de distance. L’horloge annonçait 11 : 15 : 16 – ce qui voulait dire qu’ils étaient à l’extérieur depuis une heure. Dans le ululement du vent, il avait du mal à entendre Maya, même avec l’intercom plaqué sur l’oreille. Sur la berge intérieure, Coyote et les autres devaient probablement lancer leur raid sur les quartiers d’habitation, de même que les groupes des Rouges – mais ils ne pouvaient avoir aucune certitude. Ils devaient se fier à la seule idée que la force du vent n’avait pas bloqué cette phase de l’opération ou ne l’avait pas trop freinée.

Avancer ainsi courbés en deux, reliés l’un à l’autre par le cordon téléphonique, était une épreuve difficile. Ils progressaient sans relâche. Peu à peu, les cuisses de Michel devinrent brûlantes et la douleur monta dans ses reins. Finalement, son indicateur de navigation lui révéla qu’ils étaient tout près de la tente la plus au sud. Ils ne la distinguaient pas encore. Le vent était plus féroce que jamais, et ils furent obligés de ramper douloureusement sur la roche durant les quelques dernières dizaines de mètres. Les chiffres de la montre étaient figés sur 12 : 00 : 00. Peu après, ils se heurtèrent au couronnement de béton de la base.

— Ponctuels comme des Suisses, chuchota Michel.

Spencer les attendait au début du laps de temps martien et ils avaient pensé qu’ils devraient attendre. Michel leva la main et la posa prudemment sur la paroi extérieure de la tente. Surtendue, elle vibrait à chaque assaut du vent.

— Prête ?

— Oui, fit Maya, la gorge serrée.

Michel sortit le petit pistolet à air comprimé de son étui fixé sur la cuisse. Maya l’imita. L’arme avait toute une variété de fonctions : elle pouvait enfoncer des clous aussi bien que des aiguilles à inoculer. Ils comptaient les utiliser pour déchirer les tissus aussi durs qu’élastiques de la tente.

Ils déconnectèrent le cordon qui reliait leurs intercoms et pointèrent leurs armes sur la paroi vibrante. Ils tirèrent à la même seconde.

Il ne se passa rien. Maya réinséra le jack du cordon dans son bloc poignet.

— Il va peut-être falloir découper.

— Peut-être. Bon, on essaie une fois encore avec les pistolets. Ce matériau est solide, mais avec le vent…

Ils se séparèrent, se remirent en position et tirèrent une deuxième fois – leurs bras basculèrent et ils se cognèrent à la paroi de béton. La première explosion fut suivie d’une seconde, moins intense, puis d’un grondement en cascade et d’une série d’autres explosions. Les quatre parois de la tente se déchiraient entre deux des arc-boutants, et sans doute sur tout le côté sud, ce qui provoquerait certainement l’éclatement de tout l’ensemble. Droit devant eux, ils discernaient les flots de poussière qui volaient entre les bâtiments vaguement éclairés. L’une après l’autre, les fenêtres s’obscurcissaient. Sous la violence de la dépressurisation, certaines explosaient. Mais l’effet du choc atmosphérique n’était pas aussi violent qu’il l’eût été autrefois.

— Ça va ? demanda Michel sur l’intercom.

Il perçut le souffle haletant de Maya.

— Je me suis fait mal au bras.

Les sirènes venaient de se déclencher dans le ronflement du vent.

— Il faut trouver Spencer, ajouta Maya d’un ton rauque.

Elle se redressa et une bourrasque la poussa par-dessus le mur avec violence. Michel plongea derrière elle, retomba durement et roula jusqu’à se retrouver tout contre elle.

— Allez, viens, dit Maya.

Dans une course vacillante, ils pénétrèrent dans la cité-prison de Mars.


À l’intérieur de la tente, c’était le chaos. La poussière avait transformé l’air en une sorte de gel noir qui se déversait dans les rues en un torrent fantastique et hurlant. Maya et Michel avaient du mal à s’entendre, même lorsqu’ils eurent reconnecté leur cordon d’intercom. La décompression avait soufflé certaines fenêtres et même provoqué l’effondrement d’un mur, et les rues étaient jonchées de morceaux de verre et de béton. Ils avançaient côte à côte, avec prudence, se touchant souvent pour confirmer leur position.

— Jette un coup d’œil sur ton affichage infrarouge, dit Maya.

Michel obéit. La vue était cauchemardesque : les immeubles abattus brillaient comme de grands feux verts.

Ils approchaient du bâtiment central où était détenu Sax, selon Spencer. Il était lui aussi vert vif sur une façade. Ils ne pouvaient qu’espérer que la clinique du sous-sol où l’on avait conduit Sax était protégée par des blindages. Sinon, du seul fait de leur attaque, leur ami était mort. C’était hélas possible, se dit Michel : le sol, en surface, avait été fracassé.

Et accéder aux étages inférieurs posait un problème. Il devait y avoir un escalier de secours en cas de panne des ascenseurs, mais ils auraient du mal à le trouver. Michel passa sur la fréquence commune et tomba sur une discussion frénétique à propos des ravages dans la vallée : la tente installée sur le plus petit des deux cratères de la berge intérieure avait été soufflée, et les appels au secours se multipliaient.

— Cachons-nous quelque part. On va bien voir si quelqu’un arrive.

Ils s’allongèrent derrière un muret et attendirent à l’abri du vent. Une porte s’ouvrit violemment devant eux et des silhouettes en combinaison se ruèrent dans la rue et disparurent. Aussitôt après, Maya et Michel se précipitèrent vers la porte et entrèrent dans un couloir qui semblait encore dépressurisé. Mais les lumières brillaient et, sur un panneau, des voyants rouges étaient allumés. Un verrou d’urgence. Ils refermèrent rapidement la porte extérieure et la pressurisation fut rétablie. Ils étaient à présent devant la porte intérieure du couloir et ils échangèrent un regard à travers leurs visières empoussiérées. Michel passa sa main gantée sur la sienne et haussa les épaules. Dans le patrouilleur, ils avaient déjà discuté de cet instant crucial de l’opération. Mais il y avait trop d’éléments qu’ils ne pouvaient prévoir ou planifier. Et ils étaient là, et l’instant était venu. Michel sentait le sang courir plus vite dans ses veines, comme accéléré par le vent furieux de l’extérieur.

Ils se déconnectèrent à nouveau et prirent les pistolets laser que Coyote leur avait confiés. Michel tira sur le joint de la porte, qui s’ouvrit en sifflant. Ils avaient devant eux trois hommes en combinaison, mais sans casque, l’air effrayé. Ils firent feu sans hésiter et les trois hommes s’écroulèrent, recroquevillés, comme touchés par la foudre.

Ils les traînèrent dans une pièce voisine. Michel se demanda s’ils n’avaient pas appuyé trop longtemps sur la détente de leurs lasers, ce qui provoquait fréquemment des arythmies cardiaques. Il avait l’impression que tout son corps avait gonflé dans sa combinaison. Il était brûlant, le souffle court et terriblement nerveux. Maya était apparemment dans le même état, et elle le précéda en courant presque. Soudain, tout s’éteignit. Maya alluma la lampe de son casque et, uniquement guidés par le cône de lumière poussiéreuse, ils allèrent jusqu’à la troisième porte sur leur droite, celle que leur avait indiquée Spencer. Sax devait se trouver à l’intérieur. Elle était verrouillée.

Maya sortit une charge explosive légère de sa combinaison, la mit en place sur la poignée, puis ils reculèrent de plusieurs mètres. Dans la détonation, le battant s’ouvrit violemment. En s’avançant, Maya et Michel tombèrent sur deux hommes qui luttaient pour attacher leurs casques. En les voyant, l’un d’eux porta la main à son holster tandis que l’autre plongeait vers une console. Mais ni l’un ni l’autre n’atteignit son but.

Maya revint en arrière pour fermer la porte qu’ils venaient de franchir. Ils descendirent un autre couloir, le dernier. Ils parvinrent à une nouvelle porte qui s’ouvrait sur une autre pièce. Michel leva son arme. Maya prit son pistolet à deux mains et hocha la tête. Michel ouvrit la porte d’un coup de pied et elle se rua en avant, suivie de près par Michel. Une silhouette en combinaison était penchée sur ce qui semblait être un chariot chirurgical. Elle opérait sur la tête d’un homme allongé, inerte. Maya tira plusieurs fois et la silhouette s’écroula comme sous l’effet d’une pluie de coups, roula sur le sol, les muscles secoués de spasmes.

Ils se précipitèrent vers l’homme étendu sur le chariot. C’était Sax, quoique Michel le reconnût plus à son corps qu’à son visage, qui évoquait un masque de mort, avec deux yeux cernés de noir et le nez écrasé. Il semblait inconscient, au mieux. Ils entreprirent de le détacher. Des électrodes étaient implantées sur son crâne rasé, et Michel ne put s’empêcher de grimacer quand Maya les arracha. Michel sortit une combinaison de secours légère de sa poche de cuisse et la passa avec des gestes plus ou moins brusques sur les jambes paralysées de Sax, puis sur son torse. Sax n’émit pas le moindre gémissement. Maya revint avec un protège-tête en tissu et un mini réservoir de secours qu’elle avait pris dans le sac à dos de Michel. Ils les ajustèrent sur Sax avant d’activer la combinaison d’urgence.

Maya serrait le poignet de Michel avec une force telle qu’il craignit un instant qu’elle ne lui casse les os. Elle reconnecta le cordon de liaison de l’intercom.

— Il est vivant ?

— Oui, je le crois. Il faut d’abord le sortir d’ici. On verra ensuite.

— Regarde ce qu’ils ont fait à son visage, ces sales fascistes.

Ils virent alors que Maya avait abattu une femme. Elle s’avança et lui donna un violent coup de pied dans le ventre. Puis elle se pencha sur sa visière et jura d’un ton surpris :

— Merde, c’est Phyllis !

Michel porta Sax jusque dans le couloir. Maya le suivit. Un homme surgit devant eux, elle leva son arme, mais Michel lui détourna le bras – c’était Spencer Jackson. Il leur parlait, mais avec leurs casques ils n’entendaient rien. Quand il le réalisa, il cria :

— Dieu merci, vous voilà ! Ils en avaient fini avec lui – ils étaient sur le point de le tuer !

Maya dit quelque chose en russe, retourna dans la pièce en courant, lança quelque chose à l’intérieur et revint. L’explosion dégagea un nuage de fumée et de débris dans le couloir.

— Non ! cria Spencer. C’était Phyllis !

— Je sais ! répliqua Maya d’un ton vengeur.

Mais Spencer ne l’avait pas entendue.

— Viens, insista Michel en prenant Sax entre ses bras tout en faisant signe à Spencer de mettre son casque. Repartons pendant qu’il en est temps.

Personne ne semblait l’avoir entendu, mais Spencer prit un casque et il l’aida à porter Sax jusqu’au premier niveau.

Au-dehors, il faisait toujours noir et le fracas se déchaînait. Des objets et des débris volaient dans les airs ou roulaient sur le sol. Michel, touché en pleine visière, tomba à genoux. Ensuite, il ne put que deviner ce qui se passait. Maya se connecta avec le bloc poignet de Spencer et leur lança des ordres d’un ton dur et net. Ils portèrent Sax jusqu’à la paroi de la tente, puis au-dehors, et rampèrent jusqu’au fil d’Ariane.

Très vite, il leur apparut clairement qu’ils ne réussiraient pas à marcher contre le vent. Ils durent ramper, en portant tour à tour Sax sur leur dos. Sans jamais quitter le filin qui était leur seul espoir le regagner le patrouilleur. Plus ils avançaient, plus leurs mains et leurs genoux s’engourdissaient sous l’effet du froid. Dans le flot de sable et de poussière, Michel, en baissant les yeux, constata que sa visière était terriblement criblée.

Ils s’arrêtaient pour échanger leur fardeau. Après son tour, Michel s’agenouilla, haletant, le casque contre le sol, au-dessous du grand déferlement de poussière. Il en avait le goût sur la langue. Un goût amer, salé et sulfureux – le goût de la peur martienne, de la mort martienne. À moins que ce ne fût celui de son sang : il n’aurait su le dire. Le bruit était trop intense pour qu’il pense, son cou le faisait souffrir, une sonnerie lui perçait les oreilles, et des vers rouges avaient envahi ses yeux : sans doute le petit peuple de Mars qui avait franchi la périphérie de sa vision ; il n’allait pas tarder à perdre conscience. Il se dit qu’il allait vomir, ce qui était dangereux dans un casque, et tout son corps luttait pour réprimer le spasme. Il transpirait sous la douleur qui se diffusait dans chacun de ses muscles, chacune de ses cellules. Après une lutte très longue, le spasme reflua.

Ils avançaient toujours en rampant. Une heure de silence épuisant s’écoula, puis une autre. À présent, les genoux de Michel n’étaient plus engourdis mais poignardés par de longs élancements douloureux, comme s’ils raclaient à vif le sol. Parfois, ils demeuraient étendus sur le sable, en attendant que passe une rafale sauvage. Ils étaient étonnés devant les variations de force des bourrasques à l’intérieur d’un même ouragan. Le vent ne s’exerçait pas selon une pression permanente mais dans des séries de souffles violents. Et les intervalles qui séparaient ces coups de marteau étaient parfois tellement prolongés qu’ils avaient le temps de s’ennuyer, de laisser errer leurs pensées, ou même de s’assoupir. Ils avaient le sentiment qu’ils allaient se laisser surprendre par l’aurore. Mais, à un moment, Michel consulta son horloge de visière et vit qu’il était 3 h 30 du matin. Et ils se remirent à ramper.


Le filin se tendit et ils se cassèrent le nez contre la porte du patrouilleur, au bout du fil d’Ariane. Ils le dégagèrent et, à l’aveuglette, hissèrent Sax dans le sas avant de suivre. Ils refermèrent la porte extérieure et rétablirent la pression. Le sol du sas était couvert de sable et la pompe du ventilateur crachait un tourbillon de cristaux qui ternissaient la luminosité de l’air ambiant. Michel se pencha sur la minuscule visière de Sax avec le sentiment d’examiner un masque de plongée et ne décela aucun signe de vie.

Quand la porte intérieure s’ouvrit, ils ôtèrent leurs tenues, leurs casques et leurs bottes, se glissèrent dans le patrouilleur et refermèrent rapidement la porte sur le nuage de poussière. Michel avait le visage moite. Il s’essuya et vit alors le sang sur sa main, d’un rouge scintillant dans la lumière dure du compartiment. Il saignait du nez. Même dans la lumière, il constata que l’ombre régnait à la limite de son champ de vision et que la pièce était étrangement calme et silencieuse. Maya avait une vilaine plaie à la cuisse, cernée de givre. Spencer, lui, paraissait épuisé, indemne mais visiblement secoué. Il enleva le protège-tête de Sax en bredouillant :

— On ne doit pas arracher les sondes cérébrales comme ça ! Vous auriez dû m’attendre. Vous ne saviez pas ce que vous faisiez !

— Mais on ignorait si tu allais venir, répliqua Maya. Tu étais en retard.

— Pas de beaucoup ! Il fallait bien que je me cache : il leur a tout déballé à mon propos en même temps que le reste, et j’ai attendu que la tempête se lève pour revenir ! Vous n’aviez pas à paniquer comme ça !

— On n’a pas paniqué !

— Alors pourquoi vous les avez enlevées comme ça ? Et pourquoi tuer Phyllis ?

— C’était une tortionnaire, une meurtrière !

Spencer secoua violemment la tête.

— Elle était prisonnière, tout comme Sax.

— Non !

— Tu n’en sais rien ! Tu as tué sur des apparences. Vous ne valez pas mieux que les autres.

— Va te faire foutre ! C’est eux qui torturent ! Tu n’as pas réussi à les arrêter et il fallait bien qu’on fasse quelque chose !

Tout en jurant en russe, Maya s’installa dans le siège de pilotage et démarra.

— Envoie un message à Coyote ! lança-t-elle à Michel.

Un instant, il eut du mal à se rappeler comment fonctionnait la radio. Il tapa enfin la touche qui déclenchait le message en salves codées : ils avaient délivré Sax. Ensuite, il revint auprès de Sax qui gisait sur la couchette, le souffle à peine perceptible. Il était en état de choc. Lui aussi saignait du nez. Spencer le nettoya avec des gestes doux tout en secouant la tête.

— Ils se servent de MRI[52] et d’ultra-sons focalisés, commenta-t-il d’un ton morne. En le récupérant de cette façon, vous auriez pu…

Il n’acheva pas.

Sax avait le pouls faible et irrégulier. Michel entreprit de lui enlever sa tenue. Ses gestes étaient mous et ses mains ressemblaient à deux étoiles de mer flottant dans le ressac. Elles échappaient à sa volition, comme s’il travaillait sur un téléopérateur. J’ai été tétanisé, se dit-il. Je suis commotionné. Il ressentit une nausée. Spencer et Maya, furieux, criaient des phrases incompréhensibles pour lui.

— C’était une pute !

— Si on devait tuer toutes les putes, jamais tu ne serais sortie de l’Arès vivante !

— Arrêtez ! dit Michel d’une voix affaiblie. Tous les deux, arrêtez.

Il ne comprenait pas vraiment ce qu’ils disaient, mais il était évident qu’ils se querellaient et c’était à lui de jouer le médiateur. Maya était folle de chagrin et de rage et elle pleurait tout en hurlant. Et Spencer lui répliquait en criant lui aussi, et en tremblant. Sax était toujours dans le coma. Il va falloir que je me remette à la psychothérapie, se dit Michel en pouffant de rire. Il se dirigea tant bien que mal vers l’avant et s’installa devant les commandes qui semblaient trembler sous le nuage de poussière noire qui fouettait le pare-brise.

— Conduis, fit-il d’un ton désespéré.

Maya, à côté de lui, était en larmes, les mains crispées sur le volant. Il posa la main sur son épaule et elle le repoussa. Elle semblait soudain montée sur ressort et il faillit tomber de son siège.

— On parlera plus tard, lui dit-il. Ce qui est fait est fait. Maintenant, il faut qu’on rentre chez nous.

— On n’a pas de chez-nous ! grinça Maya.

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