DEUXIÈME PARTIE L’ambassadeur

1

Les astéroïdes à orbites elliptiques qui coupent l’orbite de Mars sont appelés astéroïdes Amor. (Lorsqu’ils coupent l’orbite de la Terre, on les appelle astéroïdes troyens.) En 2088, l’astéroïde Amor connu sous le code 2034 B franchit l’orbite de Mars à dix-huit millions de kilomètres derrière la planète, et un groupe de robots atterrisseurs en provenance de la Lune l’aborda quelque temps plus tard. 2034 B était une sphère rugueuse d’environ cinq kilomètres de diamètre, avec une masse de quinze milliards de tonnes. Dès que les rockets touchèrent sa surface, l’astéroïde 2034 B prit le nom de New Clarke.

Très vite, le changement devint évident. Certains atterrisseurs se posèrent sur la surface de l’astéroïde et commencèrent à forer, à excaver, à broyer, à trier et à convoyer. Une centrale à réacteur nucléaire fut lancée, et les barres d’alimentation se mirent en position. Ailleurs, des fours fonctionnaient déjà, et les robots chargeurs se préparèrent à les alimenter. Sur d’autres atterrisseurs, des baies de chargement s’ouvrirent, des mécanismes robots s’avancèrent sur leurs pattes mécaniques et s’ancrèrent dans les strates irrégulières de la roche. Des tunneliers s’enfoncèrent dans l’astéroïde. De la poussière jaillit jusque dans l’espace. Une partie retomba à la surface, une autre partit à la dérive pour l’éternité. Les atterrisseurs s’interconnectèrent par des tubes et des tuyaux. La roche de l’astéroïde était de la chondrite carbonacée, contenant un important pourcentage d’eau à l’état de glace dans toutes ses veines et ses bulles internes. Bientôt, les usines de traitement en chaîne des atterrisseurs commencèrent à produire une large gamme de matériaux à base carbonique, plus certains matériaux composites. L’eau lourde, qui représentait un six-millième de la glace, fut isolée. C’est à partir de cette eau lourde qu’on fabriqua du deutérium. Certaines pièces étaient manufacturées à partir des composites carbonés, et d’autres furent importées et installées comme les nouvelles dans les usines. De nouveaux robots apparurent, constitués principalement de matériaux puisés dans Clarke. Et le nombre de machines continua de croître sous la direction des ordinateurs qui, à partir des atterrisseurs interconnectés, géraient tout le complexe industriel.

Ensuite, le processus, durant des années, fut très simple. L’usine principale de New Clarke fabriqua un câble composé de filaments de nanotubes carboniques. Les nanotubes étaient constitués d’atomes de carbone liés en chaînes de telle manière que leurs maillons étaient ce que l’humanité pouvait concevoir de plus résistant. Les filaments ne mesuraient que quelques centaines de mètres, mais ils étaient bottelés en faisceaux, et ces bottes étaient bottelées à leur tour avec d’autres jusqu’à ce que le diamètre du câble atteigne neuf mètres. Les usines de New Clarke fabriquaient les filaments et les bottelaient à des vitesses telles qu’elles pouvaient extruder le câble à raison de quatre cents mètres à l’heure, soit dix kilomètres par jour, sans arrêt, heure après heure, jour après jour, année après année.

Tandis que cette fine tresse de carbone tournoyait dans l’espace, d’autres robots, sur une autre facette de l’astéroïde, construisaient un driver de masse, un moteur qui utiliserait le deutérium de l’eau pour propulser la roche broyée au loin à des vitesses avoisinant les deux cents kilomètres par seconde.

Tout autour de l’astéroïde, des moteurs plus petits et des fusées conventionnelles étaient également en construction. On fit le plein de carburant pour le jour où tout devrait commencer. Les moteurs et les fusées rempliraient alors le rôle de jets d’attitude.[20] D’autres usines construisaient des véhicules à grandes roues capables de circuler en avant comme en arrière sur le câble qui croissait toujours. Au fur et à mesure qu’il se déployait hors de la planète, on lui fixait d’autres fusées et d’autres appareils.

Le driver de masse fut déclenché. Et l’astéroïde se plaça sur une nouvelle orbite.

Des années passèrent. L’orbite de l’astéroïde recoupait désormais celle de Mars de telle façon qu’il s’en approchait à dix mille kilomètres. Et le dispositif de fusées de l’astéroïde fut déclenché de façon que le champ gravifique de Mars capture New Clarke selon une orbite qui, tout au début, était très elliptique. Les fusées étaient mises à feu régulièrement et, peu à peu, elles rectifièrent l’orbite. L’extrusion du câble se poursuivait. Les années passaient.

Guère plus d’une décennie après l’arrivée des atterrisseurs, le câble avait atteint trente mille kilomètres de long. La masse de l’astéroïde était de huit milliards de tonnes et celle du câble de sept milliards environ. L’orbite de l’astéroïde était elliptique, avec un périastre approximatif de cinquante mille kilomètres. Mais à présent, toutes les fusées et les drivers de masse, sur New Clarke aussi bien que sur le câble, avaient été déclenchés, certains en continu, mais la plupart par intermittence. L’un des plus puissants ordinateurs jamais conçus occupait une baie de chargement. Il coordonnait les données des senseurs et déterminait ainsi les mises à feu des fusées. Le câble, à cette époque, était à l’écart de Mars, mais il se mit à osciller dans sa direction, comme dirigé par une horloge de précision. Et, dans le même temps, l’orbite de l’astéroïde se réduisit et devint régulière.

Pour la première fois depuis le contact initial, de nouvelles fusées se posèrent sur New Clarke. Des robots en débarquèrent et entreprirent la construction d’un spatioport. L’extrémité du câble descendit vers Mars. Là, les calculs vectoriels prirent leur essor pour atteindre une complexité quasi métaphysique, et la danse gravitationnelle de l’astéroïde, du câble et de la planète se fit plus précise, suivant une musique en retard permanent. Et ainsi le grand câble se rapprocha de sa position requise, et ses mouvements se firent de plus en plus lents. Si quiconque avait pu profiter de l’ensemble du spectacle, il aurait eu sous les yeux une sorte de démonstration physique spectaculaire du paradoxe de Zénon, qui veut que le coureur se rapproche d’autant plus de la ligne d’arrivée s’il diminue de moitié la distance qu’il lui reste à parcourir… Mais personne ne vit jamais ce spectacle, car il n’existait aucun témoin doué des sens appropriés. Proportionnellement, le câble était bien plus fin qu’un cheveu humain – à supposer qu’on l’eût réduit à cette dimension, il aurait été encore long de plusieurs centaines de kilomètres – et il n’était visible que sur de courts segments. On pouvait dire que seul l’ordinateur qui le guidait en avait la pleine et totale mesure. Pour les observateurs qui se trouvaient à la surface de Mars, dans la ville de Sheffield, sur le volcan Pavonis Mons (la montagne du Paon), le câble apparut tout d’abord comme une très petite fusée qui descendait vers eux avec un fil ténu. Un fil de pêche, en quelque sorte, avec une esche brillante, qu’avaient jeté des dieux de passage dans l’univers. Sous cette perspective, le câble suivit sa ligne conductrice jusqu’au colossal bunker situé à l’est de Sheffield avec une lenteur presque douloureuse, jusqu’à ce que la plupart des habitants finissent par se lasser du spectacle de ce trait noir dans la haute atmosphère.

Puis vint enfin le jour où l’extrémité du câble, dirigée par d’ultimes décharges de fusées, assura sa position dans les rafales de vent et se posa dans l’orifice du toit du bunker. Désormais, sous le point aréosynchrone, le câble était attiré par la gravité de Mars, tandis que la partie qui se trouvait au-dessus du point aréosynchrone essayait de suivre New Clarke dans son vol centrifuge autour de la planète. Les filaments de carbone du câble résistèrent à la tension, et l’ensemble du dispositif entra en rotation à la même vitesse que la planète, au-dessus de Pavonis Mons, en une vibration oscillatoire qui lui permettait d’esquiver Deimos, le satellite naturel. Il était toujours contrôlé par le grand ordinateur de New Clarke et l’immense batterie de fusées déployée sur la tresse de carbone.

L’ascenseur était de retour. On mit en place les cabines sur Pavonis et sur New Clarke, fournissant ainsi un contrepoids qui diminuait d’autant l’énergie nécessaire aux opérations. Des vaisseaux entamèrent alors leur approche du spatioport de New Clarke et, quand ils repartirent, ils bénéficièrent de l’effet de fronde du champ gravifique de Mars, dont l’interactivité avec la Terre et le reste du système solaire diminuait d’autant le coût des voyages. C’était comme si un cordon ombilical venait d’être remis en place.

2

Il était au milieu d’une existence parfaitement ordinaire quand ils le réquisitionnèrent pour l’expédier sur Mars.

Art Randolph avait loué cet appartement depuis un mois quand la convocation lui arriva sous forme d’un fax, juste après que sa femme et lui eurent décidé de divorcer officiellement. Le texte du fax était très bref : Cher Arthur Randolph. William Fort vous invite à un séminaire privé. Un avion quittera l’aéroport de San Francisco à 9 heures, le 22 février 2101.

Art resta figé un instant, stupéfait, les yeux fixés sur le papier. William Fort était le fondateur de Praxis, la société qui avait acheté celle d’Art quelques années auparavant. Fort était très vieux, et l’on disait que sa position au sein de la transnat était plutôt honorifique. Mais il organisait encore des séminaires privés, qui étaient d’autant plus fameux que peu d’informations en filtraient. On prétendait qu’il invitait tous les cadres de la transnationale, qu’ils se retrouvaient à San Francisco et qu’un jet privé les emmenait ensuite dans un lieu secret. Personne ne savait ce qui s’y passait. Ceux qui y avaient participé étaient ensuite transférés ailleurs, ou bien alors ils se taisaient de telle manière que cela interdisait toute question. C’était un mystère absolu.

Si Art fut surpris d’être invité et s’il en éprouva quelque appréhension, cela lui plut néanmoins. Avant d’être racheté, il avait été le cofondateur et le directeur technique d’une petite société appelée Dumpmines, spécialisée dans le minage et le traitement d’anciens dépôts et qui récupérait les matériaux utilisables rejetés à l’époque des gaspillages. Il avait été surpris, et plutôt agréablement, d’être racheté par Praxis. Du même coup, tous les employés de Dumpmines étaient devenus membres d’une des firmes les plus riches de la planète – ils avaient reçu des actions, le droit de vote à l’intérieur de la compagnie, et la liberté d’utiliser toutes ses ressources. C’était comme d’être adoubé chevalier.

Art ne pouvait nier qu’il avait été séduit, de même que son épouse, même si elle se trouvait dans un état totalement élégiaque. Elle venait d’être engagée par la Direction de synthèse de Mitsubishi, et les grandes transnats, selon elle, constituaient des mondes à part. Comme ils travaillaient pour deux mondes différents, inévitablement, ils avaient été séparés l’un de l’autre – plus encore que jamais. Ils n’avaient plus besoin l’un de l’autre pour recevoir le traitement de longévité, que les transnats offraient de façon plus fiable que le gouvernement. Ils étaient comme des passagers embarqués sur des vaisseaux différents, lui dit-elle, qui traverseraient la baie de San Francisco dans deux directions différentes.

Art avait eu le sentiment qu’ils auraient pu faire la navette entre les bateaux, si sa femme n’avait pas été autant intéressée par un compagnon passager, un vice-président de Mitsubishi chargé du développement du Pacifique Est. Mais Art, très rapidement, avait été pris par le programme d’arbitrage de Praxis. Il voyageait fréquemment pour des conférences ou pour arbitrer des litiges entre des filiales mineures de Praxis. Et quand il se retrouvait à San Francisco, Sharon était rarement là. Elle lui avait dit qu’ils seraient bientôt hors de portée de voix, et, trop démoralisé dans l’instant, il n’avait même pas contesté sa déclaration. Un peu plus tard, il avait déménagé, suivant sa suggestion. En fait, elle l’avait fichu à la porte.

Et maintenant, il était là, relisant le fax pour la quatrième fois en grattant sa joue pas rasée. Il était grand, costaud, mais avec une tendance à se voûter « balourd », disait sa femme, même si sa secrétaire, chez Dumpmines, le traitait de « gros ours », ce qu’il préférait. À vrai dire, il avait parfois le comportement maladroit et la démarche pesante d’un ours, en même temps que sa force et sa rapidité. Il avait été fullback dans l’équipe de foot de l’université de Washington. Lent au coup de pied mais toujours précis, et particulièrement difficile à plaquer. On l’avait surnommé « l’Homme-Ours », d’ailleurs. Et ses adversaires disaient qu’on ne pouvait l’intercepter qu’à ses risques et périls.

Il avait fait des études d’ingénieur avant de travailler sur les champs pétrolifères d’Iran et de Géorgie. Là, il avait mis au point un certain nombre d’innovations pour extraire le pétrole de schistes bitumeux extrêmement marginaux. Il passa une maîtrise à l’université de Téhéran avant de partir pour la Californie. Où il retrouva un ami qui mettait sur pied une société destinée à la fabrication du matériel de forage profond utilisé sur les exploitations off shore. À nouveau, Art avait mis au point un certain nombre d’améliorations destinées au matériel de forage dans des conditions de profondeur extrême. Mais deux ans de chambres de compression sur le bouclier continental, c’était trop pour lui. Il avait revendu ses parts de l’entreprise à son associé pour reprendre ses errances. Il s’était d’abord attaqué à l’habitat en conditions de basse température et avait fondé une société, puis il était passé aux panneaux solaires et aux portiques de lancement des fusées. À chaque fois, c’avait été une réussite, mais avec le temps il avait découvert que c’étaient les problèmes humains qui l’intéressaient au fond, et non pas la technique. Il s’était investi de plus en plus dans le management des projets avant de passer à l’arbitrage. Il aimait plonger dans les litiges et les résoudre à la satisfaction générale. C’était une forme d’ingénierie plus gratifiante et enrichissante que les recherches en mécanique, mais aussi plus difficile. Plusieurs des sociétés pour lesquelles il travailla durant ces années-là faisaient partie de diverses transnationales, et il se retrouva en tant qu’arbitre non seulement entre ses propres sociétés, mais face aux transnats. Et aussi dans des conflits plus complexes qui requéraient un arbitrage tierce. Il appelait ça de l’ingénierie sociale et ça le fascinait.

En prenant la direction technique de Dumpmines, il avait fait de l’excellent travail sur leurs SuperRathjes, des véhicules robotisés spécialisés dans l’extraction et le triage sur les sites miniers. Mais là, plus que jamais, il se donna à fond dans les conflits du travail. Cette tendance de sa carrière était devenue plus marquée encore après le rachat de la société par Praxis. Et quand des journées s’écoulaient en résolutions de litiges, il revenait régulièrement chez lui avec la certitude qu’il aurait dû être juge, ou diplomate. Oui – tout au fond de lui, il était un diplomate.

Ce qui rendait d’autant plus gênant le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier avec succès la fin de sa vie conjugale. Et il ne faisait aucun doute que cette rupture était bien connue de Fort, ou de celui qui l’avait invité au séminaire. Il se pouvait même qu’ils aient mis sur écoute son ancien appartement et enregistré le lamentable gâchis qu’avaient été leurs derniers mois, à Sharon et lui, ce qui n’était flatteur ni pour l’un ni pour l’autre. Il se crispa à cette seule pensée tout en se dirigeant vers la salle de bains. Il ouvrit le chauffe-eau portatif et contempla dans le miroir un visage un peu ahuri. Mal rasé, la cinquantaine, séparé de sa femme, mal employé une bonne partie de sa vie, s’éveillant tout juste à sa vocation – pas du tout le genre de type à qui William Fort pouvait faxer, imaginait-il.

Sa femme, ou plutôt son ex, se montra aussi incrédule que lui.

— Ça doit être une erreur, fit-elle.

Elle l’avait appelé parce qu’elle ne retrouvait plus un des objectifs de son appareil photo et qu’elle soupçonnait Art de l’avoir emporté en déménageant.

— Je vais le chercher, dit-il.

Il gagna la penderie. Il n’avait même pas encore ouvert ses deux valises. Il savait qu’il était impossible que cet objectif s’y trouve, mais il chercha activement néanmoins : Sharon était capable de savoir s’il jouait la comédie ou non. Elle continuait à parler et sa voix éveillait des échos dans l’appartement vide.

— Ça montre à quel point ce Fort est bizarre. Tu vas te retrouver dans une sorte de Shangri-La[21] où il parlera japonais et portera des boîtes de kleenex en guise de chaussures. Tu auras droit à tous ses discours de dingue, tu vas apprendre à léviter et je ne te reverrai plus jamais. Alors, tu le trouves ?

— Non. Il n’est pas là.

En se séparant, ils avaient partagé leurs biens communs : Sharon avait pris l’appartement, le lutrin, les appareils photo, les plantes, le lit et l’ensemble du mobilier. Art avait gardé la poêle à frire à revêtement de téflon. On ne pouvait pas dire que c’ait été un de ses meilleurs arbitrages. Mais ça signifiait aussi qu’il n’y avait guère d’endroit où chercher cet objectif perdu.

Sharon avait un don : elle pouvait transformer un banal soupir en une accusation.

— Ils vont t’apprendre le japonais, et je ne te reverrai pas. Je me demande pourquoi William Fort aurait besoin de toi ?

— Comme conseiller conjugal, peut-être ? suggéra Art.


* * *

La plupart des rumeurs qui circulaient à propos des séminaires de Fort se révélèrent fondées, ce qui surprit beaucoup Art. À l’aéroport international de San Francisco, il monta à bord d’un jet privé avec six autres personnes, hommes et femmes, et, peu après le décollage, les hublots, à double polarisation apparemment, devinrent noirs, et on ferma la porte d’accès du cockpit. Deux des compagnons de voyage d’Art s’essayèrent alors au jeu de l’orientation et, après que l’avion eut basculé plusieurs fois à droite, puis à gauche, ils se mirent d’accord : ils faisaient route quelque part entre le sud-ouest et le nord. Ils étaient sept à bord, tous directeurs techniques ou arbitres au sein du grand réseau Praxis. Ils s’étaient retrouvés à San Francisco et venaient des quatre coins du monde. Certains semblaient excités à l’idée de rencontrer le fondateur de la transnationale, d’autres se montraient inquiets.

Leur vol dura six heures, et les orientateurs, durant la descente, passèrent leur temps à définir les limites extrêmes de leur point d’atterrissage : un cercle qui passait par Juneau, en Alaska, Hawaii, Mexico et Détroit. Quoique, fit remarquer Art, il aurait pu être plus vaste encore s’ils étaient à bord d’un de ces nouveaux jets air-espace. Auquel cas, il pouvait englober une bonne moitié de la planète. Quand leur avion se posa, ils descendirent dans un sas jusqu’à un grand van aux vitres noires. Une paroi opaque se dressait entre eux et le siège du chauffeur. Les portes étaient verrouillées de l’extérieur.

Ils roulèrent durant une demi-heure. Quand le van s’arrêta et qu’ils purent descendre, le chauffeur les attendait : c’était un homme âgé en short et T-shirt de Bali.

Ils clignèrent des yeux dans le soleil éblouissant. Ils n’étaient pas à Bali, mais sur un petit parking asphalté entouré d’eucalyptus, au fond d’une étroite vallée côtière. À l’ouest, à moins de deux kilomètres, ils virent un lac, ou un bras d’océan. Un ruisseau coulait au fond de la vallée jusque dans un lagon, immédiatement derrière une plage. Les flancs de la vallée étaient couverts d’herbe sèche au sud, de cactus au nord, avec des affleurements de rocher brun.

— Baja ? proposa l’un des orientateurs. L’Equateur ? L’Australie ?

— San Luis Obispo[22] ? suggéra Art.


Leur chauffeur les précéda sur une route étroite qui conduisait à un petit ensemble composé de sept bâtiments en bois à deux étages, nichés entre les pins maritimes, au fond de la vallée. Deux des bâtiments étaient à usage résidentiel et, quand ils eurent déposé leurs bagages dans les chambres qui leur avaient été assignées, le chauffeur les conduisit jusqu’à une salle à manger, dans un bâtiment adjacent. Là, une demi-douzaine de serveurs plutôt âgés leur présentèrent un dîner très simple, composé d’un ragoût et d’une salade. Ensuite, ils furent libres de regagner leur résidence.

Ils se rassemblèrent dans le foyer, autour d’une cheminée. Il faisait assez chaud au-dehors et personne n’avait fait de feu dans la cheminée.

— Fort a cent douze ans, déclara un des orientateurs, qui s’appelait Sam. Et les traitements n’ont pas affecté son cerveau.

— Ça n’est jamais le cas, remarqua Max, autre orientateur.

Ils bavardèrent encore à propos de Fort durant un moment. Ils avaient tous entendu diverses choses à son sujet, car William Fort était une des célébrités de la médecine, le Pasteur de leur siècle, l’homme qui avait vaincu le cancer, ainsi que le proclamaient à tort les tabloïds. L’homme qui avait triomphé du froid ordinaire. Il avait fondé Praxis à vingt-quatre ans pour lancer sur le marché plusieurs innovations qui constituaient autant de percées antivirales. À vingt-sept ans, il était multimilliardaire. Par la suite, il avait donné une nouvelle dimension à Praxis, jusqu’à ce qu’elle devienne l’une des plus importantes transnationales. Quatre-vingts années de métastase continue, ainsi que le résuma Sam. Tout en mutant personnellement pour devenir une espèce d’hyper-Howard Hughes, à ce que l’on disait du moins, de plus en plus puissant, Fort, à l’image d’un trou noir[23] avait totalement disparu derrière l’horizon événementiel de son propre pouvoir.

— J’espère simplement que ça ne sera pas trop bizarre, commenta Max.

Les autres invités – Sally, Amy, Elizabeth et George – étaient plus optimistes. Mais tous appréhendaient la rencontre, ou l’absence de rencontre, et comme nul ne se présenta durant la soirée, ils se retirèrent dans leurs chambres avec une expression inquiète.


Art dormit aussi bien qu’à l’accoutumée. À l’aube, il fut réveillé par le ululement sourd d’un hibou. Le ruisseau gargouillait sous sa fenêtre. L’aube était grise et la brume de mer se mêlait au brouillard qui flottait sur les pins. Un tambourinement d’appel monta de quelque part.

Il s’habilla rapidement et sortit. Tout était humide. Sur des terrasses basses, il découvrit des rangées de laitues et des pommiers si sévèrement taillés qu’ils étaient réduits à l’état de buissons.

Quand Art atteignit le bas de la petite ferme, des couleurs commençaient à se dessiner au-dessus du lagon. Une pelouse se déployait sous un chêne ancien. Art s’en approcha, mû par une sorte d’instinct. Il palpa son écorce crevassée, blessée. Puis il entendit des voix. Des gens remontaient du lagon en suivant un sentier. Ils portaient des tenues de plongée noires et tenaient des planches de surf ou des deltaplanes. Il reconnut les personnes qui leur avaient servi le dîner, ainsi que le chauffeur du van. Qui lui fit un signe amical avant de poursuivre son chemin. Art continua jusqu’au lagon. Le bruissement des vagues se perdait dans l’air salé et les piaillements des oiseaux qui frôlaient les roseaux.

Au bout d’un moment, il remonta le sentier et se retrouva dans la salle à manger. Les serveurs qu’il avait croisés s’activaient en cuisine et faisaient sauter des crêpes. Quand Art et ses collègues eurent terminé leur petit déjeuner, le chauffeur les précéda jusqu’à une grande salle de réunion. Ils s’installèrent sur les canapés disposés en carré. De grandes fenêtres laissaient entrer la lumière perlée du matin. Le chauffeur s’installa entre deux canapés et leur dit :

— Je suis William Fort. Et je suis heureux de vous voir tous ici.


Si on l’examinait plus attentivement, on pouvait constater que c’était un homme étrange. Son visage était ridé par un siècle de soucis, mais il donnait dans l’ensemble une impression de détachement et de sérénité. Une sorte de chimpanzé, songea Art, qui aurait été élevé dans un labo avant d’étudier le Zen. Ou, plus simplement, un très vieux surfer, ou un roi du deltaplane, usé, chauve, le visage rond et le nez retroussé. Et il les considérait tous, l’un après l’autre. Sam et Max, qui l’avaient ignoré dans ses rôles de chauffeur et de cuisinier, n’avaient pas l’air vraiment à l’aise, mais il ne semblait pas en tenir compte.

— L’un des index qui permettent de mesurer la densité des humains et de leurs activités dans le monde, dit-il, c’est la distribution, au pourcentage du produit net, de photosynthèse au sol.

Sam et Max approuvèrent comme si c’était là une déclaration classique d’ouverture de réunion.

— Je peux prendre des notes ? demanda Art.

— Je vous en prie. (Fort leur désigna la table basse au milieu des canapés, qui était couverte de lutrins et de paperasses.) Je voudrais que nous jouions à certains jeux plus tard, ce qui explique ces lutrins et ces blocs, selon votre choix.

La plupart des invités étaient venus avec leurs lutrins et, un bref instant, le silence régna tandis qu’ils les sortaient. Fort se leva et se mit à parler, effectuant régulièrement un tour après quelques phrases.

— Aujourd’hui, nous utilisons quatre-vingts pour cent du produit net de la photosynthèse au sol. Il est probablement impossible d’atteindre les cent pour cent, et notre capacité de transport à longue distance a été estimée à trente pour cent. Nous sommes donc, comme certains disent, en dépassement massif. Nous avons liquidé notre capital naturel comme s’il constituait un revenu sacrifiable, et nous sommes au seuil de l’épuisement dans certains stocks essentiels, comme le pétrole, le bois, le sol, les métaux, l’eau, les poissons et les animaux. Ce qui rend une expansion économique continue difficile.

« Difficile ! » inscrivit Art. « Continue ? »

— Il faut continuer, ajouta Fort en décochant un regard perçant à Art, qui abritait discrètement son lutrin sous son bras. L’expansion continue est le principe fondamental de l’économie. Donc l’un des fondements de l’univers même. Car tout n’est qu’économie. La physique est de l’économie cosmique, la biologie est de l’économie cellulaire, les sciences humaines sont de l’économie sociale, la psychologie est de l’économie mentale, et ainsi de suite.

Son auditoire approuva sans enthousiasme.

— Ainsi, toute chose est en expansion. Mais cela ne saurait se produire en contradiction avec la loi de la conservation de l’énergie et de la matière. Quelle que soit l’efficacité de notre consommation, nous n’arriverons jamais à rendre notre production plus importante que notre absorption.

Et Art inscrivit : « Production plus importante qu’absorption – tout n’est qu’économie – capital naturel – dépassement massif. »

— En réaction à cette situation, un groupe de Praxis s’est mis au travail sur ce que nous appelons l’économie de monde plein.

— Ce ne serait pas une économie de monde saturé ? demanda Art.

Fort parut ne pas l’avoir entendu.

— Mais, comme le disait Daly, le capital constitué par l’homme et le capital naturel ne peuvent se substituer l’un à l’autre. C’est évident, mais comme de nombreux économistes continuent à prétendre le contraire, il convient d’insister sur ce point. Pour poser les choses simplement, disons qu’on ne peut substituer un nombre croissant de scieries à un nombre décroissant de forêts. Quand vous construisez une maison, vous pouvez jongler avec le nombre de scies électriques et de charpentiers, ce qui signifie qu’ils peuvent être substitués les uns aux autres, mais vous ne pourrez pas construire votre maison avec la moitié du bois de charpente nécessaire, quel que soit le nombre de scies et de charpentiers dont vous disposez. Essayez et vous aurez une maison à courants d’air. Celle dans laquelle nous vivons.

Art secoua la tête et considéra la page de son lutrin qu’il avait remplie avant de passer à la suivante : « Ressources et capital ne peuvent être substitués – scies électriques/charpentiers – bois de charpente – maison à courants d’air. »

Fort s’était tourné vers la fenêtre ouest, celle qui ouvrait sur la plage. Il laissa passer quelques minutes de silence sans reprendre la parole.

— Excusez-moi, intervint Sam. Vous avez bien dit « capital naturel » ?

Fort sursauta et se retourna.

— Oui ?…

— Je croyais que le capital était un produit de l’homme. C’est la définition que nous avons apprise : le capital, ce sont les moyens de production que l’homme produit.

— Oui. Mais dans un monde capitaliste, le mot capital a connu de plus en plus d’usages. Par exemple, les gens parlent de capital humain pour définir ce que le travail accumule par l’éducation et l’expérience professionnelle. Le capital humain diffère du capital classique dans la mesure où vous ne pouvez en hériter, et il ne peut être que loué : ni vendu, ni acheté.

— À moins que l’on ne prenne en compte l’esclavage, dit Art.

Fort fronça les sourcils.

— Ce concept de capital naturel ressemble plus, en fait, à la définition traditionnelle que le capital humain. On peut le posséder, le léguer, le diviser en valeurs renouvelables ou non, le mettre sur le marché ou pas.

— Mais si tout est un capital, d’une manière ou d’une autre, intervint Amy, on comprend pourquoi les gens considèrent que l’un peut se substituer à l’autre. Si vous améliorez le capital accumulé par l’homme afin de moins consommer votre capital naturel, n’est-ce pas là une substitution ?

Fort secoua la tête.

— Ça, c’est l’efficacité. Le capital est une quantité de moyens de produire, et l’efficacité est un ratio entre le produit et les moyens de produire. Quel que soit le niveau d’efficacité d’un capital, il ne peut produire à partir de rien.

— De nouvelles sources d’énergie… suggéra Max.

— Mais on ne peut pas fabriquer du sol à partir de l’électricité. La fusion nucléaire et les machines autoreproductrices nous ont dotés d’une énergie énorme, mais nous devons posséder des stocks de base pour pouvoir y appliquer cette énergie. Et c’est là que nous atteignons une limite au-delà de laquelle aucune substitution n’est possible.

Fort les regarda tous tour à tour avec cette sérénité qu’Art avait remarquée dès le début. Il consulta son lutrin. « Capital naturel – capital humain – capital traditionnel – énergie contre matière – sol électrique – pas de substituts s’il vous plaît. » Avec une grimace, il changea de page.

— Malheureusement, reprit Fort, la plupart des économistes continuent à travailler dans le cadre du modèle monde vide.

— Le modèle monde plein paraît évident, dit Sally. Cela va de soi. Pourquoi un économiste devrait-il l’ignorer ?

Fort haussa les épaules, fit un nouveau tour de la pièce. Art avait le cou endolori.

— Nous comprenons le monde au travers de paradigmes. Le passage d’une économie de monde vide à une économie de monde plein est un changement de paradigme majeur. Max Planck a dit qu’un paradigme nouveau s’imposait non pas quand il convainquait ses opposants, mais lorsque ses opposants finissaient par mourir.

— Et pour l’heure, ils ne meurent pas, remarqua Art.

Fort acquiesça.

— Les traitements gériatriques maintiennent les gens dans l’existence. Et la plupart ont des fonctions.

Sally prit un air écœuré.

— Dans ce cas, il faudra qu’ils changent d’opinion, n’est-ce pas ?…

Fort se tourna vers elle.

— C’est ce que nous allons essayer de faire. En théorie, du moins. Je veux que vous inventiez des stratégies économiques type monde plein. C’est le jeu auquel je joue. Si vous voulez bien raccorder vos lutrins à cette table, je pourrai vous transmettre les données de départ.

Ils se penchèrent pour enfoncer leurs fiches dans la table.

Le premier jeu que proposa Fort comportait une estimation du maximum de population supportable pour la planète.

— Est-ce que cela ne dépend pas des différentes hypothèses sur le mode de vie ? demanda Sam.

— Nous allons définir toute une gamme d’hypothèses.

Il ne plaisantait pas. Ils bâtirent des scénarios dans lesquels chaque hectare de terre arable était exploité avec une efficacité maximale, des scénarios où l’on revenait à la chasse et à la cueillette, de la consommation universelle ostentatoire à des régimes universels de subsistance. Les conditions initiales inscrites dans leurs lutrins, ils se mirent à taper, avec des expressions qui allaient de l’ennui à la concentration en passant par la nervosité et l’impatience. Ils se servaient des formules fournies par la table quand ils n’injectaient pas les leurs.

Ce qui les occupa jusqu’au déjeuner, puis durant tout l’après-midi. Art avait toujours aimé les jeux et, avec Amy, il eut fini bien avant les autres. Le résultat estimé du maximum de population allait de cent millions (le modèle du « tigre immortel », ainsi que l’avait baptisé Fort) à trente milliards (« la fourmilière »).

— C’est un écart considérable, remarqua Sam.

Fort acquiesça et les observa d’un air patient.

— Mais si vous ne considérez que les modèles fondés sur des conditions réalistes, déclara Art, vous arrivez d’ordinaire entre trois et huit milliards.

— Et la population mondiale est actuellement de douze milliards, dit Fort. Donc, nous sommes largement en dépassement. Et qu’allons-nous faire ? Nous avons des sociétés à diriger, après tout. Le travail ne va pas s’arrêter parce que les gens sont trop nombreux sur Terre. L’économie d’un monde saturé ne signifie pas la fin de l’économie, mais seulement la fin des affaires telles que nous les connaissons. Je veux que Praxis aborde la courbe en tête. Bien. C’est la marée basse, et je vais sortir faire un tour. Je vous invite avec plaisir à vous joindre à moi. Demain, nous jouerons à un jeu appelé « Trop plein ».

Sur ce, il se retira et ils furent laissés à eux-mêmes. Ils regagnèrent leurs chambres, puis, comme l’heure du dîner approchait, ils se rendirent à la salle à manger. Fort n’était pas visible, mais ils retrouvèrent plusieurs de ses associés qu’ils avaient rencontrés la veille au soir. Il y avait aussi un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes, tout grands, dynamiques, éclatants de santé. Ils faisaient penser à un club de gymnastique ou de natation. Les jeunes femmes dominaient. Sam et Max haussaient les sourcils en un signal morse codé qui se lisait facilement : « Hé ! Hé ! » Mais les jeunes les ignorèrent, leur servirent le dîner et retournèrent à la cuisine. Art finit très vite son repas, tout en se demandant si Max et Sam avaient raison dans leurs suppositions. Il emporta lui-même son couvert à la cuisine et se mit à la plonge tout en demandant à l’une des jeunes femmes :

— Qu’est-ce qui vous a amenée ici ?

— Une sorte de programme scolaire. (Elle s’appelait Joyce.) Nous sommes tous en formation. Nous sommes entrés à Praxis l’an dernier et nous avons été sélectionnés pour venir suivre des cours.

— Est-ce que par hasard vous auriez travaillé sur l’économie de monde plein aujourd’hui ?

— Non. On a surtout joué au volley.

Il sortit en songeant qu’il aurait préféré faire partie de la sélection des jeunes. Il se demanda s’il existait un sauna dans la demeure, juste au-dessus de l’océan. Ça ne semblait pas impossible, après tout : l’eau de l’océan était froide, et si tout devait être considéré comme faisant partie de l’économie, ce genre d’installation était un investissement. Pour maintenir l’infrastructure humaine, en quelque sorte.

Ses collègues, quand il les retrouva, évoquaient la journée.

— Je déteste ce genre de truc, dit Sam.

— Oui, mais on est coincés, remarqua Max d’un air sombre. Ou on participe au culte ou on perd notre job.

Les autres n’étaient pas aussi pessimistes.

— Il se sent peut-être seul, c’est tout, suggéra Amy.

Sam et Max roulèrent des yeux en regardant en direction de la cuisine.

— Ou alors, il a toujours eu envie d’être prof, proposa Sally.

— Peut-être qu’il souhaite que la croissance de Praxis reste à dix pour cent par an, dit George. Monde plein ou pas.

Max et Sam hochèrent la tête et Elizabeth afficha une expression irritée.

— Peut-être aussi qu’il veut sauver le monde ! dit-elle.

— Exact, fit Sam, et Max et George ricanèrent.

— Peut-être que cette pièce est sur écoute, dit Art.

Ce qui interrompit la conversation comme la lame d’une guillotine.


Les jours qui suivirent ressemblèrent au premier. Ils se retrouvaient dans la salle de conférence et Fort tournait dans la pièce en parlant. Son discours était souvent cohérent, parfois non. Un certain matin, il passa trois heures à parler de féodalisme – en leur disant que c’était l’expression la plus claire de la dynamique de dominance primaire, qu’il n’avait jamais vraiment disparu et que le capitalisme des transnationales était un féodalisme affiché, que l’aristocratie mondiale devait trouver un moyen de subsumer la croissance capitaliste dans la forme ferme et stable du modèle féodal. Un autre matin, il leur parla d’une théorie calorique de valeur appelée éco-économie, développée apparemment par les premiers pionniers de Mars. Sam et Max roulèrent des yeux effarés, tandis que Fort enchaînait sur les équations de Taneev et Tokareva en griffonnant des symboles illisibles sur le tableau.

Mais cette routine ne dura pas : quelques jours plus tard, la houle se leva du sud et Fort annula leurs réunions pour se lancer dans le surf et (avec le même succès) dans le deltaplane aquatique avec une tenue munie d’ailes souples qui transformait les gestes en mouvements de vol. La plupart des jeunes lauréats le rejoignirent pour décrire de grandes boucles au-dessus des lames comme une bande de nouveaux Icares. Ils flottaient sur les coussins d’air des rouleaux exactement à la manière des pélicans qui avaient inventé ce sport.

Art sortit à son tour et se plaqua sur un body-board. Il découvrit que l’eau n’était pas aussi glacée qu’il l’avait redouté et qu’il n’aurait pas besoin d’une combinaison. Il réussit à se placer près de Joyce qui surfait vraiment, elle, et ils échangèrent quelques mots. Il apprit ainsi que les vieux cuisiniers qu’il avait rencontrés étaient d’excellents amis de Fort, des vétérans des premières années de l’ascension de Praxis. Les jeunes les avaient surnommés les Dix-Huit Immortels. Certains d’entre eux étaient installés dans le domaine, les autres n’étaient que de passage pour une espèce de réunion. Ils conféraient sur les problèmes courants, conseillaient les dirigeants actuels de Praxis, participaient à des cours et des séminaires, quand ils ne jouaient pas sur les vagues. Ceux qui ne se passionnaient pas pour l’océan travaillaient dans les jardins.

En retournant au domaine, Art les examina avec attention. Ils travaillaient tous avec la même lenteur tout en bavardant. Ils semblaient surtout s’occuper de récolter les pommes.

Le vent du sud diminua, et Fort retrouva son groupe. Il se trouva qu’un jour le sujet fut « Les Opportunités des affaires dans un monde plein ». Art commença alors à entrevoir pourquoi il avait été choisi avec ses six collègues : Amy et George travaillaient sur la contraception, Sam et Max dans le design industriel, Sally et Elizabeth dans la technologie agronomique, et lui-même était spécialiste en récupération de ressources. Ils travaillaient déjà tous dans des domaines intéressant le monde plein et, chaque après-midi, ils se montraient assez brillants dans les divers jeux qui consistaient à concevoir d’autres modèles.

Fort leur proposa ainsi un jeu où le problème du monde plein était résolu par le retour à un monde vide. Ils étaient censés provoquer la dispersion d’un vecteur de peste qui tuerait tous ceux qui n’avaient pas reçu le traitement gérontologique. Quels seraient les tenants et aboutissants d’une pareille action ?

Embarrassés, ils restèrent figés devant leurs lutrins. Elizabeth déclara qu’ils ne pouvaient se prêter à un jeu fondé sur une idée aussi monstrueuse.

— Elle l’est, approuva Fort. Mais ça ne rend pas pour autant ce projet impossible. J’ai entendu certaines choses, voyez-vous. Des conversations à différents niveaux. Au niveau du leadership des transnationales, par exemple, on discute. On argumente. On entend toutes sortes d’idées jetées le plus sérieusement du monde, y compris des idées comme celle que je vous propose. Tous le déplorent et on change de sujet. Mais il ne se trouve personne pour considérer que c’est techniquement infaisable. Et certains pensent même que ça résoudrait des problèmes qui, sans cela, resteront sans solution.

Le groupe réfléchit avec réticence à ce concept. Art suggéra que les travailleurs agricoles deviendraient rares.

Fort observait l’océan.

— C’est bien le problème fondamental en cas d’effondrement de la population, dit-il d’un air songeur. Dès que l’on commence, il est difficile de fixer en toute confiance le point précis où ça s’arrêtera. Allons-y.

Et ils le suivirent, plutôt soumis. Ils jouèrent au jeu de la Réduction de population et, étant donné l’alternative qui avait été évoquée, ils s’y donnèrent avec une certaine intensité. Chacun d’eux, tour à tour, devint Empereur du Monde, ainsi que Fort le définit, et exposa son plan dans le détail.

Quand ce fut le tour d’Art, il dit :

— J’attribuerais à tout être vivant un droit de parenté lui donnant accès à trois quarts d’un enfant.

Tous rirent, y compris Fort. Mais Art persévéra. Il leur expliqua qu’ainsi un couple de parents aurait droit à un enfant et demi. Ensuite, ils pourraient soit vendre leur droit à l’autre moitié, soit s’arranger pour racheter une part afin d’avoir un second enfant. Les prix des demi-enfants fluctueraient selon le mode classique de l’offre et de la demande. Les conséquences sociales seraient positives : les gens qui désireraient un surplus d’enfants devraient se sacrifier pour eux, et ceux qui n’en voudraient pas auraient ainsi une source de revenus pour l’enfant qu’ils avaient déjà. Quand la population aurait assez chuté, l’Empereur du Monde pourrait décider d’attribuer un enfant par personne, ce qui se rapprocherait d’un statut démographique stable. Mais, avec le traitement de longévité, la limite des trois quarts devrait être maintenue très longtemps.

Quand Art en eut terminé, il releva la tête de son lutrin et rencontra les regards des autres.

— Trois quarts d’un enfant, répéta Fort en souriant, et tous les autres rirent à nouveau. Ça me plaît.

Les rires cessèrent instantanément.

— Oui, ça établirait enfin une valeur monétaire pour la vie humaine, sur le marché ouvert. Jusqu’à présent, le travail qui a été fait dans ce domaine est plutôt mou. Revenus et dépenses en temps de vie, et tout ça… (Il soupira en secouant la tête.) La vérité, c’est que la plupart des économistes concoctent leurs chiffres dans l’arrière-cuisine. Les valeurs ne dépendent pas réellement d’un calcul économique. Non, j’aime bien ça. Essayons d’estimer quel serait le prix d’un demi-enfant. Je suis convaincu qu’il y aura des spéculations, des intermédiaires, tout un marché…

Ils jouèrent donc au jeu des Trois Quarts durant le reste de l’après-midi, allant même jusqu’au marché des denrées de base et à des scénarios de feuilletons vidéo. Quand ils eurent terminé, Fort les invita à un barbecue sur la plage.


Ils enfilèrent tous des coupe-vent avant de suivre le sentier du fond de la vallée, dans l’éclat du couchant. Ils se retrouvèrent au sud du lagon. Là, sur la plage, il y avait un grand feu, entretenu par les jeunes étudiants. À l’instant où ils s’installaient sur les couvertures, une dizaine d’Immortels tombèrent du ciel et coururent sur le sable en baissant leurs ailes. Ils défirent les zips de leurs combinaisons, rejetèrent en arrière leurs cheveux mouillés, et se mirent à discuter âprement à propos du vent. Ils ôtèrent leur harnachement en s’aidant les uns les autres et restèrent en maillot de bain, avec la chair de poule, frissonnant : des oiseaux centenaires qui tendaient leurs bras noueux vers les flammes. Les femmes étaient aussi musculeuses que les hommes et on avait l’impression, en voyant les rides de leur visage, qu’elles avaient passé des siècles à cligner des yeux dans le soleil ou à rire autour du feu. Art observa Fort, qui plaisantait avec ses vieux amis en train de s’échanger des serviettes de bain. La vie secrète et luxueuse des gens riches et célèbres ! Ils dévorèrent des hot-dogs en buvant de la bière. Les vieux oiseaux allèrent se rhabiller derrière une dune et revinrent auprès du feu en pantalon et sweat-shirt tout en se peignant. Le crépuscule s’assombrissait très vite et la brise de mer était maintenant plus froide et salée. Les grandes flammes du feu dansaient en projetant des jeux de lumière sur le visage simiesque de Fort. Comme l’avait dit Sam, il ne semblait pas avoir plus de quatre-vingts ans.

À présent, il était assis au milieu de ses sept invités regroupés. Le regard fixé sur les braises, il se remit à parler. Les autres, au-delà du feu, poursuivaient leurs conversations, mais les invités de Fort durent se pencher pour mieux l’entendre, par-dessus le vent, le ressac et les craquements du feu. Ils semblaient un peu perdus, tous, avec leurs lutrins entre les cuisses.

— On ne peut pas obliger les gens à faire certaines choses. Il s’agit de nous changer nous-mêmes. Ensuite, les gens voient, et ils choisissent. En écologie, il y a ce qu’il est convenu d’appeler le principe fondateur. La population d’une île démarre grâce à un petit nombre de colons et ne possède donc qu’une petite fraction des gènes de la population parentale. C’est le premier pas vers la spéciation. Moi, je pense que nous avons besoin d’espèces nouvelles, en terme d’économie, bien entendu. Et Praxis en elle-même est cette île. La façon dont nous la structurons constitue une forme d’ingénierie appliquée aux gènes avec lesquels nous sommes arrivés. Nous n’avons aucune obligation de nous plier aux règles telles qu’elles existent à présent. Nous pouvons constituer de nouvelles espèces. Non féodales. Nous avons la possession collective et le droit de décision, et la politique d’action constructive. Nous travaillons en direction d’un État corporatif similaire à l’État civique qui a été édifié à Bologne. Nous sommes une sorte d’île de communisme démocratique, qui réussit mieux que le capitalisme ambiant et qui édifie une meilleure manière de vivre. Pensez-vous que ce genre de démocratie soit possible ? Il faudra que nous y jouions un de ces après-midi.

— C’est comme vous voudrez, dit Sam.

Ce qui lui valut un regard acéré de Fort.


Le lendemain matin, le temps était chaud et ensoleillé, et Fort décida qu’ils ne pouvaient pas décemment rester à l’intérieur. Ils retournèrent donc sur la plage et s’installèrent sous un auvent près du foyer, au milieu des hamacs et des cantines réfrigérantes. L’océan était d’un bleu étincelant, avec des vaguelettes marquées. Il y avait quelques surfeurs de loin en loin. Fort s’assit entre deux hamacs et leur délivra un discours sur l’égoïsme et l’altruisme en péchant des exemples dans l’économie, la sociobiologie et la bioéthique. Il conclut en leur disant qu’à strictement parler l’altruisme n’existait pas. Que ça n’était que l’égoïsme se donnant une perspective.

Le lendemain, ils se retrouvèrent au même endroit et, après un discours tout en méandres sur la simplicité volontaire, jouèrent à un jeu que Fort appelait « Marc Aurèle ». Art y prit plaisir, comme à tous les autres, et il se montra brillant. Mais, jour après jour, les notes qu’il prenait sur son lutrin devenaient plus brèves : « Consommation – appétit – besoins artificiels – besoins réels – coûts réels – lits de paille ! Impact d’environnement = population × appétit × efficacité – réfrigérateurs : pas un luxe sous les tropiques – réfrigérateurs de communautés – maisons froides – Sir Thomas More[24]. »

Ce même soir, les invités mangèrent seuls et leur discussion fut marquée par la lassitude.

— Je suppose que nous sommes dans un lieu de simplicité volontaire, remarqua Art.

— Est-ce que les jeunes étudiants en font partie ? demanda Max.

— Je n’ai pas constaté que les Immortels s’en occupent particulièrement.

— Ils aiment juste regarder, dit Sam. Quand vous aurez leur grand âge…

— Je me demande combien de temps il compte nous garder ici, fit Max. Ça dure depuis une semaine et ça devient déjà ennuyeux.

— Moi, ça me plairait plutôt, dit Elizabeth. C’est reposant.

Art prit conscience qu’il était d’accord avec elle. Il s’était accoutumé à se lever très tôt. L’un des étudiants marquait chaque aube en frappant sur un bloc de bois avec un gros maillet, selon des intervalles descendants qui arrachaient régulièrement Art au sommeil : « Toc… toc… toc… toc… toc… toc, toc, toc, toc-toc-toc-toc, totototototoc ! » Plus tard, Art sortait dans le matin gris et humide et les cris des oiseaux. Il retrouvait le bruit des vagues, comme si des coquillages invisibles étaient soudés à ses oreilles. Quand il suivait le sentier qui traversait la ferme, il rencontrait régulièrement certains des Dix-Huit Immortels qui bavardaient en maniant la pioche ou le sécateur, quand ils n’étaient pas assis sous le grand chêne qui surplombait l’océan. Fort était souvent avec eux. Durant l’heure qui précédait le petit déjeuner, Art aimait se promener, sachant bien qu’il passerait le reste de la journée dans une salle trop chaude, ou sur une plage trop chaude, à palabrer et à jouer aux jeux de Fort. Était-ce vraiment si simple ? Il n’en était pas sûr. Mais en tout cas, c’était relaxant : jamais il n’avait passé des journées aussi agréables.

Mais, évidemment, ça allait bien au-delà. C’était, ainsi que Max et Sam ne cessaient de le lui rappeler, une espèce d’épreuve. On les jugeait. Le vieil homme les observait, et sans doute les Dix-Huit Immortels également, de même que les jeunes étudiants, les « apprentis » qu’Art commençait à considérer comme des forces sérieuses, des jeunes surdoués qui se chargeaient de la plupart des opérations quotidiennes du domaine, et peut-être de Praxis, après tout, même aux plus hauts niveaux – en consultant ou non les Dix-Huit. Après avoir entendu tous les discours de Fort, il comprenait qu’on puisse avoir envie de le court-circuiter pour les questions pratiques. Et les conversations, à l’heure de la vaisselle, évoquaient tout à fait les chamailleries de frères et de sœurs à propos de parents invalides…

En tout cas, c’était bien un test : une nuit, alors qu’il se rendait à la cuisine pour prendre un verre de lait frais, Art passa devant une petite pièce, à l’écart de la salle à manger. Des gens étaient rassemblés là, jeunes et vieux, et regardaient un enregistrement vidéo de la matinée avec Fort. Il retourna à sa chambre, pensif.


Le lendemain matin, Fort recommença sa ronde coutumière.

— Les nouvelles opportunités de croissance ont cessé de croître.

Sam et Max échangèrent un regard ultra-bref.

— C’est à ça qu’aboutit cette réflexion sur le monde saturé. Il nous faut donc identifier les nouveaux marchés de croissance qui ne sont pas encore en croissance, et les lancer. Il faut vous rappeler que le capital naturel peut être négociable ou non. Le capital naturel non négociable est le substrat à partir duquel se développe tout capital négociable. Étant donné sa rareté et les bénéfices qu’il apporte, il serait logique, selon la théorie standard de l’offre et de la demande, de définir son prix comme étant infini. Tout ce qui a un prix théoriquement infini m’intéresse. C’est un investissement évident. Pour l’essentiel, il s’agit d’investir dans l’infrastructure, mais au niveau biophysique basique. L’infra-infrastructure, pour ainsi dire, ou la bio-infrastructure. Et je veux que Praxis se lance là-dessus. Que nous obtenions la gestion et reconstruisions toute bio-infrastructure épuisée par liquidation. C’est un investissement à long terme, mais les revenus seront fantastiques.

— Est-ce que la plus grande part de la bio-infrastructure n’est pas déjà dans le domaine public ? demanda Art.

— Si. Ce qui implique une coopération rapprochée avec les gouvernements concernés. Le produit annuel brut de Praxis est plus important que celui de la plupart des pays. Ce qu’il nous faut, ce sont des pays avec de petits PNB et de mauvais IDF.

— IDF ? demanda Art.

— L’index de développement futur. Une alternative au PNB, qui prend en compte l’endettement, la stabilité politique, la santé de l’environnement et tout ça… Ça affine le PNB et ça nous aide à repérer les pays qui pourraient avoir besoin de notre assistance. Nous allons les identifier, leur rendre visite et leur offrir un investissement de capital massif, plus des conseils politiques, la sécurité et tout ce dont ils peuvent avoir besoin. En retour, nous gérons leur bio-infrastructure. Et nous aurons également accès à leur marché du travail. C’est du partenariat, à l’évidence. Je pense que nous allons en venir là.

— Mais quel sera notre rôle ? demanda Sam en montrant leur groupe d’un geste vague.

Fort les dévisagea longuement, l’un après l’autre.

— Je vais vous confier à chacun une mission différente. Et que cela reste confidentiel. Vous partirez d’ici séparément pour des destinations différentes. Vous ferez tous un travail diplomatique, en liaison avec Praxis, tout en ayant des tâches bien précises dans le domaine de la bio-infrastructure. Je donnerai à chacun de vous les détails utiles en privé. À présent, nous allons déjeuner plus tôt que d’habitude et, ensuite, je vous recevrai tour à tour.

« Travail diplomatique ! » inscrivit Art sur son lutrin.


Il passa l’après-midi à errer dans les jardins, à admirer les pommiers en espaliers. Apparemment, il n’était pas parmi les premiers sur la liste de Fort. Peu lui importait. Le ciel était nuageux et les fleurs du jardin tout humides et épanouies. Ce serait dur de retourner dans son studio sous l’autoroute de San José, se dit-il. Il se demanda ce que pouvait faire Sharon, et même si elle pensait à lui. Elle faisait sans doute de la voile avec son vice-président. Pas de doute.

Le soir approchait et il était sur le point de regagner sa chambre pour se préparer pour le dîner quand Fort apparut dans l’allée centrale.

— Ah ! vous voilà. Allons-nous installer sous le chêne.

Le soleil filtrait entre les nuages bas, et tout avait pris des tons de roses.

— Vous habitez un endroit magnifique, dit Art.

Fort sembla ne pas l’avoir entendu. Il avait la tête levée vers les nuages boursouflés. Après quelques minutes de silence, il dit :

— Nous voulons que vous vous rendiez acquéreur de Mars.

— Acquéreur de Mars ? répéta Art.

— Oui. Dans le sens que j’ai évoqué ce matin. Ces partenariats avec les transnationales sont pour demain, ça ne fait aucun doute. La vieille étiquette de rapports de convenance était très suggestive, mais il faut aller plus loin afin d’accroître notre contrôle sur nos investissements. C’est ce que nous avons fait pour le Sri Lanka, avec un tel succès que les autres grandes transnats nous imitent toutes maintenant et qu’elles se jettent sur les pays à problèmes.

— Mais Mars n’est pas un pays.

— Non. Mais Mars a des problèmes. Quand le premier ascenseur s’est écrasé, son économie a été fracassée du même coup. À présent, un nouvel ascenseur a été installé et les choses vont redémarrer. Je veux que Praxis aborde le premier virage en tête. Bien entendu, les autres investisseurs sont encore sur place et ils s’appliquent à renforcer leurs positions. Tout cela va s’intensifier encore avec ce nouvel ascenseur.

— Qui le contrôle ?

— Un consortium dirigé par Subarashii.

— Ça ne pose aucun problème ?

— Disons que ça leur donne une sorte de prépondérance. Mais ils ne comprennent rien à Mars. Ils pensent que c’est seulement un nouveau gisement de métaux. Ils ne devinent rien des possibilités.

— Des possibilités pour…

— Mais pour le développement ! Mars n’est pas seulement un monde vide, Randolph – en termes économiques du moins, c’est presque un monde non existant. Il va falloir construire sa bio-infrastructure, voyez-vous. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas se contenter d’exploiter les gisements en passant de l’un à l’autre, comme Subarashii et quelques autres semblent le penser. Mars n’est pas un astéroïde géant. Il est stupide de la considérer ainsi, car sa valeur en tant que base opérationnelle, en tant que planète, en fait, surpasse de loin sa valeur au poids de tous les métaux qu’elle recèle. En gros, ça représente vingt billions de dollars. Mais la valeur de Mars terraformée se situerait plutôt dans la zone des deux cents billions. Ce qui fait environ un tiers du produit mondial brut. Non, Mars est un investissement de bio-infrastructure, ainsi que je l’ai dit. Exactement le genre de chose que recherche Praxis.

— Mais pour l’acquisition… risqua Art. Je veux dire : de quoi parlons-nous au juste ?

— Non pas de quoi. Mais de qui.

— Qui ?

— La Résistance.

— La Résistance !

Fort lui accorda le temps de réfléchir. La télévision, les tabloïds et les réseaux vidéo étaient submergés de récits sur les survivants de 2061, cachés dans leurs refuges souterrains, sous les déserts sauvages de l’hémisphère Sud. Leurs leaders s’appelaient John Boone et Hiroko Ai, ils creusaient des tunnels un peu partout, ils étaient en contact avec des aliens, des célébrités décédées, des leaders des gouvernements du monde… Art fixait Fort, l’un des leaders les plus sérieux de la planète, troublé soudain à la seule idée que ces élucubrations pellucidariennes[25] puissent contenir une once de vérité.

— Elle existe réellement ? demanda-t-il enfin.

Fort acquiesça.

— Mais oui. Je ne suis pas en contact avec elle, vous le comprendrez facilement, et j’ignore tout de son importance réelle. Mais je suis convaincu que certains des Cent Premiers sont encore vivants. Vous connaissez les théories de Taneev et Tokareva que j’ai évoquées quand vous êtes arrivés ? Eh bien, ces deux-là, ainsi qu’Ursula Kohi et toute l’équipe médicale, vivent encore sur Acheron, au nord d’Olympus Mons. Pendant la guerre, les laboratoires ont été détruits. Mais aucun corps n’a été retrouvé sur le site. Il y a environ six ans, j’ai envoyé une équipe de Praxis là-bas pour reconstruire les labos. Après, nous l’avons rebaptisé l’Institut d’Acheron, et nous l’avons abandonné. Tout est intact et prêt à fonctionner, mais il ne s’y passe rien. Si l’on excepte une petite conférence annuelle sur leur éco-économie. Et l’an dernier, après la conférence, l’une de nos équipes de nettoyage a trouvé un message sur un fax. Il contenait des commentaires sur une proposition qui avait été présentée. Sans signature ni référence de source. Mais je suis persuadé d’avoir reconnu la patte de Taneev ou de Tokareva, ou du moins de quelqu’un qui est très familier avec leurs travaux. J’ai considéré ça comme un petit bonjour.

Un très petit bonjour, songea Art. Mais Fort parut lire dans ses pensées.

— Mais j’ai eu droit à un grand bonjour aussi. Je ne sais pas de qui. Ils sont très prudents. Mais ils sont là.

Art eut quelque peine à déglutir. Ça, au moins, c’était une information.

— Et vous voulez que je…

— Je veux que vous alliez sur Mars. Nous avons lancé un projet qui vous servira de couverture : récupérer une section du câble abattu. Mais, pendant que vous travaillerez là-dessus, je m’arrangerai pour que vous rencontriez cette personne qui m’a contacté. Vous n’aurez rien à faire. C’est eux qui feront le premier pas. Mais écoutez-moi bien. Au début, je ne veux pas qu’ils sachent exactement ce que vous essayez de faire. Vous devrez découvrir qui ils sont vraiment, quelle est l’étendue de leur dispositif opérationnel, et ce qu’ils veulent exactement. Et comment nous pouvons traiter avec eux.

— Alors, je vais être une sorte…

— Une sorte de diplomate.

— J’allais dire une sorte d’espion.

Fort haussa les épaules.

— Tout dépend avec qui vous êtes. Ce projet doit rester secret. Je traite avec d’autres leaders des transnats et ils ont très peur. Les menaces contre l’ordre établi sont souvent l’objet d’attaques brutales. Et certains d’entre eux pensent que Praxis est une menace. Donc, pour le moment, être présent là-bas, c’est une arme cachée pour Praxis, et cette enquête sur Mars en fait partie. Vous pensez pouvoir vous en tirer ?

— Je ne sais pas.

Fort se mit à rire.

— C’est pour ça que je vous ai choisi pour cette mission, Randolph. Vous semblez si simple.

Je suis simple, faillit dire Art, mais il se mordit la langue.

— Pourquoi moi ?

— Quand nous acquérons une nouvelle société, nous passons en revue tout le personnel. J’ai lu votre dossier. Je me suis dit que vous aviez toutes les qualités d’un diplomate.

— Ou d’un espion.

— Souvent, ce sont deux aspects différents d’une même fonction.

Art plissa le front.

— Est-ce que vous avez mis mon appartement sur écoute ? Mon ancien appartement, je veux dire ?…

— Non. (Fort se remit à rire.) Ce n’est pas le genre de chose que nous faisons. Les dossiers suffisent.

Art se souvint alors de cette séance de vidéo qu’il avait surprise.

— Cela et une session ici, précisa Fort. Afin de mieux vous connaître.

Art réfléchit un instant. Aucun des Dix-Huit ne voulait de cette mission. Aucun des jeunes non plus, probablement. Certes, il s’agissait de Mars, un monde invisible que personne ne connaissait. La plupart ne devaient pas être vraiment attirés par cette mission. Mais pour quelqu’un de disponible, en quête d’un nouvel emploi, peut-être avec un certain potentiel de diplomatie…

Tout cela, en fait, n’avait donc été qu’une longue entrevue. Pour un job qui n’existait pas encore à sa connaissance. Acheteur de Mars. Chef d’achat de Mars. Taupe sur Mars. Espion dans la Maison d’Arès. Ambassadeur auprès de la Résistance martienne. Ambassadeur sur Mars. Oh, bon sang ! se dit-il.

— Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

— Je prends, dit Art.

3

William Fort ne perdit pas un instant. Dès qu’Art eut accepté la mission Mars, son existence devint une bande vidéo en avance rapide. Ce même soir, il se retrouva dans le van aveugle, puis dans le jet aveugle. Seul. Et quand il en descendit d’un pas incertain, l’aube se levait sur San Francisco.

Il se rendit à son bureau et rassembla ses amis et connaissances. Mais oui, leur répéta-t-il de nombreuses fois, j’ai accepté un travail sur Mars. Je dois récupérer une partie du câble de l’ancien ascenseur. Mais ça n’est que temporaire. Ils paient bien. Je reviendrai bientôt.

Dans la soirée, il alla chez lui et fit ses bagages. Ça ne lui prit que dix minutes. Ensuite, un peu abasourdi, il s’attarda dans l’appartement vide. La poêle abandonnée sur la plaque chauffante était le dernier signe de son ex-vie. Il la prit en se disant qu’elle pourrait tenir au milieu de ses bagages. Il s’interrompit. Tout était plein et bouclé. Il revint en arrière et s’assit sur l’unique chaise, la poêle à la main.

Au bout d’un moment, il appela Sharon en se disant qu’il aurait au moins son répondeur, mais elle était là.

— Je pars pour Mars, coassa-t-il.

Sur l’instant, elle ne le crut pas. Et quand elle le crut, elle devint furieuse. Pour elle, c’était de la désertion pure et simple, il la fuyait. Il essaya de lui dire : Mais tu m’as déjà viré. Elle avait déjà raccroché. Il laissa la poêle sur la table et rassembla ses valises sur le trottoir. De l’autre côté de la rue, l’hôpital civil qui pratiquait le traitement de longévité était assiégé, comme d’habitude. La foule campait dans le parking, en général. Le traitement était garanti libre et gratuit pour tous les citoyens, mais la liste d’attente était interminable et il n’était pas question de perdre son tour dans la file. Art secoua la tête et héla un pédicab.


Il passa sa dernière semaine sur Terre dans un motel de Cap Canaveral. Un dernier séjour plutôt lugubre : Canaveral était un territoire protégé, occupé surtout par la police militaire et le personnel de service qui se montrait extrêmement désagréable avec « les Regrettés », puisque tel était le surnom qu’on donnait à tous les candidats au départ. Le décollage quotidien rendait ceux-ci craintifs ou agressifs, et, dans tous les cas, sourds pour quelques instants. Chaque soir, on croisait des gens qui se lançaient des « Comment ? Comment ? Quoi ? ». La plupart des habitants du coin avaient des boules Quiès dans les oreilles. Ils posaient les plateaux sur les tables tout en parlant aux gens de la cuisine et, brusquement, ils regardaient leur montre, enfonçaient leurs boules dans leurs oreilles et… boum ! : une autre Novy Energia quittait le sol avec ses deux navettes en attache, et le monde entier se mettait à trembloter comme un bol de gelée. Les Regrettés s’élançaient dans les rues pour avoir une idée du sort qui les attendait et se figeaient sur place, effarés par la vision biblique de cette arche de fumée et de feu qui se déployait au-dessus de l’Atlantique. Quant aux gens du coin, ils continuaient à mâcher leur chewing-gum en attendant que ça passe.


* * *

Un dimanche matin, ce fut le tour d’Art. Il passa la combinaison qui n’était pas tout à fait à sa taille, comme dans un mauvais rêve. Il monta dans un van en compagnie d’un autre homme qui semblait aussi assommé que lui. On les conduisit jusqu’à l’aire de lancement où ils subirent l’identification rétinienne, digitale, visuelle et vocale. Ensuite, sans même avoir eu le temps de réfléchir à ce que tout ça signifiait réellement, il se retrouva dans un ascenseur, et suivit un court tunnel jusqu’à une pièce minuscule où étaient disposés huit fauteuils semblables à ceux des dentistes. Il n’en restait qu’un seul de libre, les autres étant déjà occupés par des passagers aux yeux ronds. On le fit asseoir, on le harnacha, on ferma la porte. Il entendit un puissant grondement et se sentit compressé brièvement. Puis il ne pesa plus rien, tout soudain. Il était sur orbite.

Au bout d’un moment, ils purent se détacher et ils se pressèrent contre les deux baies. Ils virent l’espace noir, le monde bleu, exactement comme dans tous les films, mais en plus net, puisque c’était réel. Art dirigea son regard vers l’Afrique de l’Ouest et une vague de nausée secoua chacune de ses cellules.


Après un épisode de mal de l’espace qui, apparemment, avait duré trois jours dans le monde réel, il retrouvait à peine une trace d’appétit quand une des navettes permanentes les aborda, après avoir fait le tour de Vénus et exécuté un aérofreinage sur une orbite Terre-Lune qui permettait aux petits ferries de la rejoindre. Pendant ses trois jours de malaise, Art avait été transféré avec les autres sur un de ces ferries qui, à l’heure prévue, déclencha ses fusées pour se lancer à la poursuite de la navette. L’accélération fut plus dure encore qu’au lancement de Cap Canaveral et, quand l’épreuve prit fin, Art avait la tête vague et sa nausée était de retour. Il se dit qu’une autre période d’apesanteur serait sa fin mais, par bonheur, il y avait sur la navette un anneau rotatif qui faisait régner dans certaines pièces ce que l’on appelait la gravité martienne. Art eut droit à un lit dans le service de santé, justement dans l’une de ces pièces, et il y demeura. Il ne savait pas très bien marcher en pesanteur martienne. Il sautait, puis titubait. Il se sentait encore comme endolori intérieurement, et étourdi. Mais il se battait contre la nausée, ce qui le soulageait en dépit de ce qu’il éprouvait.

La navette permanente était bizarre. En raison de ses aérofreinages fréquents dans l’atmosphère de la Terre, de Vénus et de Mars, on lui avait donné l’allure d’un requin-marteau. L’anneau en rotation était situé près de l’arrière, juste en avant du dispositif de propulsion et des docks d’amarrage des ferries. Dès qu’on y pénétrait, on se retrouvait avec la tête orientée vers le centre du vaisseau et les pieds vers les étoiles, sous le sol.

Il s’était écoulé une semaine quand Art décida de s’essayer encore une fois à l’apesanteur, car il n’y avait ni baies ni hublots dans l’anneau de gravité. Il se rendit dans une des chambres qui communiquaient avec la partie non rotative. Elle ressemblait à une cabine d’ascenseur, avec une porte de chaque côté. Il suffisait d’y monter, d’appuyer sur le bon bouton, et elle décélérait après quelques rotations jusqu’à stopper. Et par l’autre porte on accédait au vaisseau.

Il essaya donc. Quand la cabine commença à ralentir, il sentit la sensation de pesanteur diminuer. Et, quand l’autre porte s’ouvrit, il était en sueur. Il venait de rebondir vers le plafond, s’était fait mal au poignet en essayant de se raccrocher, avant de se cogner la tête. La douleur submergea la nausée, mais la nausée finit par gagner. Après deux autres carambolages, il réussit à atteindre le panneau de contrôle et appuya sur le bouton pour relancer la rotation de la cabine et retrouver l’anneau de pesanteur. Quand la porte se fut refermée, il se laissa tomber doucement jusqu’au sol, la gravité martienne fut de retour en une minute, et la porte d’accès s’ouvrit. Il sortit avec un sentiment intense de soulagement, avec son poignet tordu. La nausée était certainement pire que la douleur, se dit-il – du moins certains niveaux de douleur. Pour contempler l’espace, il allait se contenter de la télé.

Il n’était pas le seul. La plupart des passagers et des membres de l’équipage passaient le plus clair de leur temps dans l’anneau, qui était généralement bondé, comme un hôtel complet dont la clientèle restait rivée au bar et au restaurant. Art avait vu des documentaires et lu pas mal d’articles à propos des navettes permanentes qui ressemblaient à des Monte Carlo de l’espace, avec leurs résidents riches et blasés. Il existait même un feuilleton vidéo à succès qui se passait à bord d’une navette. Mais leur vaisseau, le Ganesh, n’y ressemblait guère. Il était évident qu’il faisait le tour du système solaire depuis pas mal d’années et toujours au complet. L’intérieur commençait à être fatigué, et quand on se restreignait à l’anneau de pesanteur, il apparaissait comme très petit, plus petit en tout cas que tout ce qu’Art avait imaginé en regardant les documents historiques sur l’Arès et tous ces vaisseaux. Mais les Cent Premiers avaient disposé d’un espace vital cinq fois supérieur à celui de l’anneau du Ganesh, et le Ganesh, lui, transportait cinq cents passagers.

Ils étaient partis depuis trois mois. Art consacrait le plus clair de son temps à visionner des documentaires sur Mars. Il prenait tous ses repas dans la salle à manger, qui était décorée dans le style des grands paquebots des années 1920, risquait quelques jetons au casino, décoré dans le style Las Vegas des années 1970, mais, avant tout, il dormait et regardait la télé. Deux activités qui se fondaient l’une dans l’autre, car s’il avait des rêves particulièrement nets à propos de Mars, les documentaires répondaient à une sorte de logique surréaliste. Il revit les célèbres enregistrements des débats Clayborne-Russell et, dans la même nuit, il rêva qu’il discutait sans succès avec Ann Clayborne qui, tout comme dans les enregistrements, ressemblait à la femme du fermier du tableau American Gothic[26], mais en plus maigre et plus sévère. Un autre film, pris à partir d’un drone, l’avait également profondément impressionné : le drone plongeait depuis le haut des vertigineuses falaises de Marineris pendant près d’une minute avant de se redresser et de survoler l’amas de rocs et de glace du plancher du canyon. Plusieurs fois, dans les semaines qui suivirent, Art rêva qu’il faisait la même chute, et s’éveilla régulièrement avant l’impact. Il lui apparut que certains secteurs de son inconscient considéraient qu’il avait commis une erreur en décidant de partir pour Mars. Il haussa les épaules à cette idée et continua de manger à heures régulières et de pratiquer la marche. Erreur ou pas, sa mission avait commencé.

Fort lui avait donné un système d’encryptage en lui demandant d’adresser un rapport régulier mais, pendant le voyage, il n’eut pas grand-chose à dire et se contenta, une fois par mois, de transmettre : Nous sommes en route. Tout se passe bien. Sans recevoir aucune réponse.

Et puis, Mars grossit sur les écrans comme une orange bien mûre, ils furent écrasés sur leurs couchettes anti-g par l’effet de l’aérofreinage, écrasés encore un peu plus dans le ferry. Mais Art sortit de ces décélérations aplatissantes comme un vétéran et, après une dernière semaine en orbite, ils s’amarrèrent à New Clarke. L’astéroïde se révéla être de faible gravité, à peine suffisante pour maintenir les gens au sol. Mars, désormais, semblait les dominer. Art retrouva le mal de l’espace. Et il lui restait encore deux jours à attendre son passage dans l’ascenseur.

Les cabines de l’ascenseur lui apparurent comme de grands hôtels élancés et très hauts de plafond. Il leur fallait cinq jours pour acheminer leur chargement humain jusqu’à la surface de la planète, sans la moindre gravité, si l’on exceptait celle qui commença à se manifester dans les deux derniers jours de la descente. Elle augmenta ensuite régulièrement, jusqu’à ce que l’ascenseur ralentisse pour se poser doucement dans l’installation de base que l’on appelait le Socle, immédiatement à l’ouest de Pavonis Mons. Là, la pesanteur était comparable à celle de l’anneau rotatif du Ganesh. Mais une semaine de mal de l’espace avait laissé Art complètement anéanti. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit et qu’on les guida dans ce qui ressemblait à un terminal d’aéroport, il eut du mal à se mouvoir, stupéfait de constater à quel point la nausée diminuait l’envie d’exister chez un être humain. Quatre mois avaient passé depuis qu’il avait reçu le fax de William Fort.


C’était un métro qui reliait le Socle à la ville de Sheffield, mais Art se serait senti trop mal pour profiter de la vue s’il y en avait eu une. Épuisé, la démarche instable, il suivit comme il le put un employé de Praxis tout au long d’un couloir, avant de se laisser tomber sur un lit dans une petite chambre. Il s’allongea avec l’impression que la pesanteur martienne était lourde et agréable et s’endormit très vite.

En se réveillant, il ne se souvint pas où il se trouvait. Il parcourut du regard la petite pièce, totalement désorienté, se demandant où pouvait être Sharon et pourquoi ils avaient maintenant une aussi petite chambre. Puis, tout lui revint. Mais oui, il était sur Mars.

Avec un grognement, il s’assit. Il avait chaud et il se sentait comme détaché de son corps. Tout était animé d’une légère pulsation, et pourtant les lumières de la chambre brillaient normalement. Des rideaux cachaient la paroi opposée. Il se leva et les écarta d’un seul geste.

— Hé !

Il cria en sautant en arrière. Il se réveilla une deuxième fois, du moins ce fut le sentiment qu’il eut.

C’était comme s’il se penchait sur le hublot d’un avion. Un espace infini s’ouvrait devant lui, sous un ciel mauve où brillait un soleil pareil à une tache de lave en fusion. Et au loin, tout en bas, une immense plaine rocailleuse se déployait – plate, ronde, cernée par une gigantesque falaise circulaire – extrêmement circulaire – remarquablement circulaire, en fait, pour un site naturel. Il était difficile d’imaginer à quelle distance se trouvait la paroi d’en face. Tous les détails de la falaise étaient parfaitement nets, mais les structures du bord opposé étaient minuscules. Il lui semblait discerner un observatoire qui aurait pu tenir sur la tête d’une épingle.

La caldeira de Mons Pavonis, conclut-il. Ils s’étaient posés à Sheffield et sa conclusion ne faisait aucun doute. Donc, il se trouvait à une soixantaine de kilomètres de cet observatoire, s’il se rappelait bien les documentaires, et à cinq mille mètres du plancher. Tout était vide, rocailleux, primitif, vierge. La roche volcanique était aussi nue que si elle avait fini de se refroidir la semaine auparavant. Il n’y avait pas la moindre touche humaine dans ce paysage : aucune trace de terraforming. C’était la même vision que John Boone avait dû avoir un demi-siècle auparavant. C’était tellement… étranger. Et grand. Art avait contemplé les caldeiras de l’Etna et du Vésuve, deux cratères quand même importants selon les critères terrestres. Mais cette… cette chose, ce trou qu’il avait devant lui aurait pu en contenir des milliers…

Il referma les rideaux et s’habilla lentement, la bouche ouverte, bien ronde, imitant la forme de la caldeira.


Le guide que Praxis lui avait assigné s’appelait Adrienne. Elle était amicale et, vu sa grande taille, elle aurait pu être native de Mars. Mais elle avait un accent australien très marqué. Elle le présenta à six autres nouveaux qui venaient de débarquer et leur fit faire le tour de la ville. Ils découvrirent que leurs chambres étaient situées au plus bas niveau, bien qu’il ne dût pas le rester longtemps encore : Sheffield était engagée dans un processus de creusement afin de disposer d’un maximum de logements avec cette vue sur la caldeira qui avait tellement frappé Art.

Ils prirent un ascenseur pour remonter cinquante étages plus haut et se retrouvèrent dans le hall d’un immeuble de bureaux flambant neuf. Ils franchirent une porte à tambour et émergèrent au-dehors, sur un large boulevard flanqué de pelouses. Ils passèrent devant des bâtiments trapus de pierre polie avec de larges baies, séparés par des allées verdoyantes, des chantiers de construction, des immeubles en cours d’achèvement. Sheffield promettait d’être une ville attrayante : la hauteur des immeubles y était limitée à trois ou quatre étages. Plus loin au sud, en s’éloignant de la caldeira, ils gagnaient en hauteur. Les rues verdoyantes étaient envahies par une foule dense et un tramway modèle réduit circulait régulièrement sur des rails, au milieu des pelouses. L’ambiance était vive, presque excitée, sans doute à cause de l’installation du nouvel ascenseur. Une ville en plein boom, se dit Art.

Adrienne les conduisit d’abord sur un boulevard qui longeait le bord de la caldeira. Ils se retrouvèrent dans un parc étroit, tout près de la paroi invisible de la tente qui renfermait toute la ville et qui était maintenue par des arc-boutants géodésiques tout aussi transparents ancrés sur le mur du périmètre extérieur.

— Le bâchage est particulièrement renforcé ici, sur Pavonis, leur expliqua Adrienne, parce que l’atmosphère est légère. Elle ne représente qu’un dixième de la pression qui règne dans les terres basses.

Elle les précéda jusqu’à une bulle de vision panoramique. Là, entre leurs pieds, ils eurent l’impression de découvrir la caldeira en survol, à cinq mille mètres d’altitude. Certains gloussèrent de peur et de ravissement, et Art lui-même se dandina sur le fond transparent avec un sentiment de malaise. Ça n’était pas la distance qui était extraordinaire, mais la profondeur. Cinq kilomètres !

— Ça fait un très grand trou ! commenta Adrienne.

Dans les télescopes et sur les cartes, ils purent découvrir l’ancienne Sheffield, qui était maintenant tout au fond de la caldeira. Art s’était complètement trompé à propos de sa nature primitive : le talus qu’il découvrait maintenant, au bas de la falaise, parsemé de débris brillants, était en fait les ruines de l’ancienne Sheffield.

Adrienne leur décrivit avec brio la destruction de la ville en 2061. Dans sa chute, le câble, bien sûr, avait écrasé les faubourgs, à l’est du Socle, dès les premières secondes. Puis il s’était déployé sur toute la planète et avait frappé une deuxième fois, comme un fouet géant, au sud de la ville. Sous la secousse, une fissure insoupçonnée dans le basalte avait cédé et le tiers des constructions, qui se trouvaient du mauvais côté, avaient dévalé les cinq mille mètres de la falaise jusqu’au fond de la caldeira. Les deux tiers restants avaient été aplatis net. Heureusement pour eux, les habitants avaient été évacués entre l’arrachement de Clarke et le deuxième passage du câble, et les pertes en vies humaines avaient été minimisées. Mais Sheffield avait été détruite à cent pour cent.

Adrienne leur expliqua que, pendant de longues années, le site avait été abandonné comme la plupart des autres cités ravagées par les troubles de 61. Un grand nombre de ces cités étaient demeurées en ruines, mais le site de Sheffield restait le lieu idéal pour l’ancrage d’un ascenseur spatial et, lorsque Subarashii s’était lancée dans la construction spatiale d’un nouvel ascenseur à la fin des années 2080, on avait très vite entrepris la reconstruction de la ville. Une étude aréologique approfondie n’avait pas révélé de nouvelles fissures dans la bordure sud du volcan et on avait ainsi pu rebâtir sur le même emplacement. Des engins de démolition avaient évacué ce qui restait de l’ancienne Sheffield, en poussant le plus gros des ruines dans le vide, pour ne conserver que la partie la plus orientale de la ville, autour de l’ancien Socle, qui était comme une sorte de monument dédié au désastre – tout en étant l’élément moteur d’une industrie touristique naissante. À l’évidence, le tourisme avait pris une part importante dans l’économie de la ville au fil des années, bien avant la réinstallation de l’ascenseur.

Ils prirent ensuite un autre tramway pour se rendre à la porte est de la tente, puis s’engagèrent dans un tube transparent accédant à une tente adjacente, qui couvrait les ruines, la masse de béton de l’ancien terminal du câble, ainsi que la partie inférieure du câble lui-même. Ils explorèrent avec curiosité les décombres, le tronçon de câble qui avait été nettoyé, les fondations et les canalisations tordues. C’était comme si tout le site avait été soumis à un bombardement intensif.

Art s’arrêta pour observer avec intérêt le bout du câble. Le cylindre géant de filaments de carbone ne semblait presque pas avoir été endommagé par la chute. Mais on pouvait supposer que c’était cette partie qui avait frappé le sol de Mars avec une force moindre. Adrienne leur expliqua que l’extrémité du câble s’était enroulée dans l’énorme bunker du Socle avant d’en être extirpée lorsque le câble était retombé sur la pente orientale de Pavonis. Ce qui n’était pas vraiment grave pour un matériau qui avait été conçu pour résister à la traction d’un astéroïde en orbite au-delà du point aréosynchrone. Et l’ancien câble semblait attendre d’être redressé et remis en place : haut comme un immeuble de trois étages, sa coque noire incrustée de colliers d’acier. La tente ne le recouvrait que sur cent mètres et quelque. Plus loin, il était à l’air libre et retombait vers le bord du cratère qui fermait leur horizon. Mais, du point où ils se trouvaient, ils mesuraient mieux encore les proportions géantes de Pavonis Mons.

Immédiatement au sud, le nouveau Socle se dressait comme un monstrueux bunker, et le câble dressé vers le ciel évoquait une corde raide de mage hindou : fin et noir, parfaitement droit, il se perdait à quelques centaines de mètres de hauteur, comme un gratte-ciel grêle dont on avait du mal à penser que les milliards de tresses de carbone qui le composaient représentaient la structure portante la plus gigantesque jamais conçue par l’homme.

— Tout cela est tellement étrange, dit Art, avec un sentiment creux de désarroi.


À l’heure du déjeuner, Adrienne les conduisit dans un café de la plazza centrale. Là, ils auraient pu se croire dans le quartier à la mode de n’importe quelle ville sur Terre – Houston, Ottawa ou Tbilissi – où des promoteurs avaient cassé à grand bruit les vieilles constructions pour bâtir une prospérité toute neuve. Pour revenir, ils prirent un métro qui leur était familier et, en sortant, ils retrouvèrent les grands couloirs de Praxis rappelant tout à fait ceux d’un palace sur Terre. Oui, tout était familier – à tel point que lorsque Art regagnait sa chambre pour se pencher sur la caldeira, il éprouvait un nouveau choc : c’était Mars, immense, rocailleuse, qui semblait vouloir l’aspirer dans son vide rose. En fait, se dit Art, si le panneau extérieur venait à se briser, la baisse de pression le projetterait aussitôt dans le vide. C’était peu vraisemblable, mais cette image déclencha en lui une sorte de frisson déplaisant. Et il ferma soigneusement les rideaux.

Il les laissa fermés par la suite. Et il remarqua qu’il avait tendance à se tenir éloigné de la fenêtre. Tôt le matin, il s’habillait et quittait très vite sa chambre pour suivre les visites d’Adrienne. De nouveaux arrivants s’étaient joints à eux. Il déjeunait quelquefois avec certains. Il passait généralement ses après-midi à parcourir la ville, suivant fidèlement les itinéraires d’Adrienne. Une nuit, il décida de transmettre un rapport à Fort : Je suis sur Mars. J’apprends à m’orienter. Sheffield est une très jolie ville. Et j’ai une vue superbe depuis ma chambre. Toujours sans réponse.

Adrienne leur fit visiter certains immeubles de Praxis qui étaient regroupés à l’est de Sheffield, près du bord de la caldeira. Ils rencontrèrent des responsables des projets martiens en cours. Praxis semblait très présente sur Mars, beaucoup plus en tout cas qu’en Amérique. Au fil de ses promenades, Art essayait de classer les transnats selon leur importance en se fiant de façon relative aux plaques des immeubles. Elles étaient toutes là : Armscor, Subarashii, Oroco, Mitsubishi, Seven Swedes, Shellalco, Gentine, et ainsi de suite… Elles occupaient chacune un complexe, et parfois un secteur complet de la ville. Il était clair qu’elles s’étaient toutes installées à cause du nouvel ascenseur, qui avait redonné à Sheffield son rang de capitale de la planète. Toutes les transnats apportaient de l’argent, construisaient des subdivisions martiennes et même des faubourgs sous tente. Leur richesse était lisible dans tous les édifices – mais aussi, songea Art, dans le comportement des passants. Les nouveaux venus se remarquaient immédiatement – ingénieurs ou hommes d’affaires, tous marchaient avec une expression d’intense concentration. Ce qui permettait d’identifier sans difficulté les jeunes Martiens, avec leur allure de chats, parfaitement coordonnés. Mais ils constituaient une minorité dans Sheffield, et Art en vint à se demander si la situation était la même dans toutes les cités martiennes.

Quant à l’architecture, elle était conditionnée par l’essor des prix sous la tente, et les édifices étaient souvent trapus, cubiques, construits de la rue jusqu’à la paroi même de la tente. Lorsque le plan de construction serait achevé, il n’y aurait plus qu’un réseau de dix plazzas triangulaires, de larges boulevards, ainsi que le parc incurvé à la lisière du cratère pour éviter que la ville ne devienne un agglomérat de gratte-ciel, tous avec les mêmes façades de pierre polie dans divers tons de rouge. Sheffield était une ville qui avait été reconstruite pour les affaires.

Et Art avait le sentiment que Praxis y prendrait une large part. Subarashii était le principal entrepreneur de l’ascenseur, mais c’était Praxis qui fournissait le software, tout comme pour le premier ascenseur, et aussi certaines cabines et une large part du système de sécurité. Toutes les attributions de marché, apprit-il, avaient été décidées par un comité appelé l’Autorité transitoire des Nations unies, qui était censée dépendre de l’ONU, mais qui était contrôlée par les transnats. Et Praxis s’était montrée aussi agressive que ses concurrents. Il était possible que William Fort se soit intéressé à la bio-infrastructure, mais des intérêts plus simples entraient aussi dans le cadre des opérations de Praxis. Il y avait des divisions de Praxis qui construisaient des systèmes d’adduction d’eau, des pistes magnétiques de train, des villes-canyons, des centrales électriques à éoliennes et des plantations aréothermiques. Ces deux derniers investissements étaient considérés comme marginaux, de même que les collecteurs solaires sur orbite et la centrale à fusion de Xanthe, sans omettre l’ancienne génération de réacteurs rapides intégrés. Mais l’exploitation des sources d’énergie locales était la spécialité de la filiale de Praxis : Power From Below[27] qui justifiait son nom en déployant un maximum d’énergie dans l’intérieur martien.

La filiale locale de récupération de Praxis, l’équivalent martien de Dumpmines, s’appelait Ouroboros[28] et, tout comme Power From Below, elle était assez réduite. En vérité, à peine Art les avait-il rencontrés, certain matin, que les responsables d’Ouroboros lui apprirent que Mars n’était pas une mine de récupération : tout ou presque y était recyclé ou reconverti en compost. Les décharges de la planète étaient plutôt des centres de tri de matériaux divers qui attendaient une réutilisation à venir. Ouroboros se maintenait surtout en rassemblant les détritus et effluents plus ou moins récalcitrants – qu’ils soient toxiques, abandonnés ou simplement inutiles – en attendant de leur trouver un usage quelconque.

À Sheffield, Ouroboros occupait un seul étage d’un des gratte-ciel du centre. La société avait entamé les travaux d’excavation des ruines de l’ancienne ville avant que l’on prenne la décision de les jeter sans cérémonie dans le fond de la caldeira. C’était un nommé Zafir qui avait dirigé le projet de récupération du câble abattu. Il accompagna Adrienne et Art jusqu’à la gare. Le train les emmena sur le bord est du cratère, jusqu’à un village de tentes. L’une d’elle servait de hangar à Ouroboros et, immédiatement à l’extérieur, parmi d’autres véhicules, se dressait une gigantesque usine de traitement mobile que l’on appelait la Bête. Comparé à la Bête, un SuperRathje ressemblait à une petite voiture – c’était plus un immeuble roulant qu’un véhicule, et il était entièrement robotisé. Une autre Bête travaillait déjà sur le câble à l’ouest de Tharsis et Art fut pressé de se livrer à une inspection du site. Zafir, ainsi que deux techniciens, lui fit faire le tour de la Bête et il se retrouva dans un grand compartiment, tout au sommet. Des quartiers d’habitation avaient été prévus pour les visiteurs.

Zafir était enthousiaste à propos des découvertes que l’autre Bête avait faites sur l’ouest de Tharsis.

— Bien sûr, elle récupère les filaments de carbone et les hélices en gel de diamant, ce qui est pour nous un apport permanent. Et il y a aussi certains éléments exotiques bréchiformes qui ont été métamorphosés durant la chute sur l’autre hémisphère. Mais ce qui va vous intéresser, ce sont les buckyballs[29] et les buckytubes. Il s’est révélé que les pressions et les températures dans la zone occidentale de Tharsis étaient identiques à celles des réacteurs à arc qui fabriquent des fullerenes, et nous avons là-bas un segment de cent kilomètres de câble dont le carbone, dans la partie inférieure, est composé de buckyballs – pour la plupart des soixante, mais on trouve aussi quelques calibres trente, et une variété de superbuckies et de buckytubes de toutes les tailles.

Certains superbuckies avaient fusionné avec d’autres éléments pris au piège de la cage de carbone. Ces « full fullerenes » étaient très utiles dans la fabrication des matériaux composites, mais très coûteux à produire en labo à cause du haut niveau d’énergie nécessaire. C’était une trouvaille précieuse.

— Et nous faisons le tri des différents superbuckies pour lesquels votre chromatographie ionique va être nécessaire.

— Je comprends, fit Art.

Il avait effectivement travaillé en chromatographie ionique pour ses analyses en Géorgie, et c’était la raison officielle qui avait été avancée pour qu’il soit nommé pour l’intérieur martien. Et c’est ainsi que, dans les jours qui suivirent, Zafir et certains techniciens spécialistes de la Bête apprirent à Art comment la domestiquer. Chaque soir, ils dînaient ensemble dans un petit restaurant, sous une tente des faubourgs est de la ville. Quand le soleil se couchait, ils découvraient l’immense panorama de Sheffield, englobant trente kilomètres du cratère. La ville, dans le crépuscule, était comme une lampe perchée au-dessus de l’abysse obscur.

Durant le repas, la conversation portait rarement sur le projet d’Art et, en y réfléchissant, il se dit que c’était sans doute là un simple effet de la courtoisie de ses collègues. La Bête était parfaitement opérationnelle, et les quelques problèmes de tri qui s’étaient présentés après la découverte des plus récents fullerenes auraient très bien pu être résolus par des chromatographes ioniques locaux. Donc, les raisons pour lesquelles Praxis avait envoyé Art sur Mars n’étaient guère évidentes, ce qui cachait quelque chose. Et le groupe évitait d’aborder ce sujet, épargnant ainsi à Art les mensonges, les haussements d’épaules maladroits et toute incitation à des confidences.

Ce qu’Art appréciait. Malgré tout, cela conférait une certaine distance à leurs conversations. Il ne voyait que rarement les nouveaux venus de Praxis, en dehors des rencontres d’orientation, et il se sentait un peu seul. Comme les jours passaient, ce sentiment devint un malaise, puis une oppression. Il gardait les rideaux de sa fenêtre fermés, désormais, et mangeait généralement dans des restaurants éloignés du bord du cratère. Cela commençait à ressembler aux semaines qu’il avait passées à bord du Ganesh, période qui lui avait laissé un souvenir pénible. Quelquefois, il devait lutter contre le sentiment d’avoir commis une faute en se laissant expédier sur Mars.

Après le dernier cours d’orientation, il y eut un cocktail dans les locaux de Praxis. Art but plus qu’à son habitude et inhala quelques bouffées de protoxyde d’azote. Il avait appris que les gaz hilarants étaient à la mode dans le monde des constructeurs, ici : on trouvait toujours des bombes de gaz divers dans les distributeurs des toilettes. Et il dut bien admettre que l’azote apportait quelques bulles supplémentaires au champagne. C’était une combinaison heureuse, comme les cacahuètes avec la bière, ou la chantilly sur la tarte aux pommes.

Plus tard dans la soirée, il se perdit dans les rues de Sheffield avec la sensation que l’azote avait sur lui un effet antigravitationnel. Sous la pesanteur martienne, il se sentait trop léger et il se dit qu’il ne pesait plus que cinq kilos. C’était à la fois bizarre et déplaisant. Comme s’il marchait sur du verre ciré.

Il faillit heurter un jeune homme, un peu plus grand que lui – les cheveux noirs, gracile comme un oiseau, et gracieux également. Celui-ci s’écarta puis le stabilisa, une main posée sur son épaule.

Le jeune homme le fixa droit dans les yeux.

— Vous êtes Arthur Randolph ?

— Oui, fit Art, surpris. Et vous, qui êtes-vous ?

— C’est moi qui ai contacté William Fort.

Art se figea brusquement et se balança d’un pied sur l’autre. Le jeune homme le redressa avec douceur. Le contact de sa main était chaud sur l’avant-bras d’Art. Il le dévisageait d’un regard franc, avec un sourire amical. Il devait avoir vingt-cinq ans, estima Art, peut-être moins. Il était beau, la peau mate, avec des sourcils drus et noirs et des yeux légèrement asiatiques très écartés au-dessus de ses pommettes marquées. Il y avait de l’intelligence dans son regard magnétique empreint de curiosité. Il plut à Art dans l’instant, sans qu’il pût savoir pourquoi. Il n’obéissait qu’à ses sentiments.

— Appelez-moi Art, dit-il.

— Je suis Nirgal. Descendons jusqu’au parc du Belvédère.

Art le suivit au long du boulevard couvert de gazon qui allait vers le bord du cratère. Quand ils enfilèrent le sentier longeant la paroi, Nirgal saisit franchement Art par le bras. À nouveau, Art sentit sa chaleur et se demanda si le jeune homme n’avait pas la fièvre, quoiqu’il n’y en eût aucun signe dans ses yeux.

— Pourquoi êtes-vous là ? lui demanda Nirgal.

Son ton et son expression allaient plus loin qu’une simple question formelle. Art réfléchit.

— Pour vous aider, dit-il enfin.

— Alors vous allez vous joindre à nous ?

À nouveau, il était clair que le jeune homme voulait lui dire quelque chose de différent, de fondamental.

— Oui, fit Art. Quand vous voudrez.

Nirgal sourit, un sourire fugace de ravissement qu’il domina à peine avant de lui dire :

— Bien. Très bien. Mais, écoutez-moi : j’agis de ma propre initiative. Vous comprenez ? Il y a des gens qui ne m’approuveraient pas. Je veux donc vous introduire parmi nous comme s’il s’agissait d’un accident. Vous êtes d’accord ?

— Parfait. (Art secoua la tête, décontenancé.) Mais c’était bien comme cela que je comptais procéder.

Nirgal s’était arrêté près de la bulle d’observation. Il s’empara de la main d’Art et la serra. Et son regard, si inflexible et ouvert, était un contact d’un autre genre.

— C’est bien. Merci. Alors, continuez ce que vous avez à faire. Poursuivez votre projet de récupération et nous vous prendrons en charge là-bas. Nous nous reverrons ensuite.

Et il s’éloigna à travers le parc en direction de la gare, avec ces longues enjambées qui étaient le propre des jeunes indigènes. Art le suivit longuement du regard, essayant de se souvenir de chaque détail de leur rencontre, de trouver ce qui lui avait conféré une telle importance. C’était simplement, sans doute, décida-t-il, l’expression de Nirgal – elle n’était pas seulement intense, comme c’était souvent le cas chez les jeunes gens, elle possédait une force plaisante, drôle. Il se rappelait le sourire qu’il avait eu quand Art lui avait dit (promis) qu’il allait se joindre à eux. Et il sourit à son tour.

En retrouvant sa chambre, il alla droit à la fenêtre et écarta les rideaux. Puis il s’assit à la table, alluma son lutrin et chercha l’entrée Nirgal. Mais il ne trouva personne de ce nom. Il trouva pourtant Nirgal Vallis, entre le Bassin d’Argyre et Valles Marineris. C’était l’un des meilleurs exemples de chenaux de la planète, apprit-il. Long et sinueux. Nirgal était le nom babylonien de Mars.

Il retourna à la fenêtre, appuya son nez contre la vitre, et plongea le regard au fond de la gorge de la chose, vers le cœur rocailleux du monstre. Vers les parois incurvées, le fond si lointain, la crête acérée et circulaire – il but tout cela des yeux : l’éventail des ocres, des bruns, des gris et des noirs, des orangés, des jaunes et des rouges. Les rouges surtout, qui déployaient toutes leurs variétés… Et, pour la première fois, il n’éprouva aucune crainte. Un sentiment nouveau venait de monter en lui. Il frissonna et sauta sur place un instant, en une brève danse. Désormais, il pourrait affronter ce panorama. Et il pourrait maîtriser la gravité. Il avait rencontré un Martien, un membre de l’underground, un jeune homme au charisme étrange. Et il allait le revoir, lui et les autres… Maintenant, il était vraiment sur Mars.


Et quelques jours après, il était sur la pente ouest de Pavonis Mons, pilotant un petit patrouilleur sur une route étroite qui suivait en parallèle une pente de déjections chaotique. Une voie de chemin de fer à crémaillère plongeait vers le fond. Il avait transmis un dernier message codé à Fort pour lui annoncer qu’il démarrait sa mission et avait reçu sa première réponse : Bon voyage.

Durant la première heure de cette randonnée, il avait vu ce que tout le monde lui avait annoncé comme un panorama spectaculaire. Il avait d’abord escaladé la bordure ouest de la caldeira avant de s’engager sur la pente extérieure. Il se trouvait alors à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Sheffield. Il franchit l’arête sud-ouest du vaste plateau de bordure et s’engagea vers le bas. Un horizon nouveau lui apparut. Tout en bas, et très lointain – une barre incurvée, brumeuse, blanche, comme un croissant de Terre vu du hublot d’une navette spatiale. Ce qui était logique : Pavonis culminait au-dessus d’Amazonis Planitia à l’altitude où certains vaisseaux évoluent lors de la phase finale de leur retour vers la Terre – plus de vingt-cinq mille mètres. Dans la même perspective, il découvrait Arsia Mons, le plus au sud des trois volcans de l’alignement de Tharsis, dressé à l’horizon comme un autre monde voisin. Et ce nuage noir, loin à l’horizon du nord-ouest, ça pouvait bien être Olympus Mons ! Une vue stupéfiante !

C’est ainsi que sa première journée de voyage fut toute en descente. Mais son moral, au contraire, grimpait de plus en plus haut.

« Mon vieux, se dit-il, là, il n’y a plus aucune chance qu’on soit encore au Kansas. On est en route pour aller voir le magicien ! Le puissant magicien de Mars[30] ! »

La route suivait la trace laissée par le câble abattu. Il avait provoqué un impact gigantesque en touchant le sol sur le flanc occidental de Tharsis, moindre que lors de son ultime spirale autour de la planète, bien sûr, mais cela avait suffi à créer ces superbuckies si intéressants qu’Art avait pour mission de repérer. La Bête qui l’attendait avait déjà récupéré le câble dans ce secteur. Il avait pratiquement disparu du paysage, ne laissant que quelques voies ferrées, plus une troisième voie à crémaillère au milieu des restes. La Bête avait construit ces rails avec le carbone du câble avant d’en utiliser d’autres parties, plus le magnésium présent dans le sol, pour bâtir des véhicules autonomes à crémaillère, qui avaient transporté les matériaux récupérés jusqu’aux usines de traitement Ouroboros de Sheffield. Un boulot parfait, se dit Art en voyant passer un petit véhicule robot en route pour la ville.

La seconde journée de son voyage, il quitta l’immense cône de Pavonis pour s’engager sur la bosse de Tharsis. Il rencontra un terrain caillouteux creusé de multiples cratères de météores. La neige s’y mêlait au sable. Il se trouvait maintenant sur la pente ouest de Tharsis couverte de névé, balayée fréquemment par des tempêtes de neige qui ne fondait jamais mais s’accumulait au contraire d’année en année. L’amas de neige écrasée, appelé névé, était encore récent, mais dans quelques années les couches inférieures se transformeraient en glace et des glaciers se formeraient sur les pentes.

De grands rochers se dressaient sur le névé, ainsi que les anneaux de cratères qui semblaient dater de la veille, si l’on oubliait l’épaisse couche de neige qui tapissait leur fond.

Art parcourut encore plusieurs kilomètres avant d’apercevoir enfin la Bête qui travaillait sur les restes du câble. Il en découvrit d’abord la partie supérieure à l’horizon, mais il ne la vit dans son ensemble qu’après une heure. Au milieu de l’étendue déserte, elle semblait moins gigantesque que celle qu’il avait visitée à Sheffield Est mais, en s’approchant de son flanc, il réalisa qu’elle avait les dimensions d’un bloc d’immeubles. Un orifice carré, en bas, ressemblait terriblement à une entrée de parking. Art se dirigea droit dessus et entra – la Bête se déplaçait à trois kilomètres par jour et sa manœuvre n’eut rien d’une performance. Quand il fut à l’intérieur, il suivit une rampe incurvée et franchit un tunnel avant de pénétrer dans le sas. Là, il s’entretint par radio avec l’intelligence artificielle de la Bête. Les portes se refermèrent sur son patrouilleur et, dans la minute suivante, il put descendre du véhicule et emprunter l’ascenseur qui accédait au pont d’observation.


* * *

Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que l’existence à l’intérieur de la Bête n’était pas totalement excitante et, après avoir fait son rapport au bureau de Sheffield et jeté un regard sur le chromatographe du labo, il retourna à son patrouilleur pour profiter un peu plus du paysage. Zafir lui avait dit que ça se passait toujours comme ça avec la Bête : les patrouilleurs devenaient comme autant de poissons-pilotes autour d’une énorme baleine. Même si la vue depuis le pont d’observation était superbe, la plupart des gens préféraient passer le plus clair de la journée à rouler dans le désert environnant.

Ce que fit Art. Le câble abattu, devant la Bête, montrait qu’à l’évidence le choc avait été plus brutal qu’en amont, au début de sa chute. Il était enfoui dans le sol jusqu’au tiers de son diamètre à peu près, et le cylindre était aplati, marqué par de longues crevasses qui révélaient sa structure, faite de mèches de filaments de carbone nanotube, l’un des matériaux les plus résistants connus, quoique, apparemment, celui qui composait le câble du nouvel ascenseur eût des performances encore supérieures.

Et la Bête avançait au milieu de ces ruines. Elle était quatre fois plus haute que le câble calciné qui disparaissait peu à peu dans sa gueule avant d’où montait régulièrement un grondement sourd, quasi infrasonique. Et au début de chaque après-midi, vers deux heures, le sas s’ouvrait à l’arrière et un wagon couvert d’une couche de diamant surgissait sur les rails pour partir en direction de Pavonis, rutilant sous le soleil. Il s’écoulait une dizaine de minutes avant qu’il disparaisse à l’horizon est, dans l’apparente « dépression » qui séparait la Bête de Pavonis.

Art, après avoir assisté au départ quotidien, se perdait dans le désert à bord du patrouilleur « poisson-pilote », entre les cratères et les grands rochers isolés. À dire vrai, il cherchait Nirgal, ou, plutôt, il l’attendait.

La région avait un aspect étrange, qui n’était pas seulement dû à l’éparpillement irrégulier des millions de rocs noirâtres, mais aussi à la couverture du névé que le vent avait sculptée en d’innombrables formes fantastiques. On les appelait sastrugi. Art éprouvait un vrai bonheur à se promener au milieu de ces extrusions aérodynamiques de neige rougeâtre.

Il effectuait un circuit chaque jour. Et chaque jour, la Bête rongeait lentement le câble en se dirigeant vers l’ouest. Art découvrit que les sommets dénudés des rochers étaient souvent colorés par des taches minuscules de lichens à croissance rapide. Toute proportion gardée, puisqu’il s’agissait de lichen. Il en préleva deux échantillons et, de retour à la Bête, appela les données qui les concernait. Apparemment, il s’agissait de lichens produits par le génie génétique : des cryptoendolithiques. À cette altitude, leur présence était précaire – l’article disait que 98 % de leur énergie était consacrée à la survie, ce qui ne leur laissait que 2 % pour la reproduction. Et constituait une amélioration énorme par rapport aux espèces terrestres.

Un après-midi, il s’enfonça très loin vers le nord avec le poisson-pilote et s’arrêta pour ramasser d’autres échantillons. À son retour, la porte du sas refusa de s’ouvrir.

— Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? s’écria-t-il.

Il attendait depuis si longtemps qu’il avait oublié qu’un événement était censé se produire. Et cet événement avait apparemment pris la forme d’un incident électronique. En supposant qu’il s’agissait bien de l’événement qu’il attendait… et non d’autre chose. Il appela par l’intercom et essaya tous les codes qu’il connaissait pour ouvrir la porte. En vain. Et il n’était pas question de déclencher les systèmes d’urgence, puisqu’il ne pouvait entrer dans le patrouilleur. L’intercom de son casque avait une portée très limitée – l’horizon, en fait – qui, au large de Pavonis, se réduisait à quelques kilomètres. La Bête était maintenant au-delà de l’horizon. Il pouvait sans doute se lancer à pied à sa poursuite, mais il atteindrait un point fatal où la Bête autant que le patrouilleur se trouveraient au-delà de l’horizon. Et il serait alors tout seul dans sa combinaison, avec une réserve d’air limitée.

Et brusquement, le paysage de sastrugi sales devint sombre et menaçant, même sous le soleil.

« Et alors, merde ? » se dit Art. Après tout, il était ici pour que les gens de l’underground martien le récupèrent. Nirgal lui avait bien dit que ça ressemblerait à un accident. D’accord, ça n’était peut-être pas cet accident, mais le fait de paniquer ne l’aiderait guère. Mieux valait accepter l’idée qu’il affrontait un problème réel et se tirer de cette situation. Ou bien il décidait de se lancer à la poursuite de la Bête, ou alors il persévérait pour pénétrer dans le patrouilleur.

Il était encore en train de réfléchir tout en tapotant frénétiquement sur son bloc de poignet, quand on lui cogna l’épaule.

— Aahh ! cria-t-il en pivotant brusquement.

Il vit deux personnages en walkers avec de vieux casques élimés. Il les examina à travers leurs visières : une femme au visage de faucon qui semblait prête à le dévorer, et un homme à la peau noire, aux traits fins, avec des dreadlocks gris. Celui qui lui avait donné un coup sur l’épaule. Il venait de lever trois doigts en désignant sa console de poignet. Ce qui devait correspondre à la fréquence de communication qu’ils utilisaient, se dit Art. Il s’aligna dessus.

— Hé ! s’exclama-t-il, plus soulagé qu’il aurait dû normalement l’être, puisque les choses suivaient le cours annoncé par Nirgal et qu’il n’avait jamais été vraiment en danger. On dirait que le sas refuse de s’ouvrir ! Vous pouvez m’aider ?

Ils le regardèrent.

Et l’homme aux dreadlocks eut un rire effrayant tout en lui lançant :

— Bienvenue sur Mars !

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