SIXIÈME PARTIE Tariqat

1

Le Grand Homme venait d’une grande planète. Il était un visiteur sur Mars – il passait par-là quand il avait vu la planète. Alors, il s’était arrêté pour jeter un coup d’œil, et il y était encore quand Paul Bunyan[53] surgit et c’est pour cette raison qu’ils se battirent. Ce fut le Grand Homme qui gagna, ainsi que vous le savez. Mais quand Paul Bunyan et son gros bœuf bleu, Babe, furent morts, le Grand Homme n’eut plus personne à qui parler, et vivre sur Mars, c’était comme vivre sur un ballon de basket-ball. Alors, il erra durant un temps, déchirant les choses pour essayer de les mettre à sa taille, avant d’abandonner et de repartir.

Après cela, toutes les bactéries qui se trouvaient dans Paul Bunyan et son bœuf Babe quittèrent leurs corps et se mirent à circuler dans l’eau tiède qui coulait sur le lit rocheux, loin dans le sous-sol. Elles dévorèrent le méthane et l’hydrogène sulfuré, et résistèrent au poids de milliards de tonnes de roc, comme si elles vivaient sur une planète neutronique. Leurs chromosomes commencèrent à se briser, mutation après mutation, et au taux de reproduction de dix générations par jour, il ne fallut pas longtemps à cette bonne vieille survie du mieux adapté pour effectuer la sélection naturelle. Et des milliards d’années passèrent. Avec le temps, toute une histoire de l’évolution martienne se créa, des fissures du régolite aux espaces qui séparaient les grains de sable, sous le soleil froid des déserts. Toutes sortes de créatures étaient apparues et s’étaient répandues – mais toutes étaient infimes. Il n’y avait pas de place pour autre chose dans le sous-sol, voyez-vous, et quand elles atteignirent la surface, certains schémas étaient déjà fixés. Et puis, il n’y avait guère de facteurs pour stimuler la croissance, de toute façon.

Et c’est ainsi que toute une biosphère chasmoendolithique se développa, dans laquelle tout était petit. Les baleines avaient la taille de têtards, les séquoias étaient comme des lichens, tout était à l’avenant. Tout s’était passé comme si le rapport au double, qui avait fait que les choses sur Mars étaient toujours cent fois plus grandes que leurs équivalents terrestres, s’était finalement inversé en s’accélérant.

Et c’est l’évolution qui produisit le petit peuple rouge. Ils sont comme nous – ou, du moins, ils nous ressemblent quand nous les voyons. Mais ça, c’est parce que nous ne savons les voir que du coin de l’œil. Si vous en regardez un attentivement, vous verrez qu’il ressemble à une minuscule salamandre verticale, d’un rouge sombre, quoique leur peau semble avoir certaines capacités de caméléonisme et qu’ils arrivent à prendre la teinte exacte des rochers sur lesquels ils se trouvent. En regardant vraiment attentivement, vous remarquerez que la peau évoque un lichen en plaque mélangé de grains de sable, et que les yeux sont comme des rubis. C’est fascinant, mais ne vous excitez pas trop, car il faut dire qu’à la vérité vous n’en verrez jamais un aussi nettement. C’est bien trop difficile. Quand ils sont immobiles, nous sommes dans l’incapacité de les voir. Il en serait toujours ainsi, si ce n’est que certains sont parfois tellement sûrs de pouvoir se figer sur place et disparaître si vous tentez de les regarder directement, qu’ils sautent à la limite de votre champ de vision, rien que pour vous exciter l’esprit. Mais dès que vous bougez les yeux pour mieux voir, ils s’arrêtent, et vous ne pouvez plus les retrouver.

Ils vivent un peu partout, et même chez nous. D’ordinaire, il y en a toujours quelques-uns dans la poussière qui s’agglomère dans les coins. Et qui peut prétendre honnêtement qu’il n’y a jamais la moindre poussière dans un coin de sa chambre ? Personne, je pense. Parce que c’est un excellent abrasif quand vous entreprenez de balayer, n’est-ce pas ?… Oui, dans ces moments-là, le petit peuple rouge doit fuir à toute allure. Pour eux, ce sont des désastres. Ils pensent que nous sommes des idiots géants et dingues qui, de temps en temps, piquent des crises de folie furieuse.

Oui, c’est vrai que le premier humain à avoir aperçu le petit peuple rouge a été John Boone. Qu’est-ce que vous attendiez d’autre ? Il le découvrit quelques heures seulement après avoir débarqué sur Mars. Plus tard, il apprit à les voir même lorsqu’ils étaient immobiles, et il se mit à parler à ceux qu’il repérait dans les chambres, jusqu’à ce qu’ils finissent par craquer et par lui répondre. Ils s’apprirent mutuellement leurs langages, et on peut entendre encore les gens du petit peuple rouge employer toutes sortes de John-Boonismes dans leur anglais. Finalement, ils furent toute une troupe à escorter John Boone, où qu’il aille. Ils aimaient ça, et comme John n’était pas un type particulièrement porté sur la propreté, ils avaient toujours des endroits où se cacher. Oui, à Nicosia, la nuit où il fut tué, il y en avait des centaines. C’est ce qui explique la mort des Arabes, plus tard cette même nuit – toute une bande de petits êtres leur sont tombés dessus. Horrible.

Quoi qu’il en soit, ils étaient les amis de John Boone, et ils étaient aussi tristes que nous autres qu’il ait été assassiné. Depuis, aucun humain n’a appris leur langage, ni ne les a connus d’aussi près. Oui, John Boone fut aussi le premier à parler d’eux. La plus grande partie de ce que nous connaissons d’eux, nous la lui devons, à cause de ces rapports exceptionnels qu’ils entretenaient. Oui, on dit aussi que l’abus d’omegendorphe provoque l’apparition de petites taches rouges mouvantes à la limite du champ de vision. Pourquoi cette question ?

Mais depuis la mort de John Boone, le petit peuple continue de vivre avec nous en toute discrétion. Ils nous observent avec leurs yeux de rubis et ils essaient de savoir vraiment qui nous sommes, et pourquoi nous faisons tout ça. Et ils se demandent comment s’y prendre avec nous pour obtenir ce qu’ils veulent – c’est-à-dire des gens avec lesquels ils pourraient parler et devenir amis, qui ne les balayeraient pas tous les deux ou trois mois, qui ne chambouleraient pas non plus toute la planète. Alors, ils nous surveillent. Toutes les cités-caravanes les emportent partout. Ils sont prêts à nous parler à nouveau. Ils sont en train de décider quel sera leur interlocuteur. Et ils se demandent : lequel, entre tous ces géants idiots, peut connaître Ka ?

Parce que c’est le nom qu’ils donnent à Mars, voyez-vous. Ka. Cela a plu aux Arabes, car le nom arabe de Mars est Qahira, de même qu’aux Japonais, qui appellent Mars Kasei. Mais à vrai dire, la plupart des noms que les humains ont donnés à Mars contiennent la syllabe ka – et certains dialectes du petit peuple rouge désignent Mars comme m’kah, ce qui apporte un son que l’on retrouve dans un grand nombre de noms terriens pour Mars. Il est possible que le petit peuple rouge ait réussi à gagner l’espace il y a très longtemps, qu’il ait visité la Terre, qu’ils aient été nos fées, nos elfes, tous les petits êtres de nos légendes. Ils ont pu dire aux hommes d’où ils venaient, et nous laisser le nom de leur monde. Mais, d’un autre côté, il est possible que ce soit la planète elle-même qui suggère ce son de quelque manière hypnotique qui affecterait la conscience de tous les observateurs, qu’ils soient présents sur Mars ou qu’ils l’observent comme une simple étoile rouge dans le ciel. Je l’ignore, et peut-être après tout est-ce dû à la couleur. Ka.

Et ainsi, ceux de Ka nous épient, et ils demandent : qui connaît Ka ? Qui passe du temps avec Ka, qui apprend Ka, qui aime toucher Ka, marcher sur Ka, laisser Ka s’infiltrer en lui, qui laisse la poussière tranquille ? Ceux-là sont les humains auxquels nous voulons parler. Bientôt, nous nous présenterons devant tous ceux qui semblent aimer Ka. Et alors, mieux vaudrait que vous soyez prêts. Car nous aurons un plan. Et il sera temps de tout abandonner pour entrer dans un nouveau monde. Le temps sera venu de libérer Ka.

2

Ils roulaient en silence. Le patrouilleur tressautait sous les bourrasques. Les heures s’écoulaient et ils n’avaient toujours aucune nouvelle de Michel et de Maya. Ils avaient opté pour des signaux radio en rafales, très semblables aux bouffées de statique provoquées par les éclairs : un pour réussite, un pour échec. Mais la radio ne leur transmettait qu’un sifflement ininterrompu, à peine audible dans celui du vent. Nirgal devenait de plus en plus nerveux. Plus l’attente se prolongeait, plus il était probable qu’un désastre avait emporté leurs compagnons sur la berge extérieure. S’il tenait compte de la nuit terrible qu’ils avaient passée – de leur progression rampante dans l’obscurité hurlante, l’averse cinglante de débris, les tirs déchaînés qui partaient des tentes abattues – les perspectives étaient sombres. Il était gagné par la crainte d’apprendre que Maya, Michel et Sax avaient été blessés, ou pire. Et même Spencer, qu’il ne connaissait pas mais dont on lui avait tant parlé. L’ensemble de leur plan lui apparaissait fou maintenant, et Nirgal en venait à s’interroger sur le jugement de Coyote. Coyote qui était penché sur l’écran de l’IA et marmonnait en se balançant sur ses tibias douloureux… Bien sûr, les autres avaient approuvé le plan, de même que Nirgal. Et Maya et Spencer avaient participé à son élaboration, avec les Rouges de Mareotis. Mais aucun d’eux n’avait prévu que l’ouragan katabatique aurait une telle violence. Et c’était Coyote le chef de l’opération, aucun doute. Et en cet instant, Nirgal le découvrait en pleine détresse, furieux, troublé, effrayé.

À cette seconde, la radio crépita comme si deux éclairs venaient de frapper simultanément à proximité, et le message décrypté suivit très vite. Succès. Ils avaient réussi. Ils avaient trouvé Sax et ils l’avaient délivré.

En un instant, l’ambiance passa de l’inquiétude au soulagement. Ils se mirent à pousser des cris de joie incohérents, à rire, à s’embrasser. Nirgal et Kasei pleuraient de bonheur et d’apaisement, et Art, qui était resté dans le véhicule pendant le raid, et avait pris l’initiative de piloter dans le vent noir pour aller les récupérer, n’arrêtait pas de leur donner de grandes claques dans le dos, à tous, en braillant :

— Beau boulot ! Beau boulot !

Coyote, bourré d’antidouleurs, avait retrouvé son rire de fou. Nirgal, lui, se sentait physiquement plus léger, comme si la gravité avait brusquement diminué dans sa poitrine. Ils avaient plongé si profondément dans l’épuisement, la peur, pour remonter dans la joie : il se dit vaguement, l’esprit embrumé, que ces instants resteraient inscrits dans sa mémoire. Le choc de la vraie réalité, qu’on éprouvait si rarement, l’avait embrasé. Et il pouvait lire la même gloire pure et lumineuse sur les visages de ses compagnons. En cet instant, ils étaient comme des animaux sauvages à l’âme neuve et ardente.


Les Rouges repartirent vers le nord, vers leurs refuges de Mareotis. Coyote fonça vers le sud, vers le point de rendez-vous avec Maya et Michel. Ils se retrouvèrent dans la clarté chocolat de l’aube, loin sur les hauteurs d’Echus Chasma. Tout le groupe venu de la berge intérieure se rua sur le patrouilleur de Maya et Michel, prêt à recommencer la fête. Nirgal franchit le sas en vacillant et rencontra pour la première fois Spencer : il vit un petit homme au visage rond et ravagé, dont les mains tremblaient. Mais Spencer l’observa avec attention.

— Ça me fait plaisir de te connaître, dit-il enfin. J’ai tellement entendu parler de toi.

Ils parlaient tous à la fois, échangeant leurs impressions.

— Ça s’est vraiment bien passé, déclara Coyote, provoquant un concert de protestations de Kasei, Art et Nirgal.

Ils s’en étaient tirés de justesse, en vérité, en rampant sur la berge intérieure, essayant d’échapper au typhon et aux policiers fous de panique, de retrouver le patrouilleur alors même qu’Art tentait de les récupérer. Ils avaient longtemps tourné autour de l’endroit où ils avaient laissé le véhicule…

Le regard dur de Maya coupa court à la joie ambiante. Après l’excitation des retrouvailles, il devenait évident que les choses n’étaient pas aussi réjouissantes que cela. Ils avaient sauvé Sax, mais un peu tard. On l’avait torturé, leur dit Maya. On ne pouvait savoir précisément quelles lésions les autres lui avaient infligées dans l’état d’inconscience où il était plongé.

Nirgal se rendit dans le compartiment et se pencha sur lui. Sax gisait, inerte, et son visage était abominable à voir. Michel vint s’asseoir, encore sous le choc du coup qu’il avait reçu sur le crâne. Maya et Spencer semblaient s’être querellés. Ils n’avaient donné aucune explication, mais ils ne s’adressaient plus la parole et évitaient de se regarder. Maya, à l’évidence, était d’une humeur affreuse : Nirgal avait déjà vu cette expression sur son visage alors qu’il n’était qu’un enfant. Cette fois, pourtant, ça semblait plus grave : ses traits étaient figés et sa bouche n’était plus qu’une blessure en faucille.

— J’ai tué Phyllis, dit-elle à Coyote.

Le silence tomba. Nirgal sentit que le froid gagnait ses mains. Soudain, en observant les autres, il vit qu’ils étaient tous mal à l’aise. La seule femme qui se trouvait parmi eux était celle qui avait tué. Il y avait dans cela quelque chose d’anormal. Ils le ressentaient, et Maya elle aussi. Elle se redressa avec fierté, méprisant leur lâcheté. Nirgal se dit que tout cela n’avait rien de rationnel, que ça n’existait même pas au niveau conscient, que c’était en vérité primaire, instinctif, biologique. Et le regard que Maya posait sur eux, dans son absolu mépris de l’horreur qu’ils affichaient, était celui d’un aigle. Étranger et hostile.

Coyote, alors, s’avança vers elle, se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue, affrontant son regard de glace.

— Tu as bien fait, lui dit-il en posant la main sur son bras. Tu as sauvé Sax.

Elle le repoussa.

— Nous avons bousillé cette machine dans laquelle ils avaient cloué Sax. J’ignore si nous avons réussi à effacer les données. Probablement pas. Et bien entendu, ils savent que quelqu’un l’a libéré. Il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir. Ils vont employer tous leurs moyens pour nous mettre la main dessus.

— Je ne crois pas qu’ils soient organisés à ce point, releva Art.

— Vous, taisez-vous !

— D’accord. Mais reconnaissez une chose : maintenant qu’ils savent que vous existez, vous n’aurez plus vraiment à vous planquer, non ?…

— Ça repart, marmonna Coyote.


Ce jour-là, ils firent route au sud : la poussière soulevée par la tempête katabatique était assez dense pour les dissimuler aux caméras des satellites. La tension restait intense : Maya était dans une fureur noire, et nul ne pouvait lui adresser la parole. Michel la traitait comme une bombe qui n’aurait pas encore explosé, essayant constamment de l’obliger à se concentrer sur les questions pratiques, pour lui faire oublier cette affreuse nuit. Mais Sax était toujours inconscient sur la couchette du compartiment d’habitation. Avec toutes ses contusions et ses plaies, il ressemblait à un malheureux raton-laveur blessé, et il était dur d’oublier ce qui s’était passé. Nirgal s’assit près de lui durant des heures, une main sur ses côtes, l’autre sur son crâne. Il n’y avait guère autre chose à faire. Même sans ses yeux noirs, il n’aurait pas ressemblé au Sax Russell que Nirgal avait connu dans son enfance. Il avait éprouvé un vrai choc viscéral en découvrant toutes ses plaies, toutes les traces de coups sur son corps, qui prouvaient définitivement qu’ils avaient des ennemis mortels sur cette planète. Depuis plusieurs années, cette question l’avait préoccupé – et la preuve qu’il avait à présent sous les yeux était d’autant plus laide, écœurante : non seulement ces ennemis existaient, mais ils étaient capables de ça. C’était pour eux une pratique constante, qu’ils avaient appliquée tout au long de l’histoire, ainsi qu’en témoignaient ces incroyables récits que Nirgal avait entendus. Des récits authentiques. Et Sax n’était qu’une victime parmi des millions.

Dans son sommeil, sa tête roulait de côté et d’autre.

— Je vais lui faire une injection de pandorph, déclara Michel. D’abord lui, et moi ensuite.

— Il a quelque chose au niveau des poumons.

— Tu crois ? (Michel colla une oreille sur la poitrine de Sax, écouta en silence et émit un sifflement.) Tu as raison. Quelque chose de liquide.

— Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? demanda Nirgal à Spencer.

— Ils lui parlaient pendant qu’il était sous drogue. Vous savez, ils ont localisé assez précisément certains centres de mémoire de l’hippocampe, et avec les drogues ainsi qu’une stimulation ultra-sonique très fine, plus un repérage par MRI… Les gens répondent aux questions qu’on leur pose, et généralement, ils parlent beaucoup. Ils en étaient là quand la tempête s’est levée et qu’ils ont été privés de courant. Le générateur d’urgence a démarré presque aussitôt, mais… (Il montra Sax.) Quand on l’a arraché au dispositif…

C’était donc pour ça que Maya avait tué Phyllis Boyle. La mort d’une collabo. Un meurtre chez les Cent Premiers…

Mais ça n’était pas le premier, marmonna Kasei dans l’autre patrouilleur. Certains accusaient Maya d’avoir préparé l’assassinat de John Boone, et Nirgal avait entendu certaines rumeurs qui la désignaient comme suspecte dans la disparition de Frank Chalmers. On l’appelait la Veuve Noire. Nirgal avait toujours rejeté ces rumeurs malveillantes, répandues par des gens qui, à l’évidence, haïssaient Maya. Comme Jackie. Mais, assurément, Maya apparaissait désormais dangereuse, venimeuse, assise là le regard fixe devant la radio, les cheveux blancs, le nez en bec de faucon, les lèvres serrées comme une blessure. Prête à rompre le silence pour appeler le Sud. Nirgal se sentait nerveux du simple fait d’être avec elle dans le même patrouilleur, en dépit des efforts qu’il faisait pour se calmer. Elle avait été l’un de ses professeurs principaux, il avait passé des heures et des heures à se nourrir du savoir en maths, en histoire et en langue russe qu’elle lui dispensait. Il avait eu le temps de l’observer, et il avait conscience que jamais elle n’avait souhaité devenir une meurtrière, que sous son attitude à la fois agressive et morne (maniaco-dépressive), il y avait une âme solitaire, fière et avide. Ainsi, sous un autre angle, cette histoire avait été un désastre, en dépit du succès de l’opération.

Maya affichait une volonté de fer pour qu’ils rallient sans perdre de temps la région polaire sud pour informer l’underground des derniers événements.

— Ça n’est pas facile, remarqua Coyote. Ils savent que nous sommes dans Kasei Vallis, et comme ils ont eu le temps de faire parler Sax, ils savent aussi probablement que nous allons tenter de faire route au sud. Ils connaissent les cartes aussi bien que nous, et l’équateur est pratiquement bloqué, de l’ouest de Tharsis à l’est des chaos.

— Mais il existe une passe entre Pavonis et Noctis, protesta Maya.

— D’accord, mais elle est traversée par plusieurs pistes et des pipelines, plus deux segments de l’ascenseur. J’ai fait forer des tunnels, mais s’ils y regardent de près, ils vont en trouver un certain nombre, ou ils vont tomber sur nos patrouilleurs.

— Alors qu’est-ce que tu proposes ?

— Je crois que nous devons faire le tour, en passant par le nord de Tharsis et d’Olympus Mons, avant de redescendre vers Amazonis pour franchir l’équateur.

Maya secoua la tête.

— Il faut que nous rallions très vite le Sud, pour prévenir les autres qu’on a été découverts.

Coyote réfléchit.

— Nous pourrions nous séparer. J’ai un avion ultraléger dans un refuge, au pied du Belvédère d’Echus. Kasei pourrait t’y conduire avec Michel, et vous pourriez vous envoler vers le sud. Nous, nous passerons par Amazonis.

— Et Sax ?

— Nous l’emmènerons directement jusqu’à Tharsis Tholus. Il y a une clinique bogdanoviste là-bas. C’est à deux nuits de route.

Maya discuta avec Michel et Kasei, sans risquer un regard vers Spencer. Michel et Kasei étaient d’accord et elle acquiesça enfin.

— Bien. Nous irons droit au sud. Et vous nous rejoindrez aussi vite que vous le pourrez.


Ils continuèrent de rouler la nuit et de dormir le jour, selon la vieille habitude, et en l’espace de deux nuits, ils traversèrent Echus Chasma pour atteindre Tharsis Tholus, le cône volcanique qui se dressait à la bordure nord de la bosse de Tharsis.

Là, Tharsis Tholus, une cité sous tente du type Nicosia, se déployait sur le flanc noir du cône. Elle faisait partie du demi-monde : la plupart de ses habitants menaient des existences ordinaires dans le réseau de surface, mais ils étaient nombreux à être bogdanovistes et à soutenir les refuges bogdanovistes de la région, de même que les bases des Rouges dans Mareotis et le Grand Escarpement. Et ils venaient aussi en aide à tous ceux de la cité qui avaient fui le réseau, ou qui ne l’avaient jamais connu depuis leur naissance. La clinique la plus importante était bogdanoviste et ceux de l’underground étaient nombreux à la fréquenter.

Ils roulèrent directement jusqu’à la tente, s’enfoncèrent dans le garage et descendirent très vite. Une petite ambulance surgit et emporta aussitôt Sax vers la clinique, située près du centre. Ils suivirent les rues entre les pelouses, savourant l’espace nouveau après les longs jours passés dans les patrouilleurs. Art était surpris par leur comportement, et Nirgal lui expliqua brièvement ce qu’était le demi-monde tandis qu’ils montaient vers les salles d’étage d’un café, juste en face de la clinique.

À la clinique, on s’occupait déjà de Sax. Quelques heures après leur arrivée, on autorisa Nirgal à passer une tenue stérile pour venir le rejoindre.

On avait installé Sax sous un poumon artificiel qui faisait circuler un liquide dans ses poumons. Dans les tubes transparents et le masque, c’était comme de l’eau légèrement trouble. Une vision pénible, comme si l’on était en train de noyer Sax. Mais le liquide qu’on lui transfusait était une solution à base de perfluorocarbone qui lui apportait trois fois le taux d’oxygène d’une atmosphère normale et chassait le dépôt qui s’était accumulé dans ses bronches en libérant et en regonflant les voies respiratoires. Tout cela pendant qu’on le traitait avec toutes sortes de drogues et de médicaments. La technicienne médicale expliqua tout à Nirgal sans interrompre son travail.

— Il avait une forme d’œdème, et le traitement peut paraître paradoxal. Mais ça marche.

Nirgal resta donc au chevet de Sax, une main sur son bras, observant le liquide qui tournoyait lentement dans le masque.

— C’est comme s’il était dans un réservoir ectogène, remarqua-t-il.

— Ou dans la matrice, répliqua la technicienne en lui décochant un regard curieux.

— Oui. En train de renaître. Il n’a plus l’air d’être le même.

— Gardez la main sur lui, fit la technicienne avant de repartir.

Nirgal essaya de deviner ce que Sax pouvait éprouver, de sentir la vitalité qui luttait en lui, qui le portait vers la surface du monde réel. La température de Sax fluctuait de façon inquiétante, en boucles et en brusques plongées. D’autres médecins arrivèrent avec de nouveaux instruments qu’ils disposèrent sur le visage et la tête de Sax tout en se parlant à voix étouffée.

— Lésion. Antérieure, côté gauche. On va voir.

La première technicienne revint quelques nuits plus tard et dit à Nirgal qui se trouvait là :

— Tenez-lui la tête. Du côté gauche, autour de l’oreille. Oui, là, juste au-dessus Comme ça… Maintenant, c’est à vous de jouer.

— Comment ?

— Vous le savez. Envoyez-lui de la chaleur.

Elle se retira hâtivement, comme embarrassée, et même effrayée de sa suggestion.

Nirgal, immobile, se concentra. Il localisa le feu à l’intérieur de lui, tenta d’en attirer une part dans sa main et de le faire passer à Sax. Chaleur, chaleur… Un premier soubresaut de blancheur… Il palpa encore, avec tout son esprit, pour essayer de lire dans la chaleur de la tête de Sax.

Des jours passèrent. Nirgal passait le plus clair de son temps à la clinique. Une nuit, alors qu’il revenait des cuisines, la jeune technicienne se précipita sur lui du fond du couloir et lui agrippa le bras.

— Venez, venez !

Elle l’entraîna jusque dans la chambre et, quand il reprit ses esprits, il tenait la tête de Sax, le souffle court et les muscles noués. Il y avait là trois docteurs et plusieurs techniciens. L’un des docteurs tendit le bras vers Nirgal et la jeune technicienne s’interposa.

Nirgal sentit bouger quelque chose dans Sax. Quelque chose qui partait, ou qui revenait – un passage. Il déversa dans son corps toute la viriditas qu’il put rassembler, soudain terrifié, envahi par les souvenirs de la clinique de Zygote, de ses séjours avec Simon. Du visage de Simon, la nuit où il était mort. Le perfluorocarbone fluide pénétrait Sax et ressortait en tourbillon, en une marée minimale et vive. Et Nirgal, en l’observant, ne cessait de penser à Simon. Toute chaleur avait quitté sa main, et il ne parvenait plus à en retrouver une trace. Sax saurait d’où était venue cette chaleur, à qui ces mains appartenaient. Pour autant que cela eût quelque importance. Mais c’était tout ce qu’il pouvait faire. Et il persista. Comme si le monde entier allait geler, comme s’il pouvait sauver Sax mais aussi Simon, s’il forçait encore plus.

« Mais pourquoi ? Pourquoi, Sax ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi, Sax ?… »

Le perfluorocarbone tourbillonnait dans les tubes, dans le masque. Et la pièce éblouissante bourdonnait. Les docteurs s’agitaient autour des appareils et du corps de Sax. Ils se regardaient et épiaient Nirgal. Ce seul mot, pourquoi, était devenu une prière. Plusieurs heures passèrent encore, lentement, dans l’angoisse. Et puis, ils basculèrent dans une zone où il n’y avait plus de temps, et Nirgal ne sut plus si c’était le jour ou bien la nuit. C’est le prix de nos corps, se dit-il. Le prix que nous payons.


Un soir, une semaine ou presque après leur arrivée, ils libérèrent enfin les poumons de Sax et purent arrêter le poumon artificiel. Sax émit d’abord des râles violents, puis respira normalement. Il était redevenu un mammifère qui vivait de l’air. On lui avait réparé le nez, même s’il avait maintenant une forme différente, un peu plus aplatie, comme avant son opération de chirurgie esthétique. Mais ses hématomes étaient encore très visibles.

Il reprit conscience une heure après l’arrêt de la respiration artificielle et cligna longtemps des yeux. Puis il observa la chambre avant de regarder Nirgal, attentivement, et de lui serrer très fort la main. Mais il ne dit rien. Et, très vite, il sombra dans le sommeil.

Nirgal sortit et se perdit dans les rues vertes de la petite ville, sous le cône de Tharsis Tholus, qui s’érigeait au nord, rouillé et noirâtre comme un mont Fuji trapu. Il courait à son rythme calme et fit le tour de la tente plusieurs fois.

Ils avaient établi leur quartier général au-dessus d’un café, de l’autre côté de la rue, et il y retrouva Coyote, qui errait d’une fenêtre à l’autre en marmonnant des phrases incompréhensibles et des fragments de calypso.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Nirgal.

Coyote agita les mains.

— Maintenant que Sax est rétabli, nous devrions ficher le camp. Toi et Spencer, vous pouvez vous occuper de Sax dans le patrouilleur, pendant que nous contournerons Olympus, vers l’ouest.

— D’accord. Dès qu’ils décideront que Sax est prêt.

Coyote le regarda fixement.

— Ils disent que tu lui as sauvé la vie. Que tu l’as ramené d’entre les morts.

Nirgal secoua la tête, effrayé à cette seule idée.

— Il n’a jamais été mort.

— C’est ce que je pense. Mais je te rapporte ce qu’ils disent. (Coyote le dévisagea avec une expression pensive.) Il va falloir que tu sois très prudent.

3

Ils roulaient de nuit, contournant le flanc nord de Tharsis. Sax était affalé sur la couchette, derrière les sièges de pilotage. Quelques heures après leur départ, Coyote déclara :

— Je voudrais attaquer l’un des camps miniers de Subarashii, dans Ceraunius. (Il regarda Sax.) Tu es d’accord ?

Sax hocha la tête. Ses ecchymoses étaient maintenant vertes et mauves.

— Pourquoi vous ne pouvez pas parler ? demanda Art.

Sax haussa les épaules, et coassa deux ou trois fois.

À partir du bas de la face nord de la bosse de Tharsis toute une série de canyons se déployait en parallèle : c’était Ceraunius Fossae. Il existait une quarantaine de ces lignes de fracture, selon la façon dont on les dénombrait, car certaines indentations étaient des canyons, alors que d’autres étaient des arêtes isolées, des fissures profondes ou de simples plissements de la plaine – toutes orientées nord-sud, et constituant autant de découpes dans une région métallogénique d’une grande richesse, une masse de basalte crevassée d’intrusions de minerais par le bas. On y trouvait donc de nombreuses exploitations minières autant que des unités mobiles dans tous les canyons. En observant les cartes, Coyote se frotta les mains.

— En te capturant, ils m’ont rendu libre, Sax. Puisqu’ils savent maintenant que nous sommes là, nous n’avons plus aucune raison de ne pas les priver d’emploi, et d’en profiter pour piquer un peu d’uranium, pendant que nous y sommes !

Ils firent halte une nuit à l’extrémité sud de Tractus Catena, le plus long et le plus profond des canyons. Il offrait à son débouché une vue étrange : la plaine relativement lisse était creusée d’une sorte de rampe large de trois kilomètres et profonde de trois cents mètres qui allait vers le nord selon une parfaite ligne droite.

Le matin, ils dormirent, et passèrent l’après-midi assis dans le compartiment, nerveux, consultant les photos satellite tout en écoutant les instructions de Coyote.

— Vous avez vraiment l’intention de tuer ces mineurs ? demanda Art en tirant sur les poils de ses gros favoris.

Coyote haussa les épaules.

— Ça se pourrait, oui.

Sax secoua la tête avec véhémence.

— Fais attention, lui dit Nirgal. Pas si fort.

— Je suis d’accord avec Sax, glissa vivement Art. Je veux dire, même si l’on ne tient pas compte des considérations morales, ce qui n’est pas mon cas, c’est une option stupide sur le plan pratique. Stupide en ceci qu’elle présuppose que vos ennemis sont plus faibles que vous et feront ce que vous voulez si vous en assassinez quelques-uns. Mais les gens ne sont pas comme ça. Je veux dire : essayez de penser à la façon dont ça va se terminer. Vous descendez dans le canyon, vous tuez des gens en train de faire leur travail, et ensuite, d’autres rappliquent et trouvent leurs cadavres. Désormais, ils vont vous haïr à jamais. Même si vous vous emparez de Mars tout entière un jour, ils continueront de vous haïr aussi fort et ils feront tout pour vous mettre des bâtons dans les roues. Et ce sera la même chose avec les gens qui regardent les infos. Et c’est tout ce que vous aurez réussi, parce qu’ils remplaceront très vite les mineurs abattus.

Art se tourna vers Sax qui, assis sur la couchette, l’observait avec attention.

— D’un autre côté, disons que vous faites une descente là-dedans, que vous vous débrouillez pour que les mineurs se réfugient dans un abri où vous les bouclez avant de bousiller leurs machines. Ils demanderont des secours tout en restant planqués. Un ou deux jours après, ils seront libérés. D’accord, ils seront furieux, mais ils se diront qu’ils pourraient aussi bien être morts. Ces Rouges nous sont tombés dessus, ils ont tout cassé et ils sont repartis comme l’éclair. On ne les a même pas vus. Ils auraient pu nous massacrer, mais ils ne l’ont pas fait. Et ceux qui seront venus à leur secours penseront la même chose. Et plus tard, quand vous aurez pris Mars ou quand vous tenterez de le faire, ils s’en souviendront et ils plongeront tous dans le syndrome de Stockholm. Et ils commenceront à vous soutenir. Et même à travailler pour vous.

Sax acquiesçait. Spencer fixait Nirgal. Et puis tous les autres regardèrent Nirgal. Sauf Coyote, qui ne quittait pas des yeux la paume de ses mains, comme s’il y lisait un oracle. Mais quand il releva enfin la tête, ce fut pour regarder Nirgal, lui aussi.

Pour Nirgal, tout était simple, et il répondit à son regard d’un air soucieux.

— Art a raison. Hiroko ne nous pardonnera jamais si nous commençons à tuer des gens sans raison.

Une grimace déforma le visage de Coyote, comme s’il était dégoûté par leur humanité.

— Mais nous avons tué des gens à Kasei Vallis.

— C’était différent ! s’exclama Nirgal.

— En quoi ?

Nirgal hésita, et Art répondit à sa place.

— C’était une bande de policiers tortionnaires qui passaient le cerveau de votre ami au micro-ondes. Ils méritaient leur sort. Mais ces types, là en bas dans le canyon, ils ne font que creuser dans la roche.

Sax hocha la tête. Il les regarda tous tour à tour avec une intensité extrême. Il semblait avoir tout compris avec certitude. Mais comme il ne prononçait pas un mot, nul ne pouvait en être sûr.

Coyote posa un regard dur sur Art.

— C’est une mine de Praxis ?

— Je l’ignore. Et cela m’importe peu.

— Hum… Bien… (Coyote se tourna vers Sax, puis Spencer, puis Nirgal, qui avait les joues brûlantes.) D’accord. On va essayer comme ça.


Et c’est ainsi qu’à la tombée de la nuit Nirgal se glissa hors du patrouilleur en compagnie de Coyote et d’Art. Les étoiles brillaient déjà dans le ciel sombre, mais le quadrant occidental était encore lumineux et violet, répandant une clarté colorée qui donnait à toute chose une apparence étrangère. Coyote allait en avant et les deux autres le suivaient de près. Nirgal vit qu’Art Randolph avait les yeux collés à la visière de son casque.

Le plancher de Tractus Catena était rompu par un système transversal de cassures appelé Tractus Traction, et les fractures en treillis, dans cette zone, avaient constitué un système de crevasses impénétrable aux véhicules. Les mineurs de Tractus rejoignaient leur camp à partir du mur du canyon sur lequel on avait installé des ascenseurs. Mais Coyote décida qu’il était possible de franchir à pied Tractus Traction en suivant un cheminement de crevasses interconnectées dont il avait fait un relevé. La plupart de ses actions de résistance se déroulaient dans des terrains « impassables » comme celui-ci. Ce qui avait rendu légendaires ses incursions dans des lieux impossibles, dans des régions interdites que nul n’avait osé affronter. Et sous la conduite de Nirgal, ils avaient réussi quelques raids apparemment miraculeux – uniquement parce qu’ils avaient quitté les patrouilleurs pour traverser à pied.

Ils descendirent donc le plancher du canyon avec ces bonds martiens réguliers que Nirgal avait perfectionnés et qu’il avait tenté d’apprendre à Coyote avec plus ou moins de succès. La démarche d’Art n’avait rien de gracieux – ses pas étaient trop courts et il trébuchait fréquemment – mais il arrivait à maintenir l’allure. Nirgal commença à éprouver le bonheur libérateur de la course, la danse entre les rochers, la traversée rapide de longues bandes de terrain. Et puis aussi la respiration rythmique, le tressautement de son réservoir d’air dans le dos, cet état proche de la transe qu’il avait affiné depuis des années, avec l’aide de Nanao, l’issei, qui disait qu’il avait appris le lung-gom auprès d’un adepte tibétain… Nanao prétendait que les plus vieux des lung-gom-pas devaient porter des poids pour éviter de s’envoler. Ce qui sur Mars semblait tout à fait possible. Car il volait presque de roc en roc, exultant, pris dans une espèce d’extase.

Il dut se réfréner : Coyote pas plus qu’Art ne connaissaient le lung-gom, et ils ne parvenaient pas à le suivre, même s’ils se débrouillaient plutôt bien, Coyote par rapport à son âge, et Art parce qu’il était nouveau venu sur Mars. Coyote connaissait le terrain et progressait par petits sauts brefs, en une sorte de danse, dépouillée et efficace. Art se propulsait dans le paysage comme un robot mal programmé, vacillant souvent sous la clarté des étoiles quand il se posait mal, mais sans jamais vraiment diminuer la pression. Et Nirgal les précédait comme un chien lancé sur une piste. Par deux fois, Art s’écroula dans un nuage de poussière et Nirgal le contourna, mais à chaque fois il se releva et reprit sa course, se contentant de faire signe de la main à Nirgal sans perturber leur silence intercom.

Après une demi-heure de descente, dans le canyon si droit qu’il semblait avoir été découpé selon un plan, des fissures apparurent et se firent rapidement plus profondes et reliées les unes aux autres, ce qui rendait impossible toute progression sur le plancher du canyon lui-même, qui était devenu un archipel d’îles plates. Les fentes entre les îles ne faisaient parfois que deux ou trois mètres de large, mais elles étaient profondes de trente ou quarante mètres.

S’avancer dans ces allées au fond généralement plat était une expérience étrange, mais Coyote les guidait dans ce labyrinthe sans jamais hésiter aux bifurcations, suivant un parcours que lui seul connaissait, tournant à gauche, à droite d’innombrables fois. Ils passèrent une fente si étroite qu’ils frottèrent les parois des épaules au premier tournant.

Lorsqu’ils resurgirent sur le côté nord du labyrinthe de crevasses, émergeant d’un éclatement de l’escarpement abrupt qui marquait la fin de l’archipel de plateaux, ils découvrirent une petite tente, dressée contre la paroi ouest du canyon. Elle brillait comme une ampoule empoussiérée. À l’intérieur, il y avait des remorques, des patrouilleurs, des foreuses, des excavatrices et autres matériels d’exploitation minière. Ils étaient sur une mine d’uranium appelée Pechblende Alley, cette section inférieure du canyon étant recouverte d’une couche de pegmatite extrêmement riche en uraninite. La production de cette mine était importante, et Coyote avait appris que l’uranium traité ici avait été stocké sur place durant les années passées entre la destruction du premier ascenseur et la mise en place du second et qu’il n’avait pas encore été livré.

Il se dirigeait droit sur la tente, suivi de Nirgal et Art. Il n’y avait aucune présence humaine visible. La clarté n’était fournie que par quelques veilleuses et par les hublots illuminés d’une grande caravane garée au centre.

Coyote marcha jusqu’au sas le plus proche, enfonça le jack de son bloc de poignet dans le verrou et pianota sur le clavier du bloc. La porte extérieure s’ouvrit. Apparemment, aucune sonnerie d’alarme ne se déclencha. Et personne ne se montra derrière les hublots de la caravane. Ils se glissèrent dans le sas, refermèrent la porte extérieure et attendirent que l’atmosphère s’établisse avant d’entrer. Coyote se précipita droit vers la petite centrale énergétique, installée non loin de la caravane. Nirgal escalada les marches qui accédaient à la porte de la caravane et aux quartiers d’habitation. Il mit en place l’une des « barres de verrouillage » de Coyote sous la poignée, fit tourner le cadran qui libérait le fixatif, poussa la barre droit contre la porte et la carlingue. La caravane était en alliage d’aluminium, et le fixatif polymère allait faire fondre la barre de verrouillage contre la structure, bloquant ainsi totalement la porte. Il fit rapidement le tour du véhicule et répéta l’opération sur l’autre porte avant de se ruer vers la sortie, le sang puisant dans ses veines comme de l’adrénaline pure. Ce qu’il venait de faire ressemblait tellement à un mauvais tour plutôt qu’à une opération de neutralisation qu’il dut se rappeler plusieurs fois toutes les charges explosives que Coyote et Art étaient en train de mettre en place dans l’installation, dans les hangars, sous la paroi de la tente et dans le parking où étaient garés les léviathans de minage. Nirgal les rejoignit en courant de véhicule en véhicule, escaladant les marchepieds pour ouvrir les portes à la main ou électroniquement avant de lancer dans les cabines les petites boîtes que Coyote lui avait données.

Mais il y avait aussi ces centaines de tonnes d’uranium que Coyote aurait voulu emporter. Heureusement, c’était impossible. Mais dans un hangar, ils s’attaquèrent aux camions robotisés déjà chargés, et les reprogrammèrent pour qu’ils roulent vers les régions de canyons au nord et s’arrêtent dans des terrains où les concentrations en apatite[54] suffiraient à masquer la radioactivité de l’uranium, qui serait ainsi difficile à repérer. Spencer avait émis quelques doutes sur cette stratégie, mais Coyote avait rétorqué que c’était mieux que de laisser l’uranium sur le site et, de toute façon, ils étaient tous trop heureux de ne pas avoir à charger des tonnes d’uranium dans leur patrouilleur, même si les containers étaient totalement à l’épreuve des radiations.

L’opération terminée, ils repartirent en courant. À mi-chemin, ils entendirent une série d’explosions et de déflagrations assourdies. Nirgal jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais rien ne semblait avoir changé : la tente était obscure et les hublots de la caravane toujours illuminés.

Il reprit sa course, comme porté par des ailes, et il fut étonné de découvrir Art qui parcourait le plancher du canyon à grands bonds sauvages, pareil à un ours-guépard. Art attendit que Coyote les rejoigne pour les guider à nouveau dans le labyrinthe. Ensuite, il redémarra, si vite que Nirgal décida d’essayer de le rattraper, rien que pour estimer sa vitesse. Il se mit à sprinter, de plus en plus fort, et constata en arrivant à la hauteur d’Art que ses foulées de springbok étaient deux fois plus longues que celles d’Art, alors que leurs jambes foulaient le sol aussi vite qu’ils en étaient capables.

Ils atteignirent le patrouilleur bien avant Coyote et l’attendirent devant le sas en reprenant leur souffle et en souriant derrière leurs visières. Dès que Coyote fut là, ils montèrent à bord et Spencer démarra alors qu’ils quittaient le laps de temps martien avec six heures de route nocturne devant eux.

Ils riaient tous de la course folle d’Art, mais lui se contenta de sourire en agitant la main.

— Mais non, je n’avais pas peur. C’est seulement la gravité martienne, je vous le jure. J’ai couru normalement, mais on aurait dit que mes jambes étaient comme les pattes d’un tigre ! Stupéfiant !

Ils se reposèrent durant tout le jour et, dès la tombée de la nuit, ils démarrèrent. Ils franchirent l’entrée d’un long canyon qui allait de Ceraunius jusqu’à Jovis Tholus. Une exception bizarre : il n’était ni vraiment droit ni sinueux et avait été baptisé le Canyon Tordu. Quand le soleil se leva, ils étaient à l’abri dans le cratère Qr, immédiatement au nord de Jovis Tholus. Jovis Tholus était un volcan plus important que Tharsis Tholus, plus grand en fait que n’importe quel volcan terrestre, mais il était situé sur le col élevé séparant Ascraeus Mons d’Olympus. Tous deux érigés à l’est et à l’ouest comme de véritables plateaux continentaux auprès desquels Jovis semblait compact, accueillant, compréhensible – une simple colline, facile à escalader.

Ce jour-là, Sax s’assit devant son écran et pianota en silence pour appeler un assortiment de textes, de cartes, de diagrammes, de clichés et d’équations. Il inclinait régulièrement la tête, comme indifférent. Nirgal s’installa près de lui.

— Sax, tu peux m’entendre ?

Sax le dévisagea.

— Tu peux comprendre ce que je dis ? Fais-moi signe de la tête.

Sax pencha la tête et Nirgal soupira, fasciné par son regard inquisiteur. Puis Sax acquiesça en hésitant.

Cette nuit-là, Coyote roula cap à l’ouest, en direction d’Olympus, et aux approches de l’aube, il dirigea le patrouilleur vers une muraille de basalte noir éclatée et grêlée. C’était le rebord d’un plateau découpé par d’innombrables ravines sinueuses, Tractus Traction à plus grande échelle. Les ravines avaient créé des badlands pareilles à une expansion immense du labyrinthe de Traction. Le plateau était un éventail de lave ancienne fragmentée, restant d’une des premières coulées d’Olympus Mons, qui avait recouvert le tuf plus tendre et les scories d’éruptions plus anciennes encore. Là où les ravines creusées par le vent étaient les plus profondes, leur fond taillait dans le tuf, et certaines d’entre elles étaient d’étroites fentes avec, au fond, des tunnels arrondis par des siècles de vent.

— Comme des trous de serrure à l’envers, commenta Coyote, quoique Nirgal n’eût jamais rencontré de trous de serrure de cette forme.

Coyote lança le patrouilleur dans l’un des tunnels noir et gris. Il remonta la pente sur plusieurs kilomètres avant de s’arrêter près d’une tente qui créait une sorte d’obstruction dans le tunnel, une courbe élargie.

C’était le premier refuge secret qu’Art découvrait, et il prit l’air surpris qui convenait. La tente mesurait peut-être vingt mètres de haut et englobait une bonne centaine de mètres de la paroi. Il s’étonna de ces dimensions et Nirgal finit par rire.

— Il y a déjà quelqu’un ici, dit Coyote. Alors calmez-vous une seconde.

Art acquiesça vivement et se pencha sur l’épaule de Coyote pour écouter ce qu’il disait dans l’intercom. Un autre patrouilleur, camouflé en rocher comme le leur, était garé devant le sas de la tente.

— Ah ! fit Coyote en repoussant Art. C’est Vijika. Ils doivent avoir des oranges, et peut-être même un peu de kava. On va avoir droit à la fête dès ce matin, j’en suis sûr.

Ils roulèrent jusqu’au sas et un tube de couplage en sortit pour venir se coller sur la porte extérieure. Quand tout fut déverrouillé, ils purent pénétrer dans la tente en portant Sax, le dos courbé.

Ils furent accueillis par cinq hommes et trois femmes, tous très grands, la peau sombre, exultants, heureux d’avoir de la compagnie. Coyote fit les présentations. Nirgal avait déjà rencontré Vijika à l’université de Sabishii et il la serra dans ses bras. Elle semblait aussi heureuse que lui de le retrouver, et elle les précéda vers la falaise incurvée jusqu’à un espace entre les caravanes, illuminé par une crevasse dans la couche ancienne de lave. Dans ce puits de clarté diffuse à laquelle s’ajoutait la lumière venue de la ravine à l’extérieur de la tente, les visiteurs s’installèrent sur de grands coussins plats disposés autour de tables basses, tandis que leurs hôtes s’activaient autour de samovars ventrus. Coyote parlait avec les uns et les autres qui lui apprenaient les dernières nouvelles. Sax regardait autour de lui en cillant, aussi déconcerté que Spencer, qui se tenait près de lui. Depuis 61, il avait toujours vécu en surface et il ne connaissait les refuges que par les échos qu’on lui avait rapportés. Quarante années de double vie : pas étonnant s’il paraissait abasourdi.

Coyote se dirigea vers les samovars et sortit des petites tasses d’un placard. Nirgal s’était assis à côté de Vijika, un bras autour de sa taille. Il savourait sa chaleur et le contact de sa jambe contre la sienne. Art s’était installé de l’autre côté de Vijika. Son visage large avait l’expression d’un chien intrigué essayant de suivre la conversation. Vijika se présenta et lui serra la main. Il serra ses doigts fins dans sa grosse patte comme s’il allait les embrasser.

— Ce sont des Bogdanovistes, lui expliqua Nirgal en s’esclaffant devant son air perdu. (Il lui tendit une petite tasse en céramique.) Ses parents ont été détenus à Korolyov avant la guerre.

— Ah… fit Art. Nous en sommes loin, non ?

— Eh bien, expliqua Vijika, nos parents ont pris l’autoroute Transmarineris au nord, juste avant qu’elle soit inondée, et ils se sont retrouvés ici. Maintenant, prenez ce plateau à Coyote, distribuez les autres tasses et présentez-vous à chacun.

Art s’exécuta et fit le tour de l’assemblée tandis que Nirgal reprenait sa conversation avec Vijika.

— Tu ne croiras jamais ce qu’on a trouvé dans ces tunnels de tuf, lui dit-elle. On est devenus fantastiquement riches.

Chacun avait sa tasse, à présent, et durant un instant, ils sirotèrent en silence, puis, après quelques claquements de lèvres, les conversations reprirent. Art revint s’asseoir à côté de Nirgal.

— Tenez, lui dit Nirgal. Prenez-en. Il faut que chacun porte un toast. C’est la coutume.

Art but une gorgée d’un air méfiant tout en examinant le liquide dans sa tasse : il était plus noir que du café et l’odeur était atroce. Il frissonna.

— On dirait du café avec de la réglisse. De la réglisse empoisonnée.

Vijika se mit à rire.

— C’est du kavajava. Un mélange de kava et de café. C’est très fort et le goût est infernal. C’est dur à avaler. Mais n’abandonnez pas. Si vous finissez votre tasse, vous verrez que ça en valait la peine.

— Si vous le dites. (Il prit une nouvelle gorgée, dans un autre frisson.) Atroce !

— Oui. Mais on aime ça. Certains extrayent le kavain du kava, mais je crois qu’ils ont tort. Tous les rites doivent avoir un côté déplaisant, sinon on ne les apprécie pas à leur juste mesure.

— Hum… fit Art. (Nirgal et Vijika l’épiaient.) Je suis dans un refuge de l’underground martien, déclara-t-il après un instant. Je suis en train de m’éclater avec une espèce de drogue aussi étrange qu’ignoble, en compagnie de certains des membres les plus célèbres des Cent Premiers. Et avec de jeunes indigènes dont personne n’a entendu parler sur Terre.

— Ça marche, dit Vijika.

Coyote bavardait avec une femme. Il se tenait debout devant elle, et bien qu’elle fût assise dans la position du lotus sur un des coussins, elle lui arrivait au niveau du menton.

— Bien sûr que j’aimerais de la semence de laitue romaine, lui dit-elle. Mais il faut une juste compensation pour une chose d’une telle valeur.

— Ces graines ne sont pas aussi précieuses que ça, repartit Coyote de son ton le plus persuasif. Déjà, vous nous fournissez plus d’azote que nous ne pouvons en brûler.

— Certes, mais il faut avoir l’azote avant de pouvoir en donner.

— Je le sais bien.

— Il faut avoir avant de donner, et donner avant de consommer. Et nous avons cette énorme veine de nitrate de sodium sur laquelle nous somme tombés, du pur caliche blanco. Les badlands en sont bourrées. Apparemment, il y en a toute une couche entre le tuf et la lave. Elle est épaisse de trois mètres et on ne sait même pas encore jusqu’où elle s’étend. Il faut bien qu’on écoule ce caliche, non ?

— Oui, parfait. Mais ça n’est pas une raison pour tout nous refiler.

— Mais on ne refile rien. Vous allez brûler quatre-vingts pour cent de ce qu’on vous donne…

— Soixante-dix.

— D’accord, soixante-dix, mais nous aurons ces semences et nous pourrons enfin avoir des salades dignes de ce nom.

— Si vous réussissez à les faire pousser. La laitue, c’est délicat.

— Nous avons tout l’engrais nécessaire.

Coyote rit.

— Je n’en doute pas. Mais c’est encore loin de faire la mesure. Je vais vous dire : on vous donne les coordonnées d’un des camions d’uranium qu’on a envoyés dans Ceraunius.

— Et on accuse les autres de refiler !

— Non, non, parce que nous ne vous garantissons pas que vous pourrez récupérer la marchandise. En tout cas, vous saurez où elle se trouve, et si vous arrivez à mettre la main dessus, alors vous pourrez nous fournir un autre picobar d’azote, ce qui fait que nous serons d’accord. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Ça me paraît toujours trop.

— Vous en aurez toujours l’impression avec ce caliche blanco que vous avez trouvé. Il y en a vraiment autant que ça ?

— Des tonnes. Des millions de tonnes. Les strates s’étendent dans toutes les badlands.

— D’accord, dans ce cas vous pourrez peut-être nous fournir également du péroxyde d’hydrogène. Nous allons en avoir besoin pour aller vers le sud.

Art se pencha vers eux, comme attiré par un aimant.

— C’est quoi, le caliche blanco ?

— Du nitrate de sodium quasiment pur, dit la femme.

Et elle lui décrivit l’aréologie de la région. Le tuf rhyolithique – les rochers à peine colorés qui les entouraient – avait été recouvert par la lave sombre d’andésite qui formait la surface du plateau. L’érosion avait attaqué le tuf dans les crevasses, ce qui avait formé les ravines à fond en forme de tunnel, tout en révélant de grandes veines de caliche coincées entre les strates.

— Le caliche est composé de rocaille et de poussière cimentées par les sels et les nitrates de sodium.

— Mais ce sont sûrement des micro-organismes qui ont déposé cette couche, proféra un homme, juste derrière elle.

Mais elle le contredit aussitôt :

— C’est un effet aréothermique, ou bien les éclairs d’orage, attirés par le quartz qui se trouve dans le tuf.

Ils se lancèrent dans un débat instantané qu’ils semblaient avoir répété mille fois. Art les interrompit pour reposer sa question à propos du caliche blanco. La femme lui expliqua que le blanco était un caliche pur qui contenait jusqu’à soixante-dix pour cent de nitrate de sodium pur. Il y en avait un bloc sur la table et elle le tendit à Art avant de reprendre la discussion avec son collègue, tandis que Coyote reprenait ses marchandages avec une autre femme, lancé dans les taux de bascule et les primes, les kilogrammes et les calories, les équivalences et les surcharges, les mètres cubes par seconde et les picobars, chicanant habilement au milieu des rires de l’auditoire.

La femme finit par l’interrompre en criant :

— Écoute ! On ne peut quand même pas accepter un lot d’uranium que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir récupérer ! Ou bien tu fais du dumping ou tu nous dépouilles ! Tout dépend si nous trouvons ton camion ou non ! Mais c’est quoi, ton marché ? De toute façon, ça ressemble plutôt à un mauvais coup !

Coyote secoua la tête d’un air malicieux.

— Il fallait bien que je vous propose ça, non ? Ou alors, vous m’auriez enterré dans votre caliche blanco. On est en expédition, on a quelques graines, mais pas énormément – en tout cas certainement pas des millions de tonnes de nouveaux filons de caliche ! Et on a vraiment besoin de péroxyde et de pâtes aussi. Ça n’est pas un luxe comme les semences de romaine. Je vais te dire : si vous retrouvez le camion, vous pourrez brûler son équivalent, et nous aurons quand même fait un bon marché. Si vous ne le retrouvez pas, alors vous nous en devrez un, je le reconnais, mais dans ce cas, vous pourrez brûler un cadeau, et c’est vous qui aurez fait un bon marché !

— Il va nous falloir une semaine de recherches et pas mal de carburant pour récupérer ce camion !

— D’accord, alors on prendra dix picobars de plus et on en brûlera six !

— Marché conclu. (La femme secoua la tête, impressionnée.) Tu es sacrément dur en affaires !

Coyote acquiesça et remplit les tasses.

Art regarda à droite et à gauche, ahuri, avant de revenir à Nirgal.

— Explique-moi ce qui vient de se passer.

Nirgal sentait l’effet bienfaisant du kava qui se propageait dans ses veines.

— Eh bien… nous avons négocié. Nous avons besoin de ravitaillement et de carburant, et nous étions désavantagés, mais Coyote s’est bien débrouillé.

Art souleva le bloc de roc blanc.

— Mais c’était quoi ce discours sur « vous prenez l’azote et vous nous donnez de l’azote, et on brûle de l’azote » ? Ça veut dire que vous grillez l’argent que vous gagnez ?

— Ma foi, en partie, oui…

— Alors ils essayaient tous les deux de perdre ?

— De perdre ?

— De se faire avoir dans ce marché ?

— De se faire avoir ?

— De donner plus qu’ils ne recevaient ?

— Mais oui, bien sûr.

— Oh, oui, bien sûr ! (Art roula des yeux.) Mais vous… vous ne pouvez pas donner beaucoup plus que vous ne recevez. Ai-je bien compris ?

— C’est exactement ça.

Nirgal observa son nouvel ami tandis qu’il digérait en silence cette révélation.

— Mais si vous donnez toujours plus que vous ne recevez, d’où sortez-vous ce que vous donnez, si tu vois ce que je veux dire ?

Nirgal haussa les épaules et jeta un regard à Vijika, qui lui serrait la taille avec passion.

— Il faut le trouver. Ou le faire.

— Ah…

— C’est de l’économie de cadeau, lui dit Vijika.

— L’économie de cadeau ?

— Ça fait partie de la façon dont nous gérons les choses, ici. Il existe une économie monétaire pour le vieux système d’achat-paiement, avec comme unité le péroxyde d’hydrogène. Mais la plupart des gens essaient au maximum d’utiliser l’unité azote, qui est à la base de l’économie de cadeau. Ce sont les soufis qui l’ont lancée, et les gens du refuge de Nirgal.

— Et Coyote, ajouta Nirgal.

Pourtant, en jetant un regard à son père, il se dit qu’Art Randolph aurait quelque mal à se faire à l’idée d’un Coyote théoricien économiste. Pour l’instant, Coyote, installé à côté d’un autre homme, tapait frénétiquement sur une console. Ils jouaient ensemble. Il perdit et expulsa son partenaire de son coussin en expliquant aux autres que sa main avait glissé.

— On finit au bras de fer, sinon rien, proposa-t-il.

Les deux hommes plantèrent les coudes sur la table et leurs bras se raidirent.

— Le bras de fer ! s’exclama Art. Voilà le genre de chose que je connais !

Coyote perdit en quelques secondes et Art prit sa place pour défier le vainqueur. Il gagna en un clin d’œil et, très vite, il devint évident que personne ne pouvait lui résister. Les Bogdanovistes finirent par se mettre à trois contre lui, puis quatre, mais ils les battit tous.

— OK, conclut-il. Je gagne. (Il se laissa retomber sur son coussin.) Alors, combien je vous dois ?

4

Pour éviter les auréoles de terrain brisé qui marquaient le nord d’Olympus Mons, ils décrivirent un vaste demi-cercle. Comme d’habitude, ils dormaient durant la journée.

Art et Nirgal conduisaient la plupart du temps, en bavardant. Art posait des flots de questions auxquelles Nirgal répondait avant d’en poser d’autres à son tour, aussi fasciné par la Terre qu’Art l’était par Mars. Ils faisaient un bon tandem, chacun passionné par l’autre, ce qui avait toujours été un terrain propice à l’amitié.

Nirgal avait été effrayé à l’idée de contacter les Terriens, quand elle lui était venue pour la première fois. Cette possibilité dangereuse lui était apparue une nuit, à Sabishii, et ne l’avait jamais abandonné. Durant plusieurs mois, il avait passé de longues heures à l’envisager sous tous ses aspects et à chercher qui il devait contacter s’il devait passer à l’action. Plus il en apprenait, plus il se confortait dans la certitude que cette idée était bonne, qu’une alliance avec un pouvoir terrestre était essentielle à la réalisation de leurs espoirs. Pourtant, il était convaincu que tous ceux des Cent Premiers qu’il connaissait ne voudraient pas prendre le risque d’un contact. C’était à lui de jouer. De courir le danger, d’assumer les enjeux…

Il avait approché Praxis à cause de ce qu’il avait pu lire à propos de cette transnat. Il tirait un peu au hasard, comme on le fait dans les situations critiques. Il avait agi instinctivement : d’abord le voyage jusqu’à Burroughs, une visite dans les bureaux de Praxis de Hunt Mesa, des demandes répétées pour entrer en contact avec William Fort.

Il avait réussi, bien que cela n’eût pas de signification propre. Mais dès le premier instant, quand il avait approché Art dans la rue, à Sheffield, il avait su qu’il ne s’était pas trompé. Et Praxis non plus. Au premier regard, il avait lu dans cet homme corpulent une certaine qualité qu’il avait trouvée immédiatement rassurante : une ouverture, une capacité, une facilité dans l’amitié. S’il s’était servi de son vocabulaire d’enfant, il aurait dit qu’il avait vu en Art l’équilibre des deux mondes. Un homme auquel il faisait confiance.

Ce qui identifie une bonne action, c’est que, rétrospectivement, elle apparaît comme inévitable. Et, durant les longues nuits qu’ils passaient ensemble dans la clarté des écrans infrarouges, ils se parlaient comme s’ils se voyaient eux aussi à travers un écran infrarouge. Leur dialogue se poursuivait sans fin, ils finissaient par se connaître – par devenir amis. La pulsion qui poussait Nirgal vers la Terre se concrétisait : il la lisait sur le visage d’Art, au fil des heures – la même curiosité que la sienne, le même intérêt.

Ils bavardaient à propos de tout, comme tout le monde. Ils parlaient de leur passé, de leurs opinions, de leurs espoirs. Nirgal passait le plus clair de son temps à essayer d’expliquer Zygote et Sabishii à Art.

— J’ai passé quelques années à Sabishii. Les issei y ont créé une université ouverte. Il n’y a pas d’archives. On suit les cours que l’on veut et on a affaire à son professeur et à personne d’autre. Ce qui se passe à Sabishii n’a rien d’officiel, en grande partie. C’est la capitale du demi-monde, un peu comme Tharsis Tholus, mais en plus grand. C’est vraiment une grande cité. J’y ai rencontré des tas de gens venus de tous les coins de Mars.

Son esprit s’emplit de la romance de Sabishii, portant les souvenirs de tant de paroles et d’actes, de sentiments – toutes les émotions individuelles de ce temps-là, contradictoires et incompatibles, mais revécues simultanément, en un accord polyphonique dense.

— Cela a dû être une sacrée expérience, commenta Art, après avoir grandi à Zygote.

— Oh, oui. C’a été merveilleux.

— Parlez-m’en.

Nirgal se rencogna dans son siège avec un frisson et essaya de lui raconter ce qu’avait vraiment été Sabishii.


Tout d’abord, c’avait été étrange. Les issei avaient fait des choses incroyables. Alors que les Cent Premiers s’étaient chamaillés, s’étaient battus, avaient fissionné sur toute la planète, déclenché une guerre, alors qu’ils étaient maintenant morts ou clandestins, le premier groupe de pionniers japonais, les deux cent quarante qui avaient fondé Sabishii seulement sept ans après l’arrivée des Cent Premiers, étaient demeurés à proximité de leur site d’atterrissage et y avaient construit une ville. Ils avaient absorbé tous les changements qui avaient suivi, y compris le creusement d’un mohole tout près de leur ville. Ils avaient simplement utilisé les résidus du forage comme matériaux de construction. Quand l’atmosphère était devenue plus dense, ils avaient pu cultiver le terrain environnant, qui était rocailleux et élevé, pas facile, jusqu’à se retrouver un jour au milieu d’une forêt naine, un krummholz bonsaï, dominée par des bassins alpins dans les highlands. Durant les journées catastrophiques de 2061, ils n’avaient pas bougé. Considérés comme neutres, ils avaient été épargnés par les transnats. Dans leur solitude, ils avaient récupéré la roche excavée du mohole et l’avaient érigée en longs monticules sinueux dans lesquels ils avaient percé des tunnels et aménagé des salles d’habitation prêtes à accueillir les réfugiés du Sud.

C’est ainsi qu’ils avaient inventé le demi-monde, la société la plus complexe et la plus sophistiquée de Mars, empli de gens qui se croisaient dans les rues comme des étrangers pour se retrouver le soir dans les chambres, pour bavarder, écouter de la musique, faire l’amour. Même ceux qui n’appartenaient pas au demi-monde étaient intéressants, car les issei avaient créé une université, l’Université de Mars, où beaucoup des étudiants, un tiers au total peut-être, étaient jeunes et natifs de Mars. Originaires du monde de la surface ou de l’underground, ils se reconnaissaient sans la moindre difficulté, selon des millions de signes subtils, d’une manière que les Terriens ne connaîtraient jamais. Ils parlaient, jouaient de la musique, ils s’aimaient et, très naturellement, certains de ceux qui étaient originaires de la surface étaient ainsi initiés à l’underground. À terme, il apparut que tous les natifs de Mars se connaissaient et étaient devenus des alliés naturels.

Parmi les professeurs, on comptait de nombreux Sabishiiens issei et nisei, tout autant que de distingués visiteurs venus de tous les coins de Mars, et même de la Terre. Et les étudiants également affluaient de toutes parts dans cette cité superbe où ils pouvaient étudier, vivre et s’amuser, dans les rues, les jardins, les pavillons d’été, dans les cafés, autour des lacs et sur les grands boulevards verts, qui faisaient de Sabishii une sorte de Kyoto martienne.

Nirgal avait entrevu la ville lors d’une brève visite en compagnie de Coyote. Il l’avait jugée trop grande, trop peuplée, avec trop d’étrangers. Mais des mois plus tard, fatigué d’errer dans le Sud avec Coyote, trop souvent seul avec lui-même, il s’était souvenu de Sabishii comme sa seule destination possible !

Il s’y était rendu et s’était installé dans une chambre sous les toits, plus petite que celle qu’il avait à Zygote, à peine assez grande pour contenir son lit. Il participa aux cours, aux courses, aux orchestres de calypso, aux groupes des cafés. Il apprit à connaître tout ce que son lutrin contenait. Et découvrit à quel point il était ignorant et provincial. Coyote lui donna des blocs de péroxyde d’hydrogène, qu’il revendait aux issei pour se procurer l’argent dont il avait besoin. Chaque journée était une aventure, presque entièrement livrée au hasard, une série de rencontres d’heure en heure, jusqu’à ce qu’il se laisse tomber n’importe où. La journée, il étudiait l’aréologie et l’ingénierie écologique. Il étayait ces disciplines qu’il avait commencé à étudier à Zygote de structures mathématiques, et découvrait dans ce travail et dans les cours d’Etsu qu’il avait hérité certains des dons de sa mère pour comprendre l’interaction de tous les composants du système. Il consacrait ses journées à ce travail extraordinaire et fascinant. Tant de vies humaines se consacraient à l’acquisition de toute cette connaissance ! Et les pouvoirs que cette connaissance leur conférait dans le monde étaient si variés !

Un soir, il pouvait coucher chez un ami, après avoir parlé durant des heures à un Bédouin de cent quarante ans de la guerre transcaucasienne. Et la nuit d’après, il pouvait se retrouver en train de jouer du steel drum ou des marimbas jusqu’à l’aube avec une vingtaine de Polynésiens et de Latino-Américains bourrés de kavajava avant d’emmener au lit une des dernières beautés de l’orchestre, des filles aussi passionnées que Jackie mais bien moins compliquées. Il pouvait aller au théâtre avec des amis le lendemain soir voir le Roi Jean de Shakespeare et admirer la structure en X de la pièce, la fortune de Jean allant décroissant et celle du bâtard augmentant. Et rester tremblant en observant la scène critique au centre du X, dans laquelle John ordonne la mort du jeune Arthur. Plus tard, il se promenait dans la nuit de la cité avec ses amis, ils discutaient à propos de la pièce et du rapport qu’on pouvait y voir avec le devenir de certains issei, ou les diverses forces rassemblées sur Mars, ou bien encore avec les relations entre la Terre et Mars. La nuit d’après, au terme d’une longue course dans les bassins du haut où Nirgal cherchait à découvrir autant de choses qu’il le pouvait, ils s’installaient pour dormir sous une petite tente de survie dans un des cirques élevés à l’est de Sabishii. Ils mangeaient dans le crépuscule, sous les étoiles qui s’allumaient une à une dans le ciel violet, entre les fleurs alpestres qui disparaissaient dans le bassin rocheux comme au creux de la paume d’un géant.

Jour après jour, le jeu incessant de cette interaction avec les étrangers lui en apprenait au moins autant que les cours qu’il suivait. Non pas que Zygote l’eût laissé complètement ignorant : ses habitants lui avaient fait la démonstration de tant de comportements divers qu’il n’avait plus guère de surprises à attendre. En fait, et il commençait seulement à le comprendre, il avait grandi dans une sorte d’asile pour excentriques, des gens surcompressés par leurs premières dures années sur Mars.

Mais il y avait toujours des surprises, malgré tout. Les indigènes des cités du Nord, par exemple, non seulement eux mais tous ceux qui n’étaient pas originaires de Zygote, avaient moins de rapports physiques entre eux que Nirgal en avait l’habitude. Ils ne se touchaient pas, ne s’étreignaient pas, ni ne se caressaient autant que ceux de Zygote. Pas plus qu’ils ne se baignaient ensemble, quoique certains aient appris à le faire dans les bains publics de Sabishii. Et Nirgal surprenait donc tout le monde par ses attouchements. Il disait des choses étranges, il aimait tout le temps courir… Quelles qu’en soient les raisons, comme passaient les saisons et qu’il s’impliquait dans des groupes, bandes, cellules, il prenait de plus en plus conscience qu’on le remarquait, qu’il constituait le point focal, que toute une cohorte le suivait de café en café, le jour comme la nuit. Il existait bel et bien une « bande à Nirgal ». Très vite, il apprit à dévier leur attention, à y échapper. Mais, parfois, il avait conscience d’en avoir besoin.

Souvent lorsque Jackie était là.

— Encore cette Jackie ! s’exclama Art.

Ce n’était pas la première fois que Nirgal faisait allusion à elle, ni la dixième.

Nirgal acquiesça. Son pouls s’accélérait.

Jackie elle aussi était arrivée à Sabishii, peu après Nirgal. Elle s’était installée dans un appartement voisin et ils suivaient certains cours ensemble. Et dans le flot changeant de leurs pairs, il leur arrivait parfois de se faire valoir – plus particulièrement quand l’un ou l’autre cherchait à séduire.

Mais, très vite, ils avaient appris qu’ils ne pouvaient prolonger ce petit jeu, sous peine de repousser tous leurs autres partenaires. Ce qu’ils ne souhaitaient ni l’un ni l’autre. Et c’est ainsi qu’ils s’accordèrent une liberté mutuelle, sauf dans le cas où le choix du partenaire déplaisait violemment à l’autre. C’était une façon de juger le partenaire de l’autre et d’accepter leur influence réciproque. Tout cela sans échanger un mot, ce comportement rare étant le seul signe visible du pouvoir qu’ils avaient l’un sur l’autre. Ils se mêlaient tous deux à des foules de gens, ils nouaient des relations nouvelles, des amitiés nouvelles, des liaisons nouvelles. Parfois, ils ne se voyaient plus des semaines durant. Et néanmoins, au niveau le plus profond (Nirgal secoua la tête en essayant d’expliquer cela à Art) « ils s’appartenaient ».

Si l’un désirait confirmer ce lien, l’autre répondait à sa séduction en un embrasement d’excitation, et ils s’abandonnaient à la passion. Ce qui était arrivé trois fois durant les trois années de Sabishii, mais pourtant Nirgal savait grâce à ces rencontres qu’ils étaient liés – liés par leur éducation partagée et tout ce qu’ils avaient connu ensemble, certainement, mais par beaucoup plus encore. Ce qu’ils accomplissaient ensemble était différent et plus intense que tout ce qu’ils pouvaient faire avec les autres.

Avec les autres, rien n’était porteur de sens, dangereux, comme avec elle. Il avait des amis – de nombreux amis, une centaine, cinq cents. Il disait toujours oui. Il posait des questions, écoutait, et dormait rarement. Il se rendait aux meetings de cinquante organisations politiques, il était d’accord avec chacune d’elles, et passait bien des nuits à parler du destin de Mars et de la race humaine. Il y avait des gens avec qui il s’entendait mieux qu’avec d’autres. Il pouvait dialoguer avec un natif du Nord et ressentir une empathie immédiate et entamer ainsi une amitié qui pourrait durer à jamais. La plupart du temps, c’est ainsi que ça se passait. Mais parfois, il arrivait qu’il soit totalement déconcerté par telle ou telle action absolument étrangère à sa compréhension. Et alors il devait se rappeler l’éducation cloîtrée, quasi claustrophobe, qu’il avait reçue à Zygote – et qui, par bien des côtés, l’avait laissé comme innocent, pareil à un lutin élevé sous une coquille d’ormeau.

— Non, ce n’est pas Zygote qui m’a fait, dit-il à Art, tout en regardant par-dessus son épaule pour s’assurer que Coyote dormait vraiment. On ne choisit pas son enfance, ça vous arrive, et c’est tout. Mais c’est ensuite que l’on choisit. Et j’ai choisi Sabishii. Et c’est Sabishii qui a fait de moi ce que je suis.

— Peut-être, fit Art en se frottant le menton. Mais l’enfance ne s’étend pas seulement sur ces quelques années. Il faut aussi tenir compte des opinions que l’on se forme plus tard. C’est bien pour cela que nos enfances sont aussi prolongées.


Un jour à l’aube, le ciel couleur prune illumina l’aileron spectaculaire d’Acheron, au nord, dressé comme un Manhattan de roc encore vierge de gratte-ciel. Le plancher du canyon était bigarré, et le terrain brisé ressemblait à un tableau.

— Il y a beaucoup de lichens là-dedans, dit Coyote.

Sax grimpa dans le siège voisin et se pencha, le nez contre le pare-brise, guère plus éveillé qu’il ne l’avait été depuis son sauvetage.

Immédiatement sous le sommet de l’éperon d’Acheron, des fenêtres scintillaient comme un collier de diamants et, sur le plateau, on pouvait distinguer une bordure verte sous la forme éphémère d’une tente.

— On dirait que c’est à nouveau occupé ! s’exclama Coyote.

Sax hocha la tête.

Spencer, qui s’était penché sur leurs épaules, ajouta :

— Je me demande qui ça peut être.

— Personne, lança Art. (Ils se tournèrent tous vers lui et il continua :) J’ai entendu parler de ça durant ma période d’orientation à Sheffield. C’est un projet de Praxis. Ils ont tout reconstruit et tout est paré. Maintenant, ils attendent, c’est tout.

— Ils attendent quoi, exactement ?

— Sax Russell, d’abord. Taneev, Kohi, Tokareva…

Il observa Sax un instant avec un haussement d’épaules qui était presque comme une excuse.

Sax coassa quelques sons qui pouvaient être des mots.

— Hé ! fit Coyote.

Sax s’éclaircit la gorge et fit une nouvelle tentative. Ses lèvres émirent une sorte de P, suivi d’un gargouillement affreux venu du fond de sa gorge.

— P-p-o-o-o-u-u-u…

Il regarda Nirgal, comme s’il pouvait le comprendre.

— Pourquoi ? suggéra Nirgal.

Sax acquiesça.

Nirgal ressentit alors comme un choc électrique, un soulagement qui se diffusa en ondes de chaleur dans ses joues. Il bondit sur ses pieds et étreignit le petit homme.

— Tu as compris !

— Eh bien, disait Art, ils ont fait un geste, en quelque sorte. C’était l’idée de Fort, le type qui a fondé Praxis. Il a dit aux gens de Sheffield : « Peut-être qu’ils vont revenir un jour. » C’est ce que l’on suppose. J’ignore s’il s’est occupé ou non des détails pratiques que ça supposait.

— Ce Fort est un type étrange, dit Coyote, et Sax acquiesça une fois encore.

— C’est vrai, dit Art. Mais j’aimerais que vous puissiez le rencontrer. Il me rappelle les histoires que vous m’avez racontées à propos d’Hiroko.

— Est-ce qu’il sait que nous sommes là ? demanda Spencer.

Nirgal sentit son pouls s’accélérer, mais Art ne parut pas du tout déconcerté.

— Je ne sais pas. Il le soupçonne sans doute. Il voudrait que vous soyez là, quelque part.

— Où est-ce qu’il vit ? demanda Nirgal.

— Je l’ignore. (Art leur décrivit son séjour chez Fort.) Donc, je ne sais pas exactement où le trouver. Quelque part dans le Pacifique. Mais je pourrais lui transmettre un message…

Personne ne répondit.

— Oui, plus tard peut-être, conclut Art.

Sax, penché sur le pare-brise, observait en silence l’éperon, la ligne lumineuse des fenêtres des labos. Tout semblait silencieux et vide. Coyote le prit par le cou et lui demanda :

— Tu voudrais bien t’y retrouver, hein ?

Sax coassa quelque chose.


Dans la plaine désertique d’Amazonis, les camps étaient rares. Ils étaient dans l’arrière-pays et ils roulaient à pleine vitesse vers le sud, nuit après nuit. Leur problème essentiel, dans cette région, était de pouvoir se cacher. En terrain plat, le patrouilleur-rocher, avec son camouflage, était aussi visible qu’une moraine échappée d’un glacier lointain, et Amazonis n’était qu’une plaine immense et vide. Le plus souvent, ils se coinçaient dans le tablier d’ejecta des quelques rares cratères qu’ils rencontraient. À l’aube, après leur repas, Sax s’exerçait quelquefois à retrouver sa voix : des mots incompréhensibles sortaient de sa gorge. Il tentait de communiquer mais échouait régulièrement. Ce qui dérangeait Nirgal plus encore que Sax qui, frustré à l’évidence, ne paraissait pas pour autant désespéré. Mais lui n’avait pas tenté de parler à Simon durant ses ultimes semaines…

Coyote et Spencer étaient heureux de ces progrès et passaient des heures à interroger Sax, à lui faire passer des tests sur le lutrin de l’IA pour essayer de cerner son problème.

— Aphasie, c’est évident, déclara Spencer. Je crains que les séances d’interrogatoire n’aient provoqué une attaque. Et certaines attaques déclenchent ce que l’on appelle une aphasie non fluide.

— Parce qu’il existe des aphasies fluides ? s’étonna Coyote.

— Apparemment. L’aphasie non fluide désigne le cas où le sujet a des difficultés à parler, ou à trouver les mots exacts, tout en étant conscient du problème.

Sax hocha la tête, comme s’il voulait confirmer cette description.

— Dans les cas d’aphasie fluide, les sujets parlent sur de longues périodes de temps, mais ils n’ont pas conscience que ce qu’ils disent n’a pas de sens.

— Je connais un tas de gens qui souffrent de ce problème, lança Art.

Spencer fit semblant de ne pas l’avoir entendu.

— Il faut que nous emmenions Sax voir Vlad, Ursula et Michel.

— Mais c’est exactement ce que nous sommes en train de faire, dit Coyote avant de serrer le bras de Sax et de se retirer.


C’est au cours de la cinquième nuit après avoir quitté les Bogdanovistes qu’ils approchèrent de l’équateur et de la double barrière du câble de l’ascenseur abattu. Coyote avait déjà franchi la barrière dans cette région en empruntant un glacier formé par l’une des éruptions d’aquifères de 2061, dans Mangala Vallis. Pendant le désastre, l’eau et la glace s’étaient déversées dans l’ancien arroyo sur cent cinquante kilomètres, et le glacier qui s’était créé avait recouvert le câble à 152° de longitude. Coyote avait repéré un passage possible sur un plan lisse du glacier et c’est ainsi qu’il était parvenu à franchir la barrière double.

Malheureusement, en approchant du glacier de Mangala – un agglomérat allongé de glace brune couverte de gravier qui emplissait une vallée étroite – ils découvrirent que les conditions avaient changé depuis le passage de Coyote.

— Mais où est donc cette rampe ? s’inquiéta-t-il. Elle était exactement à cet endroit.

Sax coassa et bougea les mains comme s’il malaxait une pâte sans quitter du regard le glacier.

Nirgal avait quelque difficulté à déchiffrer la surface du glacier : c’était comme une sorte d’image de statique visuelle, criblée de taches blanc sale, grises, noires et fauves entremêlées à tel point qu’il était dur de distinguer la taille, la forme et la distance de l’ensemble.

— Ce n’est peut-être pas le même endroit, suggéra-t-il.

— Si, dit Coyote.

— Tu en es certain ?

— J’ai des repères. Tiens, en voilà un là-bas. Cette piste sur la moraine latérale. Mais après, il devrait y avoir une rampe de glace lisse et je ne vois que des murs d’icebergs. Merde ! J’ai emprunté cette piste pendant dix ans.

— Tu as eu de la chance, remarqua Spencer. Ces glaciers sont plus lents que ceux de la Terre, mais ils ont quand même tendance à suivre la pente.

Coyote se contenta de grommeler. Sax coassa avant de tapoter sur le verrou de la porte intérieure. Il voulait sortir.

— Ça vaudrait peut-être mieux, murmura Coyote en se penchant sur la carte de l’écran. De toute façon, on va être obligés de passer la journée ici.

C’est ainsi que, dans la clarté qui annonçait l’aube, Sax se retrouva errant dans les moellons labourés par le passage du glacier. Il n’était qu’une petite silhouette verticale avec une lumière qui brillait sur son casque. Il évoquait une sorte de poisson des abysses en quête de nourriture. En l’observant, Nirgal sentit sa gorge se nouer et il enfila rapidement sa tenue pour rejoindre le vieil homme.

Il se perdit dans le matin gris et glacé qu’il adorait, sautant d’un rocher à l’autre, suivant plus ou moins Sax dans sa balade à travers la moraine. Dans le cône de lumière de sa lampe, Sax capturait de petits mondes mystérieux, des dunes et des blocs parsemés de plantes basses épineuses qui remplissaient les fissures et les creux. Tout était gris avec cependant, chez les plantes, des nuances diverses : olive, kaki ou brun, et des touches lumineuses et rares qui étaient autant de fleurs – elles étaient sans doute colorées sous le soleil, mais à cette heure, elles étaient encore gris clair et brillaient au milieu des feuilles duvetées. Dans son intercom, Nirgal entendit Sax se racler la gorge avant de montrer un rocher. Il s’accroupit pour l’inspecter de plus près. Entre les rochers, il découvrit ce qui pouvait ressembler à des champignons desséchés, avec des taches noires sur leurs chapeaux flétris. Ils semblaient saupoudrés d’une couche de sel. Sax coassa à la seconde où Nirgal en touchait un, mais il ne parvint pas à s’exprimer :

— R-r-r…

Ils échangèrent un regard et Nirgal dit :

— C’est OK.

Le souvenir de Simon lui revenait une fois encore.

Ils se déplacèrent jusqu’à un autre recoin de végétation. Les plantes semblaient croître dans de petites chambres extérieures, séparées par des zones de rocher sec et de sable. Sax passa une quinzaine de minutes dans chaque fellfield gelé. Il se déplaçait avec maladresse. Les plantes étaient nombreuses et variées, et ce n’est qu’après avoir visité plusieurs ravins que Nirgal commença à reconnaître certaines espèces qui réapparaissaient régulièrement. Aucune d’elles ne ressemblait aux plantes qu’il avait étudiées à Zygote, pas plus qu’à celles que l’on trouvait dans les arboretums de Sabishii. Seuls les représentants de la première génération : les lichens, les mousses et les herbes, lui semblaient familiers, comme les prés des hauts bassins de Sabishii.

Sax ne fit aucune autre tentative pour s’exprimer, mais il se servait de sa lampe de casque comme d’un doigt, et Nirgal répondait souvent en éclairant à son tour les surfaces qu’il lui désignait. Le ciel devint rosé et ils se retrouvaient maintenant dans l’ombre de la planète, avec la clarté du soleil juste au-dessus.

Sax s’exclama alors :

— Dr- !

Il braquait le faisceau de sa lampe sur une pente abrupte de gravier couverte d’un réseau de branches semblable à un filet que l’on aurait mis en place pour contenir le gravier.

— Dr- ! répéta-t-il.

— Oui, des dryades, fit Nirgal en reconnaissant les plantes.

Sax acquiesça avec enthousiasme. Le sol, autour d’eux, était couvert de plaques vert tendre de lichens. Il en montra une et proféra :

— P-pomme. Rouge. Carte. Mousse.

— Hé ! Mais c’est bien dit !

Le soleil montait et leurs ombres étaient maintenant immenses. Soudain touchées par la lumière, les petites fleurs des dryades révélèrent leurs étamines dorées au creux de leurs pétales d’ivoire.

— Dryades ! coassa Sax.

Les faisceaux de leurs lampes avaient été éteints par le jour. Il n’y avait plus que la lumière des fleurs dans l’aube. Nirgal capta un son sur son intercom, observa Sax et vit les larmes qui ruisselaient sur le visage du vieil homme.

5

Nirgal explorait les cartes et les photos de la région.

— J’ai une idée, dit-il enfin à Coyote.

Cette même nuit, ils rallièrent le cratère de Nicholson, à quatre cents kilomètres à l’ouest. Le câble, en s’abattant, avait dû s’écraser sur ce grand cratère, tout au moins lors de son premier passage autour de Mars, et Nirgal se disait qu’il devait y avoir une brèche ou une passe près de la bordure.

Et très vite, alors qu’ils traversaient la colline basse et plate qui constituait le tablier nord du cratère, ils parvinrent à la bordure érodée pour découvrir une étrange vision : une ligne noire qui traversait le fond du cratère à quarante kilomètres de là, pareille à quelque artefact abandonné par une race de géants depuis longtemps disparue.

— Le Grand Homme… commença Coyote.

— Une mèche de cheveux, suggéra Spencer.

— Ou un fil dentaire très sale, contra Art.

La paroi intérieure du cratère était nettement plus raide que le tablier extérieur, mais un grand nombre de passes s’ouvraient à eux, et ils descendirent sans problème une pente de glissement de terrain ancien avant de traverser le fond du cratère en suivant la paroi occidentale. En s’approchant du câble, ils virent qu’il émergeait d’une dépression qu’il avait creusée dans le rebord et pendait avec une certaine grâce vers le fond, comme l’amarre sectionnée d’une passerelle suspendue.

Lentement, ils passèrent dessous. Il était à près de soixante-dix mètres du fond du cratère à l’endroit où il s’était écrasé sur le rebord, et il ne touchait le fond qu’un kilomètre plus loin. Ils braquèrent les caméras du patrouilleur et observèrent avec curiosité l’image sur les écrans. Mais ils ne virent qu’un gros cylindre noir et lisse sur le fond des étoiles et ne purent que se livrer à diverses spéculations sur les phénomènes qui étaient intervenus dans les torsades de carbone pendant la chute du câble.

— Ça ne mène à rien, conclut Coyote tandis qu’ils quittaient le cratère par une pente douce de dépôt éolien. Espérons seulement qu’il existe un chemin à la prochaine passe.

Depuis le flanc sud de Nicholson, la perspective se déployait sur plusieurs kilomètres et, à mi-chemin de l’horizon, ils retrouvèrent le câble. Cette section-là était marquée d’impacts nombreux, et deux rouleaux d’ejecta s’étaient formés en parallèle. Apparemment, le câble s’était abattu ici en creusant une tranchée dans la plaine.

Ils s’en approchèrent en slalomant entre les blocs d’ejecta. Le câble était un agglomérat de gravats noirs, un grand monticule de carbone haut de cinq mètres, dressé sur la plaine comme une barrière infranchissable.

À l’est, cependant, ils découvrirent une dépression dans l’amas de carbone et, en s’en rapprochant, ils virent qu’il s’agissait d’un impact météoritique ultérieur à la chute du câble, qui l’avait fracassé en le percutant et avait projeté des vagues d’ejecta alentour, créant ainsi un nouveau cratère, petit et bas, criblé de fragments de carbone noir et de diamants projetés par la matrice qui avait été l’épine centrale spiralée du câble. Le dessin du cratère était vague et son rebord ne leur bloquait pas vraiment le passage.

— Incroyable, dit Coyote.

Sax secoua violemment la tête :

— Dei-Dei…

— Phobos, enchaîna Nirgal, et Sax acquiesça.

— Vous le pensez vraiment ? s’exclama Spencer.

Sax haussa les épaules, mais Coyote et Spencer se mirent à débattre avec enthousiasme de cette possibilité. Le cratère paraissait ovale, d’où son surnom de cratère-baignoire, ce qui impliquait un angle d’impact météoritique assez faible. Une chute de météore dans les quarante années qui avaient suivi l’effondrement du câble aurait été une coïncidence surprenante, mais les fragments de Phobos étaient tous retombés dans la zone équatoriale de la planète, et il était moins improbable qu’un fragment du satellite ait atteint le câble dans l’éclatement initial.

— Mais c’est encore très utile, commenta Coyote quand ils eurent fini de négocier leur chemin pour sortir de la zone d’ejecta.

Ils se garèrent près d’un des blocs les plus massifs, enfilèrent leurs tenues et sortirent pour explorer le site.

Il y avait des rocs bréchiformes de toutes parts, et il n’était guère évident de distinguer les fragments de météore des résidus soulevés par l’excavation du câble. Mais Spencer était un artiste dans le domaine de l’identification des cailloux, et il ramassa très vite plusieurs échantillons qui, selon lui, étaient des chondrites carbonacées d’origine exotique, vraisemblablement des fragments rocheux laissés par l’impact initial. Une analyse chimique serait nécessaire pour s’en assurer mais, dès qu’ils eurent regagné le patrouilleur, il examina les échantillons sous grossissement et leur assura qu’il était définitivement convaincu qu’ils tenaient là des débris de Phobos.

— Arkady m’a montré un fragment de ce type la première fois qu’il est descendu. (Il fit passer un morceau de roc très lourd, noir, calciné.) Il a été métamorphosé par la bréchiation. Je pense que nous tenons là ce qu’on pourrait appeler de la phobosite.

— Mais ce n’est pas le plus rare des minéraux sur Mars, commenta Coyote.


Au sud-est du cratère de Nicholson, les deux grands canyons parallèles de Medusa Fossae plongeaient sur trois cents kilomètres dans les highlands du Sud. Coyote décida d’emprunter Medusa Est, la plus large des deux fractures.

— J’adore rouler dans les canyons quand je le peux, pour essayer de découvrir des cavernes ou des surplombs. C’est comme ça que j’ai trouvé la plupart de mes caches.

— Et quand tu tombes sur un escarpement qui barre tout le plancher ? demanda Nirgal.

— Je recule. Si tu savais le nombre de marches arrière que j’ai pu faire !

Ils s’engagèrent donc dans le canyon, dont le plancher se révéla plat en grande partie, et ils le suivirent jusqu’à l’aube. Durant la nuit suivante, alors qu’ils roulaient toujours vers le sud, ils commencèrent à monter, suivant des rampes qui étaient faciles à négocier. Puis ils atteignirent un autre niveau, plus élevé et plat, et Nirgal, qui pilotait, freina soudain.

— Il y a des constructions là-bas !

Ils se retrouvèrent tous collés contre le pare-brise. À l’horizon, sous la paroi est du canyon, une petite agglomération de bâtiments en pierre blanche était visible.

Ils l’observèrent durant une demi-heure sur les moniteurs et les scopes avant que Coyote décide, en haussant les épaules :

— Pas de signe d’électricité ni de chaleur. On dirait bien qu’il n’y a personne. Allons jeter un coup d’œil.

Ils s’approchèrent des structures et s’arrêtèrent devant un bloc qui s’était détaché de la falaise. À courte distance, ils eurent confirmation que les bâtiments étaient exposés à ciel ouvert, sans la moindre tente. Ils semblaient construits dans une roche blanchâtre assez semblable au caliche des badlands du nord d’Olympus. Des formes blanches et figées étaient visibles entre les édifices, sur des plazzas blanches cernées d’arbres tout aussi blancs. L’ensemble était de pierre.

— Une statue ! s’exclama Spencer. Une ville de pierre !

— La Mé… Mé… coassa Sax, avant de faire sursauter ses compagnons en tambourinant furieusement sur le tableau de bord. La Mé-du-se !

Spencer, Art et Coyote éclatèrent de rire à la même seconde. Puis ils claquèrent les épaules de Sax comme s’ils voulaient le faire tomber. Enfin, ils enfilèrent leurs tenues et se dirigèrent vers la ville-statue.

Sous les étoiles, les murs blancs luisaient de façon sinistre, comme de grands savons sculptés. Il y avait vingt édifices au total, de nombreux arbres, et aussi deux cents personnes, ainsi que quelques lions, mêlés à la population en toute liberté. Et tout était en albâtre, ainsi que l’identifia Spencer. La plaza centrale semblait avoir été pétrifiée durant une matinée particulièrement active. Il y avait là un marché rural bondé, une petite foule rassemblée autour de deux joueurs d’échecs. Les pièces noires étaient d’onyx, seules dans cet univers blanc.

Un autre groupe de statues humaines admirait un jongleur, qui levait les yeux vers des balles invisibles. Plusieurs lions l’observaient, comme s’ils étaient prêts à lancer la patte si jamais le jongleur se rapprochait trop. Tous les visages des humains aussi bien que les têtes des félins étaient ronds et lisses, presque dépourvus de traits, mais chacun, cependant, exprimait une attitude.

— Observez bien la disposition circulaire des bâtiments, dit Spencer sur l’intercom. C’est de l’architecture bogdanoviste, ou ça y ressemble beaucoup.

— Mais aucun Bogdanoviste ne m’a jamais parlé de ça, dit Coyote. Et je ne pense pas qu’il y en ait jamais eu dans cette région. Personne n’est d’ailleurs jamais venu ici. C’est beaucoup trop isolé. (Il regarda autour de lui avec un curieux sourire.) Ils y ont passé du temps, en tout cas !

— C’est étrange ce que les gens sont capables de faire, ajouta Spencer.

Nirgal errait entre les bâtiments, sans écouter les commentaires des autres. Son regard allait d’un visage figé à un autre, d’une porte blanche à une fenêtre blanche, et le sang courait plus vite dans ses veines. Il avait le sentiment que le sculpteur avait conçu ce lieu pour lui parler, pour le frapper par sa vision propre. Le monde blanc de son enfance, là, dans le vert – ou bien dans le rouge… Et dans la paix de ce lieu, il n’y avait pas seulement le silence mais aussi la sérénité merveilleuse de tous ces visages, la tranquillité de leurs attitudes. Mars pouvait être ainsi. Plus question de se cacher, de s’affronter, sur ce marché où couraient des enfants et des lions inoffensifs comme des chats…

Ils firent le tour de la cité d’albâtre avant de retourner au patrouilleur et de démarrer. Un quart d’heure plus tard, Nirgal repéra une autre statue, en fait un bas-relief, dans la paroi de la falaise opposée à la cité blanche.

— C’est la Méduse elle-même, dit Spencer en souriant.

Le regard de la Gorgone était braqué droit sur la cité et les serpents de pierre de sa chevelure se perdaient dans la falaise, comme si la roche l’avait retenue juste à temps pour l’empêcher d’émerger tout entière de la planète.

— Très beau, fit Coyote. Rappelez-vous ce visage – si ce n’est pas l’autoportrait du sculpteur, c’est que je me trompe vraiment.

Il ne ralentit pas, et Nirgal observa avec curiosité la Méduse. Elle lui parut asiatique, sans doute à cause du mouvement de ses cheveux-serpents en arrière. Il essaya d’en mémoriser les traits avec le sentiment qu’il connaissait ce visage.


Ils sortirent du canyon de la Méduse avant l’aube et s’arrêtèrent pour passer le jour et définir leur prochaine route. Au-delà du cratère de Burton, qui se dressait devant eux, Memnonia Fossae découpait le terrain d’est en ouest sur des centaines de kilomètres, leur bloquant le chemin au sud. Ils devaient donc rouler vers l’ouest, en direction des cratères de Williams et d’Ejriksson, avant de pouvoir obliquer à nouveau vers le sud, vers le cratère de Columbus. Ensuite, ils devraient suivre une passe étroite dans Sirenium Fossae pour continuer encore plus loin au sud – et ainsi de suite. Ce serait une danse perpétuelle entre les cratères, les crevasses, les creux et les escarpements. Les highlands du Sud étaient extrêmement rudes comparées aux grandes étendues lisses du Nord. Art fit quelques réflexions à propos de cette différence et Coyote lança d’un air irrité :

— C’est une planète, mon vieux. On y trouve des tas de paysages.

Chaque soir, ils étaient réveillés par l’alarme réglée sur une heure avant le crépuscule, et ils passaient les derniers instants du jour à déjeuner tout en admirant le jeu des couleurs alpestres flamboyantes et des ombres sur le paysage raboteux. Ils démarraient à la nuit tombée, obligés de négocier chaque kilomètre, le pilote automatique inutilisable. Nirgal et Art faisaient équipe, la plupart du temps, et poursuivaient leurs interminables conversations. Quand les étoiles pâlissaient, et que la lumière violette et pure de l’aube pointait à l’est, ils trouvaient un endroit où le patrouilleur-rocher ne serait pas incongru – sous cette latitude, cela ne demandait qu’un moment. Il leur suffisait même parfois de s’arrêter, comme le constata Art, et ils dînaient paisiblement en regardant le soleil découper le ciel et déployer de grands champs d’ombre. Deux heures plus tard, après avoir décidé de leur route ou fait quelques pas à l’extérieur, ils masquaient le pare-brise pour dormir durant tout le jour.

Au terme d’une de leurs longues conversations à propos de leurs enfances respectives, Nirgal déclara :

— Je suppose que, jusqu’à Sabishii, je n’ai pas pris conscience que Zygote était…

— Insolite ? hasarda Coyote derrière eux. Unique ? Bizarre ? Comme Hiroko ?

Nirgal ne fut nullement surpris de constater que Coyote était éveillé. Il dormait mal, et marmonnait souvent un commentaire rêveur en écoutant les récits de Nirgal et d’Art. Ils l’ignoraient généralement, car il somnolait. Mais, cette fois, Nirgal répondit :

— Oui, Zygote est le reflet d’Hiroko, je pense. Elle est très introvertie.

— Elle ne l’était pas, autrefois.

— Cela remonte à quand ? demanda Art en faisant pivoter son siège.

— Oh, bien avant le début, dit Coyote. Aux temps préhistoriques, sur Terre.

— C’est là que vous l’avez connue ?

Coyote eut un grognement affirmatif.

Quand il parlait à Nirgal, il s’arrêtait toujours à cet endroit. Mais en cet instant, avec Art, ils semblaient tous les trois seuls au monde dans la clarté de l’écran infrarouge, et le visage émacié de Coyote affichait une expression différente de son habituelle désapprobation têtue. Art se pencha et demanda d’un ton ferme :

— Alors comment êtes-vous arrivé sur Mars ?

— Oh, Seigneur ! (Coyote roula sur le côté et posa la tête dans le creux de sa main.) C’est difficile de se souvenir d’une chose aussi lointaine. C’est un peu comme d’essayer de réciter un poème épique que l’on a mémorisé il y a longtemps.

Il les observa, et ferma les yeux comme pour retrouver les premiers vers. Art et Nirgal attendaient en silence.

— Tout ça, c’est à cause d’Hiroko, bien sûr. Nous étions amis, elle et moi. Nous avons fait connaissance très jeunes, alors que nous étions étudiants à Cambridge. En Angleterre, nous avions froid l’un et l’autre, et nous nous sommes réchauffés. C’était avant qu’elle rencontre Iwao, et bien avant qu’elle devienne la grande déesse-mère du monde. Au début, nous partagions bien des choses. À Cambridge, nous étions des étrangers, et nous avions de bons résultats. Nous avons vécu ensemble durant deux ans. C’était tout à fait comme ce que raconte Nirgal à propos de Sabishii. Et même à propos de Jackie. Quoique Hiroko…

Il ferma une fois encore les paupières, comme s’il voulait aller plus profondément dans son esprit.

— Vous êtes restés ensemble ? demanda Art.

— Non. Elle est repartie pour le Japon, et je l’ai suivie pendant quelque temps, mais quand mon père est mort, il a fallu que je retourne à Tobago. Et c’est là que les choses ont changé. Mais nous somme restés en contact, nous nous sommes revus dans des conférences scientifiques, et à chaque fois nous nous battions, ou bien nous nous jurions de nous aimer pour toujours. Ou les deux. On ne savait pas ce qu’on voulait. Et c’est alors que la sélection des Cent Premiers a commencé. Mais moi, j’étais en prison à Trinidad parce que je m’étais battu contre les lois sur les pavillons de complaisance. Et même si j’avais été libre, je n’aurais pas eu une seule chance d’être sélectionné. Je ne suis même pas certain d’avoir voulu partir. Mais Hiroko, soit qu’elle se soit rappelé nos promesses ou qu’elle ait pensé que je pourrais lui être utile, je ne le saurai jamais, m’a contacté. Et elle m’a dit que si je voulais, elle pouvait me cacher dans la ferme de l’Arès, et ensuite dans la colonie. Je dois reconnaître qu’elle a toujours concocté des plans audacieux.

— Et celui-ci ne vous a pas semblé dingue ? demanda Art en roulant des yeux.

— Oh, mais si ! fit Coyote en riant. Mais tous les bons plans ont toujours l’air dingues, non ?… Et à cette époque, mon avenir était plutôt bouché. Et puis, si je n’avais pas marché, je n’aurais jamais plus revu Hiroko. (Il regarda Nirgal avec un sourire pervers.) J’ai donc accepté de tenter le coup. J’étais encore en prison, mais Hiroko avait des amis assez spéciaux au Japon, et une nuit, un trio de types masqués m’a sorti de ma cellule. Tous les gardiens avaient été drogués et dormaient. Un hélicoptère nous a débarqués sur un pétrolier, et c’est comme ça que j’ai rallié le Japon. Les Japonais étaient en pleine construction de la station spatiale que les Russes et les Américains utilisaient pour assembler les éléments d’Arès. J’ai embarqué à bord d’un des nouveaux avions spatiaux et je me suis glissé dans l’Arès à la fin de la construction. On m’a planqué dans le stock de matériel destiné à la ferme qu’Hiroko avait commandé, et ensuite, c’a été à moi de jouer. À partir de ce moment, je ne pouvais plus compter que sur mes sens, mon instinct ! Jusqu’à maintenant ! Ce qui veut dire que, avant que l’Arès ne prenne son vol, j’ai souvent souffert de la faim. Ensuite, Hiroko s’est occupée de moi. Je dormais dans un compartiment de stockage derrière la porcherie, et je me rendais invisible. C’était plus facile que vous ne pouvez le croire, parce que l’Arès était un grand vaisseau. Quand Hiroko a fini par avoir vraiment confiance dans l’équipe de sa ferme, elle m’a présenté, et tout est devenu encore plus facile. C’est après l’arrivée que ça s’est compliqué, dans les premières semaines. J’ai débarqué dans un atterrisseur avec les gens de la ferme, et ils m’ont trouvé une cachette dans le placard d’une des caravanes. Hiroko a fait construire les serres aussi vite que possible pour que je sorte de mon placard. C’est ce qu’elle m’a dit, du moins.

— Vous avez vraiment vécu dans un placard ?

— Oui, pendant deux mois. C’était pire que la cellule de la prison. Mais plus tard, je me suis retrouvé dans la serre et j’ai commencé à rassembler les matériels dont nous aurions besoin pour survivre de notre côté. Iwao avait dissimulé le contenu de deux coffres depuis le début de l’expédition. Ensuite, nous avons monté un patrouilleur à partir de pièces détachées. Je passais la plupart de mon temps loin d’Underhill, à explorer le terrain chaotique pour tenter de trouver un endroit pour installer notre abri clandestin. En même temps, je déménageais régulièrement les choses qui allaient nous être nécessaires. J’étais à l’extérieur plus souvent que quiconque, y compris Ann. Quand l’équipe de la ferme a quitté Underhill, j’avais déjà l’habitude de passer un maximum de temps seul. J’avais le sentiment d’être seul avec le Grand Homme sur Mars. J’étais comme au Paradis. Mais non – j’étais sur Mars, rien que sur Mars. Je pense qu’alors j’ai un peu perdu l’esprit. Mais j’aimais tellement ça… Je n’arrive pas vraiment à en parler.

— Vous avez dû encaisser un énorme taux de radiations !

Coyote rit à nouveau.

— Oh, ça, oui ! Entre ces expéditions à la surface et la tempête solaire dans laquelle l’Arès a été pris, j’ai reçu plus de rems que tous les Cent Premiers, si l’on excepte John. Peut-être que c’est ce qui est à la base de tout. En tout cas… (Il haussa les épaules en dévisageant tour à tour Nirgal et Art.)… je suis là. Moi, le passager clandestin.

— Extraordinaire, fit Art.

Nirgal acquiesça. Jamais il n’avait réussi à tirer de son père le dixième de ce qu’ils venaient d’entendre sur son passé. Son regard allait de Coyote à Art : comment Art avait-il fait ? Et comment avait-il fait avec lui ? Car Coyote avait tenté de dire non seulement ce qui s’était passé, mais aussi ce que cela avait signifié pour lui, ce qui était bien plus difficile. Apparemment, c’était un talent que possédait Art, bien qu’il fut difficile à définir. C’était peut-être ce regard intense, ces questions franches et ouvertes, ce don de rebondir en finesse pour retourner au cœur des choses – avec la certitude que tout le monde désirait parler, retrouver le sens de son existence. Y compris les ermites secrets et étranges comme Coyote.

— Je dois dire que ça n’a pas été si difficile, disait Coyote. Le fait de se cacher n’est pas aussi difficile que la plupart des gens le croient, il faut bien comprendre ça. Ce qui est difficile, c’est d’agir tout en restant caché.

En repensant à cela, il pointa un doigt sur Nirgal :

— C’est bien pour cette raison qu’il faudra qu’on se montre pour nous battre à découvert. C’est pour ça que je t’ai envoyé à Sabishii.

— Quoi ? Mais tu m’as dit que je ne devais pas y aller ! Que ça me détruirait !

— C’est comme ça que j’ai réussi à t’y envoyer !


Ils poursuivirent ces entretiens nocturnes pendant presque toute une semaine. Ils atteignirent enfin une petite région colonisée qui entourait le mohole creusé au centre de quatre cratères : Hipparchus, Eudoxus, Ptolemaeus et Li Fan. Il y avait quelques mines d’uranium dans les tabliers de ces cratères, mais Coyote ne proposa aucune tentative de sabotage, et ils passèrent très vite le mohole ptolémaïque pour quitter la région. Bientôt, ils arrivèrent dans Thaumasia Fossae, le cinquième ou sixième grand système de fractures qu’ils rencontraient depuis le début. Art trouva cela curieux mais, ainsi que le lui expliqua Spencer, la bosse de Tharsis était entourée de tels systèmes, provoqués par sa surrection, et comme ils faisaient le tour de Tharsis, ils étaient donc forcés de les rencontrer un à un.

Thaumasia était le plus important, et la grande ville de Senzeni Na, fondée sur le quarantième degré de latitude, était proche du plus ancien mohole de la planète, le plus profond. Ils roulaient déjà depuis deux semaines, et ils avaient besoin de se ravitailler dans l’une des caches de Coyote.

Ils obliquèrent vers le sud à partir de Senzeni Na et, l’aube approchant, ils se retrouvèrent en train de circuler entre d’anciennes buttes de rocaille. Mais quand ils atteignirent le bas d’une pente de glissement de terrain qui se heurtait à un escarpement brisé, Coyote se mit à jurer. Le sol portait les traces du passage d’un patrouilleur, et ils rencontrèrent des cylindres de gaz écrasés, des boîtes de nourriture éparpillées, ainsi que des containers de carburant.

— C’était votre cache ? demanda Art, ce qui provoqua une explosion de jurons.

— C’était qui ? La police ?

Nul ne lui répondit dans l’instant. Sax alla jusqu’aux sièges de conduite pour consulter les jauges des réserves. Coyote continuait à jurer, déchaîné. Il finit par réintégrer sa place et déclara finalement à Art :

— Ça n’était pas la police. À moins qu’ils n’aient commencé à se servir de patrouilleurs Vishniac. Bon sang, ces pillards venaient de l’underground ! Sans doute une bande que je connais, dans Argyre. Je n’arrive pas à imaginer qui que ce soit d’autre capable de ça. Ces types connaissent l’emplacement de certaines de mes vieilles caches. Ils m’en veulent depuis que j’ai saboté une station minière dans les Charitums, parce qu’elle a été supprimée ensuite et qu’ils ont perdu leur principale source de ravitaillement.

— Vous devriez essayer de rester tous du même côté.

— Oh, ça va, merde !

Coyote relança les moteurs et ils repartirent.

— C’est toujours la même vieille histoire, dit-il d’un ton amer. La Résistance finit par se combattre elle-même, parce que c’est son seul espoir de gagner sur quelqu’un. Et c’est toujours comme ça. Jamais on ne peut avoir un mouvement de plus de cinq individus sans récolter au moins un putain d’imbécile.

Il continua son discours pendant un bon moment. Finalement, Sax tapota sur les jauges et Coyote lui lança d’un ton dur.

— Je sais !

Le jour s’était levé et ils durent s’arrêter entre deux des anciennes buttes. Après avoir masqué les hublots, ils s’allongèrent dans l’obscurité.

— Il y a combien de groupes de l’underground au total ? demanda Art.

— Personne ne le sait, répondit Coyote.

— Vous vous fichez de moi.

Ce fut Nirgal qui enchaîna, avant que Coyote ne s’irrite.

— Il y en a environ quarante dans l’hémisphère Sud. Et leurs différends, qui ne datent pas d’hier, virent à l’aigre. Et puis, il faut compter avec les groupes durs. Les Rouges radicaux, les groupes fractionnaires de Schnelling, plus divers fondamentalistes… Ils sont tous à la source de pas mal d’ennuis.

— Mais vous ne travaillez donc pas tous pour la même cause ?

— Je l’ignore. (Nirgal se rappelait les conversations de Sabishii, qui duraient des nuits, parfois violentes, entre des étudiants qui étaient censés être des amis.) Il est possible que non.

— Vous n’en avez pas discuté ensemble ?

— Jamais de manière formelle, non.

Art affichait soudain un air surpris.

— Vous devriez le faire.

— Faire quoi ? lui demanda Nirgal.

— Convenir d’un rassemblement de tous les groupes de l’underground pour voir si vous arrivez à vous mettre d’accord sur ce que vous pouvez tenter. Pour régler vos différends… Ce genre de choses.

Il n’obtint pas de réponse, si ce n’est une grimace sceptique de la part de Coyote. Et, après un instant, Nirgal déclara :

— Mon sentiment est que ces groupes se méfient de Gamète, à cause des Cent Premiers qui s’y trouvent. Personne ne veut sacrifier son autonomie, quelle qu’elle soit, à ce refuge qui est d’ores et déjà perçu comme le plus puissant de la planète.

— Mais ils pourraient débattre de ça en se rencontrant, insista Art. Ça ferait partie du programme. Entre autres choses. Vous avez besoin de travailler ensemble, surtout si la police des transnats s’agite après ce qui s’est passé avec Sax.

Sax acquiesça. Les autres l’observèrent en silence. Quelques instants après, Art se mit à ronfler, mais Nirgal, lui, demeura éveillé durant des heures, à réfléchir à ce qu’il avait dit.


Ils se rapprochèrent de Senzeni Na poussés par l’urgence. Leurs réserves de ravitaillement tiendraient s’ils se rationnaient, et l’eau et les gaz du patrouilleur étaient recyclés avec une efficacité qui limitait les pertes. Mais ils étaient menacés d’être à court de carburant.

— Nous avons besoin de cinquante kilos de péroxyde d’azote, annonça Coyote.

Il lança le patrouilleur vers la bordure du plus grand des canyons de Thaumasia. Tout au fond, sur la muraille, ils découvrirent Senzeni Na, derrière ses immenses parois de verre et les grands arbres denses de ses arcades. Le plancher du canyon était couvert de tubes de circulation, de petites tentes, plus la grande usine du mohole. Le mohole lui-même était un trou noir géant à l’extrémité sud du complexe et des terrils qui se multipliaient vers le nord. Le mohole de Senzeni Na était réputé comme étant le plus profond de Mars. La roche, tout au fond, était presque plastique, elle devenait « de la gadoue », comme disait Coyote, à dix-huit mille mètres de profondeur, la lithosphère se trouvant à vingt-cinq mille mètres environ.

L’exploitation du mohole était presque complètement automatisée, et les habitants de la ville ne s’en approchaient que rarement. Les nombreux camions-robots qui transportaient le minerai roulaient au péroxyde d’azote et ils devraient pouvoir trouver ce qu’il leur fallait dans les entrepôts proches du mohole. Le système de sécurité datait d’avant les événements de 61 et avait été en partie conçu par John Boone lui-même. Il n’était certainement pas à l’épreuve des méthodes de Coyote, d’autant moins qu’il avait les anciens programmes de John dans son IA.

Le canyon, cependant, était exceptionnellement long, et le meilleur chemin pour atteindre le fond à partir du plateau était un sentier raide qui aboutissait à plus de dix kilomètres du mohole.

— C’est parfait, déclara Nirgal. Je vais faire ça à pied.

— Cinquante kilos ? fit Coyote.

— Je l’accompagne, dit aussitôt Art. Je ne serai peut-être pas capable de lévitation mystique, mais je sais encore courir.

Coyote réfléchit brièvement avant d’acquiescer.

— Je vais vous conduire au pied de la falaise.

À la première minute du laps de temps martien, Nirgal et Art, avec des sacs à dos vides sur leurs réservoirs d’air, se lancèrent à grandes foulées sur le plancher du canyon, au nord de Senzeni Na. Pour Nirgal, l’opération devait être simple. Ils atteignirent sans problème le complexe du mohole sous la clarté des étoiles à laquelle s’ajoutait la lumière diffuse de la ville derrière ses baies et son reflet sur la paroi de la falaise. Grâce au programme de Coyote ils neutralisèrent le verrou d’un garage et pénétrèrent dans l’entrepôt aussi rapidement que s’ils avaient eu le droit d’être là, sans déclencher la moindre alarme. Mais quand ils se retrouvèrent à l’intérieur, en train d’entasser des containers de péroxyde dans leurs sacs à dos, toutes les lumières jaillirent en même temps et les portes se refermèrent en coulissant violemment.

Immédiatement, Art se précipita vers le mur, mit une charge en place et recula. L’explosion souffla un trou important dans la paroi mince de l’entrepôt et ils se retrouvèrent dans le même instant à l’extérieur, courant vers le mur périphérique entre les draglines[55]. Des silhouettes en combinaison surgirent du tube qui reliait le canyon à la ville. Nirgal et Art plongèrent sous une des draglines. La machine était tellement gigantesque qu’ils parvinrent à se glisser entre deux lames de chenille. Nirgal sentit son cœur battre lourdement contre le métal. Les silhouettes s’étaient précipitées à l’intérieur du hangar. Art s’élança en courant et lança une deuxième charge. Cette fois, Nirgal fut aveuglé par la déflagration et il réussit à franchir la clôture extérieure et à courir sans rien voir pendant un instant, sans même sentir les trente kilos de carburant qui dansaient sur son dos et lui enfonçaient ses réservoirs entre les épaules. Art courait devant lui. Il ne contrôlait pas bien la gravité martienne mais il n’en ralentissait pas pour autant ses foulées de géant. Tout en forçant pour le rattraper, pour prendre son rythme, Nirgal dut lutter contre le rire qui montait en lui. Il essaya de lui montrer comment utiliser ses bras, en une sorte de nage dans l’espace, plutôt que cette mécanique frénétique qui déséquilibrait trop souvent Art. Malgré la vitesse et l’obscurité, il eut bientôt l’impression que les gestes d’Art se calmaient quelque peu.

Nirgal avait maintenant pris la tête. Il essayait de trouver le parcours le plus sûr et le moins encombré de rocaille. La clarté des étoiles était suffisante pour guider sa course. Sur sa droite, Art ne ralentissait pas et lui enjoignait même d’accélérer. Ils faisaient la course, et Nirgal allait bien plus vite que s’il avait été seul. Si vite qu’il n’était plus que rythme, souffle et chaleur. Et il s’émerveillait de voir Art le suivre, lui qui n’avait jamais été formé aux disciplines de la course. C’était un animal puissant.

Ils faillirent heurter Coyote, qui venait de jaillir d’un abri derrière un rocher. Ils suivirent la piste rocailleuse qu’il avait marquée sur la paroi de la falaise et se retrouvèrent sur la crête, sous le dôme des étoiles, face aux lumières de Senzeni Na, qui était comme un grand vaisseau spatial posé sur la falaise d’en face.

De retour dans le patrouilleur, Art reprit son souffle, lentement.

— Il va falloir que… que tu m’apprennes ce… ce fameux lung-gom, souffla-t-il à Nirgal. Parce que tu cours sacrément vite !

— Toi aussi. Je ne sais pas comment tu y arrives.

— C’est la peur. (Art secoua la tête en aspirant une autre bouffée d’air, tourné vers Coyote.) Ce genre de chose est dangereux.

— Ça n’était pas mon idée ! Si ces salopards n’avaient pas pillé mes réserves, nous n’aurions pas été obligés de faire ça.

— Oui, mais vous faites constamment ce genre de truc, non ? Et c’est dangereux. Je veux dire que vous devriez faire autre chose que des opérations de sabotage dans l’outback de cette planète. Quelque chose de plus systématique.

Il apparut très vite que les cinquante kilos de péroxyde qu’ils avaient récupérés étaient le minimum absolu pour regagner leur base. Et ils se traînèrent vers le sud en coupant tous les systèmes qui n’étaient pas indispensables. Désormais, l’intérieur du patrouilleur était sombre et plutôt froid. Mais il faisait également très froid à l’extérieur. Dans les longues nuits de l’hiver précoce du Sud, ils commencèrent à rencontrer du terrain givré et des bourrasques de neige. Les flocons de neige se fixaient sur les cristaux de glace qui se changeaient en buissons de fleurs de gel. Ils naviguaient entre ces champs cristallins et blancs qui luisaient doucement sous les étoiles et qui finirent par se fondre dans une grande couverture de neige, de givre, de gelée et de fleurs de glace. Ils la traversèrent lentement, jusqu’à ce qu’ils tombent en panne de péroxyde.

— On aurait dû en prendre plus, dit Art.

— Taisez-vous ! lança Coyote.

Ils redémarrèrent sur les batteries de secours, qui ne dureraient pas longtemps. Dans l’obscurité du patrouilleur, la blancheur du monde extérieur était devenue fantomatique. Ils ne s’adressaient que rarement la parole, si ce n’est pour discuter de la conduite. Coyote se montrait confiant : les batteries tiendraient jusqu’au bout. Mais ce serait juste, et si quoi que ce soit craquait, si l’une des roues enrobées de glace se bloquait définitivement, ils devraient terminer à pied. C’était ce que se disait Nirgal. Il faudrait courir. Mais Spencer et Sax pourraient-ils courir sur une longue distance ?

La sixième nuit qui suivit leur raid sur Senzeni Na, néanmoins, vers le terme du laps de temps martien, le sol givré devint une ligne d’un blanc pur, qui s’épaississait vers l’horizon pour devenir la calotte polaire sud.

— On dirait un gâteau de mariage, commenta Art avec un sourire.

Le patrouilleur avait commencé à ralentir : les batteries seraient bientôt épuisées. Mais Gamète n’était qu’à quelques kilomètres dans le sens des aiguilles d’une montre par rapport à la calotte. Peu après l’aube, Coyote pénétra dans un des garages extérieurs du complexe de Nadia. Ils descendirent pour terminer à pied en dérapant sur les plaques de givre, dans les ombres allongées du matin, sous le grand plafond blanc de glace sèche.

6

Nirgal retrouva la même impression qu’il avait toujours en revenant à Gamète : qu’il essayait d’entrer dans de vieux vêtements bien trop petits. Mais, cette fois, Art était avec lui, et ce fut comme de faire visiter une maison ancienne à un nouvel ami. Tous les jours, Nirgal l’emmenait partout, pour lui expliquer comment la ville avait été conçue, le présentant à tout le monde. À regarder les réactions d’Art, qui allaient de la stupéfaction à l’incrédulité, Nirgal en vint à se dire que l’ensemble du projet Gamète était véritablement bizarre. Le dôme de glace, les vents, les brumes, les oiseaux, le lac, le village constamment gelé, étrangement dépourvu d’ombres, avec ses constructions blanc et bleu dominées par le croissant des maisons de bambou… Oui, Gamète était un lieu absolument bizarre. Et Art était tout autant ébahi devant les issei. Il ne cessait de serrer des mains en répétant :

— Je vous ai vus en vidéo… Très heureux de vous rencontrer.

Après avoir été présenté à Vlad, Ursula, Marina et Iwao, il murmura à Nirgal :

— On se croirait dans un musée de cire.

Nirgal le présenta à Hiroko, qui se montra comme à son habitude bienveillante, renfermée, avec cette même amabilité réservée qu’elle accordait à Nirgal. La déesse-mère du monde…

Ils se trouvaient dans ses labos et, vaguement irrité, Nirgal attira Art vers les bacs d’ectogènes et lui expliqua ce dont il s’agissait. Art avait une caractéristique : ses yeux devenaient parfaitement ronds quand il était surpris, et, cette fois, ils étaient comme deux grosses billes blanc et bleu.

— On dirait des congélateurs. (Il se tourna vers Nirgal et le dévisagea de près.) On ne s’y sent pas très seul ?…

Nirgal haussa les épaules en observant les hublots et en se disant qu’il avait autrefois flotté à l’intérieur, qu’il y avait rêvé et donné ses premiers coups de pied…

— Il fait très froid ici, remarqua Art quand ils ressortirent.

Il portait un épais manteau fourré et avait rabattu le capuchon sur sa tête.

— Il faut que la glace sèche reste constamment enrobée d’une couche d’eau gelée pour maintenir l’atmosphère. Alors on est toujours un peu au-dessous du seuil de congélation, mais pas plus. Pour ma part, je trouve ça agréable. Ça me semble la meilleure des températures.

— L’enfance…

— Oui.


Chaque jour ils rendaient visite à Sax qui les accueillait en coassant un « bonjour » et s’efforçait de parler. Michel passait plusieurs heures par jour avec lui.

— C’est de l’aphasie, je suis formel, leur dit-il. Vlad et Ursula lui ont fait un scanner et la lésion se situe dans la partie antérieure gauche de la zone du langage. Une aphasie non fluide que certains appellent aphasie de Broca. Il a du mal à trouver les mots, et quelquefois il croit les avoir trouvés, mais il ne prononce que des synonymes ou des antonymes, ou bien des mots tabous. Vous devriez entendre la manière dont il dit mauvais résultats. C’est frustrant pour lui, mais l’amélioration est plutôt sensible. Lente, cependant. Pour l’essentiel, d’autres secteurs du cerveau doivent apprendre à assumer les fonctions de la partie lésée. C’est donc là-dessus que nous travaillons. Quand ça se passe bien, c’est tellement agréable. Et il est évident que ça pourrait être pire.

Sax, qui ne les avait pas quittés du regard, acquiesça d’un air moqueur et dit :

— Je veux râler. Non : parler.


De tous les gens de Gamète que Nirgal présenta à Art, Nadia fut celle avec laquelle il s’entendit aussitôt. Ce fut instantané, à la grande surprise de Nirgal. Mais il en éprouva du plaisir et il observa avec tendresse sa vieille prof qui se confessait à son tour sous le véritable tir de barrage de questions d’Art. Son visage était certes fané, mais ses yeux brun clair étaient toujours aussi vifs, avec ces petites touches de vert autour des pupilles – des yeux qui rayonnaient d’intelligence et d’intérêt amical et qui brillaient aussi d’un certain amusement devant la curiosité d’Art.

Tous les trois passèrent des heures dans la chambre de Nirgal à bavarder tout en contemplant le village et le lac. Art faisait sans cesse le tour du cylindre de bambou d’une fenêtre à l’autre en effleurant des doigts les fines rainures du bois vert et lisse.

— Vous appelez vraiment ça du bois ? demanda-t-il.

Nadia lui répondit en riant.

— Oui, j’appelle ça du bois. C’est une idée d’Hiroko d’installer des pièces d’habitation dans les bambous. Une bonne idée : l’isolation est excellente, c’est très solide, aucune charpente n’est nécessaire, et il suffit de découper une porte et des fenêtres…

— Je devine que vous auriez bien aimé avoir des bambous à Underhill, non ?

— Nos espaces étaient trop réduits. Dans les arcades, peut-être. Mais, de toute façon, cette variété de bambou n’a été développée que récemment.

Elle retourna le flot des questions contre lui et l’interrogea avidement sur la Terre. Qu’est-ce qu’on utilisait comme matériaux de construction à présent ? Est-ce qu’ils allaient utiliser commercialement l’énergie de fusion ? Est-ce que l’ONU avait été irrémédiablement disloquée par la guerre de 61 ? Est-ce qu’ils allaient essayer de construire un ascenseur spatial là-bas ? Quelles étaient les transnationales les plus puissantes ? Est-ce qu’elles se battaient entre elles pour le pouvoir ?

Il répondait aussi complètement qu’il le pouvait et, même s’il secouait parfois la tête devant l’insuffisance de certaines réponses, Nirgal apprenait beaucoup, de même que Nadia. Et tous deux éclataient souvent de rire.

Art reprenait le jeu des questions, et elle répondait sans embarras mais plus ou moins longuement. Elle expliquait par le menu ses divers projets, visiblement heureuse de décrire les nombreuses constructions dont elle était responsable dans l’hémisphère Sud. Mais quand Art l’interrogeait sur ses premières années à Underhill, à la façon directe qui était la sienne, elle se contentait de hausser les épaules, même lorsqu’il insistait à propos des détails de construction.

— Je ne me rappelle plus très bien.

— Oh, allons…

— Mais non, je vous dis la vérité. En fait, c’est un vrai problème. Quel âge avez-vous ?

— Cinquante. Cinquante et un, je crois. J’ai un peu perdu le sens du temps.

— Eh bien, moi, j’ai cent vingt ans. Et ne prenez pas cet air choqué ! Avec les traitements, ça n’est pas aussi vieux que ça… vous verrez ! J’ai eu droit au dernier traitement il y a deux ans, et si je ne suis plus tout à fait une jeune fille, je me sens plutôt bien. Parfaitement bien, à vrai dire. Mais je pense que le point faible c’est la mémoire. Il se pourrait que le cerveau ne soit pas en mesure de contenir autant de souvenirs. Ou alors, c’est moi qui n’essaie pas assez. Pourtant, je ne suis pas la seule à rencontrer ce problème. Chez Maya, c’est plus grave. Et tous ceux de mon âge s’en plaignent. Vlad et Ursula commencent à s’inquiéter. Je me demande pourquoi ils n’ont pas réfléchi à cela quand ils ont mis le traitement au point.

— Peut-être l’ont-ils fait, et oublié depuis.

Elle parut se surprendre elle-même en partant d’un grand fou rire.

Plus tard au dîner, après avoir reparlé des constructions de Nadia, Art lui dit :

— Vous devriez vraiment convenir d’un rassemblement général de tous les groupes de l’underground.

Maya se trouvait à leur table, et elle adressa à Art le même regard soupçonneux auquel il avait eu droit à Echus Chasma.

— Ça n’est pas possible, déclara-t-elle.

Elle semblait aller mieux que lorsqu’ils s’étaient séparés, se dit Nirgal – plus reposée, grande, gracieuse, élancée, belle. Elle semblait s’être enfin débarrassée de son sentiment de culpabilité, comme d’un manteau qu’elle n’aimait plus.

— Mais pourquoi pas ? insista Art. Ce serait tellement mieux pour vous si vous pouviez vivre en surface.

— C’est évident. Et nous pourrions fusionner avec le demi-monde, si c’était aussi simple que ça. Mais il y a d’importantes forces de police à la surface et en orbite, et la dernière fois qu’elles nous ont repérés, elles ont tenté de nous tuer aussi vite que possible. Et la façon dont ils ont traité Sax ne me pousse pas à penser que les choses aient pu changer.

— Je ne dis pas qu’elles ont changé. Mais je pense que vous pourriez prendre certaines initiatives pour vous opposer plus efficacement à la police. En vous rassemblant, par exemple, et en bâtissant un plan en commun. Ce serait utile pour vous de prendre contact avec les organisations de la surface. Ce genre de démarche…

— Nous avons déjà de tels contacts, rétorqua Maya, froidement.

Mais Nadia, elle, acquiesçait. Et des images de son séjour à Sabishii affluaient dans l’esprit de Nirgal. Une convention de l’underground…

— Les Sabishiiens viendraient certainement, dit-il. Ils font déjà des choses de ce genre régulièrement. C’est ce qu’est le demi-monde, en fait.

— Et vous devriez songer à contacter Praxis, ajouta Art. Mon ex-patron William Fort serait très intéressé par une telle réunion. Tout le staff de Praxis s’occupe d’innovations que vous apprécieriez.

— Votre ex-patron ? demanda Maya.

— Oui, tout à fait. (Art eut un sourire franc et net.) Parce que désormais, je suis mon propre patron.

— Vous pourriez considérer aussi que vous êtes notre prisonnier.

— Mais être prisonnier d’anarchistes, c’est la même chose, non ?…

Nadia et Nirgal rirent, tandis que Maya se détournait en fronçant les sourcils.

— Oui, je pense que cette idée de convention est bonne, dit Nadia. Nous laissons depuis trop longtemps Coyote s’occuper du réseau.

— Hé, je t’ai entendue ! lança Coyote depuis la table voisine.

— Cette idée ne te plaît pas ?

Il haussa les épaules.

— Il faut que nous fassions quelque chose, ça ne fait aucun doute. Ils savent que nous sommes quelque part dans le sous-sol, maintenant.

Un long silence s’ensuivit.

— Je pars pour le nord la semaine prochaine, déclara Nadia à Art. Vous pourriez venir avec moi si ça vous dit – et toi aussi, Nirgal. Je vais visiter pas mal de refuges, et nous pourrions leur présenter cette idée de réunion générale.

— Certainement, répondit Art, ravi.

L’esprit de Nirgal explorait à toute allure les diverses possibilités qui s’offraient à eux. Le seul fait d’être de retour à Gamète avait réveillé certaines régions endormies de son esprit, et il avait clairement la vision des deux mondes fondus en un seul, le blanc et le vert, partagés selon des dimensions différentes, repliés l’un sur l’autre – l’underground et le monde de la surface se rejoignant avec maladresse dans le demi-monde. Un monde encore flou…


La semaine suivante, Art et Nirgal partirent vers le nord avec Nadia. À cause de l’arrestation de Sax, Nadia ne voulait prendre le risque de séjourner dans aucune des villes ouvertes de la surface, et elle semblait avoir à peine confiance dans les autres refuges cachés. Sur le plan de la clandestinité, elle restait l’une des plus conservatrices parmi les anciens. Au fil des années, tout comme Coyote, elle avait construit tout un système de caches à son usage personnel. Ils allaient de l’une à l’autre pour y passer le jour dans un confort très relatif. Même avec l’hiver, ils ne pouvaient plus rouler durant le jour : la couverture de brouillard était devenue moins dense et plus réduite depuis quelques années, et maintenant elle n’était plus qu’une brume légère qui se changeait parfois en bancs de nuages bas qui tournoyaient au-dessus du terrain raboteux. Ils dévalaient une pente cahoteuse par une matinée brumeuse, dans l’aube de 10 heures, et Nadia leur expliquait qu’Ann avait identifié cette région comme la trace d’une ancienne Chasma Australe – « Selon elle, on trouve dans le coin des dizaines de fossiles du type Chasma Australe, découpés selon des angles différents durant le cycle de précession. »

Puis, la brume fut balayée et la vue se déploya soudain sur des kilomètres, jusqu’aux murailles de glace dantesques de l’entrée de l’actuelle Chasma Australe, qui brillaient dans le lointain. Un moment, ils furent exposés – puis, les nuages revinrent, très vite, et les enveloppèrent dans une blancheur opaque, comme s’ils traversaient une tempête de neige avec des flocons si fins qu’ils défiaient la pesanteur pour tourbillonner éternellement dans le ciel.

Nadia avait horreur de ce genre de situation, aussi brève fut-elle, et ils continuèrent donc de s’abriter dès que le jour se levait. Par les fenêtres minuscules des abris, ils observaient les nuages tournoyants, qui laissaient parfois filtrer la lumière en gerbes d’étincelles si intenses qu’elles agressaient le regard. Des faisceaux de soleil perçaient quelquefois la couche pour balayer les crêtes et les escarpements du terrain d’un blanc éblouissant. À un moment, toutes les ombres disparurent, et ils découvrirent un monde absolument blanc et pur dans lequel ils ne pouvaient même plus discerner la ligne d’horizon.

Certains jours, des arcs-en-ciel déversaient leurs couleurs pastel sur le blanc intense, et il leur arriva de voir un soleil brillant plein feu sur la terre, entouré d’un anneau de lumière aussi intense que lui. Et le paysage se changea alors en flaques de blanc mouvantes, rapides et poussées à la dérive dans les vents incessants. Art, émerveillé, se mit à rire. Il ne cessait de s’exclamer devant les fleurs de glace, grandes comme des buissons, garnies de pics de givre et de d’éventails de dentelle gelés, qui se fondaient les unes dans les autres jusqu’à ce que, parfois, le sol disparaisse. Et leur patrouilleur s’avançait dans des champs immenses d’épines de glace qui crépitaient sous les roues. Après de telles journées, ils appréciaient le repos des longues nuits obscures.

Les jours se succédaient, tous semblables. Nirgal prenait plaisir à ce voyage en compagnie d’Art et Nadia : ils étaient tous deux d’un tempérament calme et drôle. Art avait cinquante et un ans et Nadia en avait cent vingt, alors qu’il venait d’atteindre sa douzième année, ce qui correspondait à vingt-cinq ans terrestres, mais, malgré cette différence, ils se comportaient d’égal à égal. Nirgal pouvait en toute liberté tester sur eux ses idées : ils ne s’en moquaient pas et ne riaient jamais, même lorsque des obstacles leur apparaissaient et qu’ils devaient les lui faire remarquer. En fait leurs idées se recoupaient plutôt bien. Ils étaient, en termes martiens, des assimilationnistes verts modérés – des Boonéens, ainsi que le résumait Nadia. Ils avaient des tempéraments proches, ce que Nirgal n’avait encore jamais expérimenté avec quiconque, pas plus à Gamète qu’à Sabishii.

Nuit après nuit, il leur arrivait de s’arrêter brièvement dans tel ou tel des grands refuges du Sud. On présentait Art avant d’exposer l’idée d’une grande réunion, d’un congrès général. À Bogdanov Vishniac, il put s’extasier devant le complexe géant qui avait été créé dans les profondeurs du mohole, plus vaste que tous les autres refuges. Les yeux exorbités d’Art étaient plus éloquents qu’un discours, et Nirgal se souvint de ses impressions d’enfant quand il était venu là pour la première fois avec Coyote.

Les bogdanovistes étaient visiblement très intéressés par l’idée d’un grand meeting, mais Mikhail Yangel, le seul associé d’Arkady survivant du conflit de 61, demanda quels pourraient être les objectifs à long terme d’une telle convention.

— Reprendre la surface.

— Je vois ! s’exclama Mikhail en écarquillant les yeux. Eh bien, je peux vous dire que vous avez notre soutien ! Les gens ont peur de seulement évoquer le sujet !

Quand ils reprirent la route du nord, Nadia commenta :

— Très bien. Si les bogdanovistes soutiennent le projet d’une réunion, elle aura certainement lieu. Parce que la plupart des refuges sont Bogdanovistes ou largement sous leur influence.

Après Vishniac, ils visitèrent les refuges répartis autour du cratère Holmes, également connu comme le « cœur industriel » de l’underground. Ces colonies étaient encore une fois bogdanovistes pour la plupart, avec une foule de variations sociales, influencées par les premiers philosophes martiens, tels le prisonnier Schnelling, Hiroko, Marina ou John Boone. Les francophones utopiens de Prometheus, d’un autre côté, avaient structuré leur colonie à partir d’idées tirées de Rousseau et Nemy, en passant par Fourier et Foucault, des subtilités que Nirgal n’avait pas perçues lors de sa première visite. Ils étaient fortement influencés par les Polynésiens récemment débarqués sur Mars, et leurs vastes pièces chaudes offraient au regard des plans d’eau peu profonde et des palmiers. Art leur déclara que ça lui rappelait plus Tahiti que Paris.


À Prometheus, ils rencontrèrent Jackie Boone, qui avait été amenée là par des amis. Elle avait l’intention de se rendre directement à Gamète, mais elle préférait repartir avec Nadia plutôt que d’attendre, et Nadia était d’accord. Ils reprirent donc la route à quatre.

La franche camaraderie de la première partie du voyage se dissipa. Lorsque Jackie et Nirgal s’étaient séparés à Sabishii, leur relation était toujours aussi floue, et Nirgal était mécontent de cette irruption dans une amitié naissante entre Art et lui. La présence physique de Jackie mettait Art en émoi, à l’évidence – elle était en fait plus grande que lui, plus solidement bâtie que Nirgal, et Art ne cessait de l’observer d’une façon qu’il croyait discrète mais qui n’échappait pas aux autres, y compris Jackie, bien sûr. Nadia roulait des yeux, et elle et Jackie ne cessaient de se quereller pour des riens comme deux sœurs. Art profita d’une halte durant laquelle Nadia et Jackie s’étaient réfugiées dans un des abris secrets de Nadia pour chuchoter à Nirgal.

— On dirait Maya, non ? La voix, les attitudes…

Nirgal se mit à rire.

— Dis-lui ça et elle te tuera.

— Ah… (Art coula un regard en biais vers Nirgal.) Et vous deux, vous êtes encore… ?

Nirgal haussa les épaules. D’une certaine manière, c’était intéressant. Il avait suffisamment évoqué ses rapports avec Jackie pour que son aîné sache qu’il existait entre eux quelque chose de fondamental. Et Jackie ne tarderait pas à faire des avances à Art, pour l’ajouter simplement à sa liste, ainsi qu’elle le faisait avec tous les hommes qui lui plaisaient ou qu’elle considérait comme importants. Pour l’heure, elle n’avait pas encore pris la mesure de l’importance d’Art, mais quand elle l’aurait fait, elle se comporterait comme d’habitude. Mais Art, lui, que ferait-il ?

Leur voyage était devenu différent avec Jackie qui ajoutait comme toujours son mouvement propre aux choses. Elle se disputait avec Nirgal et Nadia, elle se frottait à Art, en essayant de le séduire tout en le jugeant, comme si cela faisait automatiquement partie de leurs rapports. Elle enlevait sa chemise avant de partir prendre une douche, ou bien posait une main sur son bras tout en lui posant des questions sur la Terre – et puis, à d’autres moments, elle l’ignorait totalement, perdue dans des mondes qui n’appartenaient qu’à elle. C’était comme s’ils vivaient avec un grand félin dans le patrouilleur, une panthère qui pouvait venir ronronner sur vos genoux ou vous envoyer voler à travers la cabine, mais sans jamais perdre sa grâce nerveuse.

Ça, c’était Jackie. Et son rire, qui résonnait à certains propos de Nadia ou d’Art. Sa beauté. Et sa passion intense lorsqu’elle parlait de la situation sur Mars. Aussi, quand elle découvrit le but exact de leur voyage, elle s’enthousiasma immédiatement. Avec elle, la vie prenait un autre ton, ça ne faisait aucun doute. Et Art, qui la buvait des yeux quand elle se baignait, avait un sourire curieusement rusé quand elle lui prodiguait ses attentions fascinatrices, remarqua Nirgal. Il le surprit même en train de lancer un regard franchement amusé à Nadia. Même si elle lui plaisait beaucoup, même s’il aimait la regarder, il n’était pas désespérément envoûté. Cela s’expliquait probablement par l’amitié qu’il éprouvait pour Nirgal. Nirgal n’en était pas certain, mais cette idée lui plaisait, car il n’avait guère connu ça à Zygote ou Sabishii.

Pour sa part, Jackie semblait vouloir refuser à Art tout rôle dans l’organisation d’un meeting général de l’underground, comme si elle tenait à s’en occuper elle-même. Mais ils arrivèrent bientôt à un petit refuge néomarxiste dans les montagnes de Mitchel (qui n’étaient pas plus des montagnes que tout le reste des highlands du Sud, le nom remontant à l’époque de l’exploration télescopique de Mars) dont les résidents leur apprirent qu’ils étaient en relation avec la ville de Bologne, en Italie, la province indienne de Kerala – et avec les bureaux de Praxis qui s’y trouvaient. Ils eurent donc de longs entretiens avec Art qui avait à l’évidence toute leur sympathie, à tel point qu’au terme de leur séjour l’un d’eux lui déclara :

— C’est merveilleux, ce que vous faites. Vous êtes comme John Boone.

Jackie sursauta en se tournant vers Art qui secouait modestement la tête.

— Non, ce n’est pas vrai, lança-t-elle automatiquement.

Mais ensuite, elle le traita plus sérieusement. Et Nirgal ne put que s’en amuser. Pour Jackie, le seul fait de prononcer le nom de John Boone était comme un sortilège magique. Quand elle discutait des théories de Boone avec Nadia, il parvenait à comprendre un peu pourquoi elle réagissait ainsi : une grande part de ce que Boone avait voulu pour Mars était sensée et excellente. Personnellement, il avait ressenti Sabishii comme une sorte d’espace boonéen. Mais pour Jackie, cela dépassait toute réaction rationnelle – c’était en rapport avec Kasei et Esther, avec Hiroko et même Peter, avec des sentiments complexes qu’elle vivait à un niveau profond et secret.


Ils roulaient vers le nord à travers des régions encore plus accidentées que celles qu’ils avaient laissées derrière eux. Sur ce terrain volcanique, la rude splendeur des highlands du Sud était accrue par les pics anciens et anguleux d’Australis Tholus et Amphitrites Patera. Les deux volcans dominaient une région de coulées de lave. La roche noirâtre était figée en bosses étranges, en vagues et en rivières. Jadis, ces coulées s’étaient déversées à la surface en flots chauffés à blanc. Même à présent, durs, noirs, fracassés par les âges, couverts de poussière et de fleurs de glace, les liquides des origines étaient évidents.

Les restes les plus proéminents de cette lave étaient de longues arêtes basses, semblables à des queues de dragons fossilisées. Ces arêtes sinuaient à travers le sol sur de nombreux kilomètres, disparaissant souvent à l’horizon, obligeant les voyageurs à faire de longs détours. Les dorsa étaient d’anciens chenaux d’écoulement de lave. La roche dont ils étaient faits s’était révélée plus dure que la base sur laquelle ils s’étaient originellement formés. Des éons de temps avaient depuis usé le paysage, laissant ces monticules noirs en surface, un peu comme le câble de l’ascenseur spatial abattu.

L’une des dorsa, dans la région de Dorsa Brevia, abritait depuis peu un refuge caché. Aussi Nadia lança-t-elle leur patrouilleur sur une piste tourmentée entre les crêtes de lave, et ils entrèrent bientôt dans un vaste garage, au flanc de la plus grande butte qu’ils aient rencontrée. Dès qu’ils sortirent, ils furent accueillis par un petit groupe d’étrangers amicaux. Jackie avait déjà rencontré certains d’entre eux. Rien n’indiquait que les lieux fussent très différents de ceux qu’ils avaient déjà visités, aussi éprouvèrent-ils un choc en franchissant un grand sas cylindrique pour déboucher dans un espace immense qui semblait avoir été creusé dans tout le volume de l’arête. Il était à peu près cylindrique, comme un tube dégagé dans la roche sur une centaine de mètres de hauteur et trois cents de largeur. Le regard s’y perdait. Art en resta bouche bée avant de s’écrier :

— Waouh ! Mais regardez-moi ça ! Bon Dieu !

De nombreuses dorsa étaient creuses, leur expliquèrent leurs hôtes, et constituaient en fait de véritables tunnels de lave. Il en existait sur Terre, mais le tube dans lequel ils se trouvaient était cent fois plus grand que le plus grand des modèles terrestres. Une jeune femme du nom d’Ariadne expliqua à Art que les flots de lave, en refroidissant et en durcissant sur les bords et en surface, avaient permis à d’autres coulées chaudes de se déverser jusqu’à ce que les déjections cessent. La lave restante avait fini dans un lac de feu et laissé derrière elle ces cavernes cylindriques, parfois longues de cinquante kilomètres.

Le sol du tunnel était quasiment plat, parsemé désormais de toitures, de parcs herbus, d’étangs et de centaines de jeunes arbres en bosquets : bambous et pins. Les longues fissures de la voûte avaient été utilisées pour installer des filtres constitués de matériaux stratifiés qui renvoyaient la lumière et les ondes thermiques exactement comme le reste de la crête tout en laissant pénétrer dans le tunnel de grands rideaux de lumière couleur de miel qui faisaient que les secteurs les plus profonds demeuraient dans la pénombre légère d’un jour nuageux.

Le tunnel de Dorsa Brevia mesurait quarante kilomètres, leur apprit Ariadne tandis qu’ils descendaient un escalier, même si par endroits des bouchons de lave obstruaient la cavité.

— Bien sûr, nous n’avons pas clos l’ensemble. Nous avons plus de volume que nécessaire, surtout si nous voulons maintenir la température et le degré d’hygrométrie. Le tunnel est bouclé sur douze kilomètres, en segments séparés par des habitats étanches sous tente.

— Waouh ! fit à nouveau Art.

Nirgal était aussi impressionné que lui, et Nadia visiblement ravie. Même Vishniac ne pouvait être comparé à cet endroit.

Jackie les avait précédés et elle avait atteint le bas de l’escalier qui allait du sas du garage jusqu’à un parc.

— Chacune des colonies que vous me faites visiter, dit encore Art, me paraît la plus grande de toutes, et je me trompe toujours. Est-ce que vous pouvez me dire si la prochaine va avoir les dimensions du Bassin d’Hellas ou quelque chose de ce genre ?…

Ce fut Nadia qui lui répondit en riant :

— Celle-ci est la plus grande que je connaisse. Plus grande encore que je le pensais !

— Alors, pourquoi restez-vous tous à Gamète, qui est si petite, si froide et sombre ? Est-ce que tous les habitants des refuges ne tiendraient pas ici ?

— Nous ne souhaitons pas nous retrouver tous dans un seul endroit. Et celui-ci n’existait pas il y a seulement quelques années.

Sur le sol du tunnel, ils avaient l’impression d’être dans une forêt, sous un ciel de pierre noire entaillée de longues craquelures ébréchées. Ils suivirent le groupe de leurs hôtes jusqu’à un complexe de constructions aux murs de bois minces, avec des toitures à angle aigu relevées sur les angles. On leur présenta alors un groupe de femmes et d’hommes plus âgés, habillés de vêtements flottants et colorés, qui les invitèrent à partager leur repas.

Tout en mangeant, ils en apprirent un peu plus sur le refuge, surtout de la bouche d’Ariadne, qui s’était installée avec eux. Il avait été construit et occupé par les descendants de ceux qui avait débarqué sur Mars et qui s’étaient joints aux disparus dans les années 2050, délaissant les villes pour de petits refuges disséminés dans la région, avec le soutien des Sabishiiens. Ils avaient été profondément influencés par l’aréophanie d’Hiroko et leur société pouvait être considérée en gros comme une matriarchie. Ils avaient en fait étudié certaines sociétés matriarcales anciennes et fondé certaines de leurs coutumes sur la civilisation minoenne et les Hopis d’Amérique du Nord. C’est ainsi qu’ils adoraient une déesse qui représentait la vie sur Mars, une sorte de personnification de la viriditas d’Hiroko, à moins que ce ne fut une déification d’Hiroko elle-même. Les femmes dirigeaient la vie quotidienne, et elles transmettaient leur pouvoir aux plus jeunes de leurs filles. Ariadne appelait cela l’« ultimogéniture », un usage hérité des Hopis. Et, tout comme chez les Hopis, après le mariage, les hommes allaient vivre chez leur épouse.

— Est-ce que les hommes apprécient ? demanda Art, curieux.

Ariadne rit devant son expression.

— Ici, nous disons qu’il n’y a rien de tel que des femmes heureuses pour rendre les hommes heureux.

Et elle lui lança un regard qui était comme un lasso pour le capturer.

— Oui, ça me semble bien vu, dit Art.

— Nous partageons le travail – que ce soit le creusement des nouveaux tunnels, le jardinage, l’éducation des enfants… tout. Et chacun essaie d’être bon au-delà de sa spécialité, ce qui est une coutume que nous devons aux Cent Premiers, je pense, ainsi qu’aux Sabishiiens.

Art acquiesça.

— Et vous êtes combien, ici ?

— Environ quatre mille.

Il siffla, surpris. L’après-midi, la soirée, ils visitèrent plusieurs kilomètres de segments de tunnel, pour la plupart forestiers, avec un grand ruisseau qui courait sur le fond, s’élargissant parfois pour former de larges bassins. Ariadne les raccompagna jusqu’à la première salle, appelée Zakros. Un millier de personnes y étaient déjà rassemblées pour un dîner dans le grand parc. Nirgal et Art se perdirent dans la foule, discutant au hasard, se régalant de poisson poché, de pain et de salade. Les gens semblaient très réceptifs à l’idée d’un congrès de l’underground. Ils avaient déjà tenté une expérience similaire des années auparavant, mais sans grand succès – ils avaient la liste des refuges de la région – et l’une des femmes les plus âgées déclara d’un ton autoritaire qu’ils seraient heureux d’accueillir le meeting, vu l’espace immense dont ils disposaient.

— Mais ce serait splendide ! s’exclama Art en regardant Ariadne.

Plus tard, Nadia approuva :

— Ça nous aiderait énormément. Beaucoup vont se montrer hostiles à l’idée de ce meeting, parce qu’ils soupçonnent les Cent Premiers de vouloir récupérer l’underground. Mais s’il a lieu ici, et que les Bogdanovistes sont derrière…

Quand Jackie vint les rejoindre et qu’elle apprit la nouvelle, elle serra Art entre ses bras.

— Oh, mais alors, ça va vraiment avoir lieu ! C’est exactement ce que John Boone aurait voulu ! Comme la grande réunion d’Olympus Mons[56].

7

Ils quittèrent Dorsa Brevia pour reprendre la route du nord, sur le côté est du Bassin d’Hellas. Pendant les longues nuits, Jackie travaillait souvent sur l’IA de John Boone, Pauline, qu’elle avait étudiée et cataloguée. Elle revit les réflexions qu’elle avait sélectionnées à propos d’un État indépendant. Elles étaient désordonnées et floues, marquées par plus d’enthousiasme (et d’omegendorph) que de capacité d’analyse. Mais quelquefois, Boone se laissait porter, comme dans ses grands discours, et il devenait alors fascinant. Il avait un talent pour les libres associations qui conférait à ses idées une sorte de progression logique qu’elles n’avaient pas, en fait.

— Regardez comme il parle souvent des Suisses, commenta Jackie.

Elle avait soudain le ton de John, remarqua Nirgal. Elle travaillait sur Pauline depuis pas mal de temps et ses manières en avaient été affectées. Elle reflétait la voix de John autant que le style de Maya. À tel point que le passé semblait revenir.

— Il faut tout faire pour que les Suisses soient présents au congrès.

— Nous avons Jurgen ainsi que le groupe de Overhangs, dit Nadia.

— Mais ce ne sont pas vraiment des Suisses, non ?…

— Ça, il faudra le leur demander. Mais si tu veux des Suisses authentiques, des fonctionnaires, il y en a un certain nombre à Burroughs, et ils nous ont constamment aidés, même si nous n’avons pas eu de contacts. Nous devons être à peu près cinquante à avoir des passeports suisses. Ils jouent un rôle important dans le demi-monde.

— Tout comme Praxis, ajouta Art.

— Oui, oui. En tout cas, il va falloir que nous parlions au groupe de Overhangs. Ils ont des contacts avec les Suisses de la surface, j’en suis certaine.

Au nord-est du volcan Hadriaca Patera, ils visitèrent une cité fondée par les soufis. La structure d’origine avait été édifiée dans la falaise du canyon, dans une sorte de style Mesa Verde high-tech – un alignement étroit de constructions qui s’inséraient dans le surplomb de la falaise au point de rupture, là où elle s’inclinait vers le plancher du canyon. Des escaliers abrupts dans des tubes de circulation descendaient la pente jusqu’à un petit garage en béton autour duquel étaient dispersées des tentes blisters et des serres. Les tentes abritaient des gens qui étaient venus là pour étudier avec les soufis. Certains venaient de refuges de l’underground, d’autres des villes du Nord. Les indigènes étaient nombreux, mais on comptait aussi quelques nouveaux venus de la Terre. Ils espéraient pouvoir construire une toiture sur l’ensemble du canyon en utilisant les matériaux récemment mis au point pour le nouvel ascenseur spatial et qui pourraient sous-tendre une tente immense. Nadia fut aussitôt entraînée dans les problèmes de construction qu’un pareil projet supposait et qu’elle annonça comme aussi variés que difficiles. Très ironiquement, l’atmosphère martienne, en se densifiant, rendait de plus en plus difficiles les projets de dômes. Car les dômes ne seraient plus renforcés par les pressions internes comme jadis. Et même si la résistance en ductilité et en charge des nouvelles configurations carbonées leur convenait largement, les points d’ancrage pour les charges envisagées seraient quasiment impossibles à trouver dans la région. Mais les ingénieurs étaient confiants : les tissus plus légers des tentes et les nouvelles techniques d’ancrage seraient utilisés au maximum, et les falaises du canyon, selon eux, étaient particulièrement solides. Ils étaient à l’extrémité supérieure de Reull Vallis, une ancienne sape qui avait taillé dans une roche ancienne et très dure. Ils allaient trouver de bons points d’ancrage un peu partout.

Ils n’avaient jamais essayé de dissimuler leurs activités aux satellites. Le refuge soufi de la mesa circulaire de Margaritifer, de même que leur principale colonie du Sud, Rumi, étaient tout aussi évidents. Mais jamais personne ne les avait persécutés de quelque manière, et ils n’avaient pas été contactés par l’Autorité transitoire. L’un des leaders, un Noir nommé Dhu el-Nun, considérait que les craintes de l’underground étaient exagérées. Nadia réfuta poliment ses arguments et quand Nirgal, intrigué, lui demanda de s’expliquer plus avant, elle le toisa, imperturbable, et dit :

— Ils pourchassent les Cent Premiers.

Il réfléchit, tout en observant les soufis qui les précédaient dans l’escalier de l’habitat principal. Ils étaient arrivés bien avant l’aube, et Dhu avait invité tout le monde à un brunch dans la falaise pour accueillir leurs visiteurs. Ils prirent tous place autour d’une grande table longue, dans une vaste salle dont la paroi extérieure avait été transformée en une baie qui dominait tout le canyon. Les soufis étaient habillés de blanc, alors que les gens venus des tentes du canyon étaient en survêtements ordinaires, de couleur rouille pour la plupart. Ils se servaient de l’eau tout en bavardant.

— Tu es sur ton tariqat, expliqua Dhu el-Nun à Nirgal.

C’était le chemin spirituel, expliqua-t-il. Vers la réalité. Et Nirgal hocha la tête, frappé par la justesse de la description – car la vie lui était toujours apparue ainsi.

— Tu dois savoir que la chance est avec toi, ajouta Dhu. Tu dois écouter.

Après un repas de pain, de fraises et de yaourt et un café épais comme de la boue, on écarta tables et chaises et les soufis dansèrent une sema en tourbillonnant, accompagnés par les chants de leurs compagnons du canyon. Les danseurs, tout en circulant entre leurs hôtes, leur posaient brièvement les mains sur les joues, en un attouchement aussi léger que l’effleurement d’une plume. Nirgal jeta un regard à Art, s’attendant à lui voir la même expression stupéfaite qu’il avait devant les divers aspects de la vie martienne mais, en fait, il souriait d’un air entendu, tout en tapotant sur la table du pouce et de l’index au rythme des chants. Quand la danse s’acheva, il se leva et récita quelque chose dans une langue étrangère. Les soufis sourirent en l’écoutant avant de l’applaudir à grand bruit.

— À Téhéran, certains de mes profs étaient des soufis, expliqua-t-il à Nirgal, Nadia et Jackie. Ils représentaient une partie importante de ce que les gens appellent la Renaissance Perse.

— Et qu’est-ce que vous venez de leur réciter ? demanda Nirgal.

— Un poème farsi de Jabal al-Din Rumi, le maître des derviches tourneurs. Je n’ai pas vraiment bien retenu la version anglaise :

D’un minéral je suis mort et plante suis devenu,

De la plante je suis mort, et j’ai pris forme sensible ;

De la bête je suis mort, pour prendre habit humain…

Quand au fil de mes morts j’ai moins…

« Ah, je n’arrive pas à me rappeler la suite ! Mais certains de ces soufis étaient de très bons ingénieurs, en tout cas.

— Ici, ils ont intérêt à l’être, commenta Nadia sans quitter du regard ceux avec qui elle avait parlé de la mise sous dôme du canyon.

Les soufis se révélèrent tous très enthousiastes à l’idée d’un congrès de l’underground. Comme ils le soulignèrent, leur religion était syncrétique : elle avait puisé ses éléments non seulement dans les divers types et nationalités de l’islam, mais aussi dans les religions plus anciennes d’Asie que l’islam avait rencontrées, ainsi que dans les croyances plus récentes, telles que Ba’hai. Ici, ils en étaient tous persuadés, ils avaient besoin de la même flexibilité. Mais leur concept du cadeau avait d’ores et déjà exercé son influence dans l’underground et certains de leurs théoriciens travaillaient avec Vlad et Marina sur la spécificité de l’éco-économie. Le matin allait vers sa fin, ils attendaient le lever tardif du soleil d’hiver devant la grande baie ouverte sur les ombres du canyon à l’est, et chacun, tour à tour, émit des suggestions pour le meeting à venir.

Dhu leur conseilla :

— Vous devriez parler aux Bédouins et aux autres Arabes dès que possible. Ils n’apprécieraient pas d’être parmi les derniers consultés.

Et puis, lentement, le ciel s’éclaircit, passant du prune foncé au mauve lavande. La falaise d’en face était plus basse que celle où ils se trouvaient, et ils pouvaient apercevoir le plateau sombre qui s’étendait vers l’est sur quelques kilomètres, jusqu’à une chaîne de collines qui fermait l’horizon. Les soufis désignèrent la fracture où allait se lever le soleil et commencèrent à chanter.

— Dans Elysium, il y a un autre groupe de soufis, leur expliqua Dhu. Ils explorent nos racines, entre le Mithraïsme et le zoroastrisme. Certains disent qu’il y a maintenant des mithraïstes sur Mars, qu’ils adorent le soleil, Ahura Mazda. Pour eux, la soletta est une expression d’art sacré, comme un vitrail dans une cathédrale.

Quand le ciel devint d’un rose intense et clair, les soufis se rassemblèrent autour de leurs quatre invités et les placèrent avec des gestes doux devant la fenêtre. Nirgal à côté de Jackie, avec Nadia et Art derrière eux.

— Aujourd’hui, vous êtes notre vitrail, leur annonça Dhu d’un ton paisible.

Des mains soulevèrent l’avant-bras de Nirgal jusqu’à ce que sa main touche celle de Jackie, qu’il prit. Ils échangèrent un bref regard et fixèrent de nouveau les collines à l’horizon. Art et Nadia les avaient imités et se tenaient d’une main, en posant l’autre sur l’épaule de Nirgal et de Jackie. Les chants s’amplifièrent et les couplets en farsi s’étirèrent en voyelles longues et liquides durant plusieurs minutes. Et enfin, le soleil craqua sous l’horizon et une fontaine de lumière se déversa sur le sol avant de rejaillir vers la grande baie et sur tous ceux qui attendaient, immobiles, en plissant les paupières, les yeux emplis de larmes. Entre la soletta et l’atmosphère densifiée, le soleil était plus grand qu’il l’avait été dans le passé. C’était un ovale de bronze dont la clarté se propageait dans des couches diverses de diffusion. Les doigts de Jackie serraient maintenant très fort ceux de Nirgal et, réagissant à une impulsion soudaine, il regarda derrière eux. Et là, sur le mur blanc, il découvrit une tapisserie faite de leurs ombres, avec la clarté qui se faisait plus intense encore à la lisière de leurs silhouettes, à peine marquée par les teintes de l’arc-en-ciel, qui cernait le tout.


Ils suivirent le conseil des soufis et mirent le cap sur le mohole de Lyell, l’un des quatre moholes du soixante-dixième degré de latitude sud. Dans cette région, les Bédouins d’Égypte occidentale avaient installé un certain nombre de caravansérails, dont Nadia connaissait un des leaders. Ils avaient décidé d’essayer de le retrouver.

Les pensées de Nirgal le ramenaient aux soufis, à ce que leur influence révélait à propos de l’underground et du demi-monde. Les gens avaient quitté le monde de la surface pour tant de raisons différentes, et il était important de s’en souvenir. Tous, ils avaient tout abandonné et risqué leurs vies, mais pour des buts différents. Certains espéraient établir des sociétés radicalement nouvelles, comme à Zygote, dans Dorsa Brevia ou dans les refuges bogdanovistes. D’autres, comme les soufis, voulaient défendre les cultures anciennes qui, ils le sentaient, étaient menacées par l’assaut général qui déferlait à l’échelle du monde. Et désormais, toutes ces fractions de la résistance étaient disséminées dans les highlands du Sud, mêlées mais néanmoins encore séparées. Il n’existait aucune raison évidente pour qu’elles souhaitent faire partie d’un seul et même tout. La plupart avaient surtout essayé de se soustraire aux pouvoirs dominants : les transnationales, l’Occident, l’Amérique, le capitalisme – tous les systèmes totalitaires de la planète. Un système central était très exactement ce qu’ils avaient toujours voulu fuir. Cela n’était guère favorable au plan d’Art, et lorsque Nirgal exprima ses inquiétudes, Nadia acquiesça :

— Vous êtes américain, ce qui est un handicap pour nous. (Art loucha en entendant cela, mais elle ajouta :) Oui, mais l’Amérique a toujours été un melting pot. Ou le symbole du melting pot. Un pays où les gens pouvaient venir de partout et devenir des citoyens. Du moins en théorie. Il y a quelques leçons à en retenir.

Jackie intervint.

— Ce que Boone avait finalement conclu, c’est qu’il n’est pas possible d’inventer une société martienne à partir de zéro. Pour lui, il fallait que ce soit un mélange de tout ce que chacun pouvait apporter de meilleur. Ce qui constitue la différence entre les Boonéens et les Bogdanovistes.

— Oui, fit Nadia en plissant le front, mais je crois qu’ils avaient tort les uns et les autres. Je ne pense pas que nous puissions inventer cette société à partir de zéro, mais je ne crois pas non plus au mélange. Du moins pas avant longtemps. Dans l’intervalle, nous aurons affaire à un assortiment de cultures diverses qui devront coexister. Mais quant à savoir si une telle chose est possible…

Elle haussa les épaules.


Les problèmes qu’ils devraient affronter prirent corps durant leur visite au caravansérail des Bédouins. Les Bédouins exploitaient les mines dans le sud lointain, entre les cratères Dana et Lyell, Sisyphi Cavi et Dorsa Argentea. Ils se déplaçaient en installations de forage mobiles, selon la technique qui avait fait ses preuves sur le Grand Escarpement et qui était devenue traditionnelle : on exploitait les dépôts en surface avant de continuer plus loin. Le caravansérail n’était qu’une petite tente posée comme une oasis que les Bédouins n’utilisaient que pour les cas d’urgence ou lorsqu’ils voulaient se détendre un peu.

Ils présentaient un contraste absolu avec les soufis éthérés. Ces Arabes peu communicatifs et pragmatiques portaient des combinaisons modernes. Les hommes formaient la majorité. Les voyageurs partagèrent le repas d’un groupe dans le plus grand des patrouilleurs. Les femmes allaient et venaient par un tube de circulation pour faire le service. Jackie affichait une expression hostile qui la faisait ressembler tout à fait à Maya. Quand un jeune Arabe qui avait pris place auprès d’elle essaya d’engager la conversation, il se heurta à sa réticence. Nirgal dut réprimer un sourire. Il se tourna vers Nadia et le leader du groupe, un vieux Bédouin nommé Zeyk, celui que Nadia avait déjà rencontré.

— Ah, les soufis, dit-il d’un ton sincère. Personne ne s’en prend à eux car il est clair qu’ils sont inoffensifs. Comme des oiseaux.

En approchant de la fin du repas, Jackie se fit plus amicale avec le jeune Arabe, bien entendu, car il était d’une beauté surprenante, avec des grands yeux bruns aux cils immenses, un nez aquilin, des lèvres rouges et pleines, un menton marqué. Il se comportait avec une aisance et une assurance qui ne semblaient nullement affectées par la beauté de Jackie qui, après tout, était comparable à la sienne. Il s’appelait Antar et appartenait à une famille bédouine importante. Art, installé à l’autre extrémité de la table basse, semblait quelque peu choqué devant cette amitié rapide, mais Nirgal, après les années de Sabishii, avait deviné ce qui allait se passer bien avant Jackie, et, en quelque sorte, c’était un plaisir d’observer Jackie au travail. Le spectacle en valait la peine : elle était la fille orgueilleuse de la plus importante matriarchie depuis l’Atlantide, et Antar l’héritier orgueilleux de la patriarchie la plus extrémiste de Mars – il affichait une grâce et une désinvolture élégante tellement pures qu’il paraissait être le roi de la planète.

Le nouveau couple s’éclipsa après le repas. Nirgal cilla à peine et poursuivit sa conversation avec Nadia, Art, Zeyk, et l’épouse de Zeyk, Nazik, qui venait de les rejoindre. Zeyk et Nazik étaient des anciens sur Mars[57]. Ils avaient rencontré John Boone et Frank Chalmers avait été leur ami. Contrairement aux prévisions des soufis, ils se montraient très favorables à l’idée d’un congrès et convinrent que Dorsa Brevia serait le lieu idéal.

Zeyk chercha un instant ses mots en plissant les paupières.

— Ce dont nous avons besoin, c’est de l’égalité sans conformité, dit-il enfin avec sérieux.

Cette déclaration était tellement proche de ce que Nadia avait dit en route, que l’attention de Nirgal en fut exceptionnellement éveillée.

— Ce n’est pas facile à établir, mais il est clair que nous devons essayer, et éviter de nous battre. Je vais faire passer le mot dans toute la communauté arabe. Du moins chez les Bédouins. Je dois vous dire que certains Arabes du Nord sont très compromis avec les transnationales, plus particulièrement avec Amexx. Tous les pays arabes d’Afrique tombent sous la coupe d’Amexx, l’un après l’autre. Quelle étrange union. Mais l’argent… (Il se frotta les doigts.) Vous savez comme c’est… Mais nous contacterons nos amis. Et les soufis nous aideront. Ils deviennent les mollahs, ici, et ça ne plaît pas aux mollahs. Mais moi, j’apprécie.

D’autres choses le préoccupaient.

— Armscor s’est emparé du Groupe de la mer Noire, et c’est une combinaison particulièrement néfaste – les gens du leadership sont des Afrikaners, et la sécurité est assurée par les États membres, pour la plupart des États policiers : l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Bulgarie, la Turquie, la Roumanie… (Il les comptait sur ses doigts, en plissant le nez.) Réfléchissez un peu à l’histoire de tous ces pays ! Ils ont construit des bases sur tout le Grand Escarpement. En fait, ils forment une ceinture autour de Mars. Et ils ont des rapports très étroits avec l’Autorité transitoire. (Il secoua la tête.) Ils peuvent nous écraser.

Nadia opina, et Art, l’air surpris, lança une volée de questions à Zeyk.

— Mais vous ne vous cachez pas, remarqua-t-il à un certain moment.

— Nous disposons de refuges si nous le désirons. Et nous sommes prêts à nous battre.

— Pensez-vous que vous en arriverez là ?

— J’en suis persuadé.


Bien plus tard, après de nombreuses tasses de café épais, Zeyk, Nazik et Nadia engagèrent la conversation sur Frank Chalmers, avec des sourires tendres. Nirgal et Art les écoutaient, mais il leur était difficile de se faire une idée de cet homme, disparu bien longtemps avant la naissance de Nirgal. À dire vrai, ils étaient plutôt troublés de mesurer l’âge des issei, qui avaient connu un personnage qui, pour eux, n’existait qu’en vidéo. Finalement, Art parvint à balbutier :

— Comment… Comment était-il vraiment ?

Les trois autres réfléchirent.

Puis, lentement, Zeyk répondit :

— C’était un homme perpétuellement en colère. Il écoutait les Arabes, pourtant, et il nous respectait. Il a vécu un temps parmi nous et a appris notre langue, et bien peu d’Américains l’ont fait. Et nous l’aimions. Il n’était pas facile à comprendre. Toujours en colère. J’ignore pourquoi. Je suppose que cela s’expliquait par les années qu’il avait passées sur Terre. Il n’en parlait jamais. En fait, il ne parlait jamais vraiment de lui. Mais il avait en lui comme un gyroscope, un pulsar. Et son humeur était souvent sombre. Très sombre. Nous l’envoyions faire des reconnaissances, pour qu’il se calme. Ça ne marchait pas toujours très bien. Il lui arrivait de nous agresser de temps à autre, même s’il était notre invité. (Zeyk sourit à ce souvenir.) Une fois, il nous a traités d’esclavagistes, comme ça, en face, à l’heure du café.

— Esclavagistes ?

Zeyk leva la main en un geste vague.

— Il était en colère.

— Il nous a sauvés la vie, dit Nadia, plongée dans ses pensées. En 61.

Et elle leur raconta leur long périple dans Valles Marineris pendant l’inondation de l’aquifère de Compton qui avait déferlé dans le grand canyon. Comment, alors qu’ils étaient sur le point de s’en sortir, Frank avait été emporté par les flots.

— Il était à l’extérieur du patrouilleur, il essayait de nous dégager d’un rocher, et s’il n’avait pas agi aussi vite, nous aurions tous été emportés.

— Ah… fit Zeyk. Il a eu une mort heureuse.

— Je ne pense pas que ce soit exactement ce qu’il a pensé.

Les issei eurent un rire très bref et levèrent leurs tasses pour un ultime toast à leur ami disparu.

— Il me manque, dit Nadia. Je ne pensais pas que je dirais jamais ça…

Elle s’abîma dans le silence, puis leva les yeux sur Nirgal et prit conscience que la nuit était venue, qu’elle les protégeait, les cachait. Nirgal ne l’avait encore jamais entendue parler de Frank Chalmers. Un grand nombre des amis de Nadia étaient morts pendant la révolte. Comme son collègue Bogdanov, que tant d’autres suivaient toujours.

— En colère jusqu’au bout, conclut Zeyk. Oui, pour Frank, c’a été une mort heureuse.


En quittant Lyell, ils contournèrent la calotte polaire dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et s’arrêtèrent dans plusieurs refuges et villes sous tente pour échanger des marchandises et des informations. Christianopolis était la plus grande des cités sous tente de la région et constituait un centre commercial pour toutes les colonies du sud d’Argyre, qui étaient surtout occupées par des Rouges. Nadia leur demanda à tous de propager la nouvelle du congrès afin qu’Ann Clayborne en entende parler.

— Nous sommes censés être en liaison téléphonique, mais elle ne répond jamais.

Au sud du cratère Schmidt, ils firent étape dans une colonie de communistes de Bologne, qui avait aménagé l’intérieur d’une colline perdue dans les régions les plus désolées des highlands du Sud, très difficiles à traverser avec leurs digues et leurs escarpements dans lesquels il était impossible de rouler. Les Bolognais leur donnèrent une carte sur laquelle étaient portés les divers tunnels et ascenseurs qu’ils avaient installés dans le secteur pour faciliter le passage entre les digues et les escarpements.

— Si nous n’avions pas tout cela, nos expéditions ne seraient que d’interminables détours.

À proximité d’un des tunnels cachés, ils rencontrèrent une petite colonie de Polynésiens qui vivaient dans un court tunnel de lave où ils avaient fait pénétrer un ruisseau et installé trois îles. La digue était surmontée d’une épaisse couche de glace et de neige sur son flanc sud, mais les Polynésiens, qui étaient pour la plupart originaires de l’île de Vanuatu, maintenaient leur refuge à une température clémente, et Nirgal constata que l’atmosphère était si douce et humide qu’il avait du mal à respirer, même lorsqu’il se tenait tranquillement assis sur la plage de sable, entre un lac noir et la ligne des palmiers inclinés. En promenant son regard sur le paysage, il se dit qu’il était évident que les Polynésiens étaient de ceux qui essayaient d’édifier une société nourrie de certains des aspects archaïques légués par leurs ancêtres. Ils s’étaient révélés comme des disciples d’un gouvernement primitif dans toute l’histoire terrienne et ils se montraient très excités à l’idée de faire partager leurs études pendant le congrès, si bien que leur adhésion ne posa aucun problème.

Afin de célébrer l’idée d’un congrès prochain, ils se rassemblèrent tous pour un festin sur la plage. Art, assis entre Jackie et une beauté polynésienne du nom de Tanna, se perdit dans le ravissement : il dégustait du kava dans une noix de coco. Nirgal était étendu devant eux sur le sable, écoutant Tanna et Jackie discuter du mouvement indigène, comme l’appelait Tanna. Il ne s’agissait pas simplement de nostalgie du passé, insista-t-elle, mais plutôt d’une tentative pour inventer de nouvelles cultures qui incorporaient divers aspects des civilisations anciennes aux formes martiennes high-tech.

— L’underground lui-même est une sorte de Polynésie. De petites îles dans un grand océan de pierre. Certaines sont portées sur les cartes, d’autres pas. Et un jour, ce sera un océan véritable, et nous serons tous sur autant d’îles luxuriantes, sous le ciel.

— Je vais boire à ça, déclara Art en levant sa noix de coco.

Il était évident que la partie de la culture polynésienne qu’Art souhaitait voir intégrer était leur fameuse liberté sexuelle. Mais Jackie prenait un plaisir pervers à compliquer les choses en s’accrochant à son bras, pour le séduire ou défier Tanna. Art avait l’air heureux et préoccupé dans le même temps. Il avait dégusté très vite son kava et paraissait perdu dans un bonheur total. Nirgal faillit éclater de rire. Il lui apparaissait que certaines des jeunes femmes présentes pouvaient partager cette antique sagesse, s’il en jugeait par leurs regards. Par ailleurs, Jackie pouvait peut-être cesser de s’en prendre à Art. Peu importait : la nuit promettait d’être longue, et le petit océan sous tunnel était aussi chaud que les bains de Zygote, autrefois. Nadia s’y ébrouait déjà avec plusieurs hommes qui devaient bien avoir le quart de son âge. Nirgal se déshabilla et entra dans l’eau.


L’hiver était déjà tellement avancé que même sous quatre-vingts degrés de latitude le soleil se levait pendant une ou deux heures aux alentours de midi. Durant ces brefs intervalles, les brouillards errants luisaient de tons pastel ou métalliques – certains jours, violets et roses, d’autres, cuivre, bronze, or. Dans toutes ces variantes, les teintes délicates étaient captées et réfléchies par le givre du sol et il semblait parfois aux voyageurs qu’ils traversaient un monde de joyaux : améthystes, rubis et saphirs.

Mais il y avait aussi des jours où le vent grondait et lançait de grandes lames de givre sur le patrouilleur, leur donnant l’impression d’avancer sous les flots. Ils profitaient des heures brèves de soleil pour nettoyer les roues du véhicule. Le soleil, alors, leur semblait un lacis d’algues jaunes perdues dans la brume. Après une nouvelle tempête, un jour, ils découvrirent que la chape de brouillard avait été balayée et que le monde, d’un horizon à l’autre, était un paysage complexe de fleurs de glace. Au nord, au-dessus du champ de diamants, il y avait un nuage haut et sombre qui se déversait dans le ciel à partir d’une source qui ne devait pas être très loin sous l’horizon.

Ils s’arrêtèrent dans un des abris de Nadia. Nirgal regarda la carte, observa encore une fois le nuage et dit :

— Je pense que ça doit être le mohole de Rayleigh. Coyote y a mis en route les robots excavateurs pendant ce premier voyage que nous avons fait ensemble. Je me demande s’il n’en serait pas sorti quelque chose…

— J’ai un petit explorateur dans le garage, dit Nadia. Tu peux le prendre pour aller jeter un coup d’œil, si tu veux. J’aimerais aller avec toi, mais il faut que je retourne à Gamète. Je dois rencontrer Ann après-demain. Apparemment, elle a entendu parler du congrès et elle veut me poser certaines questions.

Art lui dit qu’il aimerait rencontrer Ann Clayborne – il avait été impressionné par la vidéo qu’il avait vue durant le voyage vers Mars.

Jackie se tourna vers Nirgal :

— Je t’accompagne.


Ils se mirent donc d’accord pour se retrouver à Gamète. Art et Nadia repartirent dans le patrouilleur pendant que Nirgal et Jackie embarquaient dans le petit explorateur. Le grand nuage se déployait au-dessus de la glace devant eux, comme un pilier géant et dense composé de lobes gris et tourmentés qui obliquaient dans différentes directions à différents moments. Au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient, ils acquirent la certitude qu’il montait des profondeurs de la planète silencieuse. En roulant vers le bas d’un escarpement, ils découvrirent que le sol, plus loin, ne portait plus la moindre plaque de glace, qu’il était rocailleux comme au cœur de l’été, mais plus noir, une roche d’un noir presque pur, et de la fumée sortait de longues fissures orange qui marquaient sa surface gonflée, ondulée. Et là-bas, juste derrière l’horizon, qui n’était guère qu’à six ou sept kilomètres, le grand nuage bouillonnait, comme une colonne thermique changée en nova. La fumée de gaz chaud explosait avant de retomber lourdement.

Jackie lança leur explorateur vers la crête de la colline la plus haute. De là, ils purent enfin découvrir la source du nuage. C’était bien ce que Nirgal avait soupçonné dès qu’ils l’avaient découvert : le mohole de Rayleigh était devenu une colline basse, entièrement noire à l’exception des fissures orange menaçantes. Le nuage se formait à partir d’un trou. Il était fait de fumée noire, dense, torsadée. Une langue de roc noir brut s’étirait sur la pente en direction du sud, venant vers eux avant d’obliquer sur leur droite.

Assis dans le petit véhicule, silencieux, ils virent un pan de la colline qui couvrait le mohole s’incliner, basculer et se briser. De la roche liquéfiée, orange et ardente, ruissela entre les blocs noirs dans un jaillissement d’éclaboussures jaunes qui perdirent très vite de leur éclat.

Ensuite, il n’y eut plus que la colonne de fumée tourmentée qui montait toujours dans le ciel. Par-dessus le bourdonnement du ventilateur et du moteur, ils percevaient un ronflement bas et continu, ponctué de coups sourds qui correspondaient à des explosions régulières dans la colonne de fumée. Le véhicule tremblait légèrement sur ses amortisseurs.

Nirgal était fasciné, Jackie excitée et bavarde. Elle se perdait dans de longs commentaires avant de se taire quand des blocs de lave se détachaient de la colline pour répandre de nouvelles coulées. En vue infrarouge, la colline leur apparaissait comme une émeraude entremêlée de craquelures scintillantes, et la coulée de lave qui s’avançait sur la plaine était d’un vert intense. En lumière visible, la roche liquéfiée ne redevenait noire qu’au bout d’une heure mais, en infrarouge, l’émeraude se changeait en vert foncé après dix minutes. Le vert se déversait sur le monde, songea Nirgal, et le blanc jaillissait au travers.

Ils prirent un repas léger et, après la vaisselle, Jackie attira Nirgal contre elle dans la minuscule cuisine, aussi amicale qu’elle l’avait été à New Vanuatu, les yeux brillants, un sourire au coin des lèvres. Nirgal savait reconnaître ces signes, et il retrouva leurs caresses dans le petit espace derrière les sièges de conduite, heureux de cette intimité revenue, si précieuse et si rare.

— Je suis prêt à parier qu’il doit faire chaud à l’extérieur, dit-il.

Elle tourna la tête vers lui avec de grands yeux.

Et sans un mot, ils enfilèrent leurs tenues et passèrent dans le sas. Quand l’atmosphère fut vidée, ils sortirent dans le champ de cailloux secs et rougeâtres, main dans la main. Ils contournèrent les bosses, les creux et les blocs de lave nouvelle solidifiée qui leur arrivaient aux épaules. Ils tenaient chacun un tampon isolant. Ils auraient pu se parler, mais ils restaient silencieux. Le vent soufflait parfois sur eux et, même à travers sa tenue, Nirgal décelait la température élevée. Le sol tremblait sous ses pas, et il sentait le grondement du sol au creux de son ventre. Les boum assourdis étaient espacés de quelques secondes, interrompus parfois par un craquement plus aigu. Il n’y avait aucun doute : ils se trouvaient en terrain dangereux. Une petite colline ronde, semblable à celle où ils avaient laissé leur véhicule, surplombait la langue de lave et, sans même s’être consultés, ils s’y dirigèrent et escaladèrent la dernière pente sans se lâcher la main, à grandes foulées.

Du sommet, ils avaient maintenant une vue ouverte sur la nouvelle coulée noire craquelée de fissures orange. Le bruit était intense. Il semblait évident que toute nouvelle éruption s’écoulerait dans le couloir opposé. Ils étaient sur une éminence, juste au bord du flot qui s’écoulait de gauche à droite. N’importe quelle poussée soudaine pouvait les emporter, mais cela ne semblait guère probable et, de toute façon, ils n’étaient pas plus en danger ici qu’ils ne l’avaient été dans leur véhicule.

Ils cessèrent de s’interroger, Jackie retira sa main de la sienne et ôta son gant. Nirgal l’imita, roulant lentement le tissu sous ses doigts jusqu’à libérer son pouce. Le gant fut soudain arraché de ses dernières phalanges. La température, estima-t-il, devait être de 278 kelvins, pas particulièrement froide. Puis une bouffée d’air tiède passa sur lui, suivie d’une vague d’air chaud, 315 peut-être, très vite suivie à son tour d’un air plus frais. À l’instant où il enleva son autre gant, il lui devint évident que la température avait augmenté et qu’elle variait avec chaque souffle de vent. Jackie avait déjà ouvert son blouson et elle l’enleva, poitrine nue. Sous le vent, elle eut un instant la chair de poule, tout comme un lac se ride sous une brise. Elle se pencha pour ôter ses bottes, supportant le poids de sa bonbonne d’air dans le creux de ses reins, les côtes saillant sous la peau. Nirgal s’avança et fit glisser son pantalon jusqu’au bas de ses fesses. Elle l’attira contre elle avant de le jeter sur le sol. Ils s’enlacèrent tout en se débattant pour mettre les coussins d’isolation sur le sol gelé. Ils achevèrent de se déshabiller, et Jackie s’offrit à lui sur le dos, son réservoir d’air coincé au-dessus de son épaule droite. Il l’étreignit : dans l’air froid, son corps était étonnamment chaud. La chaleur montait de sa peau comme d’un champ de lave et l’enveloppait en longues bouffées. Il serrait son corps doux et musculeux, et elle l’emprisonnait avec ses bras et ses jambes, étrangement tangible dans la clarté du soleil. Leurs visières s’entrechoquèrent. Dans leurs casques, ils aspiraient fébrilement pour compenser ce qu’ils perdaient par leurs épaules, leur poitrine. Un instant, ils se regardèrent les yeux dans les yeux à travers les écrans de verre qui les empêchaient de fusionner complètement l’un avec l’autre. Cette sensation était si puissante qu’elle paraissait dangereuse – et dans le même temps qu’ils heurtaient leurs visières en se fixant, ils savaient qu’ils ne pouvaient survivre qu’ainsi. Une curieuse lisière vibrait entre l’iris et la pupille des yeux de Jackie. Il fixait deux petites fenêtres noires qui s’ouvraient sur des profondeurs que jamais aucun mohole n’atteindrait : le centre de l’univers. Il dut détourner le regard. Et il se souleva pour admirer son corps svelte, adorable, mais pas aussi troublant, pourtant, que les abysses de ses yeux. Ses épaules étaient larges, son nombril parfaitement ovale et ses cuisses longues – cette fois, il ferma les paupières. Le sol tremblait sous eux, et il lui semblait qu’ainsi, pressé contre Jackie, il plongeait vers le cœur même de la planète. Il demeurait parfaitement immobile, ils étaient l’un et l’autre parfaitement immobiles, et néanmoins le monde vibrait dans un séisme doux, intense et délicieux. La roche était vivante. Ses nerfs et sa peau vibraient et chantaient, il tourna la tête vers le flot de magma, et tout fusionna.


Ils quittèrent le volcan de Rayleigh pour repartir dans le brouillard obscur. La seconde nuit, ils s’approchèrent de Gamète. Et c’est dans l’opacité grise d’un crépuscule de midi particulièrement dense qu’ils entrèrent sous la coupole de glace. Tout à coup, Jackie se pencha dans un cri, coupa l’autopilote et freina.

Nirgal fut arraché à sa somnolence et il s’accrocha à son volant tout en essayant de comprendre ce qui se passait.

La falaise du garage avait été pulvérisée, et une immense cataracte de glace brisée s’était abattue à l’emplacement du garage. À son sommet, elle était criblée d’éclats, comme sous l’effet d’une explosion.

— Oh ! hurla Jackie. Ils ont tout fait sauter ! Ils les ont tués !

Pour Nirgal, c’était comme s’il avait reçu un grand coup dans le ventre. Il s’étonnait que la peur puisse se changer en un effet physique. Son esprit était inerte et il avait l’impression de ne plus rien sentir – ni angoisse, ni désespoir : rien. Il leva la main et serra l’épaule de Jackie – elle tremblait – et il essaya de percer la tourmente de brume du regard.

— Il y a toujours le trou d’évacuation, dit-il. Ils n’ont pas pu être pris par surprise.

Le tunnel suivait un des bras de la calotte polaire jusqu’à Chasma Australe, où il existait un abri dans une paroi de glace.

— Mais… (Jackie déglutit avec peine.) Mais s’ils ont été surpris ?

— On va aller voir jusqu’au refuge d’Australe.

Il se réinstalla au volant.

Ils roulaient à pleine allure en rebondissant sur les champs de fleurs de glace. Nirgal essayait de se concentrer uniquement sur le terrain et de ne plus penser. Il aurait voulu ne pas aller jusqu’à l’abri – pour le trouver désert et perdre dans l’instant son dernier espoir après le désastre. Il aurait voulu ne jamais arriver, continuer à rouler dans le sens des aiguilles d’une montre autour de la calotte polaire pour toujours, même si Jackie étouffait sous le collier de l’angoisse, même s’il entendait son souffle aigu et ses gémissements. Lui, il était seulement engourdi, les pensées figées. Je ne sens rien, se dit-il, intrigué. Mais des images d’Hiroko s’imposaient dans son esprit, comme si elles étaient projetées sur le pare-brise, ou bien surgissaient parfois comme des fantômes dans les nappes de brume. L’attaque avait pu venir de l’espace, ou alors des missiles avaient été lancés depuis le nord, et dans ce cas les gens de Gamète n’avaient eu aucune chance d’être alertés. Le monde vert avait été effacé de l’univers, et il ne restait que ce monde blanc, celui de la mort. Les couleurs s’étaient retirées de toute chose, comme de ce monde d’hiver, fait de brouillard gris.

Les lèvres crispées, il ne fixait plus que le paysage gelé, et conduisait avec une violence qui lui était inconnue jusqu’alors. Les heures passèrent et il luttait pour ne pas penser à Hiroko, Nadia, Art, Maya ou Dao et tous les autres : sa famille, ses amis, sa cité, sa nation, tous sous le même petit dôme. L’estomac noué, il restait rivé au volant, essayant d’éviter les bosses et les creux pour que leur course soit un peu moins brutale.

Ils durent rouler autour du pôle dans le sens des aiguilles d’une montre sur trois cents kilomètres avant de remonter Chasma Australe sur presque toute sa longueur. Avec la fin de l’hiver, Australe se rétrécissait et était tellement encombrée par les blocs de glace qu’il n’existait plus qu’une piste unique indiquée par de petits transpondeurs directionnels très faibles. Nirgal fut obligé de ralentir mais, dans la brume sombre, ils n’avaient plus à attendre la nuit pour rouler. Et ils finirent par atteindre le muret qui indiquait le refuge. Quatorze heures s’étaient écoulées depuis leur départ de Gamète – un exploit sur ce terrain et par un temps pareil. Mais Nirgal n’avait qu’une seule idée à l’esprit : si le refuge était désert…

L’engourdissement se dissipait en lui au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’extrémité de la faille. Si le refuge était désert… Il ne décelait aucun mouvement, aucune présence, et la peur filtrait à nouveau en lui comme le magma dans les craquelures d’une coulée de lave. Prêt à se déverser dans chacune de ses cellules…

C’est alors qu’une lumière clignota tout au bas de la paroi, et Jackie s’écria : « Ah ! », comme si une aiguille venait de la piquer. Nirgal accéléra et le petit explorateur sauta vers le mur de glace et faillit le percuter. Il freina à fond et le véhicule patina un instant avant de s’arrêter. Jackie enfila son casque d’un geste brusque et plongea vers le sas, Nirgal sur les talons. Ils durent attendre encore durant des secondes d’angoisse avant de pouvoir bondir à l’extérieur, dans une antichambre de glace. Quand la porte intérieure s’ouvrit, quatre silhouettes se ruèrent sur eux, l’arme au poing. Jackie lança un cri sur la fréquence commune et, dans la seconde qui suivit, des bras les étreignirent. Mais peut-être, se dit Nirgal, ceux qui les accueillaient ne voulaient-ils que les réconforter, et il était encore torturé par l’attente, même s’il avait entraperçu le visage de Nadia derrière une visière. Elle leva les pouces. Il eut l’impression qu’il avait retenu son souffle depuis quinze heures. Jackie pleurait de soulagement, et il aurait voulu l’imiter. Mais, sorti de sa transe, il se sentait seulement brisé, épuisé, bien au-delà des larmes. Nadia lui prit la main comme si elle sentait ce qui se passait en lui, et quand ils se retrouvèrent de l’autre côté du sas, il commença à percevoir enfin les voix qui se répondaient sur la fréquence commune.

— J’avais tellement peur : je croyais que vous étiez morts.

— Nous avons filé par le tunnel en les voyant arriver…

Dans l’abri, ils se débarrassèrent de leurs casques et se perdirent en embrassades. Art tapota le dos de Nirgal en roulant ses yeux ronds.

— Je suis tellement heureux de vous retrouver tous les deux !

Il serra Jackie contre lui avec rudesse avant de l’observer à bout de bras : elle avait le nez humide et les yeux rouges, et il hocha la tête avec une expression admirative, comme si en cet instant précis il admettait enfin qu’elle était humaine, et non pas une pure déesse féline.

Ils se dirigèrent d’un pas incertain vers le fond du refuge et Nadia leur raconta ce qui s’était passé d’un air sombre.

— On les a vus arriver et on s’est tous précipités vers le tunnel du fond avant de faire sauter les dômes et aussi tous les autres tunnels. Il est possible qu’on en ait tué un certain nombre, mais je n’en suis pas certaine – j’ignore combien d’hommes ils avaient envoyés et jusqu’où ils ont pu pénétrer. Coyote est parti sur leur piste pour essayer d’en savoir plus. Mais, de toute façon, c’est fini.

Au bout du tunnel, les chambres du refuge étaient confinées, avec des parois rudes, des sols et des plafonds constitués de panneaux d’isolation posés directement dans les cavités glaciaires. Toutes avaient été construites à partir d’une pièce centrale qui faisait fonction à la fois de cuisine et de salle à manger. Jackie serra tout le monde dans ses bras, sauf Maya, avant de terminer par Nirgal. Ils restèrent longtemps l’un contre l’autre, et Nirgal la sentit trembler contre lui tout en réalisant qu’il tremblait lui aussi : ils étaient à l’unisson. Le parcours désespéré, silencieux, effrayant qu’ils avaient vécu ensemble renforcerait désormais leurs liens, tout comme cet instant d’amour qu’ils avaient vécu sur le volcan, plus encore peut-être – c’était difficile à dire –, et il était trop las pour déchiffrer quoi que ce soit dans les émotions vagues qui se déversaient en lui. Il se dégagea de Jackie et s’assit, au bord des larmes. Hiroko vint le rejoindre et il écouta calmement le récit détaillé de ce qui s’était passé. L’attaque avait commencé avec plusieurs avions spatiaux qui s’étaient posés en formation serrée sur le plateau à côté du hangar. Les gens du hangar avaient réagi dans la confusion : ils avaient téléphoné pour donner l’alerte, mais ils avaient négligé de déclencher le système de défense de Coyote, comme s’ils l’avaient purement et simplement oublié. Coyote était écœuré, déclara Hiroko, ce que Nirgal pouvait comprendre. « Il faut toujours stopper les attaques des commandos paras dès qu’ils se posent », disait-il.

En fait, la plupart des résidents du hangar s’étaient repliés dans le dôme. Ils s’étaient tous dirigés vers le tunnel de secours et, dès qu’ils avaient passé le point d’explosion, Hiroko leur avait donné l’ordre d’utiliser la défense suisse et de détruire le dôme. Kasei et Dao lui avaient immédiatement obéi et ils avaient fait sauter le dôme avec tous les hommes qui se trouvaient à l’intérieur, les ensevelissant sous des millions de tonnes de glace sèche. Les chiffres des taux de radiation semblaient indiquer que le Rickover n’avait pas fusionné, bien qu’il ait probablement été écrasé avec le reste. Coyote avait disparu dans un tunnel latéral en compagnie de Peter, par une issue d’urgence connue de lui seul, et Hiroko ignorait où ils pouvaient être.

— Mais je crois que ces avions spatiaux ont eu des problèmes, affirma-t-elle à Nirgal.

Gamète avait donc été détruite, et la coquille de Zygote aussi. Dans l’avenir, la calotte polaire finirait par se sublimer sous la nouvelle atmosphère et révélerait leurs débris aplatis, songea Nirgal. Mais, pour l’heure, leur cité était enterrée, perdue.

Et eux, ils étaient là. Ils n’avaient sauvé que quelques IA et les walkers qu’ils portaient. Ils étaient désormais en guerre avec l’Autorité transitoire (probablement), et une partie des forces qui leur avaient donné l’assaut était toujours dans les parages.

— Mais c’était qui ? demanda Nirgal.

Hiroko secoua la tête.

— Nous ne le savons pas. Pour Coyote, c’était l’Autorité transitoire. Mais il existe des tas d’unités dans les forces de sécurité de l’Autorité transitoire, et il faut que nous sachions avec certitude si nous avons affaire à une nouvelle politique de l’Autorité transitoire ou s’il s’agit d’un coup de folie d’une de leurs unités.

— Mais qu’allons-nous faire ? demanda Art.

Personne ne lui répondit immédiatement.

Hiroko se décida enfin.

— Il va falloir que nous demandions l’asile. Et je crois que c’est Dorsa Brevia qui a le plus d’espace disponible.

— Et le congrès ? dit Art.

— Je pense qu’il est plus que jamais nécessaire, fit Hiroko.

Maya plissait le front.

— Il serait dangereux de nous rassembler. Vous en avez parlé à beaucoup de gens.

— Il le fallait, contra Hiroko. C’est justement là notre but. (Elle regarda autour d’elle, et Maya elle-même n’osa pas la contredire.) Maintenant, c’est un risque que nous devons prendre.

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