Habiter un pays nouveau est toujours un défi. Dès qu’ils eurent mis sous tente Nirgal Vallis, Séparation de l’Atmosphère installa certains de ses plus grands aérateurs mésocosmiques, et bientôt la tente fut sous une atmosphère de 500 millibars composée d’un mélange azote-oxygène-argon qui avait été pris et filtré dans l’air ambiant, à 240 millibars. Et les colons commencèrent à affluer. Ils venaient du Caire et de Senzeni Na, de tous les points des deux mondes.
Au début, les gens vécurent dans des caravanes, près de petites serres mobiles. Ils travaillèrent la terre du canyon avec des charrues et des bactéries, et ils utilisèrent les serres pour faire lever les pousses, les arbres et les bambous qui leur serviraient plus tard à construire leurs maisons, et les plantes du désert qui pousseraient autour des fermes. Les argiles de smectite du plancher du canyon constituaient une excellente base, même s’ils devaient y apporter le biote, l’azote, le potassium – mais le phosphore, lui, ne manquait pas, et ils disposaient de plus de sels qu’ils n’en avaient besoin, comme d’habitude.
Ils passèrent ainsi les premières semaines à amender le sol, à faire des semis sous serres et à planter des espèces halophytes résistantes propres au désert. Ils faisaient commerce dans toute la vallée, et de petits marchés apparurent presque dès leur arrivée. Des pistes reliaient les fermes, et une route suivait le centre de la vallée, parallèlement à la rivière. Il n’y avait pas d’aquifère en haut de Nirgal Vallis, et c’était un pipeline de Marineris qui amenait l’eau nécessaire à l’alimentation d’un petit ruisseau. L’eau était captée à la Porte d’Uzboï et renvoyée vers le haut de la vallée sous tente.
Les fermes faisaient chacune un demi-hectare, et chacun essayait de tirer sa subsistance de cet espace. Nombreux étaient ceux qui divisaient leur terrain en six champs miniatures, ce qui permettait une rotation culture/pâturage à chaque saison. Ils avaient tous leurs propres théories agricoles et d’amendement du terrain. Une majorité développait des cultures de rapport immédiat, d’arbres fruitiers, nucifères ou de bois de construction. Beaucoup élevaient des poulets, quelques-uns des chèvres, des moutons, des vaches et des cochons. Les vaches étaient de race naine, à peine plus grandes que les cochons.
Ils essayaient d’installer les fermes près du cours d’eau, pour maintenir les terrains du haut, plus rudes, à l’état sauvage. Ils introduisirent des espèces animales des déserts du Sud-Ouest américain. Des lézards, des tortues et des lièvres se montraient un peu partout, des coyotes, des chats sauvages et des faucons commençaient à attaquer les poulets et les moutons. Ils furent menacés par une surpopulation de lézards alligators, puis de crapauds. La population se stabilisa lentement, mais les fluctuations étaient fréquentes. Les plantes se propageaient maintenant d’elles-mêmes. La vie semblait être née naturellement dans le canyon. Mais les murailles de rocher rouge se dressaient, immuables et ravinées, au-dessus du petit monde irrigué.
Le samedi était jour de marché et les gens affluaient vers les hameaux, entassés dans des pick-ups. Un matin du début de l’hiver 42, ils se rassemblèrent à Playa Blanca, sous un ciel lourd de nuages sombres, pour vendre des légumes tardifs, des produits laitiers et des œufs.
« Vous savez comment reconnaître les œufs qui ont un poussin dedans ? Vous les mettez tous ensemble dans une bassine pleine d’eau et vous attendez que la surface soit absolument calme. Les œufs qui tremblent un tout petit peu sont ceux qui ont un poussin dedans. Vous n’avez plus qu’à les remettre sous les poules et manger les autres. »
« Un mètre-cube de péroxyde d’hydrogène, c’est comme douze cents kilowatt heures ! En plus, ça pèse une tonne et demie. Impossible que vous ayez besoin de tout ça. »
« Nous travaillons avec le Centro de Educacion y Tecnologia du Chili. Ils ont fait un boulot superbe sur la rotation. Incroyable. Venez donc voir. »
« Nous avons aussi des abeilles. »
« Maja est népalais, Bahram est farsi, Mawrth est gallois. Oui, je sais que j’ai l’air de bafouiller, mais c’est parce que je ne prononce pas bien. Le gallois, c’est toujours bizarre. Mawrth, ça doit donner Moth, ou Mort, ou Mars. »
Puis, la nouvelle se répandit dans tout le marché :
« Nirgal est ici ! Nirgal est ici ! Il va prononcer un discours au pavillon… »
Nirgal était bel et bien arrivé. Il précédait d’un pas rapide une foule de plus en plus dense, saluant ses vieux amis et serrant toutes les mains qui se tendaient vers lui. Tous voulaient le suivre. Ils se bousculèrent dans le pavillon et sur le terrain de volley-ball, à l’extrémité ouest du marché. Des cris d’enthousiasme montèrent de la foule frénétique.
Nirgal s’installa sur un banc et leur parla de leur vallée, des autres régions sous tente qui s’étaient créées sur Mars et de ce que tout cela signifiait. Mais, à l’instant précis où il passait à la situation des deux mondes, la tempête éclata. Les premiers éclairs éteignirent les barres luminescentes et, en succession rapide, ils eurent droit à la pluie, à la neige, à la grêle, puis à la boue.
La tente s’érigeait au-dessus de la vallée en pente aiguë, comme le clocher d’une église, et la pluie ruisselait instantanément vers le bas, tandis que la poussière et les graviers étaient repoussés par la charge statique du revêtement piézo-électrique externe. La neige glissait avant de s’agglomérer dans le bas, où elle formait des talus qui étaient presque aussitôt soufflés par des chasse-neige robotisés géants pourvus de longues extensions en tenaille. Dès qu’une tempête de neige éclatait, les machines patrouillaient la route du canyon de haut en bas. Mais avec la boue, le problème était différent. Mêlée à la neige, elle formait des congères dures comme du béton juste au-dessus de la base de la tente et, sous leur poids, la tente pouvait craquer – on avait connu une fois cette catastrophe dans le Nord.
Quand la tempête devint réellement affreuse, la lumière du canyon prenant la couleur d’une branche pourrie, Nirgal déclara :
— On ferait mieux de grimper là-haut.
Ils s’empilèrent tous dans leurs pick-ups et leurs camions pour foncer vers l’ascenseur le plus proche qui desservait la muraille du canyon, du fond jusqu’au niveau supérieur. Là, les gens qui savaient piloter les chasse-neige les conduisaient manuellement, et les grands manchons soufflaient de la vapeur sur les coulées de neige afin de dégager la tente. Ils s’y mirent tous et sortirent les carts à vapeur. Nirgal se joignit à eux, comme s’il se jetait dans une partie de rugby. Très vite, ils s’enfoncèrent jusqu’aux cuisses dans les tourbillons de boue, sous le vent qui soufflait à plus de cent kilomètres par heure, et les nuages noirs et bas qui ne cessaient de cracher d’autres salves de boue. Ils dégageaient, entassaient et poussaient la boue, avançant vers l’est avec le vent, pour aller la déverser dans Uzboï Vallis, qui n’était pas couverte.
Quand la tempête s’apaisa, la tente était intacte, mais le sol alentour, de part et d’autre de Nirgal Vallis, était couvert de boue gelée, et les équipes d’intervention étaient trempées. Ils s’entassèrent dans les ascenseurs et descendirent vers le plancher du canyon, épuisés, glacés. Quand ils sortirent des cabines, ils se regardèrent : ils étaient entièrement noirs, du casque aux bottes. Nirgal enleva son casque et éclata d’un rire irrépressible en jetant de la boue sur ses voisins. Et la bagarre commença. La plupart jugèrent prudent de garder leur casque. La scène était étrange : des gens se battaient à grandes poignées de boue dans l’ombre du canyon, à l’aveuglette, avant de plonger dans la rivière sans cesser de s’agiter et de se battre.
Maya Katarina Toitovna se réveilla de méchante humeur, au milieu d’un rêve dérangeant qu’elle oublia délibérément en sautant du lit. Tout comme elle oublia de tirer la chasse en sortant des toilettes. Les rêves étaient dangereux. Elle s’habilla en tournant le dos au petit miroir du lavabo, et descendit vers la salle commune. Tout Sabishii avait été construit dans le double style nippo-martien. Les alentours, avec leurs pelouses semées de rochers roses et leurs pins, avaient des allures de jardin zen. Il en émanait une beauté épurée qui déplaisait à Maya. C’était comme une sorte de reproche aux rides de son visage. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait afin d’ignorer ce paysage en se concentrant sur son petit déjeuner. L’ennui mortel des obligations quotidiennes. À une table voisine, Vlad, Ursula et Marina déjeunaient avec un groupe d’issei. Les Sabishiiens avaient tous le crâne rasé et, dans leurs combinaisons de travail, ils ressemblaient à des moines bouddhistes. L’un d’eux alluma un petit écran disposé sur la table et un programme d’infos terriennes annonça l’émission d’une métanationale de Moscou qui semblait avoir le même rapport avec la réalité que la Pravda autrefois. Certaines choses ne changeaient jamais. Le programme était en anglais. Le présentateur s’exprimait mieux qu’elle, même après toutes ces années.
« Et maintenant les dernières nouvelles de cette journée du 5 août 2114. »
Maya se raidit sur son siège. À Sabishii, on était le Ls 246, tout près du périhélie – le quatrième jour du 2 novembre –, les journées raccourcissaient, et les nuits, en cette quarante-quatrième année de Mars, étaient clémentes. Maya avait oublié le calendrier terrien depuis des années. Mais là-bas, c’était le jour de son anniversaire. Elle avait – elle dut calculer – cent trente ans.
Avec une sensation de malaise, elle plissa le front et jeta le bagel[70] qu’elle avait commencé à grignoter dans son assiette. Des pensées jaillirent dans sa tête comme une bande d’oiseaux s’envolant d’un arbre – elle ne parvenait pas à les suivre. C’était comme si elle avait l’esprit vide. Cet âge était atrocement anormal ! Qu’est-ce que ça signifiait ? Pourquoi les autres avaient-ils mis les informations à ce moment précis ?
Elle ne toucha plus à son bagel, qui lui semblait avoir une apparence menaçante. Elle se leva et sortit dans la lumière d’automne. Elle descendit le ravissant boulevard principal du vieux quartier, entre le gazon et les érables rouges dont l’un accrochait la lumière éparse du soleil dans une gerbe écarlate. De l’autre côté de la plaza, elle aperçut Yeli Zudov : il jouait aux quilles avec une enfant, sans doute l’arrière-arrière-petite-fille de Mary Dunkel. Les Cent Premiers étaient maintenant nombreux à Sabishii, qui fonctionnait particulièrement bien en tant que ville du demi-monde : ils avaient trouvé leur place dans l’économie locale, ils habitaient le vieux quartier sous de fausses identités, avec des passeports suisses – le tout en parfaite sécurité, ce qui leur permettait de retrouver une vie nouvelle à la surface de Mars. Et sans faire appel à la chirurgie esthétique qui avait tellement changé Sax. L’âge seul s’était livré à une opération chirurgicale sur eux : ils étaient méconnaissables. Maya pouvait se promener dans les rues de la ville sans craindre d’être reconnue : elle n’était qu’une vieille comme tant d’autres. Et si la police de l’Autorité transitoire l’arrêtait, elle ne serait que Ludmilla Novosibirskaya. Mais, à dire vrai, personne ne risquait plus de l’arrêter.
Elle se perdit dans la ville, en essayant d’échapper à elle-même. Depuis l’extrémité nord de la tente, elle contempla l’amas gigantesque de rocaille qui avait été arrachée au mohole de Sabishii. Il formait une longue colline sinueuse qui s’abaissait vers l’horizon, à travers les grands bassins de krummholz de Tyrrhena. Les Sabishiiens l’avaient façonnée afin que vue du ciel elle ressemble à un dragon qui tenait les tentes de la ville entre ses serres. Une faille d’ombre marquait l’endroit où une serre de la patte gauche saillait entre les écailles de la créature. Le soleil du matin était aussi brillant que l’œil d’argent du dragon, qui semblait les fixer par-dessus son épaule.
Le bloc de poignet de Maya bippa et, irritée, elle accepta l’appel. C’était Marina.
— Saxifrage est arrivé, lui dit-elle. Nous devons nous rencontrer dans le jardin de pierre ouest dans une heure.
— J’y serai, dit Maya avant de couper la communication.
La journée promettait ! Elle erra longtemps sur le périmètre ouest de la ville, déprimée, absente. Cent trente ans. Il y avait des Abkhasiens de Géorgie, sur les bords de la mer Noire, qui avaient vécu jusqu’à cet âge sans traitement gériatrique. Et ils continuaient probablement à s’en passer – le traitement n’avait été distribué qu’avec parcimonie sur Terre, selon les courbes de valeur monétaire et de pouvoir, et les Abkhasiens, de tout temps, avaient été pauvres. Heureux et pauvres. Elle essaya de se rappeler la vie en Géorgie, dans cette région où le Caucase rencontrait la mer Noire. La ville s’appelait Sukhumi. Elle avait dû la visiter dans sa jeunesse avec son père qui était géorgien. Mais aucune image ne lui venait à l’esprit, pas le moindre fragment. En fait, elle se rappelait à peine la Terre – Moscou, Baïkonour, la vue depuis Novy Mir. Rien. Elle retrouva le visage de sa mère. Elle riait d’un air sombre par-dessus la table, en faisant la cuisine ou en repassant. Maya savait que ces souvenirs étaient authentiques, parce qu’elle avait parfois répété les mots surgis de sa mémoire, quand elle avait du chagrin. Mais quant aux images vraies… Sa mère était morte dix ans seulement avant que le traitement soit disponible. Si elle en avait bénéficié, elle aurait eu cent cinquante ans aujourd’hui, ce qui n’avait rien de déraisonnable. L’âge extrême avait été porté à cent soixante-dix ans, et il ne cessait d’augmenter. Ceux qui avaient reçu le traitement gériatrique mouraient d’accidents, de maladies rares ou d’erreurs médicales. De meurtre ou de suicide.
Elle atteignit les jardins de pierre sans même avoir vu les rues étroites de la vieille ville. C’était comme ça que les vieux finissaient : en oubliant les événements récents, parce qu’ils ne les avaient pas vus en premier lieu. Le souvenir se perdait avant même de se former, parce que l’esprit se focalisait trop sur le passé.
Vlad, Ursula, Marina et Sax étaient assis sur un banc du parc, en face des premiers bâtiments de Sabishii, encore en usage mais surtout fréquentés par les canards et les oies. L’étang et son pont, les berges de bambous et de rocaille sortaient tout droit d’une gravure sur bois ou d’une peinture sur soie : un cliché. Au-delà de la tente, le grand nuage blanc thermique du mohole se gonflait dans le ciel, plus dense que jamais. Le trou était plus profond de jour en jour et l’atmosphère plus humide.
Elle s’assit en face de ses vieux compagnons et les observa d’un air sombre. De vieux bonshommes, de vieilles mémères à la peau tachetée et ridée. Ils étaient presque comme des étrangers, des gens qu’elle n’avait encore jamais rencontrés. Mais elle connaissait bien le regard couvert et provocant de Marina, et le petit sourire de Vlad – guère surprenant chez un homme qui avait vécu conjointement avec deux femmes durant quatre-vingts ans, apparemment en harmonie et dans la plus parfaite intimité. Certains disaient que Marina et Ursula étaient un couple de lesbiennes, et Vlad une espèce de compagnon, d’animal domestique. Mais nul ne pouvait en être certain. Ursula elle aussi avait l’air heureuse, comme toujours. La tante préférée de tous. Oui… en se concentrant un peu, on pouvait les voir. Seul Sax semblait totalement différent : l’air vif, avec son nez cassé qu’il ne s’était pas encore fait redresser. Au milieu de son nouveau visage séduisant, il se dressait comme une accusation, comme si c’était elle qui lui avait fait tout ce mal, et non pas Phyllis. Il ne la regardait pas, il observait les canards avec une expression douce, comme s’il les étudiait. Le savant en plein travail. Si ce n’est qu’il était désormais un savant fou, qui détruisait tous leurs plans et qui échappait à tout discours rationnel.
Maya plissa les lèvres et se tourna vers Vlad.
— Subarashii et Amexx sont en train d’augmenter les effectifs des troupes de l’Autorité transitoire, dit-il. On a reçu un message d’Hiroko. Ils ont regroupé cette unité qui a attaqué Zygote en une sorte de corps expéditionnaire. Il se dirige actuellement vers le sud, entre Argyre et Hellas. Ils ne semblent pas savoir où se trouvent la plupart des refuges, mais ils ratissent tous les coins possibles l’un après l’autre. Ils ont investi Christianopolis et en ont fait leur base opérationnelle. Ils sont environ cinq cents, avec un armement lourd et une couverture orbitale. Hiroko dit qu’elle a du mal à empêcher Coyote, Kasei et Dao de prendre la tête des guérilleros mars-unistes pour les attaquer. Si les troupes s’en prennent à d’autres refuges, les radicaux vont certainement appeler à la contre-attaque.
C’est-à-dire, les jeunes excités de Zygote, songea Maya, amèrement. Ils ne les avaient pas réellement éduqués, tous les ectogènes et la génération sansei – ils avaient maintenant la quarantaine et une furieuse envie de se battre. Peter, Kasei et le reste de la génération nisei approchaient des soixante-dix ans, et si les choses avaient suivi un cours normal, ils auraient été depuis longtemps les leaders de ce monde. Mais ils vivaient encore dans l’ombre de leurs parents, qui avaient oublié de mourir. Que ressentaient-ils ? Comment pouvaient-ils agir ? Certains d’entre eux, peut-être, se disaient qu’une seconde révolution leur donnerait enfin leur chance. Et c’était sans doute l’unique solution. Après tout, la révolution était le domaine des jeunes.
Et les vieillards restaient assis à regarder les canards sur l’étang. Groupe sombre et sans âme.
— Que sont devenus les Chrétiens ? demanda Maya.
— Quelques-uns sont partis pour Hiranyagarbha, mais les autres sont restés.
Si les forces de l’Autorité transitoire s’emparaient des territoires du Sud, l’underground avait sans doute infiltré les villes. Mais dans quel but ? Ils étaient trop dispersés pour parvenir à secouer l’ordre des deux mondes, régi par la Terre. Soudain, Maya eut le sentiment que l’ensemble de leur projet d’indépendance n’était plus qu’un rêve, une fantaisie qui consolait les survivants décrépits d’une cause perdue.
— Tu sais pourquoi cette escalade s’est produite ? lança-t-elle en foudroyant Sax du regard. C’est parce qu’il y a eu tous ces énormes sabotages.
Sax ne parut pas l’avoir entendue.
— Quel dommage que nous ne nous soyons pas mis d’accord sur une forme d’action commune à Dorsa Brevia, dit Vlad.
— Dorsa Brevia, répéta Maya d’un ton méprisant.
— C’était une bonne idée, intervint Marina.
— Peut-être. Mais sans un plan d’action sur lequel tout le monde aurait été d’accord, cette Constitution n’était… (Maya agita la main.)… qu’un château de sable. Un jeu.
— La notion de base était que chaque groupe devait faire ce qu’il jugerait préférable, dit Vlad.
— Ça, c’était la notion de 61, protesta Maya. Et maintenant, si jamais Coyote et les radicaux se lancent dans une guérilla, nous allons nous retrouver comme en 61.
— Qu’est-ce que tu penses que nous devrions faire ? demanda Ursula avec curiosité.
— Nous devons nous en occuper nous-mêmes ! Nous mettons un plan sur pied, nous décidons de ce qu’il faut faire. Nous le transmettons à l’underground. Si nous n’assumons pas les responsabilités cette fois, alors tout ce qui suivra sera notre faute. Nous sommes les Cent Premiers, les seuls à avoir assez d’autorité pour tout déclencher. Les Sabishiiens nous aideront, et les Bogdanovistes suivront.
— Nous aurons également besoin de Praxis, dit Vlad. Et des Suisses.
— Praxis veut nous aider, insista Marina. Mais que vont dire les radicaux ?
— Il va falloir utiliser la force, fit Maya. On va leur couper le ravitaillement, disperser leurs membres…
— Ça va nous conduire à la guerre civile, protesta Ursula.
— Mais il faut bien les arrêter ! S’ils déclenchent une révolution trop tôt et que les métanationales nous tombent dessus avant que nous soyons prêts, nous sommes condamnés. Toutes ces attaques sans coordination doivent cesser. Elles ne servent à rien, elles ne font qu’accroître les niveaux de sécurité et nous rendre les choses plus difficiles encore. Des actions comme faire sauter Deimos de son orbite leur donnent seulement conscience de notre présence sans que ce soit vraiment efficace…
Sax, qui ne quittait pas les canards des yeux, déclara de sa voix étrangement musicale :
— Il existe actuellement cent quatorze vaisseaux de transit Terre-Mars. Quarante-sept objets en termite… en orbite autour de Mars. La nouvelle Clarke est une station spatiale défendue à cent pour cent. Deimos aurait eu la même fonction. Une base militaire. Une plate-forme de tir.
— C’était une lune vide, dit Maya. Quant à ces véhicules en orbite, il faudra nous en occuper en temps voulu.
Une fois encore, il ne sembla pas l’avoir entendue. Il cilla à peine, sans quitter les canards du regard, se détournant parfois brièvement pour observer Marina.
— Ça doit être une question de décapitation, fit-elle. Comme l’ont dit Nadia, Nirgal et Art à Dorsa Brevia.
— Reste à voir si nous saurons trouver le cou, dit Vlad, sèchement.
Maya sentait sa colère envers Sax monter de minute en minute.
— Nous devrions prendre chacune des villes principales et organiser la population pour une résistance unifiée. Je veux retourner à Hellas.
— Nadia et Art sont dans Fossa Sud, dit Marina. Mais si nous voulons que cela fonctionne, nous allons avoir besoin de tous les Cent Premiers.
— Les Trente-Neuf Premiers, rectifia Sax.
— Nous aurons besoin d’Hiroko, fit Vlad, et c’est par elle que nous pourrons ramener Coyote à la raison.
— Personne n’y parviendra, dit Marina. Mais, oui, nous avons besoin d’Hiroko. Je vais aller à Dorsa Brevia pour lui parler, et nous essaierons de contrôler le Sud.
— Sax ? demanda Vlad.
Sax, arraché à sa rêverie, se tourna vers lui en clignant des yeux. Mais il n’eut pas un regard pour Maya.
— Gestion intégrée des épiphyties. On fait pousser des plantes plus résistantes au milieu des herbes. Et elles les chassent. Je vais prendre Burroughs.
Maya, furieuse devant le mépris de Sax, se leva et partit faire le tour de l’étang. Elle s’arrêta sur l’autre berge, les mains crispées sur une rambarde. Elle leva les yeux vers ses vieux camarades. De là, ils évoquaient des retraités qui radotaient sur un banc à propos de la qualité de la cuisine, du temps, des canards et du dernier tournoi d’échecs. Elle maudit Sax. Est-ce qu’il allait éternellement lui reprocher Phyllis, cette atroce femme ?…
Et soudain, elle entendit leurs voix. Aussi claires que ténues. Derrière elle, il y avait une paroi de céramique, qui faisait presque le tour complet de l’étang. Apparemment, elle constituait une sorte de galerie d’écho et elle entendait les voix des autres une fraction de seconde après qu’ils eurent bougé les lèvres.
— Quel dommage qu’Arkady n’ait pas survécu, venait de dire Vlad. Les Bogdanovistes seraient plus faciles à contrôler.
— Oui, fit Ursula. Lui et John. Et Frank.
— Frank, fit Marina avec mépris. S’il n’avait pas assassiné John, rien de tout cela ne serait arrivé.
Maya tressaillit et serra la rambarde un peu plus fort en se redressant.
— Quoi ? hurla-t-elle sans même réfléchir.
Là-bas, les autres sursautèrent et la regardèrent. Elle lâcha la rambarde et revint vers eux en courant, en trébuchant par deux fois.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? cria-t-elle à Marina en s’approchant d’eux.
Vlad et Ursula vinrent à sa rencontre. Marina, elle, demeura assise, l’air renfrogné, distante. Vlad écarta les bras et Maya l’évita pour se précipiter sur Marina.
— Qu’est-ce que tu avais en tête, hein, en disant ces choses abominables ? (Soudain, sa gorge était nouée par le chagrin.) Pourquoi ? Pourquoi ? Ce sont des Arabes qui ont tué John, tout le monde sait ça !
Marina fit une grimace et baissa la tête.
— Alors ?… insista Maya.
— C’était une façon de parler, dit Vlad, derrière elle. Frank s’efforçait de saper le travail de John à cette époque, et tu sais que c’est vrai. Certains disent qu’il a monté la Fraternité musulmane contre John, c’est tout…
— Pff ! On en a tous discuté. Ça n’a pas de sens !
C’est à cet instant qu’elle remarqua que Sax la regardait. Droit en face, avec une expression particulière, froide et quasiment indéchiffrable : il y avait dans ses yeux une lueur d’accusation, de vengeance, ou bien quoi ?… Elle avait vociféré en russe et les autres lui avaient répondu de même, et elle ne pensait pas que Sax connût le russe. Peut-être était-il seulement curieux de savoir ce qui les perturbait à ce point. Mais il y avait une telle antipathie dans son regard – comme s’il confirmait ce que Marina avait dit, l’enfonçant en elle comme un poignard !
Alors, elle se détourna et s’enfuit en courant.
Elle se retrouva devant la porte de sa chambre sans se souvenir d’avoir traversé tout Sabishii et se précipita à l’intérieur comme dans les bras de sa mère. Mais à quelques pas du lit, dans l’élégance des lambris, elle se redressa sous le choc du souvenir : celui d’une autre chambre, qui de matrice était devenue tombe, dans laquelle elle avait été piégée, toujours sous l’effet de la peur et de la colère… Pas de réponses, pas d’échappatoire, aucun moyen de fuite… Elle se pencha sur le lavabo et, cette fois, en affrontant le petit miroir, elle vit son visage, comme un portrait encadré – hagard, vieilli, avec des yeux cernés de rouge, comme ceux d’un lézard. Une image à vomir. C’était ça, très exactement : cet instant où elle avait surpris le passager clandestin de l’Ares, ce visage entrevu à travers un bocal de culture d’algues. Coyote. Une réalité, et non pas une hallucination.
Il pouvait en être ainsi de ce qu’elle avait appris à propos de Frank et de John.
Elle tenta de se rappeler. Elle lutta de toute sa volonté pour retrouver Frank Chalmers, qui il était vraiment. Cette nuit-là, à Nicosia, elle lui avait parlé. Leur rencontre avait été maladroite, tendue. Frank se comportait toujours comme s’il était agressé, rejeté… Ils s’étaient retrouvés ensemble, tous les deux, alors que John était inconscient, qu’on l’avait emporté jusqu’à la ferme, où il était mort. Jamais Frank n’aurait pu…
Mais bien sûr, il y avait toujours des mercenaires. Des gens que l’on pouvait payer pour frapper pour vous. Ce n’était pas tant que les Arabes aient pu être intéressés par l’argent – ils préféraient être payés par l’honneur, ou par une sorte de quiproquo, le genre de valeur courante que Frank distribuait comme autant de billets…
Mais elle se rappelait tellement peu ces quelques années, des éléments spécifiques. Quand elle se concentrait sur cette période, quand elle s’efforçait de se souvenir, de retrouver ces moments, elle était effrayée d’en voir émerger si peu. Des parcelles, des traces, des éclats qui subsistaient d’une civilisation entière. Elle se rappelait que, dans sa fureur, elle avait cassé une tasse de café sur une table, et que l’anse était restée sur la nappe. Comme un bagel à demi grignoté. Mais cela s’était passé où et quand ? Et avec qui ? Elle n’était sûre de rien. Et un cri s’échappa de sa gorge :
— Ahhh !
Le visage antédiluvien qu’elle avait devant elle l’écœurait, avec son expression de douleur pathétique, reptilienne. Il était tellement laid. Autrefois, elle avait été belle, elle en avait été vaniteuse, elle s’en était servi comme d’un scalpel. Et maintenant… Ses cheveux, avec les ans, étaient passés du blanc pur au gris terne. Leur structure avait sans doute changé lors du dernier traitement. Et ils s’éclaircissaient, mon Dieu ! en certains endroits. C’était répugnant. Elle avait été belle, jadis. Elle avait eu un visage royal, voluptueux… et à présent… Comme si la baronne Blixen, qui avait été si belle dans sa jeunesse, était devenue la sorcière syphilitique Isak Dinesen, pour vivre des siècles durant, comme une goule ou un zombie… Elle n’avait plus que le corps d’un lézard usé vieux de cent trente ans. Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, lézard !…
Elle revint au lavabo et ouvrit l’armoire à pharmacie. Elle trouva les ciseaux de manucure sur l’étagère du haut. Quelque part sur Mars, on fabriquait des ciseaux de manucure, en magnésium, sans doute. Elle s’en empara, tira sur une mèche de cheveux, et la coupa à ras. Les lames étaient émoussées, mais en tirant assez fort elle y arrivait. Elle faisait attention à ne pas se blesser le cuir chevelu car ce qu’il lui restait de fierté ne pourrait le supporter. La corvée fut longue, douloureuse et pénible. Mais Maya y trouva un certain réconfort, une certaine détente, à se montrer aussi méthodique dans la destruction.
Sa coupe initiale était hirsute et avait besoin d’être rectifiée, ce qui lui prit encore pas mal de temps. Une heure exactement. Mais elle n’arrivait pas à égaliser la longueur de ses cheveux. Finalement, elle prit le rasoir dans la douche et termina avec un rouleau de papier hygiénique pour éponger les coupures qui saignaient abondamment, ignorant les anciennes cicatrices qui réapparaissaient, les creux et les bosses affreux de son crâne dénudé. C’était difficile de faire ça en évitant de regarder le monstrueux visage couvert de rides qu’il y avait sur le devant de ce crâne.
Quand ce fut fini, elle contempla sans pitié le monstre dans le miroir – androgyne, usé, dément. L’aigle devenu vautour : la tête chauve, le cou décharné, les petits yeux étrécis, le nez crochu, la bouche petite et sans lèvres à la moue hostile. Et elle fixa longtemps, très longtemps ce visage hideux, ne se souvenant plus de rien à propos de Maya Toitovna. Elle était gelée dans le présent, étrangère à tout.
On frappa à la porte et elle sursauta, soudain libérée. Elle hésita, brusquement honteuse, et même effrayée. Ce fut comme si une autre partie d’elle-même coassait :
— Entrez.
La porte s’ouvrit. C’était Michel. Il s’arrêta sur le seuil.
— Eh bien ?… fit-elle en le regardant avec le sentiment d’être nue.
Il pencha la tête avec un sourire fallacieux.
— Toujours aussi belle.
Elle ne put s’empêcher de rire. Puis, assise sur son lit, elle se mit à pleurer en reniflant.
— Parfois, dit-elle en s’essuyant les yeux, parfois j’en viens à souhaiter de ne plus être Toitovna. Je suis tellement lasse. Tellement lasse de tout ce que j’ai fait.
Michel s’assit près d’elle.
— Jusqu’au bout, nous sommes soudés à nous-mêmes. C’est le prix que nous devons payer pour continuer à penser. Mais qu’est-ce que tu préférerais, être au bagne ou bien idiote ?
Elle secoua la tête.
— J’étais dans le parc avec Vlad, Ursula, Marina, et Sax qui me déteste. Je les ai regardés. Je me suis dit qu’il fallait que nous fassions quelque chose, vraiment, mais je me suis souvenue de tout – j’ai essayé de me souvenir – j’oublie tant de choses… Brusquement, nous semblions tous tellement détériorés.
— Il s’est passé beaucoup de choses.
Il posa une main sur les siennes.
— Est-ce que tu as du mal à te souvenir ? demanda Maya avec un frisson en serrant ses doigts, comme si elle s’accrochait à une bouée. Parfois, j’ai tellement peur de tout oublier. Ce qui veut dire que j’aimerais mieux me trouver au bagne plutôt qu’idiote, pour répondre à ta question. Si on oublie, on est libéré du passé, mais rien ne signifie plus rien. Alors, il n’y a plus moyen de fuir… (Elle se remit à pleurer.)… que l’on se souvienne ou que l’on oublie, la souffrance reste la même.
— Les problèmes de mémoire sont très communs à nos âges. Surtout à moyenne distance, si je puis dire. Certains exercices permettent d’améliorer cela.
— La mémoire n’est pas un muscle.
— Je sais. Mais le pouvoir de mémorisation semble s’améliorer avec l’usage. Apparemment, le simple fait de se rappeler renforce les souvenirs eux-mêmes. Et quand on y réfléchit bien, ça tient debout. Les synapses sont renforcées ou remplacées… Ce genre de chose…
— Mais alors, si l’on ne peut pas affronter ce dont on se souvient… Oh, Michel ! (Elle inspira dans un frémissement.) Ils disent… Marina dit que Frank a assassiné John. Elle l’a dit aux autres alors qu’elle pensait que je ne pouvais pas entendre, comme si c’était une vérité connue de tous ! (Elle lui serra l’épaule, comme si elle voulait lui arracher une vérité qu’il cachait.) Michel, dis-moi la vérité ! C’est ce que vous pensez tous ?…
Il secoua la tête.
— Personne ne sait ce qui s’est réellement passé.
— J’étais là ! J’étais à Nicosia, cette nuit-là, pas eux ! J’étais avec Frank quand c’est arrivé ! Il ne savait rien de ce qui s’était passé, je le jure !
Il plissa les yeux, indécis, et elle lui lança :
— Ne me regarde pas comme ça !
— Mais non, Maya. Il faut que je te dise tout ce que j’ai entendu, et j’essaie moi-même de me souvenir. Toutes sortes de rumeurs ont circulé – toutes sortes ! – à propos de ce qui s’est passé cette nuit-là. Il est exact que, d’une certaine façon, Frank a été compromis. Du moins, il était en relation avec les Saoudiens qui ont tué John. Il avait rencontré celui qui est mort le lendemain, etc.
Maya se mit à pleurer plus violemment, les mains crispées sur le ventre, le visage rivé à l’épaule de Michel.
— Je ne peux pas le supporter. Si je ne sais pas ce qui s’est passé… comment me souvenir ? Comment penser à eux ?
Il la prit dans ses bras, la serra très fort.
— Oh, Maya…
Longtemps après, elle se redressa, gagna le lavabo pour se passer de l’eau froide sur le visage en évitant soigneusement de rencontrer son reflet dans le miroir. Elle retourna jusqu’à son lit et se rassit, terrassée, une fatigue noire au creux de chacun de ses muscles.
Michel lui prit à nouveau la main.
— Je me demande si cela ne te ferait pas du bien de savoir. Ou du moins, d’en apprendre autant que possible. D’enquêter, tu vois. De lire ce qu’on a écrit au sujet de John et de Frank. Parce qu’il existe des livres sur eux, à présent, bien sûr. Tu devrais poser des questions à ceux qui se trouvaient à Nicosia, en particulier aux Arabes qui ont vu Selim el-Hayil avant sa mort. Ce genre de chose. Ça te redonnerait une sorte de contrôle sur toi-même, tu comprends. Ça ne serait pas exactement se souvenir de tout, mais ça ne serait pas oublier non plus. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas la seule alternative. Nous devons assumer notre passé, comprends-tu ? Il faut que nous en fassions une part de ce que nous sommes devenus par un acte simple d’imagination. Un acte créatif, actif. Et non pas un simple processus. Mais je te connais, et tu es toujours meilleure quand tu es active, quand tu disposes d’un petit peu de contrôle.
— Je ne sais pas si j’en serai capable. Mais je ne peux pas supporter de ne pas savoir. En même temps, j’ai peur de savoir. Je ne veux pas savoir. Surtout si c’est vrai.
— Essaie de voir ce que tu éprouves, suggéra Michel. Essaie vraiment. Étant donné que les deux choix sont aussi douloureux l’un que l’autre, il est possible que tu préfères l’action.
— Bien.
Elle renifla et promena son regard autour de la chambre. De l’autre côté du miroir, un meurtrier armé d’une hache la dévisageait.
— Mon Dieu ! Je suis tellement laide ! s’écria-t-elle, au bord de la nausée.
Michel se leva, s’approcha du miroir.
— Il existe un phénomène que nous appelons désordre dysmorphique du corps. C’est en rapport avec d’autres désordres de type obsessionnel-compulsif. Avec un état dépressif. J’ai remarqué ces signes chez toi depuis quelque temps.
— C’est aujourd’hui mon anniversaire.
— Mmm… Oui, c’est curable.
— Les anniversaires ?
— Le désordre dysmorphique corporel.
— Je ne veux pas prendre de drogues.
Il jeta une serviette sur le miroir avant de se retourner vers elle.
— Que veux-tu dire ? Il peut s’agir d’un simple manque de sérotonine. Une insuffisance biochimique. Une maladie passagère. Pas de quoi avoir honte. Nous prenons tous des drogues. La clomipramine serait très utile dans ton cas.
— Je vais y réfléchir.
— Et plus de miroir.
— Je ne suis plus une enfant ! gronda-t-elle. Je sais à quoi je ressemble !
Elle bondit du lit et arracha la serviette du miroir. Comme un vautour reptilien fou, un ptérodactyle féroce – c’était assez impressionnant, en fait.
Il haussa les épaules avec un petit sourire. Elle aurait voulu l’embrasser en cet instant, ou lui cogner dessus. Il aimait tellement les lézards.
Elle secoua la tête pour essayer de s’éclaircir les idées.
— Bien. De l’action, tu as dit. Je préfère sans doute ça à l’alternative, vu la situation dans laquelle nous sommes. (Elle lui révéla les informations qu’ils avaient reçues du Sud et les propositions qu’elle avait faites aux autres.) Ils me mettent vraiment en colère. Ils attendent que le désastre leur retombe dessus, c’est tout. Tous sauf Sax, qui fait n’importe quoi avec ses sabotages, sans consulter personne, sauf ces imbéciles… Il faut que nous travaillions en coordination !
— Très bien, fit Michel d’un ton enthousiaste. Je suis d’accord. On en a besoin.
Elle le scruta.
— Est-ce que tu serais prêt à m’accompagner jusqu’au Bassin d’Hellas ?
Il sourit. Avec un plaisir authentique et pur. Il était ravi qu’elle lui ait demandé cela ! Elle sentit son cœur frémir.
— Mais oui. J’ai du boulot à terminer ici, mais ça peut aller très vite. Quelques semaines, c’est tout.
Il lui souriait encore. Il l’aimait, elle le voyait : non pas seulement en tant qu’ami ou psychanalyste, mais en tant qu’homme, en tant qu’amant. Pourtant, il gardait en lui une certaine distance, la distance de Michel, un reste du psychothérapeute qu’il était. Et elle pouvait continuer à respirer, ainsi. Tout en se sentant aimée. Tout en ayant un ami.
— Ainsi, tu peux encore supporter d’être avec moi, même avec l’image que je présente aujourd’hui…
— Oh, Maya… (Il rit.) Oui, tu es encore belle, si tu veux que je te le dise. Mais tu le sais, Dieu merci. (Il la serra entre ses bras avant de reculer.) C’est un petit peu austère. Mais ça ira.
— Et personne ne me reconnaîtra.
— Aucun de ceux qui ne te connaissent pas. (Il se leva.) Viens. Est-ce que tu as faim ?
— Oui. Donne-moi le temps de me changer.
Il s’assit sur le lit en l’observant. En s’imprégnant d’elle, vieux bouc qu’il était. Son corps avait encore un aspect humain, ce qui était extraordinaire, très féminin, même à cet âge ridiculement posthume. Si elle s’était avancée sur lui en lui offrant ses seins, il se dit qu’il les aurait sucés comme un enfant. Elle s’habillait, son esprit se réveillait, il montait du fond. C’était le meilleur moment de l’onde sinusoïdale, pareil au solstice d’hiver du paléolithique, cet instant de soulagement où l’on sait avec certitude que le soleil reviendra un jour.
— C’est très bien, dit Michel. Maya, nous avons besoin de toi pour diriger, tu le sais. Tu as l’autorité qui convient. L’autorité naturelle. Et c’est une bonne chose que de répartir les tâches pour que tu te concentres sur Hellas. C’est un excellent plan. Mais tu sais : il te faudra bien plus que de la colère.
Elle enfila un sweater (sensation bizarre, avec son cuir chevelu tout nu), et le contempla, surprise. Il leva un doigt en signe d’avertissement.
— Ta colère sera utile, mais elle ne représente pas l’essentiel. Frank n’était fait que de colère, tu te rappelles ? Et tu sais où ça l’a conduit. Non seulement tu vas devoir te battre contre ce que tu hais, mais aussi pour ce que tu aimes, comprends-tu ? Donc, il va falloir que tu découvres ce que tu aimes. Il faudra que tu t’en souviennes, ou que tu crées…
— Oui, oui, fit-elle, soudain agacée. Je t’aime, mais tais-toi, maintenant. (Elle redressa le menton.) Allons manger.
Le train qui allait de Sabishii jusqu’à la piste principale Burroughs-Hellas ne comportait qu’une petite locomotive et trois wagons de voyageurs, tous à demi pleins. Maya alla s’installer dans le tout dernier, au fond. Les gens levèrent le regard sur elle, mais très brièvement. Aucun d’eux ne parut s’offusquer de son crâne rasé. Après tout, les femmes vautours étaient nombreuses sur Mars, et ici même, dans ce train. Elles portaient des combinaisons de travail de couleur rouille, cobalt ou vert pâle, elles étaient toutes vieilles et ravagées par les UV. Les anciens de Mars constituaient une espèce de cliché depuis les tout premiers âges : ils avaient tout vu et ils étaient toujours prêts à vous arracher des larmes avec leurs récits de tempêtes de poussière et de sas bloqués.
C’était aussi bien. Elle préférait ça plutôt que de voir les gens s’agiter sur son passage en s’exclamant : « Voilà Toitovna ! » Pourtant, elle se sentait laide, reléguée. Ce qui était stupide. Elle avait besoin qu’on l’oublie. Et sa laideur lui était utile : le monde a tendance à oublier la laideur. Très efficace.
Elle se tassa dans son siège tout en regardant vers l’avant. Apparemment, un contingent de touristes japonais venus de la Terre avait débarqué à Sabishii. Ils étaient tous entassés sur les sièges avant et bavardaient en contemplant le paysage avec leurs lunettes vidéo, enregistrant la moindre seconde de leur balade, des enregistrements que personne ne regarderait jamais.
Le train démarra lentement et ils s’éloignèrent de Sabishii, qui était encore une petite ville sous tente installée entre les collines. Mais le terrain en mamelons qui s’étendait entre la ville et la piste principale offrait le spectacle de rochers pointus gravés et de petits refuges creusés dans les falaises. Toutes les parois orientées vers le nord étaient encore incrustées de la neige des premières tempêtes automnales, et les mares gelées leur renvoyaient les éclairs du soleil. Les bosquets sombres et ras étaient tous dérivés des anciens plants venus d’Hokkaido et donnaient au paysage un aspect épineux, noir et vert : une collection de jardins bonsaï, chacun d’eux constituant une île sur la mer chaotique de rochers brisés.
Naturellement, les touristes japonais trouvaient cette vision enchanteresse. Il était également possible qu’ils soient de nouveaux immigrants installés à Burroughs et qu’ils visitent Sabishii, le premier site de débarquement japonais sur Mars. Comme s’ils venaient de Tokyo pour découvrir Kyoto. À moins qu’ils fussent natifs de Mars et n’aient jamais vu le Japon. Elle ne le saurait avec certitude que lorsqu’elle les verrait marcher. Mais cela, après tout, n’avait guère d’importance.
La piste passait immédiatement au nord du cratère Jarry-Desloges qui, de l’extérieur, n’était qu’une large colline aplatie. Le tablier était un grand éventail de débris enneigés, semé d’arbres rampants et d’un tapis bigarré de lichens vert foncé et colorés, de bruyères et de fleurs alpestres. Chaque espèce avait sa signature en couleurs, et le champ tout entier était jonché de blocs de roc qui étaient retombés du ciel lors de la formation du cratère. Ce qui donnait l’impression d’un champ de rocaille rouge qui aurait été inondé du dessous par une marée arc-en-ciel.
Maya, tout en laissant ses yeux errer sur la colline, se sentait quelque peu abasourdie. De la neige, des lichens, de la bruyère, des conifères : elle savait que les choses avaient changé sur ce monde pendant qu’elle se cachait sous la calotte polaire – qu’avant, tout avait été différent, qu’elle avait vécu dans un univers de rocher et éprouvé tous les événements intenses qui s’étaient produits durant ces années-là, que son cœur avait été écrasé jusqu’à l’état de stishovite[71] sous leur impact. Mais c’était si dur de retrouver tout ça. De se souvenir de ce qu’il y avait eu auparavant, de ressentir quoi que ce soit si elle venait à se rappeler. Elle se laissa aller en arrière, ferma les yeux en essayant de se relaxer, de s’abandonner à ce qui pouvait survenir…
… Ce n’était pas tant le souvenir spécifique d’un événement spécifique qu’une sorte de composite : Frank Chalmers, dénonçant avec colère, fulminant, raillant. Michel avait raison : Frank avait été un homme coléreux. Mais il n’avait pas été que cela. Plus que n’importe qui, sans doute, elle le savait… elle l’avait vu en paix ou, sinon en paix, heureux, peut-être. Quelque chose de proche, en tout cas. Il avait eu peur d’elle, il avait fait preuve de sollicitude, il avait été amoureux d’elle – elle avait connu cela. Il avait hurlé aussi, déchaîné par ses petites tromperies, ou par rien. Elle avait tout connu de lui. Parce qu’il l’avait aimée.
Mais comment était-il, vraiment ? Ou plutôt, pourquoi avait-il été comme ça ? Était-il possible d’expliquer pourquoi on était ce qu’on était ? Elle avait connu si peu de choses à son propos avant qu’ils se rencontrent : il avait vécu une vie entière en Amérique, et elle n’avait rien vu de cette période. L’homme robuste et sombre qu’elle avait rencontré dans l’Antarctique – même cet homme, elle l’avait presque perdu, il avait été recouvert par tout ce qui était arrivé sur l’Ares, et sur Mars, ensuite. Avant cela, il n’y avait rien, ou presque. Il avait dirigé la NASA, fait décoller le projet Mars, sans doute avec le même style corrosif qu’il avait montré par la suite. Il avait été brièvement marié, elle croyait du moins s’en souvenir. À quoi donc avait pu ressembler ce mariage ? Pauvre femme. Elle sourit. Mais elle entendit à nouveau la voix de Marina : « Si Frank n’avait pas assassiné John… » Et elle frissonna. Elle regarda le lutrin posé sur ses genoux. Les Japonais chantaient en chœur une chanson à boire, apparemment, tout en faisant circuler une fiasque. Ils avaient laissé le cratère Jarry-Desloges derrière eux et abordaient à présent la bordure nord de la cuvette de Iapygia, une dépression ovale qui ouvrait une nouvelle perspective jusqu’à l’horizon. Iapygia était saturée de cratères et, à l’intérieur de chaque anneau, on trouvait des écosystèmes séparés. C’était comme de contempler la vitrine d’un fleuriste après une explosion, avec des paniers répandus un peu partout, fracassés ici un panier de tapisserie jaune, là de palimpseste rose, de tapis persans verts, blanchâtres, bleuâtres…
Elle tapa star son lutrin : Chalmers.
La bibliographie était énorme : articles, interviews, livres, vidéos. Une collection complète de ses communiqués à la Terre, une autre de ses commentaires : diplomatiques, historiques, biographiques, psychologiques, psychobiographiques – des anecdotes, des histoires, des comédies, des tragédies dans tous les médias. Y compris un opéra. Ce qui signifiait que, quelque part sur Terre, une méchante colorature continuait à chanter les pensées de Frank.
Maya éteignit son lutrin, écœurée. Elle inspira à fond pendant quelques minutes avant de le rallumer et de rappeler le dossier de Frank. Elle ne supportait pas les séquences vidéo ni les photos. Elle sélectionna les biographies les plus succinctes prises dans des magazines populaires, en prit une au hasard et se mit à lire.
Il était né à Savannah, Géorgie, en 1976, et avait grandi à Jacksonville, en Floride. Ses parents avaient divorcé alors qu’il avait sept ans et, par la suite, il avait surtout vécu avec son père, dans une résidence de Jacksonville Beach, une construction de plan courant en stuc datant des années 1940, derrière une vieille promenade de bord de mer avec ses boutiques à hamburgers et à crevettes. Il lui était arrivé d’habiter chez son oncle et sa tante, près du centre ville, dominé par les grands buildings des compagnies d’assurances. Il avait huit ans quand sa mère était partie pour l’Iowa. Son père s’était inscrit aux Alcooliques anonymes par trois fois. Au collège, Frank était le président de sa classe, le capitaine de l’équipe de football, où il jouait au centre, et de l’équipe de base-ball, dont il était le receveur. Il dirigeait aussi un projet destiné à débarrasser la rivière Saint-John des jacinthes d’eau qui proliféraient. « Son article dans le bulletin annuel de dernière année est interminable, du genre qui vous fait soupçonner que quelque chose n’est pas clair ! » Il était entré tout droit à Harvard, où il avait obtenu une bourse. L’année suivante, il avait été transféré au MIT[72] où il avait décroché ses licences en ingénierie et en astronomie. Quatre années durant, il avait vécu seul dans une chambre, au-dessus d’un garage, à Cambridge, et il ne subsistait que de rares informations de cette période de son existence. Rares étaient ceux qui l’avaient connu. « Il a traversé Boston comme un fantôme ! »
À sa sortie de l’université, il avait pris un emploi dans le National Service Corps, à Fort Walton Beach, en Floride, et c’était à partir de là qu’il avait été projeté sur la scène nationale. Il avait été à la tête d’un des programmes de génie civil les plus réussis du NSC : un projet de construction de logements destinés aux immigrants caraïbes qui débarquaient à Pensacola. Des milliers de gens l’avaient connu alors, du moins au niveau professionnel. « Ils sont tous d’accord : c’était un leader charismatique, qui se dévouait à la cause des immigrants, qui travaillait sans relâche pour leur intégration dans la société américaine. » Durant ces années-là, il avait épousé la jolie Priscilla Jones, fille d’une famille très en vue de Pensacola. On commençait à lui prédire une carrière politique. « Il était au sommet du monde ! » Le programme du NSC fut achevé en 2004 et, en 2005, il rejoignit les astronautes à Huntsville, Alabama. Son mariage fut brisé cette même année. C’est en 2007 qu’il devint officiellement astronaute et il assuma très vite un poste dans « l’administration de vol ». Il fit l’un de ses plus longs séjours dans l’espace : six semaines à bord de la station américaine, seul avec l’étoile montante, son collègue John Boone. Il avait été nommé à la tête de la NASA en 2015, alors que Boone était promu commandant de la station. C’est ensemble qu’ils avaient monté le projet « Apollo Mars » avec le gouvernement et, après le débarquement de John Boone en 2020, ils avaient tous deux rejoints les Cent Premiers, et ils étaient partis pour Mars en 2027.
Maya restait fascinée par les caractères romains, noirs et nets. Les articles étaient brefs, sommaires, et avec leurs allusions et leurs points d’exclamation ils avaient une certaine valeur suggestive, ça ne faisait pas de doute. Un enfant sans mère dont le père buvait, un jeune homme idéaliste et travailleur qui montait dans l’existence, mais qui perdait son job et brisait son mariage la même année. 2005 méritait d’être exploré par le détail. Après ça, Frank lui apparaissait plutôt clairement. Astronaute à la NASA toujours à lutter pour obtenir plus de temps d’espace, à grimper dans l’administration pour acquérir le pouvoir de partir plus souvent… Dans cette période, les brèves descriptions de Frank correspondaient davantage à l’homme qu’elle avait connu. Mais quant à ses années d’enfance, de jeunesse, elles étaient difficiles à imaginer : il était dur de concevoir le Frank de ce temps-là.
Elle appela de nouveau l’index et parcourut la liste des entrées biographiques. Elle repéra un article : Promesses brisées : Frank Chalmers et le NSC. Elle tapa le code et le texte apparut. Elle le déroula jusqu’à lire son nom.
Tout comme bien des gens qui affrontent des problèmes fondamentaux dans leur vie, Chalmers, durant ses années de Floride, remplit ses journées par une activité incessante. S’il n’avait pas un instant pour se reposer, du matin au soir, il n’avait donc pas un instant pour penser. Cette stratégie lui avait toujours réussi depuis ses années de collège, quand, en plus des cours, il avait consacré près de vingt heures par semaine à un programme d’alphabétisation dans la région de Jacksonville Beach. À Boston, ses responsabilités universitaires avaient fait de lui ce qu’un de ses collègues a défini comme « un homme invisible », et nous en savons moins sur cette période de sa vie que sur toute autre. Pendant sa première année à Boston, il n’avait pas d’adresse, rien qu’une boîte postale, et certains témoignages rapportent qu’il vécut principalement dans sa voiture durant ce premier hiver. Il dormait sur la banquette arrière et utilisait les douches du gymnase du campus. Il ne retrouva une adresse que lorsqu’il eut réussi à se faire transférer au MIT…
Maya tapa « avance rapide ».
Le programme de génie civil du NSC marqua son retour aux fonctions sociales qui avaient comblé tant d’heures de sa période Jacksonville. La côte de Pensacola, au début du vingt et unième siècle, était l’un des lieux les plus déshérités d’Amérique, avec l’immigration caraïbe, la fermeture des bases militaires et le passage du cyclone Dale qui s’étaient combinés pour provoquer une misère noire. Un ancien employé du NSC a pu dire : « C’était comme si on travaillait en Afrique. » C’est durant les trois années qu’il passa à Pensacola que Chalmers prend pour nous sa dimension sociale véritable. Il réussit à rassembler des fonds pour lancer de nouveaux chantiers dont l’impact fut énorme sur tout le littoral et sauva des milliers de gens qui vivaient dans des abris de fortune après le passage de Dale. Le Fonds d’aide fédérale à la construction et à la formation dans les métiers de la construction avait pour but d’apprendre aux gens à construire leurs logements et à mettre à profit plus tard, et ailleurs, leur nouvelle formation. Ces programmes furent accueillis avec enthousiasme parmi les déshérités, mais très mal considérés par l’industrie locale du bâtiment, qui ressentit cette intervention fédérale comme une nouvelle intrusion du gouvernement dans les affaires privées, l’accusant de s’en prendre à son gagne-pain. Chalmers dut donc faire face à une campagne de controverses et, dans ces premières années du nouveau siècle, il se manifesta souvent dans les médias de la région pour défendre avec enthousiasme son programme, qu’il présentait comme faisant partie d’un immense effort populaire d’action sociale. À la demande du Fort Walton Beach Journal, il écrivit dans un éditorial : « La solution évidente au marasme dans lequel nous sommes est d’employer toutes nos énergies à résoudre ce problème et à y travailler de manière systématique. Nous avons besoin de construire des écoles pour apprendre à lire à nos enfants, pour qu’ils deviennent des médecins qui nous guériront, des avocats qui nous défendront, afin que le partage soit équitable. Nous avons besoin de bâtir nos maisons et nos fermes, et de nous nourrir par nos propres moyens. » Il réussit à communiquer son enthousiasme à la plupart de ceux qui avaient été engagés par la branche locale du NSC. Les résultats obtenus à Pensacola et à Fort Walton Beach lui valurent des subventions plus importantes de Washington, ainsi que des primes des sociétés participantes. Au point culminant du programme, en 2004, le NSC de Pensacola Coast employait vingt mille personnes et était l’un des facteurs essentiels de ce que l’on appela « la Renaissance du Golfe ». Le mariage de Chalmers avec Priscilla Jones, fille d’une vieille famille fortunée de Panama City, parut être alors le symbole de cette nouvelle synthèse de la pauvreté et des privilèges en Floride, et le couple fut très en vue dans la société de la côte pendant deux ans.
L’accession au pouvoir de l’administration Ellis en 2004 mit un terme à cette période. Cette élection marqua l’un des grands revers de l’équilibre politique américain : l’ère progressiste des années 90 cédait devant ce que l’on décrivit comme une réaction de la classe moyenne contre l’immigration massive du début du siècle, phénomène que l’on accusait ouvertement d’être responsable de la croissance zéro.
La dissolution brutale du NSC fut l’une des premières décisions de l’administration Ellis. Chalmers passa deux mois à Washington à témoigner devant les sous-comités de la Chambre et du Sénat pour tenter de soutenir le vote d’un amendement destiné à relancer le programme. Il joua un rôle déterminant dans la rédaction de cet amendement, l’Acte de Nakamura, mais deux sénateurs démocrates de Floride et un représentant du Congrès du district de Pensacola refusèrent de le voter, et le Congrès ne fut pas en mesure de s’opposer au veto. Le programme, selon la nouvelle administration, « menaçait les valeurs du marché », et on y mit un terme. L’inculpation et l’arrestation de dix-neuf représentants du Congrès (y compris celui de Pensacola) pour trafic d’influence dans le secteur de la construction n’intervinrent que huit ans plus tard. Mais le NSC, alors, était mort et ses vétérans dispersés. Le président Ellis devait déclarer : « Le NSC a atteint ses objectifs dans la période où il était nécessaire. Mais maintenant, son temps est passé. »
Pour Frank Chalmers, ce fut l’heure de la rupture. Il se retira de la vie publique. Lui et Priscilla déménagèrent pour Huntsville, et leur union n’y survécut pas. Priscilla se remaria très vite avec un ami de sa famille qu’elle avait connu avant l’arrivée de Chalmers. À Washington, Chalmers s’installa dans une existence austère dans laquelle la NASA paraissait être son unique sujet d’intérêt. Il était connu pour ses journées de dix-huit heures et la part énorme qu’il avait dans les succès de la NASA. Ce qui le rendit célèbre à l’échelle nationale, mais personne, à la NASA ou dans les sphères de Washington, ne pouvait prétendre le connaître vraiment. Ses programmes surchargés et ses longues heures de travail lui servaient à nouveau de masque. Un masque derrière lequel l’artisan social idéaliste du Golfe disparut pour de bon.
Une brusque agitation à l’avant du wagon obligea Maya à lever les yeux. Les Japonais venaient tous de se lever en même temps et descendaient leurs bagages. Il était évident maintenant qu’ils étaient originaires de Burroughs : la plupart mesuraient près de deux mètres. Dégingandés, riant de toutes leurs dents, avec les mêmes cheveux drus noirs et brillants. Que ce fut à cause de la gravité, de l’alimentation, de n’importe quoi, les gens, sur Mars, devenaient plus grands. Ces Japonais rappelaient à Maya les ectogènes de Zygote, ces gamins bizarres qui avaient poussé comme des herbes folles… Et qui étaient à présent dispersés sur toute la planète, ayant oublié leur petit monde originel, comme tant d’autres avant eux.
Elle grimaça et, obéissant à une brusque impulsion, elle tapa sur son lutrin pour appeler des illustrations. Une photo de Frank à vingt-trois ans, alors qu’il commençait à travailler pour le NSC : un jeune homme brun au sourire assuré, qui semblait regarder le monde avant de l’invectiver, pour lui apprendre ce qu’il ignorait encore. Si jeune ! Si jeune et confiant. Au premier regard, Maya mit cela sur le compte de l’innocence de la jeunesse, mais en fait le visage ne semblait pas innocent. Il n’avait pas eu une enfance innocente. C’était un battant, qui avait su trouver sa méthode, et qui gagnait. Une force difficile à vaincre. C’était ce que semblait dire son sourire.
Mais si tu shootes sur le monde, tu te casses le pied. Comme on disait dans le Kamchatka, se souvint Maya.
Le train ralentit et s’arrêta doucement. Ils étaient à la gare de Fournier, où la ligne de Sabishii rejoignait la grande piste Burroughs-Hellas.
Les Japonais descendirent, Maya éteignit son lutrin et leur emboîta le pas. La gare était une simple petite tente, au sud du cratère Fournier : un simple dôme en T sous lequel couraient les lignes et les quais. Toute une foule se pressait sur les trois niveaux de la gare : des groupes et des gens seuls, pour la plupart en combinaison de travail. Mais Maya en remarqua certains en costume ou en uniforme de telle ou telle métanationale, ou en tenue de vacances négligée, c’est-à-dire en pantalon flottant, blouse et mocassins.
Maya trouva le spectacle un peu alarmant : il y avait trop de gens ici, et elle se perdit d’un pas incertain entre les kiosques et les cafés qui s’alignaient au long des quais. Personne ne s’arrêta au passage de ce vieil androgyne chauve. Elle circulait entre tous ces étrangers et sentait la caresse de la brise artificielle sur son cuir chevelu. Elle prit place au début de la queue pour le prochain train en direction du sud, et la photo du lutrin ne cessait de tourner dans son esprit. Il était si jeune ! Est-ce qu’ils avaient tous été aussi jeunes ?…
À une heure, le train arriva du nord en sifflant et s’arrêta devant le quai. Des gardes de la sécurité surgirent de leur poste, près des cafés, et sous leur regard morose, elle posa son poignet sur un vérificateur portable avant de monter dans une voiture. Une nouvelle procédure, très simple. Mais, en s’asseyant, elle sentit les battements accélérés de son cœur. À l’évidence, les Sabishiiens, avec l’aide des Suisses, avaient réussi à circonvenir le nouveau système de l’Autorité, et la puce de son bloc-poignet contenait à présent des informations différentes de celles de 61. Mais elle ne se fiait pas à ce monde de sécurité et de cryptographie, et même si l’alarme n’avait pas sonné dans un système qui n’hésiterait pas à la traquer le moment venu, elle avait quelques raisons d’avoir peur – elle était Maya Toitovna, l’une des femmes les plus célèbres de l’histoire, l’une des criminelles les plus recherchées sur Mars. Et les passagers avaient levé les yeux sur elle quand elle avait descendu la travée centrale, nue sous sa combinaison de coton bleu.
Nue mais invisible, parce que irregardable. Et la vérité, c’était qu’au moins la moitié des passagers semblaient aussi vieux qu’elle : des vétérans martiens qui paraissaient soixante-dix ans mais qui pouvaient en avoir deux fois plus, usés, ridés, les cheveux gris ou chauves, irradiés, dispersés entre les jeunes indigènes de la planète comme des feuilles d’automne sur un gazon frais. Et elle crut remarquer parmi eux Spencer Jackson. En jetant son bagage avec les autres, elle porta son regard à trois rangées de là. Le crâne dénudé du personnage ne lui apprenait pas grand-chose, mais elle était presque certaine que c’était bien Jackson. Sale coup. Par principe, les Cent Premiers (désormais les Trente-Neuf Premiers) s’arrangeaient pour ne pas voyager ensemble. Mais il existait toujours un risque qu’ils se rencontrent par hasard.
Elle s’était installée près de la fenêtre et se demandait ce qu’il faisait. La dernière fois qu’elle avait entendu parler de Spencer, lui et Sax formaient une équipe technologique dans le mohole de Vishniac. Ils mettaient au point des armes nouvelles à propos desquelles ils étaient très discrets, du moins selon Vlad. Donc, il faisait partie de la bande de hors-la-loi cinglés que Sax avait rassemblée pour ses opérations d’écosabotage. Plus ou moins, en tout cas. Ça ne lui ressemblait pas, et elle se demanda s’il n’était pas cette influence modératrice qu’ils avaient tous remarquée dans les dernières activités de Sax. Est-ce qu’il se rendait à Hellas, ou bien regagnait-il les refuges du Sud ? Ça… elle devrait attendre Hellas pour le découvrir, vu que le protocole exigeait qu’ils s’ignorent jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en privé.
Donc, elle ignora Spencer, si c’était bien lui, de même que les autres passagers. La place voisine était libre. En face d’elle, Maya avait deux quinquagénaires en costume. Des émigrants, apparemment, tout comme les deux autres qui étaient installés de l’autre côté de la travée. Tandis que le train quittait la gare, ils se mirent à discuter d’un jeu auquel ils avaient participé.
« Il a fait un coup d’un mile ! Il a eu de la chance de retrouver sa balle ! » Vraisemblablement, il s’agissait de golf. Des Américains, probablement. Des cadres de métanationales qui allaient en inspection sur les sites d’Hellas, mais qui n’en dirent pas plus. Maya reprit son lutrin et mit son casque d’écoute. Elle appela la Novy Pravda et regarda les minuscules images émises depuis Moscou. Elle avait du mal à se concentrer sur les voix, qui avaient un effet soporifique. Le train filait vers le sud. Le commentateur déplorait le développement du conflit entre Armscor et Subarashii à propos des clauses du plan de développement sibérien. Des larmes de crocodiles étant donné que le gouvernement russe espérait depuis des années voir les deux géants s’affronter afin de créer une situation d’enchère pour les champs pétrolifères, ce qui était préférable à un front métanational uni qui dicterait ses propres clauses et braderait les gisements pour rien. Il était d’ailleurs surprenant que ces deux métanats aient contrevenu à la règle. Maya n’osait pas espérer que cette situation persiste. Les métanats avaient tout intérêt à souder leurs efforts pour disposer des ressources sans avoir à combattre. Si elles se querellaient, le fragile équilibre du pouvoir pourrait céder et retomber sur elles, une éventualité dont elles avaient certainement conscience.
Vaguement somnolente, elle se laissa aller sur l’appuie-tête en regardant défiler le paysage. Ils descendaient vers le fond de la cuvette de Iapygia, et la vue se déployait vers le sud-ouest. Elle lui rappelait la limite de la taïga sur la toundra sibérienne qu’elle avait entrevue aux infos de Moscou – une pente fendue par le gel, couverte de rochers pris dans la neige et la glace, marqués de lichens et de mousses amorphes dans les tons olive et kaki, de cactées corail et d’arbustes nains réfugiés dans les moindres creux. Une vallée au fond plat était tapissée de pingos qui évoquaient une poussée d’acné, tachetés de boue. Maya s’endormit un instant.
Elle s’éveilla avec, dans l’esprit, le visage de Frank à vingt-trois ans. Elle eut une pensée floue pour ce qu’elle avait lu à son sujet, essayant de recoller les fragments pour avoir une image. Le père : qu’est-ce qui avait pu le pousser à s’inscrire aux Alcooliques anonymes trois fois pour les quitter deux fois (ou bien était-ce trois ?…). Cela sonnait mal. Et ensuite, comme en réponse à sa question, elle pensa au Frank intoxiqué par le travail qu’elle avait connu, même si le travail semblait un idéal peu Frank Chalmersiste. Le Frank qu’elle avait connu ne croyait pas à la justice sociale. Politiquement, c’était un pessimiste, engagé dans une perpétuelle action d’arrière-garde pour empêcher le pire de s’aggraver encore. Une carrière vouée à limiter les dégâts – et, selon certains, à se pousser dans le monde. Sans doute vrai. Bien qu’elle ait toujours pensé qu’il ne visait le pouvoir que pour mieux limiter les dégâts. Mais il était impossible de distinguer une motivation de l’autre, tant elles étaient mêlées, comme les rochers et la mousse dans la cuvette. Le pouvoir avait bien des facettes.
Si seulement Frank n’avait pas assassiné John… Elle regarda son lutrin, le ralluma, et tapa le nom de John. La bibliographie était interminable. Elle vérifia le nombre d’entrées : 5.146. Et encore s’agissait-il d’une sélection. Frank n’avait eu droit qu’à quelques centaines tout au plus. Elle passa en mode indexé et appela « Mort de… ».
Des centaines d’entrées ! Avec une sensation de froid, en sueur soudain, elle parcourut très vite la liste. La connexion de Berne, la Fraternité musulmane, Mars-Un, l’AMONU, Frank, elle-même, Helmut Bronski, Sax, Samantha. Au titre seul, elle sut que toutes les théories sur sa mort étaient prises en compte. Bien entendu. La théorie de la conspiration était très populaire, sur le moment et pour toujours. Les gens voulaient tellement que ce genre de catastrophe aille au-delà d’un simple acte de folie et qu’on lâche les chiens.
Elle fut tellement écœurée en voyant son nom sur la liste qu’elle faillit quitter le dossier. Mais, une fois encore, est-ce que ça n’était pas l’effet de la peur ? Elle ouvrit l’une des biographies de la presse populaire et découvrit une photo de John. Elle sentit l’ancien chagrin qui l’effleurait, ne laissant qu’une sorte de désolation sèche, sans émotion. Elle cliqua sur le chapitre final.
La mort de John Boone et les émeutes qui suivirent l’inauguration de Nicosia furent les signes avant-coureurs des tensions de la société martienne, qui devaient aboutir à l’explosion de 2061. Il y avait déjà sur Mars un grand nombre de techniciens de la construction et d’ingénieurs de bas niveau arabes, qui vivaient dans des conditions précaires, à proximité de groupes ethniques avec lesquels ils avaient toujours eu des différends historiques. Également dans le voisinage du personnel administratif qui disposait de meilleurs logements et de privilèges quant aux déplacements en surface. Un mélange volatil composé de plusieurs groupes était descendu à Nicosia pour la circonstance et, durant plusieurs jours, la cité fut bondée.
Clic-clic.
Néanmoins, les raisons de cette violence extrême n’ont, à mon sens, jamais été expliquées de façon satisfaisante. La théorie de Jensen, qui veut que le conflit interarabe, envenimé par la guerre de libération du Liban contre la Syrie, ait été le détonateur des émeutes de Nicosia, est acceptée par un grand nombre. Et il est certain que des éléments radicaux des mouvements Ahad et Fatah de la Fraternité musulmane étaient surplace cette nuit-là et que, dans certains secteurs, on les a vus se battre entre eux. Mais on a rapporté des agressions musulmanes contre la communauté suisse, et quelquefois des Suisses contre les Arabes ou autres ethnies. Le niveau élevé de violence aveugle est très difficilement explicable par le seul conflit arabe.
Les témoignages officiels de presque toutes les personnes présentes à Nicosia cette nuit-là laissent planer un mystère sur l’origine de ce conflit. Un certain nombre de positions suggéreraient la présence d’un agent provocateur[73] qui ne fut jamais identifié.
Clic-clic.
À minuit, au début du laps de temps martien, Saxifrage Russell se trouvait dans un café du centre, Samantha Hoyle faisait le tour du mur d’enceinte, et Frank Chalmers et Maya Toitovna s’étaient rencontrés dans le parc ouest, où les discours avaient été prononcés quelques heures auparavant. Les bagarres avaient déjà commencé dans la médina. John Boone descendit le boulevard central pour enquêter sur les raisons de ces troubles, de même que Sax Russell, parti dans une autre direction. Dix minutes plus tard environ, Boone fut assailli par un groupe de trois à six hommes, que certains témoins identifièrent comme étant des « Arabes », contrairement à d’autres. Il fut jeté à terre et emporté dans la médina avant que quiconque puisse s’y opposer. La recherche qu’organisa Russell, qui avait été témoin de l’agression, ne donna aucune trace de Boone. Ce n’est qu’à 12 h 27 qu’une équipe plus importante le retrouva dans la ferme de la ville. De là, il fut conduit jusqu’à l’hôpital le plus proche, sur le boulevard des Cyprès. Russell, Chalmers et Toitovna étaient du groupe…
Une fois encore, une certaine agitation arracha Maya à sa lecture. Elle avait la peau moite et frissonnait un peu. Certains souvenirs ne s’effaçaient jamais vraiment, quoi qu’on fasse : elle se rappelait parfaitement les éclats de verre, la silhouette dans l’herbe, le regard perplexe de Frank, et l’expression intriguée et tellement différente sur le visage de John.
Des agents de l’Autorité descendaient lentement la travée centrale, vérifiant les identités, les autorisations de déplacement… Deux autres étaient en poste au fond de la voiture.
Maya éteignit son lutrin. Elle surveillait les trois policiers. Son pouls s’était brusquement accéléré. Ce genre de contrôle était nouveau. Elle n’y avait jamais assisté, et il semblait bien que ses voisins étaient dans le même cas. Toutes les conversations s’étaient tues, tous les regards étaient braqués sur les policiers. N’importe qui pouvait voyager sous une fausse identité et une sorte de solidarité s’était soudain installée entre eux. Personne n’essayait de surprendre celui qui avait pâli.
Il était évident que les trois agents étaient conscients de cette réaction et ils ne semblaient pas accorder une véritable attention à ceux qu’ils contrôlaient. Ils plaisantaient entre eux sur les restaurants d’Odessa en progressant rapidement d’une rangée à l’autre, faisant simplement signe aux gens de présenter leur bloc-poignet au petit lecteur avant de consulter les résultats et de les comparer aux photos officielles.
Ils arrivèrent à la hauteur de Spencer, et Maya sentit son cœur battre encore plus vite. Spencer (s’il s’agissait bien de lui) leva tranquillement la main, sans quitter des yeux, apparemment, le siège d’en face. Soudain, Maya le reconnut : dans le dessin des veines de sa main, les taches de vieillesse. C’était bien Spencer Jackson, aucun doute. Elle le connaissait par cœur. Il répondait à une question à voix basse. Le policier qui tenait l’identificateur vocal-visuel le promena rapidement devant le visage de Spencer, et ils attendirent. Ils eurent enfin le résultat sur l’écran et s’avancèrent. Ils n’étaient plus qu’à deux rangées de Maya. Même les hommes d’affaires exubérants étaient silencieux, impressionnés : ils haussaient les sourcils en échangeant des grimaces sardoniques devant ces mesures de contrôle qui leur paraissaient grotesques. Et qui ne leur plaisaient guère. L’Autorité avait commis une faute. Ce qui redonna un peu de courage à Maya, qui se tourna vers le paysage. Ils escaladaient la pente sud de la cuvette, de niveau en niveau, selon un angle très faible, entre les collines basses, sans accélérer, comme portés par un tapis volant, survolant le parterre magique du paysage.
Les policiers se penchèrent vers elle. Celui qui était le plus proche portait sur son uniforme rouille un ceinturon auquel étaient accrochés divers instruments, dont un paralyseur.
— Identité, s’il vous plaît.
Il portait un badge d’identification, avec photo et dosimètre, et l’insigne « Autorité transitoire des Nations unies ». C’était un jeune immigrant d’environ vingt-cinq ans, au visage mince, quoiqu’il parût plus fatigué que sur sa photo d’identité. Il se tourna vers la femme qui se trouvait derrière lui.
— J’aime beaucoup le veau au parmesan qu’ils font, dit-il.
Maya sentit le contact tiède du lecteur sur son poignet. La femme l’observait attentivement. Maya l’ignora et se contenta de regarder son poignet. Elle aurait tellement aimé avoir une arme. Puis elle se tourna vers l’œil de l’identificateur vocal-visuel.
— Quelle est votre destination ? demanda le jeune policier.
— Odessa.
Le silence s’établit durant un instant.
Puis un bip aigu.
— Bon séjour.
Ils s’éloignèrent.
Maya lutta pour retrouver son souffle. Les lecteurs de poignet prenaient en même temps votre pouls, et s’il dépassait cent dix, ils l’inscrivaient sur l’applicateur. En un sens, c’était un détecteur de mensonge. Apparemment, elle était restée au-dessous de la limite. Mais sa voix et ses rétines n’avaient pas changé. Son passeport suisse devait être particulièrement solide pour tromper les lecteurs, du moins dans ce dispositif de sécurité. Est-ce que les Suisses en étaient seuls responsables, ou bien les Sabishiiens, ou encore Coyote, Sax, ou quelque force qu’elle ignorait ?… Ou bien avait-elle été repérée mais non arrêtée pour qu’on la suive et en apprenne plus sur les Cent en fuite ? L’idée semblait tout aussi possible que celle de circonvenir les grandes banques de données.
Mais pour le moment, on la laissait tranquille. Les policiers étaient partis. Elle tapota sur son lutrin et, sans vraiment réfléchir, elle rappela l’article qu’elle avait commencé à lire. Michel avait raison : en se plongeant là-dedans, elle se sentait dure, résistante. Toutes ces théories expliquaient la mort de John Boone. Il avait été assassiné, et voilà qu’elle était contrôlée par la police alors qu’elle voyageait sur Mars dans un train ordinaire. Difficile de ne pas penser qu’il y avait là une relation de cause à effet. Si John avait vécu, les choses seraient différentes.
Cette nuit-là, pratiquement tous les habitants de Nicosia ont été accusés d’avoir participé au meurtre, et évidemment les principaux acteurs : Russell et Hoyle, sur la base de leurs désaccords absolus sur la politique des Mars-Unistes ; Toitovna, pour une querelle d’amoureux ; et tous les groupes ethniques ou nationaux de Nicosia à cause de querelles politiques, réelles ou imaginaires. Mais il est certain qu’au fil des années le suspect numéro un est devenu Frank Chalmers. Bien qu’il ait été remarqué en compagnie de Toitovna au moment de l’attentat (ce qui, selon certaines théories, désigne Toitovna comme un instrument ou une complice), ses accointances avec les Égyptiens et les Saoudiens se trouvant à Nicosia cette nuit-là ainsi que ses conflits perpétuels avec Boone le désignent comme le responsable essentiel du meurtre. Il n’y a quasiment personne pour nier que Selim el-Hayil ait été le leader des trois Arabes qui ont avoué avant leur assassinat ! suicide. Mais cela ne fait qu’ajouter au dossier de Chalmers, qui avait des rapports étroits avec el-Hayil. Des rapports confidentiels et autres documents font tous état de la présence du « passager clandestin » à Nicosia, qui aurait surpris Chalmers et el-Hayil en grande conversation cette nuit-là. Etant donné que le « passager clandestin » est un mécanisme mythique par lequel les gens transmettent leur perception anonyme du Martien commun, il est possible que ces rapports émanent de personnes qui ne tenaient pas à être identifiées comme témoins.
Quant aux faits réels, nous pouvons seulement dire qu’el-Hayil était dans la phase ultime d’un paroxysme fatal lorsqu’il fit irruption dans l’hôtel qu’occupaient les Égyptiens, pour confesser le meurtre de Boone, en affirmant qu’il en avait été l’instigateur, mais qu’il avait été aidé par Rashid Abou et Buland Besseisso, de la faction Ahad. Zeyk Al-Haj transmit les enregistrements de cette confession à la police de l’AMONU dès le lendemain. Les cadavres d’Abou et Besseisso furent retrouvés plus tard dans l’après-midi, dans une chambre de la médina. Ils avaient été empoisonnés par des coagulants qu’ils s’étaient administrés eux-mêmes. Les véritables meurtriers de Boone étaient donc morts. Pourquoi ont-ils commis cet acte, et avec qui, nous ne le saurons jamais vraiment. Ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se présente, et sans doute pas la dernière. Car l’histoire, hélas, est aussi imparfaite que la mémoire humaine, et nous dissimulons autant que nous découvrons.
En faisant défiler les notes de bas de page, Maya fut frappée par l’ampleur du sujet, dont des historiens, des professeurs et des fanas de la conspiration de tous bords avaient débattu. Avec un frisson de dégoût, elle éteignit le lutrin, se tourna vers la fenêtre et ferma les yeux, serrant les paupières, pour essayer de retrouver le Frank et le John qu’elle avait connus. Durant des années, elle avait rarement pensé à John, car son chagrin était trop intense. De façon différente, elle s’était refusée à penser à Frank. Mais aujourd’hui, elle aurait voulu qu’ils soient là. Le chagrin était devenu un fantôme de chagrin, et elle voulait qu’ils reviennent, elle en avait besoin pour survivre. Elle devait savoir.
Le « mythique » passager clandestin… Elle serra les dents, retrouvant la frayeur hallucinatoire qu’elle avait éprouvée en le découvrant la première fois, avec son visage brun déformé par le reflet dans le verre, et ses yeux immenses… Savait-il quelque chose ? S’était-il vraiment trouvé à Nicosia ? Desmond Hawkins était un homme étrange. Jamais elle n’avait réussi à lui parler vraiment. Difficile de savoir si elle en serait capable, maintenant qu’elle en avait besoin. Elle en doutait.
Que se passe-t-il ? avait-elle demandé à Frank en entendant les cris.
Il avait haussé les épaules. Une bagarre. L’impulsion du moment sans doute. Où avait-elle déjà entendu dire ça ? Il avait détourné la tête, comme s’il ne pouvait soutenir son regard. Comme s’il en avait déjà trop dit.
Les chaînes de montagnes qui entouraient le Bassin d’Hellas s’élargissaient dans le croissant ouest appelé Hellespontus Montes, qui était le massif martien rappelant le plus les montagnes de la Terre. Au nord, là où la piste de Sabishii et Burroughs traversait le bassin, la chaîne se rétrécissait et perdait de l’altitude pour ressembler à un simple plissement irrégulier du terrain, comme si le sol s’était soulevé vers le nord en vagues concentriques. La piste descendait la pente des collines et, fréquemment, elle se réorientait sur de longues rampes douces entre les éboulis. À chaque tournant, ils ralentissaient considérablement et, durant plusieurs minutes, Maya pouvait contempler la vague de basalte nu qu’ils dévalaient, ou la vaste perspective du nord-ouest d’Hellas, qui était encore à trois mille mètres en contrebas : une grande plaine ocre, olive et kaki, qui devenait à l’horizon un amas blanc sale où des facettes clignotaient parfois comme des miroirs brisés. C’était le glacier qui dominait Low Point, encore largement solide, même s’il fondait lentement d’année en année, avec des mares en surface, et des nasses d’eau plus profondes vers le bas – des bassins grouillants de vie, qui se déversaient parfois sur la glace ou sur les terres adjacentes, car ce lobe de glace croissait rapidement. On pompait l’eau des aquifères situés sous les montagnes pour la canaliser vers le fond du bassin. La profonde dépression, dans la partie nord-ouest, qui correspondait à l’endroit où Low Point et le mohole s’étaient trouvés, était désormais le centre de cette mer nouvelle, et un autre lobe se déployait vers l’est, submergeant tout ce qui se trouvait sous le contour –3.000, se lovant autour du bassin depuis le nord-est, vers Terby, jusqu’à l’ouest, sous Hellespontus. Il mesurait mille kilomètres et, sous Low Point, au maximum de sa largeur, il atteignait trois cents kilomètres. Il était situé au point le plus bas de Mars. Ce qui était prometteur, comme l’avait souligné Maya dès qu’ils avaient débarqué.
La ville d’Odessa avait été construite très haut sur la pente nord du bassin, au point –1.000. Ils prévoyaient d’y stabiliser le niveau de la mer. Donc, c’était un port qui attendait l’arrivée de l’eau. Et si l’on gardait cela à l’esprit, la partie sud de la ville était un long débarcadère, ou encore une promenade, une corniche de pelouses qui bordait la périphérie de la tente, amarrée au seuil de la falaise, au-dessus de la région déserte. Alors que le train approchait de la falaise, Odessa apparut comme une demi-ville dont la partie sud avait été détachée, effacée.
Le train entra en gare et la vue fut soudain occultée. Maya prit son bagage et descendit la travée à la suite de Spencer. Ils n’échangèrent pas un regard mais, dès qu’ils quittèrent la gare, ils rejoignirent un groupe à un arrêt de tramway, montèrent ensemble dans la même petite voiture bleue. Le tram suivait le parc qui bordait la falaise. Et à l’ouest de la ville, ils descendirent au même arrêt.
Là, au-dessus d’un marché en plein air à l’ombre des platanes, se dressait un complexe à trois étages, entouré d’un mur, avec une cour où poussaient de jeunes cyprès. Les étages étaient décalés et les balcons se faisaient plus larges au sommet, avec des plantes en pots et des bacs de fleurs accrochés à la rambarde. Tout en grimpant les escaliers qui accédaient à la cour, Maya se souvint des arcades enterrées de Nadia. Mais ici l’immeuble, dans la lumière du soleil qui filtrait entre les platanes, avec ses murs blancs et ses volets bleus, avait des allures méditerranéennes, à moins qu’il ne lui rappelle la mer Noire : Odessa, justement, avec ses résidences de luxe. À l’entrée de la cour, elle se retourna vers le marché et les platanes : le soleil s’abaissait vers les montagnes d’Hellespontus, vers le glacier qui réfléchissait ses derniers rayons en éclats jaune tournesol.
Elle suivit Spencer à travers le jardin, se présenta à sa suite au concierge, prit ses clés et gagna l’appartement qui lui avait été attribué. L’immeuble appartenait à Praxis. Certains appartements servaient de refuges, comme le sien et sans doute celui de Spencer. Ils entrèrent ensemble dans l’ascenseur et gagnèrent le troisième sans échanger un mot. L’appartement de Maya était à quatre portes de distance de celui de Spencer. Elle entra. Les deux pièces étaient spacieuses, avec un coin cuisine, une salle de bains et un balcon vide. Depuis la cuisine, on avait vue sur le balcon et le glacier, à l’horizon.
Elle posa son sac sur le lit avant de ressortir et de descendre vers le marché pour y trouver de quoi dîner. Elle circula entre les éventaires et les ombrelles, puis s’installa sur un banc, près de la pelouse qui bordait la corniche. Elle grignota des souvlakia en buvant du retsina. Elle observait la foule de cette fin d’après-midi qui s’écoulait sur la promenade. Le point le plus proche de la mer de glace devait être à soixante kilomètres et à cette heure la région orientale se trouvait dans l’ombre d’Hellespontus et le ciel allait du bleu profond au rose intense des cimes.
Spencer s’assit à côté d’elle.
— La vue est splendide, fit-il.
Elle hocha la tête en continuant à grignoter. Elle lui présenta la bouteille de retsina.
— Non, merci.
— Tu travailles sur quoi ? demanda-t-elle.
— Des matériaux pour Sax. Des biocéramiques, entre autres.
— Pour Biotique ?
— Non, une compagnie sœur. Elle Crée des Coquillages.
— Quoi ?
— C’est son nom. Une division de Praxis.
— À propos de praxis…
Elle le regarda.
— Oui. Sax a un besoin urgent de ces pièces.
— Pour des armes ?
— Oui.
Elle secoua la tête.
— Est-ce que tu ne pourrais pas le tenir un petit moment en laisse ?
— Je peux toujours essayer.
Ils regardèrent la lumière refluer du ciel vers l’ouest. Derrière eux, les lampes s’allumèrent en réponse entre les platanes et l’air se fit plus froid. Maya était heureuse d’avoir ce vieil ami assis près d’elle dans un silence paisible. Le comportement qu’il avait à son égard était un tel contraste par rapport à Sax. Son amitié silencieuse était comme une excuse après les reproches qu’il lui avait lancés, après Kasei Vallis. Et son pardon, pour le meurtre de Phyllis. Elle lui en était reconnaissante. Il était de toute façon de la famille première, essentielle, et il était précieux dans cette période où ils allaient entamer un autre mouvement. Un nouveau départ, une nouvelle ville, une nouvelle vie – combien étaient-ils encore ?
— Est-ce que tu connaissais très bien Frank ?
— Pas vraiment. Pas aussi bien que toi et John.
— Est-ce que tu penses… est-ce que tu penses qu’il a pu être mêlé au meurtre de John ?
Il continuait à admirer le champ de glace bleue sur l’horizon noir. Finalement, il prit la bouteille de retsina et but une gorgée avant de se tourner vers elle.
— Est-ce que cela a encore vraiment de l’importance ?
Elle avait passé la plupart des premières années à travailler dans le Bassin d’Hellas, gaspillant surtout son temps sur le secteur abandonné de Low Point, désormais enfoui à jamais sous la glace. Une image qui convenait à cette partie de son passé, se dit-elle. Mais elle avait circulé sans cesse de tous côtés dans le bassin pendant ces années-là, convaincue que son bas niveau en faisait le site idéal pour édifier la première colonie. À présent, même si Low Point était englouti, elle connaissait par cœur cette région de Mars. Le niveau à –1.000 était maintenant construit en divers endroits, tout autour du bassin ; et elle avait été de ceux qui avaient exploré les terrasses et les canyons latéraux dans lesquels des cités avaient été construites. Elle avait encore des données à ce sujet dans son IA. À présent qu’elle était devenue Ludmilla Novosibirskaya, elle pouvait s’en servir.
Elle appartenait au conseil d’administration de la compagnie d’hydrologie qui inondait le bassin. L’équipe faisait partie d’un conglomérat de diverses compagnies rassemblées pour le développement de la région d’Hellas. Entre autres, les sociétés pétrolières du Groupe économique de la mer Noire, la société russe qui avait tenté de ressusciter la mer Caspienne et la mer d’Aral, et celle de Maya, Deep Waters, qui appartenait à Praxis. La coordination des opérations hydrologiques de la région faisait partie de ses responsabilités, et elle allait donc se retrouver au cœur du projet Hellas, tout comme au bon vieux temps, quand elle en avait été la force motrice. Cette situation la satisfaisait par divers aspects. Certains étaient étranges – par exemple, la ville de Low Point (un site mal choisi, elle devait l’admettre) se trouvait maintenant engloutie dans des eaux de plus en plus profondes. Par ailleurs, c’était bien : noyons le passé, noyons le passé…
Elle avait donc un emploi, un appartement, qu’elle remplit de meubles d’occasion, d’ustensiles de cuisine et de plantes vertes. Et Odessa se révéla une ville agréable. Elle était toute de pierre jaune et de tuiles brunes, située sur cette partie de la pente, au-dessus du bassin, qui se recourbait un peu plus vers l’intérieur, de telle façon que chaque point de vue ouvrait sur le centre du quai et sur l’étendue du bassin, vers le sud. Les quartiers du bas étaient dévolus aux affaires, aux boutiques et aux parcs, les plus hauts aux résidences et aux jardins en terrasses. Odessa était juste au-dessus du trentième degré de latitude sud, et Maya était passée ainsi de l’automne au printemps. Le grand soleil faisait rutiler les rues en escaliers de la ville haute, la neige hivernale de la mer de glace fondait, et les pics des montagnes d’Hellespontus étaient plus nets que jamais à l’horizon ouest. Oui, Odessa était une charmante petite ville.
Environ un mois après son installation, Michel arriva de Sabishii et investit l’appartement d’à côté. Il lui suggéra d’installer une porte de communication entre leurs deux livings. Ensuite, ils profitèrent des deux appartements comme d’un seul dans une domesticité conjugale que Maya n’avait jamais connue, une normalité qu’elle trouva apaisante. Elle n’aimait pas Michel passionnément, mais c’était un bon ami, un bon amant, un bon thérapeute. Et puis, c’était comme d’avoir un point d’ancrage à l’intérieur d’elle-même, qui lui évitait de se perdre dans sa ferveur hydrologique ou révolutionnaire, tout autant que de s’abîmer dans les affreux abysses du désespoir politique ou de la répugnance personnelle. Elle détestait cette onde sinusoïdale de ses humeurs et elle appréciait tout ce que Michel lui apportait pour en réduire l’amplitude. L’absence de miroirs dans les deux appartements l’aidait autant que la clomipramine à atténuer ce cycle. Mais les reflets incertains dans les pots vernissés et les fenêtres dans la nuit lui confirmaient les mauvaises nouvelles qu’elle voulait ignorer. Autant qu’elle le pouvait.
Avec Spencer au bout du couloir, l’immeuble avait un accent d’Underhill, renforcé parfois par les visiteurs venus de l’extérieur et qui utilisaient leurs appartements comme des refuges. Dès que d’autres Cent Premiers arrivaient, ils partaient en promenade sur le quai, au bord de la mer sans eau, ils admiraient l’horizon de glace tout en échangeant les dernières nouvelles comme des gens ordinaires. Les Mars-Unistes, sous la férule de Kasei et Dao, devenaient de plus en plus radicaux. Peter travaillait sur l’ascenseur, comme un papillon de nuit qui aurait retrouvé sa lune favorite. Sax avait mis un terme à sa campagne d’écosabotage pour le moment, Dieu merci, et se concentrait sur les travaux industriels du mohole de Vishniac, où l’on construisait des missiles surface-espace et autres engins. Maya secoua la tête en apprenant cela : l’effort militaire ne leur apporterait rien de bon, et sur ce point elle était d’accord avec Nadia, Nirgal et Art. Ils avaient besoin d’autre chose, d’un élément qu’elle n’arrivait pas encore à visualiser. Cette faille dans ses pensées était un des éléments qui la relançaient dans l’onde sinusoïdale de ses humeurs sombres, qui la mettaient en colère.
Son travail de coordinatrice du projet d’inondation du bassin commençait à devenir intéressant. Elle se rendait aux bureaux en tramway ou à pied dans le centre ville et consacrait des heures à traiter tous les rapports expédiés par les équipes de forage et d’hydroscopie – bourrés d’estimations euphoriques sur les quantités d’eau qu’ils seraient en mesure de déverser dans le bassin, accompagnés bien sûr de demandes pour des renforts en matériel et en personnel. Mis bout à bout, cela dépassait largement les possibilités de Deep Waters. Il était difficile de juger ces requêtes depuis les bureaux : son équipe technique se contentait de rouler les yeux, de hausser les épaules. « C’est comme être juge dans un tournoi de menteurs », dit un de ses assistants.
Puis, d’autres rapports arrivaient de tous les lotissements en construction, et bien sûr tous ceux qui travaillaient sur ces chantiers n’appartenaient pas au Groupe de la mer Noire, ni aux métanats associées. La plupart étaient non identifiés – l’une des équipes hydrologiques avait repéré la présence d’une tente sans existence officielle, et lui laissait le soin de débrouiller l’histoire. Les deux principaux projets d’aménagement du canyon, dans Harmakhis Vallis et le système de Dao-Reull, révélaient une population nettement plus nombreuse que dans les documents officiels – des gens qui devaient donc avoir de fausses identités, comme elle, ou échapper complètement au réseau. Ce qui était vraiment très intéressant.
L’année d’avant, on avait construit une piste circulaire autour d’Hellas. L’entreprise avait été difficile, car la bordure du bassin était éclatée par endroits en fissures et en arêtes, avec de nombreux cratères de rentrée d’ejecta. Mais elle avait quand même été achevée, et Maya décida de partir en voyage pour inspecter personnellement les sites de Deep Waters et les nouvelles colonies afin de satisfaire sa curiosité.
Elle se fit accompagner d’une aréologue, une jeune femme, Diana, qui lui avait adressé des rapports de l’est du bassin. Ses rapports étaient concis et sans originalité, mais Maya avait appris par Michel qu’elle était la fille du fils d’Esther, Paul.
Esther avait eu Paul peu après avoir quitté Zygote et, pour autant qu’elle le sût, Esther n’avait jamais révélé à personne qui était le père de Paul. Ça pouvait être le mari d’Esther, Kasei, auquel cas Diana était la nièce de Jackie, et l’arrière-petite-fille de John et Hiroko – ou alors, s’il s’agissait de Peter, et ils étaient nombreux à le penser, elle était la demi-nièce de Jackie, et l’arrière-petite-fille d’Ann et Simon. De toute manière, Maya était intriguée, et puis, la jeune femme appartenait aux yonsei, la quatrième génération sur Mars, et quel que fût son père, elle l’intéressait.
Mais elle était intéressante par elle-même, comme le découvrit Maya en la rencontrant dans les bureaux d’Odessa quelques jours avant leur voyage – elle était grande (plus de deux mètres, et néanmoins bien faite et musculeuse), avec une grâce fluide, des pommettes marquées d’Asiatique. Elle semblait faire partie d’une nouvelle race et elle serait l’accompagnatrice de Maya dans ce nouveau coin du monde.
Il apparut que Diana était complètement obsédée par le Bassin d’Hellas et ses eaux cachées. Elle pouvait en parler des heures durant, avec un tel luxe de détails que Maya finit par acquérir la conviction que le mystère de la paternité était résolu : il n’y avait qu’Ann Clayborne pour être aussi marsomane, et elle en conclut que Paul avait dû être logiquement engendré par Peter. Dans le train, assise à côté de la jeune femme, elle l’observait quand elle ne s’absorbait pas dans le paysage de la pente nord abrupte, elle lui posait des questions, remarqua le mouvement nerveux de ses genoux sur le siège d’en face. Désormais, les sièges des trains n’étaient plus à la taille des indigènes.
Ce qui fascinait avant tout Diana, c’était que le Bassin d’Hellas s’était révélé entouré de nappes d’eau souterraines plus nombreuses que dans tous les modèles d’aréologie. Cette découverte, faite sur le site durant la dernière décennie, avait inspiré le projet en cours, et la mer hypothétique n’était plus seulement une belle idée mais une possibilité tangible. Ce qui avait eu pour effet d’obliger les aréologues à revoir leurs modèles théoriques de l’histoire ancienne de la planète, et d’amener une exploration nouvelle des autres grands bassins d’impact. Des reconnaissances étaient en cours sur Charitum et Nereidum Montes, autour d’Argyre, de même que dans les collines qui entouraient le sud d’Isidis.
Autour d’Hellas, on était sur le point de terminer l’inventaire. On avait trouvé environ trente millions de mètres cubes, en tout, mais certains clamaient que c’était loin d’être fini.
— Est-il possible de savoir quand ils auront vraiment terminé ? demanda Maya, en pensant à toutes les demandes qui submergeaient son bureau.
Diana haussa les épaules.
— Il ne leur a pas fallu longtemps pour tout sonder.
— Mais le sol du bassin lui-même ? En l’inondant, est-ce que nous n’allons pas nous couper de tous les moyens de découvrir d’autres aquifères souterrains ?…
— Non.
Elle expliqua à Maya qu’il n’y avait pratiquement aucune trace d’eau dans le sous-sol du bassin. Il avait subi un effet de dessiccation après l’impact initial, et il consistait surtout en une couche de sédiment éolien de mille mètres environ, supportée par un lit dur de roche bréchiforme qui s’était formée sous les pressions aussi brèves que formidables de l’impact. Ces mêmes pressions qui avaient provoqué les fractures profondes de la bordure, fractures qui avaient permis le dégagement anormalement massif de gaz de l’intérieur de Mars. Les gaz s’étaient infiltrés vers la surface avant de refroidir, et l’eau qu’ils contenaient avait formé des aquifères quand elle ne s’était pas déversée dans de nombreuses zones de permafrost à haute saturation.
— Ça, c’était un impact ! commenta Maya.
— Oui, énorme.
Diana ajouta qu’en règle générale les impacteurs avaient à peu près le dixième de la taille des cratères ou des bassins qu’ils formaient. Donc, le planétésimal d’impact, dans le cas d’Hellas, était sans doute un corps d’environ deux cents kilomètres de diamètre, qui avait percuté une région hautement cratérisée. Les traces témoins semblaient indiquer qu’il s’agissait d’un astéroïde ordinaire composé surtout de chondrite carbonacée, avec des quantités importantes d’eau et de fer. Sa vitesse, à l’instant de l’impact, avait dû être de soixante-douze mille kilomètres par heure. Il avait percuté le sol sous un angle légèrement oriental, ce qui expliquait les régions ravagées, à l’est d’Hellas, de même que les hauts plissements concentriques et réguliers d’Hellespontus Montes, à l’ouest.
Diana expliqua une autre méthode empirique qui éveilla chez Maya une association d’idées avec l’histoire humaine : plus l’impacteur était important, moins il en survivait à l’impact. Ainsi, celui d’Hellas s’était vaporisé jusqu’à la moindre miette dans le choc cataclysmique – mais il y avait sous le cratère de Gledhill un petit bolide gravifique dans lequel certains aréologues avaient reconnu, presque à coup sûr, les restes du planétésimal. Et même s’il représentait un dix-millième de l’astéroïde, ils prétendaient qu’ils en tireraient des ressources inépuisables en fer et en nickel si on se donnait la peine de commencer les forages.
— Est-ce que c’est faisable ? demanda Maya.
— Pas réellement. Exploiter les astéroïdes coûte moins cher.
Ce qu’ils faisaient déjà, se dit Maya, avec amertume. C’était ce que signifiaient les sentences d’emprisonnement sous le régime de l’Autorité transitoire : des années dans la ceinture des astéroïdes, à piloter les vaisseaux-miniers et les robots à rayon d’action strictement limité. Efficace, disait l’Autorité transitoire. Tous ces bagnes étaient à la fois lointains et hautement productifs.
Mais Diana, elle, pensait toujours à la naissance formidable du bassin. L’impact avait eu lieu trois milliards et demi d’années auparavant, alors que la lithosphère de la planète était plus mince, et l’intérieur plus chaud. Il était difficile d’imaginer les énergies libérées sous le choc initial : le total de l’énergie produite par l’humanité ne pouvait leur être comparé. L’activité volcanique résultante avait donc été considérable. Les anciens volcans, autour d’Hellas, étaient nombreux, et ils étaient apparus juste après l’impact, y compris Australis Tholus au sud-ouest, Amphitrites Patera au sud, et Hadriaca Patera et Tyrrhena Patera au nord-est. À proximité de toutes ces régions volcaniques, on avait trouvé des aquifères. Remplis durant les milliards d’années qui avaient suivi l’impact par les dégazements associés à l’action volcanique.
Deux de ces aquifères avaient éclaté en surface dans les âges anciens. Ils avaient laissé sur la pente orientale du bassin deux vallées d’érosion sinueuses : Harmakhis Vallis, qui se formait sur le versant plissé d’Hadriaca Patera, et plus loin vers le sud, deux vallées accouplées que l’on appelait le système de Dao-Reull, qui s’étendait sur un bon millier de kilomètres. Les aquifères, en haut de ces vallées, s’étaient remplis au fil des éons depuis leur éclatement. À présent, des équipes de construction importantes avaient mis sous tente Harmakhis et travaillaient sur Dao-Reull. L’eau des aquifères était captée et dirigée vers les longs canyons fermés, pour resurgir sur le plancher du bassin. Maya était très intéressée par ces apports de surface habitable aussi immenses que nouveaux, et Diana, qui les connaissait bien, allait l’emmener rendre visite à certains de ses amis d’Harmakhis.
Durant cette première journée, le train glissa tout au long de la bordure nord d’Hellas et la mer de glace ne quitta pas le panorama. Elles passèrent une petite ville à flanc de colline appelée Sébastopol, dont les murs de pierre étaient d’un jaune florentin dans le soleil d’après-midi, avant d’atteindre Hell’s Gate, en bas d’Harmakhis Vallis. La fin de l’après-midi s’avançait quand elles descendirent et quittèrent la gare, pour découvrir une nouvelle ville sous tente, immense, sous un pont suspendu tout aussi immense. La piste du train le franchissait, au-dessus de la bouche du canyon, avant de continuer. Et les tours qui la supportaient étaient à dix kilomètres de distance l’une de l’autre. Du bord du canyon, près du pont, où se trouvait la gare, elles purent contempler le débouché sur le plancher du bassin, sous une treille de nuages pimpants, ocellés par le soleil déclinant. En se retournant, elles découvrirent le monde étroit et abrupt du canyon lui-même. Elles s’engagèrent dans l’escalier tourmenté d’une ruelle qui descendait vers la ville. La tente n’était qu’une brume d’un rouge particulier déployée sur le ciel du crépuscule approchant : une couche de particules s’était accumulée sur le tissu.
— Demain, déclara Diana, nous remonterons par la route de la corniche, et nous aurons une vue générale. Ensuite, nous redescendrons vers le plancher, et comme ça, vous pourrez découvrir à quoi ça ressemble.
Elles durent descendre plus de sept cents marches avant de rejoindre le centre d’Hell’s Gate, où elles dînèrent. Ensuite, elles gagnèrent les bureaux de Deep Waters, situés dans la muraille, immédiatement sous le pont. Elles passèrent la nuit dans les chambres qui leur avaient été réservées. Le lendemain matin, elles se rendirent dans un garage proche de la piste et empruntèrent un des petits patrouilleurs de la compagnie.
Diana prit le volant. Elles roulèrent vers le nord-est, en suivant le haut du canyon sur une route parallèle à l’énorme base de béton de la tente. Même si le tissu était diaphane, quasi invisible, les dimensions de la tente avaient représenté un poids énorme pour l’ancrage. La maçonnerie leur cachait la vue vers le bas du canyon et, dès qu’elles atteignirent le premier belvédère, Maya put enfin le découvrir. Diana gara le patrouilleur sur un petit parking situé sur les fondations, elles mirent leurs casques et escaladèrent des marches en bois qui semblaient se perdre dans le ciel, même si, en y regardant de plus près, on découvrait la poutre d’aérogel qui soutenait l’escalier, ainsi que les couches de tissu de la tente qui se déployaient plus loin encore, vers d’autres poutres qu’elles ne pouvaient apercevoir. Tout en haut, une petite plate-forme à balustrade leur offrit une perspective de plusieurs kilomètres, en amont comme en aval.
Et il y avait vraiment un torrent tout au fond d’Harmakhis Vallis. Le plancher était tacheté de vert. Toute une gamme de verts. Maya identifia des tamarins, des pins d’Aspen, des cyprès, des sycomores, des peupliers des marais, des chênes nains, des bambous des neiges, des sauges – et puis, sur les talus pentus et rocailleux, au pied de la falaise, d’autres variétés d’arbustes et de plantes rampantes, et aussi, bien sûr, des mousses et des lichens. Et, tout au fond de ce ravissant arboretum, un torrent.
Non pas un torrent d’eau bleue avec des rapides et des cascades blanches. L’eau, dans les sections les plus lentes, restait opaque, couleur de rouille. Dans les rapides et les cascades, elle se couvrait d’écume rose vif. Des tons classiques du paysage martien, commenta Diana, qui s’expliquaient par les particules en suspens dans l’eau, et aussi par la couleur reflétée du ciel, qui était ce matin-là d’un mauve brumeux, lavande en se rapprochant du soleil voilé, qui lui était jaune comme l’iris d’un œil de tigre.
Mais peu importait la couleur de l’eau – c’était un torrent qui courait, de l’eau vive, dans une vallée de drainage évidente, tranquille par endroits, turbulent à d’autres, avec des bancs de gravier, de sable, des goulots, des îlots, un grand bras mort profond, d’autres rapides, et loin en amont quelques chutes. Sous la plus élevée, Maya vit que l’écume était blanche, larguant des flocons dans le courant, qui se dispersaient sur les rochers ou s’accrochaient aux berges.
— La rivière d’Harmakhis, annonça Diana. Appelée également le Rubis par les gens qui habitent en bas.
— Combien sont-ils ?
— Quelques milliers. Ils habitent pour la plupart tout près de Hell’s Gate. Plus en amont, il y a des fermes et tout ça. Et bien sûr, la station de l’aquifère, en haut du canyon. Ils sont quelques centaines à y travailler.
— Est-ce que c’est l’un des plus grands aquifères de Mars ?
— Oui. Au moins trois millions de mètres cubes. On le pompe au débit d’écoulement… mais vous le voyez. Disons cent mille mètres cubes par an.
— Ce qui veut dire que, dans trente ans, il n’y aura plus de rivière.
— Exact. Ou ils pourraient repomper une partie de l’eau pour la remonter plus tard. Ou bien, qui sait, l’atmosphère peut devenir assez humide pour que les pentes d’Hadriaca reçoivent suffisamment de neige pour alimenter un cours d’eau. Avec les saisons, il pourrait fluctuer, mais tous les cours d’eau font cela, n’est-ce pas ?…
Maya était encore penchée vers le bas. Le torrent lui rappelait sa jeunesse, un autre torrent… Le haut cours du Rioni, en Géorgie ?… Le Colorado, qu’elle avait vu une fois en visitant l’Amérique ?… Ses souvenirs étaient confus. Comme toute sa vie.
— C’est beau. Et aussi…
Elle secoua la tête : elle n’avait jamais découvert une vue semblable. Elle semblait échapper au temps, comme si elle avait entrevu l’avenir lointain.
— Bon, on va remonter la route pour aller voir Hadriaca.
Maya acquiesça et elles retournèrent au patrouilleur. De temps en temps, tandis qu’elles montaient, la pente s’accentuait et elles dominaient alors les fondations de la tente. Elles retrouvaient une perspective sur le plancher du canyon. Maya constata que le torrent continuait à couler au milieu des rochers et de la végétation. Mais Diana ne ralentissait pas et aucune habitation n’était en vue.
À l’extrémité supérieure de la tente, un bloc de béton apparut : une centrale physique qui abritait les mécanismes de retraitement des gaz et la station de pompage. Une forêt d’éoliennes se dressait sur la pente nord, toutes tournées vers l’ouest, en rotation lente. Au-dessus, le long cône d’Hadriaca Patera, un volcan dont les pentes étaient marquées de façon inhabituelle par un réseau dense de sillons de coulée, les laves plus récentes recouvrant celles des premiers âges. À présent, la neige s’était incrustée dans ces canaux, mais les arêtes de roche noire restaient à nu, balayées par les vents puissants des tempêtes. Le résultat était un gigantesque cône noir pointé vers le ciel tourmenté, festonné de centaines de rubans blancs.
— Très beau, dit Maya. Est-ce qu’on peut le voir du fond du canyon ?
— Non. Mais la plupart des gens travaillent sur la bordure, ou bien à la centrale ou à la station. Ils peuvent donc profiter de la vue tous les jours.
— Mais… ces colons, qui sont-ils ?
— On va les voir.
Maya hocha la tête. Elle appréciait le style de Diana, qui lui rappelait un peu Ann. Les sansei et les yonsei lui échappaient, ils lui semblaient tous étranges, mais Diana beaucoup moins que d’autres – elle était peut-être un peu secrète mais, comparée à ses contemporains plus exotiques et aux gamins de Zygote, sa normalité était bienvenue.
Tandis qu’elle l’observait en se faisant ces réflexions, Diana s’engagea dans le canyon, suivant une route abrupte qui dévalait un ancien talus géant, près du fond d’Harmakhis. C’était là que le premier aquifère avait jailli, mais le terrain était très faiblement chaotique. Maya remarqua surtout des talus titanesques, définitivement installés selon leur angle de repos.
Le plancher du canyon lui-même était essentiellement plat et sans faille. Ils l’atteignirent bientôt, et s’engagèrent sur une piste de régolite et de fixatif qui longeait par instants le torrent. Au bout d’une heure, elles passèrent devant un pré vert, inscrit dans le creux d’un large bras mort. Au centre, dans un bosquet de pins d’Aspen et de pins pignons, Maya découvrit un groupe de maisons basses aux toitures de shingle. Un filet de fumée montait d’une cheminée solitaire.
Un corral, une pâture, un jardin, une grange, des ruches. Maya s’émerveilla de découvrir une pareille beauté dans sa plénitude archaïque, détachée du grand plateau désertique et rouge – détachée de tout, en fait, y compris de l’histoire et du temps. Un mésocosme. Que pensaient les gens d’ici de la Terre et de Mars, et de tous les ennuis de l’époque ? Pourquoi devraient-ils s’en préoccuper ?
Diana arrêta le patrouilleur. Déjà, plusieurs personnes venaient d’apparaître et traversaient le pré. La pression de l’air était de 500 millibars, ce qui aidait à soutenir la tente, si l’on faisait la différence avec l’atmosphère extérieure qui devait se situer à 250 millibars. Maya ouvrit donc la porte sans enfiler son casque, avec l’impression d’être nue, mal à l’aise.
Les colons qu’elle avait devant elle étaient jeunes. Il se révéla qu’ils étaient descendus dans le canyon de Burroughs et d’Elysium. Oui, confirmèrent-ils, des Terriens vivaient dans la vallée. Ils n’étaient pas nombreux, mais certains étaient arrivés là par le biais d’un programme de Praxis qui avait permis à des gens d’émigrer depuis les plus petits pays. Ici même, dans la vallée, on avait récemment accueilli des Grecs, des Suisses et des Navajos. Il y avait aussi une colonie russe près de Hell’s Gate. On parlait toutes sortes de langues dans la vallée, mais l’anglais restait la linguafranca, et la première langue de tous les indigènes. Quant à leurs accents, Maya en ignorait certains : ils faisaient des fautes de grammaire bizarres, du moins pour elle. Par exemple, tous les verbes, après le premier, étaient au présent : « On a descendu le courant et on voit des Suisses qui travaillent sur la rivière. Ils stabilisent les berges par endroits, avec des plantes et des rochers. Ils disent que dans quelques années le lit est suffisamment plein pour que l’eau s’éclaircisse. »
— Mais elle aura encore la couleur des falaises et du ciel, remarqua Maya.
— Oui, bien sûr. Mais une eau claire, ça vaut mieux qu’une eau boueuse.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
Ils plissèrent le front.
— Rien qu’en la regardant dans le creux de sa main, non ?…
Maya sourit.
— C’est merveilleux de voir tout cet espace où vous vivez. C’est incroyable ce qu’on peut mettre sous tente de nos jours, hein ?
Ils haussèrent les épaules, comme s’ils n’avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect.
— En fait, dit l’un d’eux, on attend le jour où on sera débarrassés de la tente. Le vent nous manque. Et aussi la pluie.
— Mais comment pouvez-vous le savoir ?
Ils savaient.
Elles reprirent la route et passèrent devant d’autres villages. Des fermes isolées. Un pré où broutaient des moutons. Des vignes. Des vergers. Des cultures. De grandes serres qui brillaient sous le soleil comme les laboratoires. Une fois, un coyote surgit et traversa la route immédiatement devant le patrouilleur. Puis, dans la prairie d’un talus, Diana repéra un ours brun et, plus loin, quelques moutons de Dali. Dans les petits villages, les gens faisaient commerce de vivres et d’outils sur les marchés ouverts, en bavardant des événements de la journée. Ils ne captaient pas les infos en provenance de la Terre et ils semblaient d’une étonnante ignorance à ce propos. À l’exception d’une petite communauté russe, dont les habitants s’exprimaient dans un russe métissé. Ce qui n’empêcha pas Maya d’avoir les larmes aux yeux. Ils lui dirent que tout s’en allait à la dérive sur Terre. Comme d’habitude. Et tous ces gens étaient heureux de vivre là, dans le canyon.
Elles s’arrêtèrent dans un marché à l’heure de la cohue, et là, dans la foule, elles tombèrent sur Nirgal. Il croquait une pomme en devisant avec un villageois. En voyant Maya descendre du patrouilleur, il se précipita vers elle pour la serrer dans ses bras.
— Maya, mais qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je viens d’Odessa. Je te présente Diana, la fille de Paul. Et que fais-tu ici ?
— Oh, je visite la vallée. Ils ont quelques problèmes de sol et je vais essayer de les aider.
— Raconte-moi.
Nirgal était ingénieur en écologie et il semblait avoir hérité de certains talents d’Hiroko. Le mésocosme de la vallée était relativement nouveau. Ils semaient encore, d’un bout à l’autre, et bien que le sol ait été préparé depuis des années avec des bactéries, la déficience en azote et potassium empêchait la croissance de nombreuses plantes. Nirgal leur en parla en faisant le tour du marché. Il leur montra les légumes et les fruits du terroir et ceux qui étaient importés, en définissant l’économie locale.
— Alors, ils ne sont pas vraiment en autarcie ? demanda Maya.
— Non, non. Et ce n’est pas pour demain. Mais ils produisent une bonne part de leur alimentation, ils échangent certaines productions, ou alors ils les donnent.
Apparemment, il s’occupait aussi d’éco-économie. Et il s’était déjà fait des amis, des gens qui venaient l’embrasser. Et Maya, qu’il tenait par les épaules, se retrouva dans ces étreintes, et elle fut présentée à tous les villageois l’un après l’autre. Tous semblaient tellement ravis de retrouver Nirgal. Il les connaissait par leurs noms, il leur demandait s’ils allaient bien et continuait de leur poser des questions tout en circulant entre les étals de pains et de légumes, les sacs d’orge et d’engrais, les paniers de cerises et de prunes. Tout un groupe s’était agglutiné autour d’eux et ils terminèrent à la terrasse d’une taverne, devant de longues tables en pin. Nirgal s’accrocha à Maya pendant toute la fin de cet après-midi. Elle observait tous ces jeunes visages autour d’elle, heureuse et détendue. Elle constatait à quel point Nirgal ressemblait à John – au milieu de tous ces gens chaleureux avec lui autant qu’entre eux. La moindre circonstance avec Nirgal devenait un festival, grâce à son charme. Ils se versaient de grands verres et Maya eut droit à un festin énorme, « Tout vient d’ici, tout vient d’ici ». Et ils se parlaient en un anglais martien rapide, se rapportaient les échos et se racontaient leurs rêves. Bien sûr, Nirgal était spécial, tout autant qu’Hiroko, et néanmoins normal, en même temps. Diana, par exemple, était tout simplement rivée à son côté, et il semblait bien qu’un grand nombre de jeunes femmes lui enviaient sa place, ou celle de Maya. Elle se dit que c’aurait été possible dans le passé. Mais il y avait quand même certains avantages à être une vieille baboushka. Elle pouvait materner Nirgal sans honte : sa seule réponse était un sourire. Oui, il y avait décidément quelque chose de charismatique en lui : son maxillaire étroit, sa bouche mobile, large et rieuse, ses grands yeux bruns à peine asiatiques, ses sourcils épais, ses cheveux noirs indisciplinés, son corps souple, même s’il n’était pas aussi grand que les autres. Il n’avait rien d’exceptionnel, mais ses manières comptaient avant tout : il se montrait à la fois amical, curieux et facilement rieur.
Cette même nuit, alors qu’ils se promenaient au bord de la rivière, près du village, elle lui demanda :
— Et la politique ? Qu’est-ce que tu leur racontes ?
— Je me sers du document de Dorsa Brevia. Je considère que nous devrions l’appliquer immédiatement, dans nos vies quotidiennes. La plupart des gens de cette vallée ont quitté le réseau officiel, tu sais, et ils vivent dans une économie alternative.
— Je l’ai remarqué. C’est d’ailleurs une des choses qui m’ont attirée ici.
— D’accord. Donc, tu sais ce qui se passe. Et ça plaît aux sansei et aux yonsei. Ils pensent que c’est un système d’origine locale.
— La question, c’est de savoir ce que l’ATONU en pense.
— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Je ne crois pas que ça les inquiète, pour autant que je sache.
Nirgal était constamment en voyage, réalisa-t-elle, et il en avait vu plus qu’elle.
— Nous sommes très difficiles à voir, et nous ne présentons aucun défi face à eux. Donc, ils ne s’inquiètent pas de notre présence. Ils ne savent même pas à quel point nous nous sommes répandus dans le canyon.
Elle secoua la tête d’un air dubitatif. Ils étaient assis sur la berge, face au torrent qui gargouillait dans des bassins, mauve sous la clarté des étoiles.
— L’eau est tellement boueuse ! dit Nirgal.
— Quel nom vous vous donnez ?
— Tu veux dire quoi, par là ?
— Vous constituez une sorte de parti politique, Nirgal, ou bien un mouvement social. Il faut bien que vous ayez un nom.
— Oh… Eh bien, certains disent que nous sommes des Boonéens, ou une espèce de mouvement mars-uniste. Mais je ne crois pas que ce soit exact. Moi-même, je n’ai pas de nom qui me vienne. Ka, peut-être. Ou bien Mars Libre. C’est ce que nous disons en guise de bienvenue. Un verbe, un nom, n’importe quoi. Mars Libre.
— Hum, fit Maya.
Elle sentait le bras de Nirgal autour de sa taille, et la caresse humide et glacée du vent sur sa joue. Une économie alternative, fonctionnant sans les règles de la loi, c’était mystérieux mais dangereux. Cela pouvait devenir une économie noire gérée par des gangsters, et ces petits villages d’idéalistes ne pourraient pas faire grand-chose. Elle considérait que cette solution, face à l’Autorité transitoire, était illusoire.
Mais quand elle lui fit part de ses réserves, Nirgal acquiesça.
— Je ne considère pas cet état de chose comme le degré ultime. Mais je crois que ça nous est utile. C’est ce que nous sommes capables de faire dans l’instant. Et quand le moment sera venu…
Maya hocha la tête dans l’obscurité. C’était un autre Croissant de la Crèche, pensa-t-elle soudain. Ils retournèrent au village, où la fête se poursuivait. Là, cinq jeunes femmes se mirent à tourner autour de Nirgal, chacune tentant d’être la dernière à se retrouver avec lui plus tard. Avec un soupir et un rire qu’elle réprima à peine (si elle avait encore été jeune, elles n’auraient pas eu une chance), Maya les quitta pour aller se coucher.
Elles avaient laissé le village derrière elles depuis deux jours et suivaient encore le cours de la rivière quand, à quarante kilomètres de Hell’s Gate, elles abordèrent une courbe et découvrirent la ville dans toute sa longueur, jusqu’aux tours du pont suspendu de la piste. C’était comme un paysage surgi d’un autre monde, songea Maya. Avec une technologie totalement différente. Les tours mesuraient six cents mètres et dix kilomètres les séparaient – le pont était vraiment immense et réduisait les dimensions de Hell’s Gate. Elles perdirent la ville de vue pendant l’heure qui suivit pour la retrouver sur la bordure du cratère. Les immeubles s’étageaient sur les pentes abruptes, évoquant les villages spectaculaires que l’on trouve sur le littoral, en Espagne ou au Portugal – mais tous dans l’ombre du pont énorme. Énorme, oui – et pourtant, il y avait des ouvrages deux fois plus grands que celui-là dans Chryse, et avec l’évolution des nouveaux matériaux, la fin n’était pas en vue. La résistance du filin de nanotubes de carbone dont était fait le câble de l’ascenseur spatial dépassait de loin les charges prévues. Avec ça, on pouvait lancer des ponts au gré de son imagination. Certains parlaient de bâtir un ouvrage par-dessus Valles Marineris, et des plaisanteries évoquaient la construction d’un funiculaire qui relierait les principaux volcans de Tharsis, afin d’éviter les quinze kilomètres de pente verticale entre les trois pics.
De retour à Hell’s Gate, Maya et Diana restituèrent le patrouilleur au garage et s’offrirent un grand dîner dans un restaurant situé à mi-pente, juste au-dessous du pont. Diana voulait rendre visite à des amis, et Maya la quitta pour regagner les bureaux de Deep Waters et sa chambre. Mais au-delà des portes de verre, au-dessus du balcon, le vaste pont se tendait sur le fond des étoiles et, en se rappelant le canyon d’Harmakhis et les gens qu’elle y avait rencontrés, le cône noir d’Hadriaca festonné de neige, elle ne réussit pas à trouver le sommeil. Alors, elle sortit sur le balcon et se recroquevilla dans un fauteuil, sous une couverture. Elle resta là durant une grande partie de la nuit, à contempler le dessous du pont géant en pensant à Nirgal, aux jeunes indigènes et à tout ce qu’ils représentaient.
Le lendemain matin, elles étaient censées prendre le train d’Hellas, mais Maya demanda à Diana de l’emmener visiter le fond du bassin, pour voir, de ses yeux, ce que devenait l’eau de la rivière d’Harmakhis. Diana ne se fit pas prier.
Tout en bas de la ville, la rivière se déversait dans un étroit réservoir, maintenu par un solide barrage de béton, juste à côté de la paroi de la tente. À l’extérieur, elle était drainée à travers le bassin par une grosse canalisation isolée, soutenue par des pylônes hauts de trois mètres. La canalisation descendait la pente douce de l’est du bassin, et elles la suivirent à bord d’un patrouilleur, jusqu’à ce que les falaises crevassées de Hell’s Gâte disparaissent entre les dunes derrière elles. Une heure après, les grandes tours du pont étaient encore visibles à l’horizon.
Quelques kilomètres plus loin, la canalisation débouchait sur une plaine rougeâtre de glace craquelée – une sorte de glacier, si l’on ne tenait pas compte du fait qu’il se perdait en éventail sur toute l’étendue de la plaine, aussi loin que pouvait porter le regard. En fait, elles étaient devant le rivage de la mer nouvelle, ou du moins d’un de ses lobes, gelé sur place. Et la canalisation, au-delà, surplombait la glace avant d’y plonger et de disparaître, à deux kilomètres du rivage.
Un petit cratère presque submergé apparaissait dans le champ de glace comme une double péninsule, et Diana suivit les traces qui conduisaient à la bordure. Elles roulèrent aussi loin que le permettait la glace. Le monde visible, devant elles, était totalement gelé, mais en se retournant, elles retrouvèrent la pente de sable d’Hellas.
Maya prit des jumelles et découvrit à l’horizon ce qui devait être la lisière nord du lobe de glace, à l’endroit où il cédait la place à une succession de dunes. Elle put observer la chute d’un pan de glace, qui s’effondra comme un glacier du Groenland dans la mer. Mais là, il tombait dans le sable pour se fracasser en centaines de shrapnels blancs. L’eau qui se répandit était aussi sombre que la rivière Rubis. Le flot soulevait de la poussière que le vent emportait vers le sud. Les bords de ce nouveau cours blanchissaient rapidement mais, aux yeux de Maya, cela n’évoquait en rien la vitesse terrifiante à laquelle les flots avaient gelé dans Marineris en 61. L’eau restait fluide au fil des minutes, alors même qu’elle courait à ciel ouvert ! Oui, le monde était devenu plus chaud, et l’atmosphère plus dense. On atteignait 260 millibars dans le bassin, et la température était de 271 K. Une belle journée ! Maya ne quittait pas du regard la surface du lobe glaciaire. Elle releva la présence de plaques miroitantes d’eau de fonte qui s’était débarrassée de ses impuretés avant de geler à nouveau.
— Les choses changent, dit-elle, sans s’adresser vraiment à Diana.
Et Diana ne fit pas de commentaire.
Le cours d’eau sombre finit par blanchir et se figer.
— Il continue ailleurs, maintenant, dit Diana. Ça marche comme la sédimentation dans le delta d’un fleuve. Le chenal principal de ce lobe est en fait situé plus au sud.
— Je suis heureuse d’avoir vu ça. Rentrons.
Elles rebroussèrent chemin vers Hell’s Gate et, le soir, elles dînèrent à nouveau toutes les deux, dans le même restaurant, sous le grand pont. Maya posa une foule de questions à propos de Paul, Esther, Kasei, Nirgal, Rachel, Emily et Reull et tous les autres rejetons d’Hiroko, de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Qu’est-ce qu’ils faisaient ? Qu’avaient-ils l’intention de faire ? Est-ce que Nirgal avait des partisans ?
— Oh oui, bien sûr. Vous avez vu comment ça se passe. Il voyage constamment, et il y a tout un réseau d’indigènes dans les cités du Nord pour l’accueillir. Des amis, des amis d’amis, etc.
— Et vous pensez que ces gens-là soutiendront…
— Une autre révolution ?
— Je voulais dire : un mouvement d’indépendance.
— Quel que soit le nom qu’on lui donne, ils le soutiendront. Ils soutiendront Nirgal. Pour eux, la Terre est comme un cauchemar, un cauchemar qui cherche à nous aspirer. Et ils ne veulent pas de ça.
— Ils ? insista Maya en souriant.
— Oh, moi non plus. (Diana lui renvoya son sourire.) Je voulais dire nous.
Tandis qu’elles faisaient le tour d’Hellas dans le sens des aiguilles d’une montre, Maya eut l’occasion de se rappeler cette conversation. Un consortium d’Elysium, sans aucune connexion que Maya ait réussi à découvrir avec une métanat ou l’ATONU, venait d’achever la mise sous tente des vallées de Dao-Reull en appliquant les mêmes techniques que pour Harmakhis. Désormais, dans les deux canyons jumeaux, des centaines de gens s’étaient installés. Ils mettaient en place des aérateurs, travaillaient le sol, semaient et plantaient la biosphère naissante du mésocosme. Leurs serres et leurs usines pourvoyaient à la majeure partie de leurs besoins pour ce travail, et ils extrayaient les gaz et les métaux des badlands d’Hesperia, à l’est, pour les ramener à l’embouchure de Dao Vallis dans une ville que l’on appelait Sukhumi. Ils disposaient des programmes de démarrage, des semences, et ils ne semblaient guère se préoccuper de l’Autorité transitoire. Ils ne lui avaient pas demandé d’autorisation avant de se lancer dans ce projet, et ils manifestaient une hostilité évidente à l’égard des fonctionnaires du Groupe de la mer Noire, qui représentaient les métanationales terriennes.
Ils étaient avides de ressources humaines, néanmoins, et c’est avec joie qu’ils accueillaient les techniciens ou les généralistes venus de Deep Waters, ainsi que tous les équipements possibles. Pratiquement tous les groupes que Maya approcha dans la région de Dao-Reull lui demandèrent de l’aide. La plupart étaient de jeunes indigènes. Ils semblaient considérer qu’ils avaient autant droit à l’équipement que tous les autres, même s’ils n’étaient pas affiliés à Deep Waters ni à une autre société.
Et dans tout le sud de Dao-Reull, dans les collines d’ejecta déchiquetées situées derrière la bordure du bassin, des équipes d’hydrologues cherchaient des aquifères. Tout comme dans les canyons sous tente, ces hommes étaient nés sur Mars, et en majorité après 61. Ils étaient différents, profondément différents, partageant des intérêts et des enthousiasmes parfaitement incommunicables, comme si la dérive génétique ou la sélection explosive avaient produit une distribution bimodale, si bien que les représentants de l’ancien Homo sapiens cohabitaient désormais sur cette planète avec le nouvel Homo ares, une créature de grande taille, élancée, gracieuse, absolument à l’aise sur ce monde. Les Homo ares conversaient entre eux, profondément concentrés dans leur travail qui transformerait en mer le Bassin d’Hellas.
Ce projet gigantesque était pour eux un travail tout à fait normal. Maya et Diana firent halte en route et continuèrent en compagnie de quelques amis de Diana sur les crêtes de Zea Dorsa, qui suivait le quart sud-est du fond du bassin. Désormais, la plupart des dorsa étaient des péninsules à demi recouvertes par un nouveau lobe glaciaire. Maya observait les glaciers crevassés de part et d’autre en essayant d’imaginer l’époque où la surface de la mer d’Hellas se situerait en fait à plusieurs centaines de mètres plus haut. Alors, ces vieilles crêtes faillées de basalte ne seraient plus que des bips de sonar pour les bateaux, elles abriteraient des étoiles de mer, des crevettes, des krills et de multiples variétés de bactéries produites par la bio-ingénierie. Ces temps n’étaient plus très lointains, et cette idée était pourtant stupéfiante. Mais Diana et ses amis, et particulièrement ceux dont les ancêtres étaient turcs ou grecs – tous ces jeunes sourciers martiens ne s’émerveillaient pas devant cet avenir imminent, pas plus que devant l’énormité de leur projet. C’était leur travail, leur vie. Ils créaient des océans. Ils construisaient des ponts qui donnaient des proportions de jouet au Golden Gâte. Ils ne s’attardaient même pas sur ces crêtes de dorsa qui disparaîtraient bientôt : ils parlaient de leurs amis de Sukhumi, de toutes sortes de choses.
— C’est une entreprise prodigieuse ! leur dit Maya d’un ton net. C’est bien au-delà de tout ce dont les hommes ont jamais été capables ! Cette mer va être aussi grande que les Caraïbes ! Jamais aucun projet de cette envergure n’a existé sur Terre – aucun !
Une jeune femme au visage ovale charmant, à la peau superbe, lui répondit :
— Mais je me fous de la Terre.
La nouvelle piste virait en direction de la bordure sud et franchissait en transversale les chaînes abruptes et les ravins d’Axius Valles. Ces plissements allaient des collines raboteuses de la bordure jusqu’au bassin, et la piste du viaduc passait alors sur de grandes arches et pénétrait dans des failles profondes ou des tunnels. Le train que Maya et Diana avaient pris après Zea Dorsa dépendait d’une ligne privée qui appartenait à leur bureau d’Odessa, et Maya put donc demander un arrêt régulier dans les petites gares afin de rencontrer les équipes d’hydrologie et de construction. C’est ainsi qu’elles parlèrent à des immigrants terriens, pour Maya plus compréhensibles que les heureux indigènes – car ces gens étaient de taille normale, ils vacillaient parfois en marchant et regardaient autour d’eux avec surprise et enthousiasme, quand ils n’avaient pas l’air abattu, quand ils ne se plaignaient pas, conscients en tout cas de l’étrangeté de cette entreprise. Ils précédèrent Maya dans un tunnel creusé dans la montagne, qui se révéla être un couloir d’écoulement de lave qui descendait d’Amphitrites Patera. Il était cylindrique, aussi large que celui de Dorsa Brevia, mais s’inclinait à angle aigu. Les ingénieurs y pompaient l’eau de l’aquifère d’Amphitrites et l’utilisaient comme une canalisation naturelle vers le plancher du bassin. Maya suivit les hydrologistes souriants jusqu’à une galerie d’observation taillée dans la lave. Elle découvrit l’eau noire qui se ruait vers le fond à deux cents mètres cubes par seconde dans un grondement qui renvoyait des échos dans tout le cylindre de basalte.
— Est-ce que ça n’est pas formidable ? demanda l’un des Terriens.
Elle acquiesça, heureuse de retrouver des gens dont elle pouvait partager les réactions.
— C’est comme un super drainage, non ?…
Mais quand Maya revint au train, les jeunes Martiens répondirent à ses exclamations : Oui, la canalisation dans la lave était géante, et si elle n’avait pas été là, la société n’aurait pas fait l’économie de tuyaux, utiles pour d’autres opérations se déroulant en terrain moins favorable, n’est-ce pas ? Ensuite, ils repartirent dans une discussion à propos d’un détail du bassin qu’elle ne pouvait voir.
Le train suivait l’arc sud-ouest du bassin et la piste s’orientait maintenant au nord. Elle franchit quatre ou cinq canalisations importantes qui serpentaient dans les hauts canyons d’Hellespontus Montes, sur la gauche : des arêtes de roc dentelées pareilles à celles du Nevada ou de l’Afghanistan, avec de la neige à leur cime. À droite, elles découvrirent sur le plancher du bassin des couches de glace brisée et sale, souvent marquées de plaques blanches dues à des écoulements récents. On construisait au sommet des collines, à proximité de la piste. Les petites villes sous tente semblaient tout droit sorties de la Renaissance toscane.
— Le bas de ces collines sera bientôt un endroit très à la mode, remarqua Maya. Elles vont se retrouver entre les montagnes et la mer, et certains débouchés de ces canyons devraient devenir de petits ports.
Diana acquiesça.
— Hisse et ho !
Elles abordèrent la dernière courbe du circuit. Ici, la piste devait franchir le glacier Niesten, une formation glaciaire laissée par l’éruption qui avait englouti Low Point en 61. Ce qui n’était pas facile, car dans sa partie la plus étroite le glacier mesurait trente-cinq kilomètres, et personne n’avait encore trouvé le temps et l’équipement nécessaires pour y construire un pont suspendu. On avait planté des pylônes dans la glace avant de les ancrer dans le lit de roc. Ces pylônes étaient équipés de proues comme des brise-glace face à l’amont, et on avait installé côté aval une sorte de pont flottant sur le glacier avec des tampons sophistiqués qui se dilataient ou se contractaient selon le niveau de la glace.
Le train avait ralenti pour franchir le pont flottant, et au passage Maya regarda vers l’amont. Tout en haut, le glacier tombait entre deux grands pics pareils à des crocs, tout près du cratère Niesten. Des rebelles que l’on n’avait jamais identifiés avaient fait sauter l’aquifère de Niesten avec une bombe thermonucléaire, déclenchant ainsi l’une des cinq ou six éruptions d’eau les plus importantes de 61. Presque aussi importante que celle qui avait déferlé dans les canyons de Marineris. La glace, en profondeur, était encore un peu radioactive. Mais, sous le pont, elle était immobile. La terrible inondation n’avait laissé qu’un champ de blocs de glace extraordinairement fracturés. Diana fit une réflexion au sujet des grimpeurs qui aimaient escalader les cascades de glace par pur plaisir. Maya en eut un frisson de dégoût. Les gens étaient vraiment dingues. Elle pensa à Frank, qui avait été emporté dans les flots de Marineris, et elle jura à voix haute.
— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Diana.
Elle jura une seconde fois.
Une canalisation isolée dévalait le centre de la pente de glace, passait sous le pont et rejoignait Low Point. On pompait toujours le fond de l’aquifère saboté. Maya avait supervisé la construction de Low Point, tout comme Nadia celle d’Underhill. Elle y avait vécu durant des années, avec un ingénieur dont le nom ne lui revenait pas. Et voilà qu’on pompait l’eau qui subsistait de l’aquifère de Niesten pour l’ajouter à celle qui avait englouti la ville. La grande inondation de 61 était réduite à une canalisation qui régulait le débit de l’eau.
Un violent maelström d’émotions s’était déclenché en elle, provoqué par tout ce qu’elle avait vu durant leur circuit, par tout ce qui s’était passé et qui allait encore se passer… Dans son esprit aussi, il y avait des inondations ! Dans tout son être ! Si seulement elle pouvait faire avec ses pensées ce qu’ils avaient réussi sur cet aquifère – si elle parvenait à les drainer, à les contrôler jusqu’à ce qu’elles deviennent plus saines. Mais les pressions hydrostatiques étaient tellement intenses, et les éruptions, quand elles survenaient, tellement terribles. Aucune canalisation n’en viendrait à bout.
— Les choses sont en train de changer, dit-elle à Michel et Spencer. Je ne pense pas que nous puissions vraiment encore les comprendre.
À Odessa, elle s’était réinstallée dans son existence, heureuse d’être de retour mais aussi troublée, curieuse, voyant tout sous un angle neuf. Sur le mur, au-dessus de son bureau, elle avait un dessin de Spencer. Il représentait un alchimiste jetant un gros volume dans une mer turbulente. Au-dessous, il avait écrit : « Je vais noyer mon livre. »
Elle quittait son appartement très tôt chaque matin, et descendait la corniche jusqu’aux bureaux de Deep Waters, près du quai à sec, non loin d’une autre firme de Praxis qui s’appelait Séparation de l’Atmosphère. Elle travaillait à la direction de l’équipe de synthèse et à la coordination des unités de terrain, se concentrant désormais sur les petites opérations mobiles qui progressaient sur le plancher du bassin pour des plans de réorganisation de la glace et des extractions minières de dernière minute. Occasionnellement, elle s’occupait du design de ces petits hameaux ambulants. Elle appréciait ce retour à l’ergonomie, son talent le plus ancien si elle exceptait la cosmonautique. Un jour où elle travaillait sur la conception des placards des chambres, elle observa son croquis avec un sentiment de déjà vu, en se demandant soudain si elle n’avait pas déjà fait ce même travail, à quelque moment de son passé. Elle se demanda aussi pourquoi ce talent restait si vif dans sa mémoire, alors que la connaissance était si fragile. Aussi loin qu’elle se souvînt, elle ne retrouvait pas trace de l’éducation à l’origine de cette maîtrise de l’ergonomie qui lui restait néanmoins, après toutes ces décennies écoulées depuis qu’elle ne l’avait plus exercée.
Mais l’esprit était étrange. Certains jours, ce sentiment de déjà vu se rapprochait d’elle, il devenait palpable, et elle était certaine d’avoir vécu auparavant chaque événement de la journée. Plus cela persistait, plus c’était dérangeant, avait-elle découvert. Le monde devenait une prison effrayante et nette, dans laquelle elle n’était qu’une créature du destin, un mécanisme automatique incapable de faire un seul geste qu’elle n’avait pas déjà fait dans quelque passé oublié. Une fois, cela persista durant une semaine, et elle fut presque paralysée. Jamais encore le sens de la vie ne l’avait submergée avec une telle hostilité, jamais. Michel s’en inquiétait beaucoup, et il lui assurait qu’elle souffrait sans doute de la manifestation mentale d’un problème physique. En cela, elle le croyait plus ou moins, mais comme tout ce qu’il lui prescrivait n’avait aucun effet apaisant, ça ne l’aidait guère. Elle ne pouvait que supporter ce qui lui arrivait, avec l’espoir que cette impression passerait.
Lorsqu’elle passait, elle faisait de son mieux pour l’oublier. Et quand elle revenait, elle s’en plaignait à Michel.
— Oh, mon Dieu, je le sens à nouveau.
Et Michel rétorquait :
— Est-ce que ça ne n’est pas déjà arrivé ?
Ils en riaient ensemble et elle faisait son possible pour vivre avec. Elle plongeait dans le travail, montait des plans pour les équipes d’hydrologie, définissait leurs missions selon les rapports des aréographes de la bordure, et se laissait submerger sous les résultats. C’était intéressant, et même excitant, comme une espèce de gigantesque chasse au trésor, qui nécessitait un enrichissement continu des connaissances aréographiques, dans les habitudes secrètes de l’eau souterraine. Ce qui l’aidait à supporter le déjà vu, et, au bout d’un certain temps, ce ne fut plus qu’une des impressions bizarres qui affectaient son esprit, pire que les poussées d’enthousiame passionné, mais préférable aux dépressions ou à ces moments où, plutôt que de sentir que quelque chose s’était déjà produit, elle était gagnée par le sentiment que rien de tel ne s’était jamais passé, même s’il ne s’agissait de rien de plus original que de sauter dans un tram. Du jamais vu, d’après Michel. C’était pour lui, apparemment, très dangereux. Mais il n’y avait rien à y faire. Parfois, cela ne l’aidait pas de vivre avec quelqu’un qui s’était spécialisé dans les problèmes psychologiques. Pour qui on risquait de n’être rien de plus qu’ion cas particulièrement intéressant. Il faudrait plusieurs pseudonymes pour la décrire, se disait-elle.
En tout cas, quand elle avait de la chance et se sentait mieux, elle travaillait de manière complètement concentrée, et quittait les bureaux entre quatre et sept heures, fatiguée et satisfaite. Elle rentrait chez elle dans cette clarté particulière des fins d’après-midi d’Odessa : toute la ville se trouvait dans l’ombre d’Hellespontus, mais le ciel avait encore une luminosité et une couleur intenses, et les nuages qui flottaient vers l’est brillaient au-dessus de la glace, enveloppant toute chose d’un reflet ardent, avec des tons infinis qui allaient du bleu au rouge et changeaient chaque jour, à chaque heure. Elle errait paresseusement sous les arbres du parc avant de passer le portail de l’immeuble de Praxis et de remonter jusqu’à son appartement pour dîner avec Michel, qui, généralement, sortait d’une longue journée passée à traiter le mal du pays des Terriens récemment immigrés, ou des anciens qui se plaignaient de problèmes comparables à celui de Maya – déjà vu, perte de mémoire, anomie, odeurs fantômes : autant de problèmes gérontologiques bizarres que l’on avait rarement rencontrés chez les humains à l’existence plus brève. Ce qui semblait indiquer de façon menaçante que les traitements de longévité ne pénétraient pas aussi bien le cerveau qu’il eût été nécessaire.
Rares étaient les sansei ou les yonsei qui venaient le consulter, et il s’en montrait surpris.
— C’est sans doute un bon signe quant à la vie sur Mars à long terme, lui dit-il un soir en remontant de son bureau après une journée particulièrement calme.
Elle haussa les épaules.
— Ils peuvent être dingues sans le savoir. Pendant que je faisais le tour du bassin, je me suis dit que c’était bien possible.
— Tu veux dire dingues ou seulement différents ?
— Je ne sais pas. Ils semblent ne pas avoir conscience de ce qu’ils font.
— Chaque génération est sa propre société secrète. Ceux-ci sont ce que tu pourrais appeler des aréurgiens. C’est leur nature d’opérer la planète. Il faut le leur reconnaître.
D’habitude, quand elle regagnait l’appartement, elle y retrouvait les parfums de la cuisine provençale à laquelle Michel s’essayait, et il y avait toujours une bouteille de vin rouge débouchée sur la table. Durant la plus grande partie de l’année, ils mangeaient dehors, sur le balcon, et Spencer se joignait à eux quand il était en ville, de même que leurs fréquents visiteurs. Tout au long du dîner, ils parlaient des événements de la journée, des informations venues de toute la planète et de la Terre.
Ainsi, Maya vivait les journées ordinaires d’une vie ordinaire : la vie quotidienne[74] et Michel la partageait avec son sourire rusé.
Un homme chauve, avec un visage agréable, gaulois, ironique, le caractère facile, toujours objectif. La lumière du soir se concentrait dans l’ultime bande de ciel au-dessus des pics déchiquetés d’Hellespontus, dans des tons brillants de rose et d’argent, des violets et des indigos, des noirs d’encre. Et leurs voix se faisaient plus douces à cette heure tardive du crépuscule que Michel appelait entre chien et loup[75] Ensuite, ils débarrassaient les couverts, retournaient à l’intérieur et faisaient la vaisselle – tout était habituel et connu, tout dépendait profondément de ce déjà vu selon lequel ils se déterminaient et qui les rendait heureux.
Certains soirs, Spencer l’emmenait à un meeting, généralement dans l’une des communautés de la ville haute. Elles étaient plus ou moins en liaison avec Mars-Un, mais les gens qui venaient aux meetings ne ressemblaient guère aux Mars-Unistes radicaux qui avaient accompagné Kasei au congrès de Dorsa Brevia – ils étaient plutôt comme les amis de Nirgal, dans Harmakhis, plus jeunes, moins dogmatiques, plus concentrés, plus heureux. À chaque réunion, Maya était troublée, même si elle avait envie de les rencontrer, et le jour du meeting, elle devenait nerveuse et impatiente. Après dîner, un petit groupe d’amis de Spencer les rejoignaient, et ils l’accompagnaient à travers la ville. Ils prenaient des trams, puis finissaient à pied jusqu’aux hauteurs d’Odessa, où se trouvaient les appartements les plus surpeuplés.
Là, on trouvait des immeubles entiers qui étaient devenus des places fortes parallèles, dans lesquels les locataires payaient leur loyer, travaillaient dans le centre ville, tout en échappant à l’économie officielle. Ils faisaient de la culture dans des serres et sur les toits et les terrasses, ils programmaient et construisaient, fabriquaient des instruments et des outils agricoles qu’ils vendaient ou échangeaient. Leurs meetings avaient lieu dans les salles communes, ou dans les petits parcs et les jardins de la ville haute, sous les arbres. Parfois, des groupes de Rouges venaient les rejoindre.
Maya commençait en leur demandant de se présenter, et elle en apprit un peu plus sur eux : la plupart avaient entre vingt et quarante ans, ils étaient nés à Burroughs, dans Elysium ou Tharsis, ou dans les camps d’Acidalia ou du Grand Escarpement. Il y avait aussi un petit pourcentage régulier de vétérans et quelques immigrants récents, souvent originaires de Russie, ce qui séduisait Maya. Ils étaient agronomes, ingénieurs écologistes, ouvriers en construction, techniciens, technocrates, employés municipaux, agents de service. De plus en plus, ils travaillaient à développer leur économie parallèle. Leurs immeubles communautaires avaient d’abord ressemblé à des clapiers composés d’appartements d’une seule pièce, avec une unique salle de bains au fond du couloir. Chaque jour, ils descendaient à pied ou en tram vers la ville basse, au-delà des résidences-forteresses bâties sur la corniche, occupées par les cadres des métanats en visite. (Ils avaient apprécié que tous les employés de Praxis vivent dans des appartements semblables aux leurs.) Tous avaient reçu le traitement, ce qu’ils considéraient comme normal – ils étaient choqués quand ils apprenaient que le traitement était devenu un instrument de contrôle du pouvoir sur Terre, ce qui ne faisait qu’ajouter, pour eux, à la panoplie des maux terriens. Ils étaient tous en excellente santé, ne connaissaient guère les maladies, encore moins les cliniques. Ils utilisaient un traitement très populaire qui consistait à sortir à l’extérieur de la tente en combinaison et à inspirer une grande bouffée d’air. C’était réputé guérir toutes les maladies. Ils étaient grands et forts. Et Maya reconnut une nuit l’étincelle qu’il y avait dans leur regard : c’était la même que celle qu’elle avait lue dans les yeux du jeune Frank Chalmers, sur cette photo qu’elle avait vue sur son lutrin – le même idéalisme, cette frange de colère, cette certitude que les choses n’étaient pas justes, cette confiance dans leur pouvoir de les redresser. Des jeunes, songea-t-elle. La composante naturelle de la révolution.
Et ils se rassemblaient dans leurs petites salles commîmes pour débattre des problèmes de l’heure, fatigués mais heureux. Pour eux, ces soirées faisaient partie de leur vie sociale. Il était important de le comprendre. Maya, souvent, s’installait sur une table au centre de la pièce, si possible, et disait :
— Je m’appelle Toitovna. Je suis ici depuis le début.
Et elle leur parlait – elle racontait leur vie à Underhill –, en s’efforçant de se souvenir, jusqu’à devenir insistante comme l’Histoire elle-même, essayant de leur expliquer pourquoi les choses étaient comme ça sur Mars.
— Écoutez : on ne peut jamais revenir en arrière !
Les changements physiologiques leur avaient barré à tout jamais le chemin de la Terre, qu’ils fussent immigrants ou indigènes, mais plus particulièrement les indigènes. Ils étaient désormais des Martiens, quoi qu’il advienne. Ils avaient besoin de former un Etat indépendant, peut-être souverain, en tout cas au moins semi-autonome. La semi-autonomie suffirait peut-être, étant donné les réalités des deux mondes. À elle seule, elle justifierait l’appellation Mars Libre. Dans l’état actuel des choses, ils n’étaient guère plus qu’une propriété et n’avaient pas de pouvoir réel sur leurs vies. Les décisions étaient prises pour eux à cent millions de kilomètres de là. On découpait leur monde en copeaux de métal qui étaient expédiés dans l’espace. C’était un gâchis qui ne bénéficiait à personne, sauf à la petite élite des métanationales qui régnait sur les deux mondes comme sur deux fiefs féodaux. Ils avaient terriblement besoin de leur liberté – pas tant pour échapper à l’atroce situation qui était celle de la Terre, mais plutôt pour exercer une influence réelle sur ce qui s’y passait. Sinon, ils ne pourraient qu’assister à la catastrophe en témoins impuissants. Avant d’être aspirés par le maelström à la suite des premières victimes. C’était intolérable et ils devaient passer à l’action.
Les groupes des communautés étaient très réceptifs à ce message, tout comme les Mars-Unistes, plus traditionnels, ainsi que les Bogdanovistes urbains et même certains des Rouges. Pour tous, à chaque meeting, Maya soulignait l’importance de la coordination.
— La révolution ne supporte pas l’anarchie ! Si nous essayions de remplir Hellas chacun de notre côté, nous pourrions ruiner mutuellement notre travail, et même submerger le contour –1.000 et détruire ce pourquoi nous avons travaillé. Ce sera la même chose pour les actions que nous devons entreprendre. Il va falloir travailler ensemble. Ce que nous n’avons pas fait en 61, où il y a eu interférence plutôt que synergie, vous comprenez ? C’était stupide. Cette fois, ce sera ensemble.
Racontez ça aux Rouges, répliquaient les Bogdanovistes. Maya, alors, les foudroyait du regard :
— C’est à vous que je parle en ce moment. Vous ne voulez pas savoir ce que je leur ai dit à eux.
Ce qui les faisait rire, et ils se détendaient en imaginant Maya en train d’admonester les autres. Ils l’appelaient la Veuve Noire – la sorcière qui était capable de leur jeter des sorts, la Médée qui était capable de les tuer. Cela jouait un rôle important dans l’emprise qu’elle avait sur eux, et elle devait montrer les crocs de temps à autre. Elle leur posait des questions dures, et même s’ils étaient généralement d’une naïveté désespérante, ils avaient parfois des réponses convaincantes, surtout quand ils parlaient de Mars elle-même. Certains collectaient des informations en quantités impressionnantes : des inventaires des arsenaux des métanats, des dispositifs de contrôle des aéroports, des plans de centres de communications, des listes et des programmes de localisation pour les satellites et les engins spatiaux, des réseaux informatiques, des bases de données. Quelquefois, en les écoutant, elle se disait que tout était possible. Ils étaient jeunes, pleins d’assurance, étonnamment ignorants dans de nombreux domaines, mais ils avaient une vitalité animale, ils avaient la santé et l’énergie. Et après tout, ils étaient adultes, et en les observant, Maya en venait à se dire parfois que la fameuse expérience de l’âge dont on parlait tant n’était qu’une question de blessures et de cicatrices – les jeunes esprits comparés aux esprits anciens étaient peut-être comme les corps : plus forts, plus vifs, moins déformés par les dommages.
Elle gardait cela à l’esprit, même quand elle leur parlait avec une sévérité égale à celle dont elle avait fait preuve avec les gamins de Zygote. Après les leçons, elle se mêlait à eux et parlait, parlait sans arrêt. Ils partageaient leur repas avec elle et elle écoutait leurs histoires. Une heure plus tard, Spencer annonçait qu’elle devait repartir. Elle était censée être venue d’une autre ville – mais comme elle avait reconnu certains visages dans les rues d’Odessa, elle avait dû être reconnue elle aussi, et ils savaient au moins qu’elle passait beaucoup de temps dans leur ville. Spencer et ses amis la raccompagnaient en suivant un itinéraire très compliqué, afin d’être certains qu’on ne les suivait pas. Ils se dispersaient dans les escaliers de la ville haute avant de rallier le quartier ouest et l’immeuble de Praxis. Là, ils se glissaient par le portail et la porte se refermait sur eux avec un bang sonore, rappelant à Maya que le double appartement ensoleillé qu’elle partageait avec Michel était avant tout un abri.
Un soir, après une rencontre tendue avec un groupe de jeunes ingénieurs et aréologues, tout en en parlant à Michel, elle pianota machinalement sur son lutrin, retrouva la photo du jeune Frank et en sortit une copie sur imprimante. La photo venait d’un quotidien de l’époque, elle était en noir et blanc, avec du grain. Elle la colla sur le placard, à gauche de l’évier de la cuisine. Elle se sentait bizarre, tourmentée.
Michel leva les yeux de son IA et acquiesça en voyant la photo.
— C’est extraordinaire, tout ce qu’on peut lire sur un visage.
— Ça n’est pas ce que pensait Frank.
— Il avait seulement peur que les autres le puissent.
— Hum, grommela Maya.
Elle n’arrivait pas à se souvenir. Elle se rappelait plutôt les visages des gens qu’elle avait eus en face d’elle plus tôt dans la soirée. C’était vrai, se dit-elle, qu’ils lui avaient tout révélé : comme autant de masques qui exprimaient au plus près ce qu’avaient dit ceux qui les portaient. Les métanats ont perdu tout contrôle. Elles bousillent tout. Elles sont égoïstes, et ne visent que leurs intérêts. Le métanationalisme est une nouvelle forme de nationalisme sans le sens du foyer. C’est le patriotisme de l’argent, une sorte de maladie. Les gens n’en souffrent pas encore ici, mais ils en souffrent sur Terre. Et si rien ne change, ça se propagera ici. Ils vont nous infester.
Tout cela dit avec ce regard qu’avait l’homme de la photo, cette confiance entendue et légitime. Susceptible de se muer en cynisme, il n’y avait aucun doute. Frank en était la preuve. Il était possible de briser cette ferveur, ou encore de la perdre. Ils devraient agir avant que cela n’arrive. Pas trop tôt, pas trop tard. Le timing serait essentiel. S’ils le calculaient correctement…
Elle se trouvait dans son bureau quand les nouvelles arrivèrent d’Hellespontus. On avait découvert un nouvel aquifère, très profond par rapport aux autres, très éloigné du bassin, et très important. Diana en avait déduit que les premiers âges glaciaires de la chaîne d’Hellespontus s’étaient portés sur l’ouest pour finir dans le sous-sol – douze millions de mètres cubes, plus que dans n’importe quel aquifère de la planète. On avait déjà localisé quatre-vingts pour cent de l’eau nécessaire pour remplir le bassion au contour –1.000 ; ce nouvel aquifère portait le total à cent vingt pour cent.
Ces nouvelles étaient stupéfiantes, et tout le groupe du quartier général se rassembla dans le bureau de Maya pour discuter et spéculer sur les grandes cartes. Les aréographes dessinaient déjà le tracé des canalisations dans les montagnes et débattaient des mérites des différents modèles. La mer de Low Point, surnommée « l’étang » dans les bureaux, était déjà riche d’une robuste communauté biotique développée à partir de la chaîne alimentaire du krill d’Antarctique, et le fond était réchauffé par le mohole. L’accroissement de la pression atmosphérique et l’augmentation des températures impliquaient de plus en plus de fonte en surface. Les icebergs allaient s’effondrer et se briser, exposant de nouvelles surfaces. Tout allait se réchauffer encore plus rapidement sous l’effet de la friction et du soleil, jusqu’à former un pack glaciaire, puis une mer de glace en débâcle. À ce stade, l’eau nouvelle pompée, correctement orientée afin de renforcer les forces de Coriolis[76], déclencherait un courant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Ils se perdirent en discussions en s’éloignant peu à peu du sujet essentiel, mais décidèrent de fêter l’événement par un bon déjeuner. Ils éprouvèrent presque un choc en retrouvant la corniche dressée au-dessus de la plaine rocailleuse du bassin à sec. Mais, aujourd’hui, ils avaient décidé de ne pas se laisser abattre par le présent. Ils se mirent tous à la vodka et désertèrent pour la plupart le reste de l’après-midi.
Aussi, quand Maya regagna son appartement, elle n’était vraiment pas en forme pour affronter Kasei, Jackie, Antar, Art, Dao, Rachel, Emily, Frantz et plusieurs de leurs amis, rassemblés dans le living. Ils étaient en route pour Sabishii, où ils devaient retrouver certains de leurs amis de Dorsa Brevia, avant de rallier Burroughs où ils travailleraient plusieurs mois durant. Ils lui adressèrent les félicitations d’usage pour la découverte du nouvel aquifère. Ils n’étaient pas vraiment passionnés, si l’on exceptait Art. Leur soudaine irruption ajoutée à cela la mit en colère. La vodka fit le reste, ainsi que l’excitation de Jackie, qui ne cessait de caresser son fier Antar (le chevalier invincible de la saga préislamique, ainsi qu’il l’avait expliqué une fois, avec orgueil) et l’austère Dao – l’un et l’autre domptés par ses caresses, se souciant peu de savoir duquel elle s’occupait, ou même si elle jouait avec Frantz. Maya l’ignora. Qui pouvait savoir de quelles perversions les ectogènes étaient capables, eux qui avaient été élevés comme une portée de chats ? Et voilà qu’ils étaient des vagabonds, des gitans, des radicaux, des révolutionnaires, n’importe quoi – tous comme Nirgal, à cette différence près que Nirgal avait une profession, un plan, alors que cette bande… Bon, elle décida de suspendre son jugement. Mais elle avait des doutes.
Elle s’entretint avec Kasei, qui d’ordinaire était plus sérieux que les jeunes ectogènes ; avec ses cheveux gris d’homme mûr, il avait un visage qui n’était pas sans rappeler celui de John, mais pas dans son expression ; il montrait sa dent de pierre en épiant d’un œil noir le comportement de sa fille. Malheureusement, il bouillonnait de plans pour effacer de la surface de Mars le complexe de sécurité de Kasei Vallis. À l’évidence, le fait d’avoir installé Korolyov dans la vallée qui portait son nom était une sorte d’affront personnel, et les dégâts causés au complexe pendant leur raid pour sauver Sax n’avaient pas été suffisants pour l’apaiser – en fait, cela l’avait plutôt mis en appétit. Kasei était un homme sombre et coléreux – ce qui lui venait peut-être de John, même s’il ne tenait guère de John ou d’Hiroko, ce que Maya trouvait sympathique. Mais son plan pour la destruction du complexe de Kasei Vallis était une erreur. Apparemment, il avait travaillé avec Coyote sur un plan de décryptage qui leur avait permis de faire sauter tous les codes de verrouillage du complexe, et maintenant il prévoyait de déclencher une tempête et de boucler tous les résidents dans des patrouilleurs pour les lancer vers Sheffield avant de faire sauter les bâtiments de la vallée.
Ça pouvait marcher ou non, mais ce serait une déclaration de guerre, une sérieuse brèche dans l’esquisse de stratégie à laquelle ils s’étaient tenus depuis que Spencer avait réussi à empêcher Sax de faire sauter tout ce qui tournait dans le ciel. Cette stratégie consistait simplement à disparaître de la face de Mars – sans représailles, sans sabotage, chacun dans le premier refuge venu… Ann elle-même semblait respecter ce plan. Maya le rappela à Kasei tout en le félicitant pour son idée et en l’encourageant à l’appliquer dès que le moment opportun se présenterait.
— Mais nous ne serons pas forcément en mesure de faire sauter les codes à cette date, protesta Kasei. C’est une occasion qui ne se représentera pas. Et après ce que Sax et Peter ont fait de Deimos et de la loupe aérienne, ils savent que nous sommes là. Ils pensent même que nous sommes encore plus nombreux !
— Mais ils ne le savent pas vraiment ! Et nous voulons conserver ce sens du mystère, cette invisibilité. L’invisible est invincible, comme le dit Hiroko. Mais rappelle-toi à quel point ils ont renforcé leur sécurité après que Sax a fait ses coups. S’ils perdent Kasei Vallis, ils mettront en place des forces plus importantes. Ce qui nous rendra la victoire encore plus difficile à terme.
Il secoua la tête avec obstination. Jackie les interrompit en lançant d’un ton enjoué :
— Ne t’en fais pas, Maya, nous savons ce que nous faisons.
— Ça, vous pouvez en être fiers ! Mais la question se pose : est-ce que nous en sommes fiers, nous ? À moins que tu sois la princesse de Mars, maintenant ?
— C’est Nadia, la princesse de Mars, rétorqua Jackie.
Et elle passa dans la kitchenette, suivie par le regard hostile de Maya, qui remarqua qu’Art l’observait avec curiosité. Il ne cilla pas quand elle le fixa, et elle traversa la pièce jusqu’à sa chambre pour aller se changer. Michel était là, occupé à ranger pour faire de la place à ceux qui allaient dormir par terre. La soirée risquait d’être particulièrement irritante.
Le lendemain matin, elle se leva très tôt pour aller à la salle de bains. Elle avait la gueule de bois. Art était déjà debout, entre les corps endormis, et il lui proposa :
— Vous voulez qu’on aille prendre un petit déjeuner dehors ?
Elle accepta. Dès qu’elle fut habillée, ils descendirent jusqu’au parc et suivirent la corniche qui avait des couleurs éclatantes sous les rayons bas du soleil levant. Ils s’installèrent à la terrasse d’un café qui venait de s’ouvrir sur la rue. Sur le mur blanc coloré par l’aube, on avait inscrit un slogan au pochoir. Il était petit, propre, net, d’un rouge vif :
ON NE PEUT JAMAIS REVENIR EN ARRIÈRE
— Mon Dieu ! s’exclama Maya.
— Quoi ?
Elle désignait le graffiti.
— Oh, oui… On le retrouve dans tout Sheffield et Burroughs depuis quelques jours. C’est parlant, non ?…
— Ka wow.
Ils étaient devant une petite table ronde, dans l’air glacé, et mangèrent des pâtisseries en buvant du café turc. À l’horizon, la glace scintillait comme une nappe de diamants, révélant des mouvements en profondeur.
— Quelle vue fantastique ! soupira Art.
Elle se tourna vers lui, séduite par cette réaction. Tout comme Michel, le Terrien était un optimiste, mais il se montrait plus discret, plus naturel. Pour Michel, c’était un principe, pour lui, une question de tempérament. Elle l’avait toujours considéré comme un espion, depuis le premier instant où il avait surgi de façon trop commode dans leur existence : l’espion de William Fort, de Praxis, et peut-être aussi de l’Autorité transitoire et aussi d’autres. Mais il était parmi eux depuis tellement longtemps – il était un ami proche de Nirgal, de Jackie, de Nadia… Et ils travaillaient ensemble pour Praxis, désormais. Ils en étaient dépendants pour le ravitaillement, la protection et les informations en provenance de la Terre. Et Maya n’était plus certaine de rien – elle ne savait plus si Art était un espion, ou alors ce qu’était un espion en pareil cas.
— Il faut que vous les empêchiez d’attaquer Kasei Vallis, lui dit-elle.
— Je ne crois pas qu’ils attendent ma permission.
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Vous pouvez arriver à les dissuader.
Art avait l’air surpris.
— Mais si j’étais si persuasif que ça, nous serions déjà libres.
— Vous savez ce que je veux dire.
— Eh bien… Je suppose qu’ils ont peur de ne pas pouvoir faire sauter les codes une seconde fois. Mais Coyote me semble très sûr d’avoir le protocole d’accès. Et c’est Sax qui l’a aidé.
— Il n’y a qu’à leur dire ça.
— Pour ce que ça vaut. Ils vous écouteront plus que moi.
— Exact.
— Et si on faisait un concours : qui Jackie écoute-t-elle le moins ?
Elle partit d’un grand rire.
— Là, tout le monde pourrait gagner.
Art sourit.
— Vous devriez glisser ces conseils dans le programme de Pauline, en lui faisant imiter la voix de Boone.
Maya riait toujours.
— Bonne idée !
Ils discutèrent du projet d’Hellas, et Maya décrivit l’exploitation future du nouvel aquifère. Art avait eu un contact avec Fort, et il lui rapporta les complexités de la dernière décision de la Cour mondiale, dont Maya n’avait pas entendu parler. Praxis avait déposé une plainte contre Consolidated pour avoir tenté de lancer un ascenseur spatial de Colombie, à proximité du site en Equateur choisi par Praxis, ce qui menacerait l’un et l’autre site. La Cour s’était prononcée en faveur de Praxis, mais Consolidated avait ignoré sa décision et avait persisté en construisant une base dans son nouveau pays client. Elle était déjà prête à y faire arriver son nouveau câble. Les autres métanats se réjouissaient de voir la Cour mondiale défiée et soutenaient Consolidated autant que possible, ce qui mettait Praxis en difficulté.
Maya demanda :
— Mais toutes ces métanationales passent leur temps à se quereller ?…
— C’est exact.
— Ce qu’il faudrait faire, c’est inciter certaines à se battre.
Art haussa les sourcils.
— Voilà un plan dangereux !
— Pour qui ?
— Pour la Terre.
— Mais je me fous de la Terre, dit Maya en savourant chaque mot.
— Comme les autres, dit Art d’un ton douloureux, et elle rit à nouveau.
Heureusement, la bande de Jackie repartit assez vite pour Sabishii. Maya décida de se rendre sur le site du nouvel aquifère. Elle prit un train qui faisait le tour du bassin à contresens. Elle franchit le glacier Niesten et descendit la grande pente occidentale, avant de passer la ville de Montepulciano, au cœur des collines. Elle descendit dans une gare minuscule appelée Yaonisplatz. De là, elle prit un petit patrouilleur et s’engagea sur une route qui suivait une vallée, dans les montagnes accidentées d’Hellespontus.
Ça n’était qu’une piste grossièrement taillée dans le régolite, maintenue par un fixatif, jalonnée par des transpondeurs et encombrée, dans les endroits à l’ombre, par des congères de neige sale d’été. Le paysage était étrange. Vu depuis l’espace, Hellespontus avait une certaine cohérence visuelle et aréomorphologique, l’ejecta s’étant déversé depuis le bassin en anneaux concentriques. Mais, sur le terrain, ces anneaux étaient presque indiscernables. Il n’en restait que des entassements épars de rocs qui étaient tombés du ciel en une pluie chaotique. Les pressions fantastiques suscitées par l’impact avaient provoqué toutes sortes de métamorphoses bizarres, la plus courante étant des cônes d’éclatement géants : des blocs coniques fracturés par l’impact. Certains avaient des fissures béantes où un véhicule pouvait passer, alors que d’autres n’étaient que de simples cailloux avec des entailles microscopiques qui couvraient chaque centimètre carré de leur surface, comme dans une porcelaine ancienne.
En traversant ce paysage fracturé, Maya éprouva une peur vague devant les pierres kami : des cônes d’éclatement qui étaient retombés sur leur pointe pour rester en équilibre. D’autres, dont la partie inférieure plus tendre avait été érodée, étaient devenus autant d’immenses menhirs, plantés dans le sol comme des rangées de crocs. Des colonnes lingam, pareilles à celle que l’on surnommait la Bite du Grand Homme. Des strates en piles folles, dont la plus importante était appelée la Vaisselle dans l’Évier. De grandes murailles de basalte en colonnes, disposées en hexagones. D’autres murs encore, lisses et luisants comme des plaques géantes de jaspe.
L’anneau d’ejecta le plus extérieur était le seul à ressembler à une chaîne de montagnes conventionnelle. Dans la lumière d’après-midi, il faisait songer à l’Hindou Kouch, énorme et dénudé sous les bancs rapides des nuages. La route le franchissait par un col élevé, entre deux pics massifs. Tout en haut, Maya arrêta son véhicule dans le vent violent et, se retournant, elle ne découvrit que les montagnes déchiquetées – des pics et des crêtes bigarrés, avec les ombres des nuages qui jouaient sur la neige et, çà et là, un cratère circulaire qui conférait aux choses un aspect définitivement étranger.
Plus loin, la pente plongeait vers Noachis Planum, semée de cratères. Maya découvrit un camp de patrouilleurs miniers rassemblés en cercle, comme un convoi de chariots de l’Ouest d’autrefois. La descente fut cahoteuse et difficile, et elle n’atteignit son but qu’à la fin de l’après-midi. Elle fut accueillie par un petit contingent de ses vieux amis bédouins, plus Nadia, qui était venue s’enquérir du forage sur le nouvel aquifère. Ils se montraient tous très impressionnés.
— Il s’étend au-delà du cratère Proctor et probablement jusqu’à Kaiser, dit Nadia. Il semble qu’il aille très loin vers le sud, et on dirait bien qu’il jouxte l’aquifère d’Australis Tholus. Est-ce que vous aviez défini ses limites nord ?
— Je le crois, dit Maya en se mettant à pianoter sur son bloc de poignet.
Ils dînèrent tôt, en parlant de l’eau, ne s’interrompant que pour échanger les dernières nouvelles. Ensuite, ils se regroupèrent dans le patrouilleur de Zeyk et Nazik et dégustèrent le sorbet que Zeyk faisait circuler, les yeux fixés sur le petit brasier dans lequel il avait fait griller le chiche-kebab. Inévitablement, ils en vinrent à évoquer la situation présente, et Maya leur répéta ce qu’elle avait déclaré à Art – qu’ils devaient fomenter le trouble entre les métanationales terriennes, s’ils le pouvaient.
— Ce qui signifie une guerre mondiale, remarqua Nadia d’un ton sec. Et si la situation reste la même, ce sera la pire que la Terre ait connue. (Elle secoua la tête.) Il doit y avoir un meilleur moyen.
— D’abord, nous n’aurons pas besoin de nous en mêler, dit Zeyk. Ils sont déjà pris dans la spirale.
— Tu le crois vraiment ? fit Nadia. Eh bien… si ça arrive, nous aurons une chance de réussir notre coup ici, je pense.
Zeyk secoua la tête.
— C’est leur issue de secours. Il faudra beaucoup de coercition pour obliger les puissants à abandonner un endroit comme celui-ci.
— Il y a différentes sortes de coercition. Sur une planète dont la surface est encore inhabitable, nous pourrions en trouver certaines qui nous éviteraient d’avoir à abattre des gens. Il faudrait élaborer toute une nouvelle technologie pour mener la guerre. J’en ai parlé avec Sax et il est d’accord.
Maya fit la moue et Zeyk sourit.
— Sa façon de penser ressemble à l’ancienne, pour autant que je sache ! Descendre cette loupe aérienne – ça nous a beaucoup plu ! Quant à faire sauter Deimos de son orbite, eh bien… Mais je comprends son point de vue, en partie. Quand les missiles de croisière seront lancés…
— Il faut faire le nécessaire pour ne pas en arriver là.
Nadia avait cette expression entêtée qu’elle prenait quand elle tenait dur comme fer à ses idées, et Maya la dévisagea avec surprise. Nadia, stratège révolutionnaire : elle n’aurait pas cru ça possible. Mais elle pensait sans aucun doute à protéger ses projets de construction. Ou à un projet de construction dans un milieu différent.
— Il faudrait en parler aux communautés d’Odessa, lui suggéra Maya. Dans l’ensemble, ils suivent Nirgal.
Nadia acquiesça et tendit un pique-feu miniature pour repousser une braise vers le centre de l’âtre. Ce feu était un spectacle rare sur Mars, mais Zeyk aimait suffisamment les feux pour assumer la dépense et le travail. Des rubans de cendres flottaient sur les braises orange comme Mars. Zeyk et Nazik parlaient à voix feutrée, décrivant la situation des Arabes sur la planète, qui était toujours aussi complexe. Les radicaux étaient presque tous dans des caravanes. Ils prospectaient l’eau et les métaux sur les sites aréothermiques. Ils affichaient une allure innocente et ne faisaient jamais rien qui pût révéler qu’ils ne dépendaient pas de l’ordre métanational. Mais ils étaient prêts, ils attendaient tous de passer aux actes.
Nadia partit se coucher et Maya demanda d’un ton hésitant :
— Parlez-moi de Chalmers.
Zeyk la fixa, impassible et calme.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Je veux savoir comment il a été impliqué dans le meurtre de Boone.
Il plissa les yeux, mal à l’aise.
— Cette nuit-là, à Nicosia, tout était compliqué. Les Arabes ne cessent d’en parler. Ça finit par devenir lassant.
— Et que disent-ils ?
Zeyk regarda Nazik, qui dit :
— Le problème, c’est qu’ils disent tous quelque chose de différent. Personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.
— Mais vous y étiez. Vous y avez assisté en partie. Dites-moi d’abord ce que vous avez vu.
Zeyk, alors, ferma les yeux et hocha la tête.
— Très bien. (Il prit son souffle et se prépara. Solennellement, comme s’il témoignait, il commença :) Après les discours que tu avais prononcés, nous étions réunis dans la Meshab Hajr el-kra. Les gens étaient en colère contre Boone à cause d’une rumeur selon laquelle il avait arrêté la construction d’une mosquée sur Phobos, et son discours n’avait rien arrangé. Nous n’avons jamais aimé cette nouvelle société martienne dont il parlait. Pour nous, ça n’était qu’une nouvelle pseudodémocratie à l’occidentale. Ça nous est devenu encore plus évident dans les années qui ont suivi. Lorsque Frank est arrivé, nous étions en train de grogner. Je dois dire que ce fut encourageant de le voir arriver dans ce moment-là. Il nous semblait qu’il était le seul à avoir une chance de s’opposer à Boone. Nous nous sommes donc tournés vers lui, et il nous a encouragés – à sa façon subtile, il s’opposait à Boone, il faisait des plaisanteries qui nous rendaient encore plus furieux tout en le faisant apparaître, lui, comme le seul bastion dressé face à Boone. Je dois dire que cela m’irritait de voir Frank exciter un peu plus encore les jeunes. Selim el-Hayil et plusieurs de ses amis de la faction Ahad étaient là, et ils étaient remontés non seulement contre Boone mais contre ceux du Fatah. Tu sais, le Fatah et Ahad divergeaient sur de nombreux points – nationalisme contre panarabisme, les relations avec l’Occident, l’attitude envers les soufis… C’était une division fondamentale pour cette jeune génération de la Fraternité.
— Sunnites contre Chiites ? demanda Maya.
— Non. Conservateurs contre libéraux. Les libéraux plutôt séculiers, et les conservateurs religieux, qu’ils soient sunnites ou chiites. Et el-Hayil était un leader des Ahad conservateurs. Il était dans la caravane avec laquelle Frank avait voyagé cette même année. Ils avaient souvent discuté, et Frank lui avait posé des tas de questions, il l’avait sondé, comme il savait le faire, jusqu’à ce qu’il sente qu’il vous comprenait, ou du moins qu’il comprenait votre point de vue.
Maya hocha la tête, d’accord avec cette description.
— Donc, Frank le connaissait bien, et el-Hayil a failli dire quelque chose cette nuit-là, mais Frank l’a regardé et il s’est abstenu. Je l’ai vu. Puis Frank est parti et el-Hayil nous a quittés immédiatement après.
Zeyk fit une pause pour boire une gorgée de café et réfléchir.
— Je ne les ai revus ni l’un ni l’autre durant les deux heures qui ont suivi. Tout a commencé à mal tourner bien avant que Boone soit tué. Quelqu’un gravait des slogans sur les murs de la médina, et les Ahad croyaient que c’était les Fatah. Quelques Ahad ont attaqué un groupe de Fatah. Ensuite, il y a eu des bagarres dans toute la ville, et même des équipes de construction américaines ont été attaquées. Il se passait quelque chose. On se battait de tous les côtés. Comme si tout le monde était devenu fou.
Maya acquiesça.
— Ça, je m’en souviens.
— Bon, et c’est alors que nous avons entendu dire que Boone avait disparu, et nous sommes descendus jusqu’à la Porte de Syrie pour vérifier les codes de verrouillage au cas où il serait sorti par là. Nous avons découvert que quelqu’un était effectivement sorti et n’était pas revenu, et on s’était mis en route quand nous avons appris la nouvelle. On n’a pas pu y croire. Nous sommes revenus dans la médina. Ils étaient tous rassemblés là, et on nous a dit que c’était bien vrai. J’ai mis une demi-heure à rejoindre l’hôpital à travers la foule et je l’ai vu. Tu étais là.
— Je ne m’en souviens pas.
— Mais si, tu étais là, mais Frank était déjà reparti. Donc, j’ai vu John Boone, et quand j’ai retrouvé les autres, je leur ai dit que c’était vrai. Même les Ahad ont été choqués, j’en suis certain : Nasir, Ageyl, Abdullah…
— Oui, confirma Nazik.
— Mais el-Hayil, Rashid Abou et Buland Besseisso n’étaient pas avec nous. Nous étions de retour à la résidence, en face de la Meshab Hajr el-kra, quand on a frappé à la porte, très fort, et quand nous avons ouvert, el-Hayil est tombé dans la pièce. Il était déjà malade, en sueur, et il voulait vomir. Sa peau était rouge, couverte de plaques. Sa gorge était gonflée et il avait du mal à parler. Nous l’avons emmené jusqu’à la salle de bains et obligé à vomir. Nous avons appelé Youssouf et nous étions en train d’essayer de transporter Selim jusqu’à la clinique de notre caravane, quand il nous a arrêtés. « Ils m’ont tué », a-t-il dit. Nous lui avons demandé ce qu’il entendait par là, et il a ajouté : « Chalmers. »
— Il a dit ça ?
— Je lui ai demandé : « Qui a fait ça ? » et il m’a dit : « Chalmers. »
— Mais il y a autre chose, ajouta Nazik.
Zeyk approuva.
— Je lui ai demandé encore : « Que veux-tu dire ? » et il m’a répondu : « Chalmers m’a tué. Chalmers et Boone. » Il crachait chaque mot. Il a dit aussi : « On avait projeté de tuer Boone. » En entendant ça, Nazik et moi nous avons grondé, et Selim m’a pris le bras. (Zeyk referma les mains sur un bras invisible.) « Il allait nous chasser de Mars. » Il a dit cela sur un ton que je n’oublierai jamais. Il le croyait vraiment. Il croyait que Boone voulait nous chasser de Mars.
Il secoua la tête, encore incrédule.
— Et qu’est-il arrivé ensuite ?
— Il… (Zeyk ouvrit les mains.) Il a eu une convulsion. Elle lui a d’abord pris la gorge, puis tous les muscles. (Il serra à nouveau les poings.) Il s’est convulsé et il s’est arrêté de respirer. Nous avons tenté de l’obliger à respirer encore, mais ça n’a rien fait. Nous ne savions pas quoi faire : une trachéotomie ? La respiration artificielle ? Des antihistaminiques ? (Il haussa les épaules.) Il est mort dans mes bras.
Un long silence suivit. Maya observait Zeyk plongé dans ses souvenirs. Un demi-siècle s’était écoulé depuis cette nuit de Nicosia, et Zeyk était déjà vieux en ce temps-là.
— Je suis surprise de constater à quel point tu te souviens des choses, dit-elle. Ma propre mémoire, même en ce qui concerne des nuits comme celle-là…
— Je me souviens de tout, fit-il d’un air morose.
— Son problème est le contraire de celui de tous les autres, fit Nazik en fixant son époux. Il se rappelle trop. Il ne dort pas bien.
— Mmfff, fit Maya. Et à propos des deux autres ?…
Zeyk plissa les lèvres.
— Je ne peux rien dire de certain. Nazik et moi, nous avons passé le reste de la nuit à discuter au sujet de Selim. Il y avait un différend à propos de la façon dont nous pouvions nous débarrasser de son corps. Est-ce qu’il fallait l’emporter jusqu’à la caravane et dissimuler ce qui s’était passé, ou faire appel tout de suite aux autorités ?
Ou bien encore livrer aux autorités un assassin solitaire et mort, songea Maya, en guettant l’expression fermée de Zeyk. Sans doute avaient-ils discuté de ça aussi, cette nuit-là. Il ne racontait plus les événements de la même façon.
— Je ne sais pas vraiment ce qui leur est arrivé. Je ne l’ai jamais découvert. Il y avait de nombreux Fatah et Ahad en ville, cette nuit-là, et Youssouf a entendu Selim. Ça pouvait être aussi bien leurs ennemis, leurs amis, ou eux-mêmes. Ils sont morts plus tard dans la nuit, dans une chambre de la médina. Des coagulants.
Zeyk eut un frisson.
Un autre silence. Il soupira et remplit sa tasse. Nazik et Maya refusèrent.
— Mais tu vois, reprit-il, ça n’est que le début. Seulement ce que nous avons vu, ce dont nous pouvons être sûrs. Et après ça… Pfft ! (Il grimaça.) Les discussions, les hypothèses, les théories sur des conspirations de tout genre. Comme d’habitude, n’est-ce pas ? Il n’est plus question de parler simplement d’assassinat. Depuis les Kennedy, ça entraîne un nombre effarant de scénarios qui expliquent les mêmes faits de cent façons différentes. C’est ça, le grand plaisir de la théorie de la conspiration : pas d’explication, mais des histoires. C’est comme Shéhérazade.
— Et tu n’en crois aucune ? demanda Maya, avec un soudain sentiment de désespoir.
— Non. Les Ahad et les Fatah étaient en conflit, je le sais. Frank et Selim, d’une certaine façon, étaient en relation. L’influence que cela a pu avoir dans Nicosia, je l’ignore, à supposer qu’il y en ait eu une… (Il souffla lentement.) Je ne sais pas, et je ne vois pas comment quiconque pourrait savoir. Le passé… Qu’Allah me pardonne, mais le passé semble une sorte de démon qui me torture chaque nuit.
— Je suis désolée, dit Maya en se levant.
La petite pièce lumineuse lui semblait soudain exiguë, étouffante. Elle surprit quelques étoiles par la fenêtre et ajouta :
— Je vais aller faire un tour.
Ils acquiescèrent et Nazik l’aida à mettre son casque.
— Ne reste pas dehors trop longtemps.
Le ciel déployait son tapis habituel et spectaculaire d’étoiles, au-dessus d’une étroite bande mauve qui persistait à l’horizon. Les montagnes d’Hellespontus étaient au fond, à l’est, la neige des pics passant du rose profond à l’indigo, plus haut, avec des tons si purs que la ligne de transition paraissait vibrer.
Maya se dirigea lentement vers un affleurement distant d’environ un kilomètre. Elle discernait de la végétation dans les craquelures, à la base, des lichens ou des mousses rampantes dont les tons verts étaient maintenant noirs. Elle escalada les rochers là où elle le pouvait. Les plantes avaient déjà suffisamment de mal à pousser sur Mars sans qu’on les écrase. Toutes ces choses étaient vivantes. L’air glacé du crépuscule s’infiltrait en elle mais elle finit par sentir le X des filaments de chauffage de son pantalon sur ses genoux en marchant. Elle trébucha et cligna des paupières pour s’éclaircir la vue. Les étoiles étaient devenues floues. Quelque part au nord, dans Aureum Chaos, le corps de Frank Chalmers reposait dans une couche de sédiments et de glace, enfermé dans son walker comme dans un cercueil. Il avait été tué en les sauvant, en luttant pour qu’ils ne soient pas emportés par le flot. Mais il aurait nié cette description de tout son cœur. Un simple accident de timing, aurait-il dit, rien de plus. Dû au fait d’avoir plus d’énergie que n’importe qui, une énergie alimentée par sa colère – sa colère envers elle, envers John, l’AMONU et toutes les puissances de la Terre. Envers sa femme. Son père. Sa mère et lui-même. Envers tout. L’homme en colère. Le plus en colère qui ait jamais vécu. Son amant. Le meurtrier de son autre amant, l’amour de sa vie, John Boone, qui aurait pu les sauver tous. Qui aurait été son éternel compagnon.
Et elle les avait dressés l’un contre l’autre.
À présent, le ciel était totalement noir, avec un simple trait violet à l’ouest. Elle avait refoulé ses larmes en même temps que ses sentiments. Il ne restait que ce monde obscur, cette trace violine, amère, comme une plaie sanglante au fond de la nuit.
Il y a certaines choses que tu dois oublier. Shikata ga nai.
De retour à Odessa, Maya fit la seule chose possible avec ce qu’elle avait appris : elle oublia et se relança dans le projet Hellas, passant de longues heures dans son bureau à examiner les rapports et à envoyer des équipes sur les différents sites de forage et de construction. Avec la découverte de l’aquifère occidental, les expéditions d’hydrologie avaient perdu de leur urgence, et l’effort se portait sur la captation, le drainage des aquifères existants et la construction de l’infrastructure des installations de la bordure. Les équipes de forage suivaient les équipes de prospection, et les poseurs de canalisations leur succédaient, avec les installateurs de tentes. Tous prenaient la piste et remontaient le canyon de Reull, au-dessus de Dao, là où la muraille était particulièrement ravinée. De nouveaux immigrants débarquaient dans le port spatial qui avait été construit entre Dao et Harmakhis. Ils s’installaient tous dans les hauts d’Harmakhis : ils devaient participer à la transformation de Dao-Reull et à l’installation des nouvelles cités sous tentes de la bordure. C’était une immense opération logistique qui correspondait presque trait pour trait au vieux rêve de Maya : le développement d’Hellas. Mais à présent qu’il s’agissait d’une réalité, elle se sentait irritée, dérangée. Elle n’était plus vraiment certaine de ce qu’elle voulait pour Hellas, ou pour Mars, ou même pour elle. Souvent, elle se trouvait sous l’emprise de ses changements d’humeur qui, dans les mois suivant sa visite à Zeyk et Nazik (bien qu’elle ne fît pas la corrélation), étaient devenus particulièrement violents, passant en une oscillation variable de l’excitation au désespoir, avec une période d’équinoxe qui était gâchée par la certitude qu’elle allait remonter ou redescendre.
Elle se montrait souvent dure avec Michel, ces derniers mois. Son calme l’agaçait fréquemment, il semblait tellement en paix avec lui-même, suivant le cours paisible de sa vie comme si les années qu’il avait passées avec Hiroko lui avaient apporté la réponse à toutes ses questions.
— C’est ta faute, lui dit-elle, l’agressant pour éprouver sa réaction. Quand j’avais le plus besoin de toi, tu n’étais pas là. Tu ne faisais pas ton métier.
Michel l’ignorait et il cherchait à l’apaiser jusqu’à la mettre en colère. Il n’était plus son psychothérapeute, maintenant, mais son amant, et quand on ne parvient plus à mettre son amant en colère, est-ce qu’il l’est encore vraiment ? Elle voyait dans quel terrible étau on se trouvait quand son amant était aussi son thérapeute – comment ce regard objectif et cette voix apaisante pouvaient être vus comme un moyen de distanciation toute professionnelle. Un homme qui faisait son métier – c’était intolérable d’être jugée par un tel regard, comme s’il se trouvait d’une certaine façon au-dessus de tout, comme s’il n’avait pas de problèmes, pas d’émotions qu’il ne puisse maîtriser. Elle devait réfuter cela. Et puis (oubliant d’oublier) :
— Je les ai tués tous les deux ! Je me suis jouée d’eux, je les ai dressés l’un contre l’autre pour accroître mon pouvoir. Je l’ai fait exprès et tu n’étais pas là ! C’est aussi ta faute !
Il marmonna, il commençait à s’inquiéter parce qu’il devinait ce qui approchait : c’était comme l’une de ces tempêtes qui soufflaient souvent d’Hellespontus. Elle rit et le gifla avec violence. Il recula et elle hurla :
— Viens, espèce de lâche ! Défends-toi !
Jusqu’à ce qu’il sorte sur le balcon et maintienne la porte fermée avec le talon, se tournant vers les arbres du parc et jurant en français tandis qu’elle tambourinait contre le battant. Il lui arriva même une fois de fracasser les vitres, et il rouvrit la porte dans une pluie de verre pour battre en retraite sans cesser de jurer en français, et s’enfuir de l’immeuble.
Mais, le plus souvent, il attendait qu’elle s’effondre et se mette à pleurer. Alors, il revenait, se remettait à parler en anglais, ce qui marquait chez lui le retour au calme. Et, avec une très discrète expression de dégoût, il reprenait l’intolérable thérapie.
— Écoute, nous étions tous sous pression à cette époque, même si nous n’en avions pas conscience. Notre situation était extrêmement artificielle, et tout aussi dangereuse – si nous avions échoué à divers degrés et de diverses façons, nous aurions tous pu périr. Nous devions réussir. Certains d’entre nous contrôlaient mieux cette pression que d’autres. Je ne m’en suis pas trop bien sorti, et toi non plus. Mais nous sommes ici maintenant. Et les pressions continuent de s’exercer sur nous. Certaines sont différentes, d’autres sont restées les mêmes. Mais nous nous en tirons mieux, si tu veux que je te le dise. La plupart du temps.
Après quoi, il allait s’installer dans un café de la corniche, et s’attardait devant un cassis pendant une heure ou deux, traçant des croquis sur son lutrin, des caricatures mordantes qu’il effaçait dès qu’il les avait achevées. Elle le savait car, certaines nuits, elle allait le retrouver et s’asseyait près de lui en silence avec une vodka, et la façon dont elle voûtait les épaules était une excuse. Comment lui dire que ça lui était utile de se battre de temps en temps, qu’elle commençait à remonter la pente ? Comment le lui dire sans rencontrer son petit haussement d’épaules sardonique, mélancolique et oppressé ? Et puis, il savait. Il savait et il pardonnait.
— Tu les aimais tous les deux, lui disait-il, mais de façon différente. Et il y avait aussi ce que tu n’aimais pas en eux. Bien plus, quoi que tu aies fait, tu n’es pas responsable de leurs actes. Ils ont choisi, et tu n’étais qu’un facteur.
Ça l’aidait d’entendre ça. Et aussi de se battre. Elle se sentait mieux ensuite, pour quelques semaines, ou quelques jours au moins. Le passé était tellement plein de trous, de toute manière, ça n’était qu’une collection dispersée d’images – elle finirait bien par oublier vraiment. Pourtant, les souvenirs les plus coriaces semblaient coller à son esprit, et la colle était faite de douleur et de remords. Il faudrait donc du temps pour qu’elle les oublie, bien qu’ils fussent corrosifs, douloureux, inutiles ! Inutiles ! Inutiles ! Il valait mieux se concentrer sur le présent.
Seule dans l’appartement, un après-midi, elle réfléchissait et contempla longuement la photo du jeune Frank près de l’évier – en se disant qu’elle allait la jeter. La photo d’un meurtrier. Concentre-toi sur le présent. Toi aussi tu es une meurtrière. Et aussi celle qui l’a poussé au crime. Mais il avait été son compagnon, pourtant. Et, après y avoir pensé encore longtemps, elle décida de laisser la photo où elle était.
Au fil des mois, cependant, dans les rythmes lents des jours martiens et des saisons de six mois, la photo devint presque un simple élément du décor, avec les batteries de raclettes en bois et de pinces, les casseroles et les poêles en cuivre, ou le petit bateau à voile qui contenait la salière et la poivrière. Une partie du décor pour cet acte de la pièce qu’ils jouaient, se disait-elle parfois. Pour aussi permanent que paraisse ce décor, il disparaîtrait totalement à un certain moment, comme tous les autres qui l’avaient précédé, tandis qu’elle passerait à une nouvelle réincarnation. Ou pas.
Les semaines s’écoulaient, et les mois, à raison de vingt-quatre par an. Le premier du mois tombait un lundi pendant tant de mois consécutifs qu’il semblait maintenant fixé à jamais. Puis, un tiers de l’année martienne passait, une nouvelle saison apparaissait finalement, un mois de vingt-sept jours, et tout à coup le premier du mois se retrouvait un dimanche. Et après un temps, cette date à son tour semblait devenue la norme éternelle, durant des mois et des mois. Et ainsi de suite : la roue des longues années de Mars tournait lentement.
Tout autour d’Hellas, on semblait avoir découvert les aquifères les plus importants, et l’effort était maintenant dirigé entièrement vers l’extraction et le drainage. Les Suisses avaient développé récemment ce que l’on appelait un « pipeline mobile », conçu spécifiquement pour le site d’Hellas et Vastitas Borealis. Ces machines roulaient sur le terrain en distribuant régulièrement l’eau puisée dans le sous-sol, de façon à couvrir le plancher du bassin sans créer des montagnes de glace à l’orifice des canalisations, comme auparavant.
Diana accompagna Maya sur les sites pour voir les machines en action. Depuis un dirigeable, les « pipelines mobiles » évoquaient un tuyau d’arrosage agité de secousses sous la pression de l’eau.
Mais au sol, c’était plus impressionnant, et même bizarre. Le pipeline était colossal, et il roulait majestueusement sur des couches de glace précédemment déposées, maintenu à deux mètres de haut par des pylônes trapus reposant sur de grands skis mobiles. Il se déplaçait à plusieurs kilomètres à l’heure, poussé par la pression de l’eau qu’il crachait par sa buse, dont l’angle variait selon les paramètres de l’ordinateur. Quand le pipeline avait skié jusqu’au bout de son arc, des moteurs réorientaient la buse, et le pipeline s’arrêtait avant de changer de direction.
L’eau jaillissait de la buse en un flot dense et blanc qui décrivait une longue courbe avant d’asperger la surface dans des gerbes de poussière rouge et de vapeur givrée. Elle se répandait en grandes flaques de boue lobées qui ralentissaient, se figeaient et s’aplatissaient, avant de virer au blanc et de se changer en glace. Mais cette glace n’était pas pure : des engrais et différentes bactéries glaciaires contenus dans les immenses bioréservoirs de la berge avaient été ajoutés à l’eau. Cette glace nouvelle était d’un rose laiteux et fondait plus vite que la glace pure. De grands étangs de fonte, en fait des lacs peu profonds de plusieurs kilomètres carrés, apparaissaient chaque jour en été, et tout au long des journées ensoleillées du printemps et de l’automne. Les hydrologistes avaient également rapporté la présence de grandes poches de fonte sous la surface. Au fur et à mesure de l’augmentation des températures planétaires et de l’épaississement des dépôts glaciaires du bassin, les couches inférieures se mettaient à fondre sous l’effet de la pression. Ainsi, de grandes plaques de glace qui couvraient ces zones de fonte glissaient sur les pentes même les plus faibles, et s’empilaient en tas aux points les plus bas du bassin, dans des secteurs fantastiques de séracs, d’arêtes de pression, de mares de fonte qui gelaient chaque nuit, et de blocs de glace entassés comme des gratte-ciel abattus. Dans la chaleur du jour, ces grandes piles de glace bougeaient et se brisaient en fondant, avec des craquements qui étaient comme des coups de tonnerre que l’on entendait depuis Odessa et toutes les cités de la bordure. Puis, elles se recongelaient avec la nuit, avec les mêmes détonations, et la majeure partie du plancher d’Hellas était ainsi devenue un inconcevable amoncellement chaotique.
Tout voyage sur de pareilles surfaces était impossible, et la seule façon d’observer le processus était de le survoler. À l’automne de M-48, Maya décida de se joindre à Diana, Rachel et quelques autres qui partaient en expédition vers la petite colonie installée sur l’exhaussement, au centre du bassin. On l’appelait également l’île Moins-Un, bien que ce ne fut pas encore une île, puisque Zea Dorsa n’était pas encore submergée. Mais ce n’était qu’une question de jours, et Diana, comme plusieurs hydrologistes des bureaux de Deep Waters, pensait que ce serait une bonne idée d’assister à cet événement historique.
Ils étaient sur le point de partir quand Sax surgit dans l’appartement, seul. Il allait de Sabishii à Vishniac et s’était arrêté pour voir Michel. Maya était contente de partir bientôt et de ne pas se trouver dans le coin pendant son séjour. Elle trouvait toujours déplaisant de l’avoir à proximité, et il était clair que ce sentiment était mutuel. Il évitait toujours son regard et bavardait uniquement avec Michel et Spencer. Jamais il n’avait un seul mot pour elle ! Bien sûr, lui et Michel avaient passé ensemble des centaines d’heures pendant la convalescence de Sax, mais Maya n’en était pas moins furieuse.
Aussi, quand il apprit qu’elle allait partir pour Moins-Un et demanda s’il pouvait l’accompagner, elle fut très désagréablement surprise. Mais Michel lui décocha un regard de supplique, comme un éclair, et Spencer demanda lui aussi très vite s’il pouvait venir, sans doute avec l’intention de l’empêcher de précipiter Sax du haut du dirigeable. Et elle accepta, particulièrement maussade.
Quand les voyageurs décollèrent, deux matins plus tard, ils se retrouvèrent en compagnie de « Stephen Lindholm » et « George Jackson », deux vieux hommes dont Maya ne chercha même pas à expliquer la présence aux autres, en voyant que Diana, Rachel et Frantz semblaient les connaître. Les jeunes étaient tous un petit peu plus excités en grimpant dans la gondole, et Maya afficha un plissement de lèvres irrité. Le voyage avec Sax ne s’annonçait pas aussi bon qu’il l’aurait été sans lui.
Le voyage vers l’île Moins-Un dura environ vingt-quatre heures. Le dirigeable était plus petit que les léviathans aériens des premières années. Celui-ci, le Trois de Carreau, était en forme de cigare, et la gondole était particulièrement longue et spacieuse. Même avec ses hélices ultralégères et suffisamment puissantes pour le propulser assez vite entre les vents directs et violents, Maya ressentait le dirigeable comme une chose à peine contrôlée. Et le bruit des moteurs était vaguement perceptible dans le souffle puissant du vent d’ouest. Elle s’approcha d’un hublot pour regarder au-dehors, tournant le dos à Sax.
La vue, depuis leur ascension de départ, était merveilleuse, avec Odessa qui s’étageait avec ses arbres et ses toits de tuile sur la pente nord. Ils flottaient depuis deux heures vers le sud-est et, à présent, la plaine glacée du bassin constituait la surface visible du monde, comme s’ils survolaient l’océan Arctique ou une planète de glace.
Ils plafonnaient à mille mètres et leur vitesse était de cinquante kilomètres par heure. Pendant le premier après-midi, le paysage de glace brisée demeura d’un blanc sale parsemé de flaques de fonte violettes qui reflétaient le ciel, miroitant parfois comme de l’argent en fusion sous le soleil. Ils entrevirent une formation de polynias en spirale vers l’ouest, de longs ruisseaux noirs en volutes qui marquaient l’emplacement du mohole inondé de Low Point.
Au crépuscule, la glace se changea en un méli-mélo d’ivoires, de roses et d’oranges balafrés de longues ombres noires. Puis, ils entrèrent dans la nuit, sous les étoiles, au-dessus d’une blancheur lumineuse craquelée. Maya dormit quelques instants d’un sommeil pénible sur l’un des bancs installés sous les hublots, et se réveilla avant l’aube, dans un panorama de couleurs nouvelles : les mauves du ciel semblaient plus sombres que la glace rose du sol et tout avait une apparence surréelle.
Vers le milieu de la matinée, la terre fut à nouveau en vue. Un ovale de collines terre de sienne flottait sur l’horizon, au-dessus de la glace, sur une centaine de kilomètres de longueur et cinquante kilomètres de largeur. Ce massif était l’équivalent à l’échelle d’Hellas des éminences que l’on retrouvait au centre des cratères de taille moyenne. Il était suffisamment haut pour rester émergé et constituerait dans la mer à venir une île centrale plutôt importante.
Pour l’heure, la base de Moins-Un, à la pointe nord-ouest, n’était encore qu’un dispositif de routes, de terrains d’atterrissage, de mâts d’arrimage pour les dirigeables et de petits bâtiments désordonnés – certains se trouvaient sous tente, mais les autres, à l’écart, n’étaient que des blocs de béton nu qui semblaient être tombés du ciel. Une équipe réduite de scientifiques et de techniciens vivait là, mais les aréologistes étaient nombreux à y faire escale de temps en temps.
Le Trois de Carreau décrivit une boucle et s’ancra à un mât avant d’être halé vers le sol. Les passagers quittèrent la gondole par un tunnel d’accès et le directeur de la station leur fit rapidement visiter l’aéroport et le complexe résidentiel.
Après un dîner médiocre dans le réfectoire, ils revêtirent tous une combinaison pour aller faire un tour à l’extérieur, entre les immeubles utilitaires, et descendirent vers ce que les habitants de l’« île » appelaient déjà « la grève ». En l’atteignant, ils s’aperçurent qu’aucune partie glaciaire n’était visible de ce promontoire : ils n’avaient en face d’eux qu’une plaine sablonneuse semée de blocs de rocher, jusqu’à l’horizon proche, situé à sept kilomètres environ.
Maya marchait sans but précis derrière Diana et Frantz, qui semblaient entamer une idylle. Un jeune couple indigène les accompagnait. Tous deux habitaient la station de Moins-Un, ils étaient plus jeunes que Diana et se tenaient par le bras, l’air très amoureux. Ils mesuraient plus de deux mètres, mais ils n’étaient pas aussi sveltes et agiles que la plupart des jeunes Martiens – ils avaient pratiqué les poids et haltères, en dépit de leur taille. Ils étaient musclés, avec pourtant une démarche légère. Ils évoquaient un ballet de rochers sur la grève déserte. Maya était émerveillée en les observant. Sax et Spencer lui avaient emboîté le pas et elle lança une réflexion à propos de la bande des vieux Cent Premiers. Mais Spencer se contenta de parler de phénotype et de génotype, Sax ignora la remarque et s’engagea sur la longue pente qui descendait vers la plaine. Spencer le suivit, et Maya resta avec eux, cheminant lentement entre les touffes de végétation nouvelle : de l’herbe, entre les rocailles, mais aussi des plantes basses à fleurs, des ajoncs, des cactées, des buissons, des arbustes très tourmentés, nichés dans les anfractuosités. Sax allait de part et d’autre, s’accroupissait parfois pour examiner de plus près une plante, se redressait le regard vague, comme si le sang avait quitté son cerveau. Ou plutôt était-ce chez lui un regard de surprise que Maya ne lui avait encore jamais vu ?… Elle s’arrêta pour regarder autour d’elle. C’était en vérité surprenant de découvrir une vie aussi prolifique dans cet endroit où personne n’avait jamais rien cultivé. À moins que les scientifiques de l’aéroport n’y aient consacré leurs loisirs. Et puis, le bassin était bas, tiède et humide… Les jeunes Martiens, plus haut sur la pente, dansaient avec grâce entre les plantes mais ne s’arrêtaient pas un instant pour les observer.
Sax s’arrêta soudain et tourna son casque vers la visière de Spencer.
— Toutes ces plantes vont être noyées, déclara-t-il d’un ton plaintif, comme s’il posait une question.
— C’est exact.
Sax jeta un bref coup d’œil à Maya. Ses mains étaient crispées dans ses gants. Est-ce qu’il allait l’accuser d’assassiner également les plantes ?
Spencer ajouta :
— Mais la matière organique aidera au développement de la vie aquatique plus tard, n’est-ce pas ?
Sax se contenta de promener les yeux autour de lui. Et Maya vit qu’il plissait les paupières, comme sous l’effet d’un brusque désarroi. Puis il repartit d’un pas vif dans la tapisserie compliquée des végétaux.
Spencer rencontra le regard de Maya et leva les mains, comme s’il voulait s’excuser pour Sax. Mais elle se détourna et remonta la pente.
Ils aboutirent finalement à une chaîne qui suivait en spirale le contour d’une butte, juste au-dessus du niveau –1.000, au nord de la station. Ils se trouvaient maintenant assez haut pour avoir une vue d’ensemble du champ de glace à l’horizon d’ouest. L’aéroport, tout en bas, rappelait à Maya les stations de l’Antarctique – des structures de fortune mal préparées, qui ne semblaient pas faites pour la ville insulaire qui serait bientôt là. Les jeunes Martiens, qui sautillaient entre les rochers, se perdaient en spéculations sur l’apparence de la ville à venir – ce serait une station balnéaire, ils en étaient sûrs, avec le moindre hectare construit ou paysagé, avec des ports de plaisance dans chaque calanque, des palmiers, des plages, des pavillons… Maya ferma les yeux et essaya d’imaginer ce qu’ils décrivaient – et les rouvrit sur le sable, la rocaille et les petites touffes rabougries de l’île. Aucune image ne s’était imposée à son esprit. Quel que soit l’avenir, il serait surprenant. Elle n’arrivait pas à l’entrevoir.
C’était comme une sorte de jamais vu qui pesait sur le présent. Une prémonition soudaine de mort la submergea, et elle dut lutter pour la rejeter. Nul ne pouvait imaginer le futur. Ce vide dans son esprit n’avait aucune signification. Il était normal. C’était seulement la présence de Sax qui la perturbait, car il lui rappelait des choses auxquelles elle se refusait à penser. Non, ce vide du futur était une bénédiction. Elle était libérée du déjà vu. Une bénédiction extraordinaire.
Sax traînait derrière eux, perdu dans l’observation du bassin.
Le lendemain, ils remontèrent dans le Trois de Carreau et s’envolèrent vers le sud-est. Le capitaine jeta bientôt l’ancre à l’ouest de Zea Dorsa. Il y avait longtemps que Maya n’y était venue avec Diana et ses amis : les crêtes n’étaient plus maintenant que des péninsules de roche dénudée qui s’avançaient dans la glace brisée en direction de Moins-Un, plongeant l’une après l’autre sous la surface, se divisant entre les blocs de débâcle. La glace d’ouest se situait maintenant à deux cents mètres plus bas que celle de l’est. Ceci, déclara Diana, était l’ultime ligne de terre qui reliait Moins-Un à la bordure du bassin. Lorsque cet isthme serait submergé, Moins-Un deviendrait véritablement une île.
La masse glaciaire du côté est du dorsum subsistant était en un certain point proche de la ligne de crête. Le capitaine du dirigeable donna plus de mou au câble d’ancrage et ils dérivèrent vers l’est, portés par le vent, jusqu’à surplomber la crête. Ils découvrirent qu’il ne restait que quelques mètres de roche émergée. Au loin, à l’est, un pipeline mobile s’avançait : un long tuyau bleu qui allait d’avant en arrière sur ses skis en recrachant l’eau sur la surface. Par-dessus le ronronnement des hélices du dirigeable, ils percevaient des craquements et des plaintes, un choc violent et sourd, une détonation d’obus. Diana leur expliqua qu’il y avait de l’eau sous la couche de glace, et que le poids supplémentaire de l’eau déversée en surface provoquait le frottement de certaines portions de glace sur les arêtes de la dorsa à peine submergées. Le capitaine désigna le sud, et Maya vit une ligne d’icebergs voler dans les airs comme soufflés par une explosion. Ils décrivirent de grands arcs dans diverses directions avant de se fracasser en milliers de fragments.
— Nous devrions peut-être reculer un peu, proposa le capitaine. Ce serait navrant d’être descendus en vol par un iceberg.
La buse du pipeline était pointée dans leur direction. Et soudain, dans un vague grondement sismique, toute la crête fut inondée. Un flot d’eau noire déferla sur le rocher avant de retomber sur le flanc ouest en une cascade large de cent mètres. Elle dévalait la pente sur deux cents mètres, comme un grand rideau paresseux. Dans le contexte du vaste monde de glace qui s’étendait vers tous les horizons, ça n’était qu’un petit ruissellement – mais il continuait à se déverser sur la surface, et l’eau du flanc est avait déjà formé des chenaux bordés de glace. Les cascades faisaient un bruit de tonnerre, et l’eau, sur le flanc ouest, se divisait en une centaine de torrents. Maya sentit un frisson de peur courir sur sa nuque. Sans doute un souvenir de l’inondation de Marineris, se dit-elle, quoiqu’elle n’en fiât pas certaine.
Lentement, le volume d’eau se résorba, et après moins d’une heure, le torrent se ralentit et gela, du moins en surface. C’était une journée ensoleillée d’automne, mais la température était quand même de moins dix-huit et une ligne de cumulo-nimbus déchiquetés approchait par l’ouest, annonciatrice d’un front froid. Le torrent se figea définitivement, laissant derrière lui une cascade de glace qui avait enrobé la roche de milliers de tubes blancs et lisses. La crête se doublait maintenant d’une autre. Elles ne se rencontraient pas vraiment, comme toutes les crêtes de Zea Dorsa, qui plongeaient dans la glace comme des côtes : des péninsules jumelles. Désormais, la mer d’Hellas était continue, et Moins-Un était devenu une île.
Après cela, les voyages en train autour d’Hellas et les survols du bassin furent différents pour Maya. Elle percevait les réseaux des glaciers et des chaos de glace comme la nouvelle mer qui s’enflait, se remplissait et allait bientôt se répandre jusqu’au rivage. Et en fait, la mer liquide qui existait sous la surface, près de Low Point, croissait plus rapidement au printemps et en été qu’elle ne se résorbait en automne et en hiver. Des vents puissants poussaient les vagues vers les polynias. En été, ils brisaient la couche de glace qui les séparait, créant ainsi des régions de glace en débâcle qui grondait en abordant les petits promontoires abrupts, rendant parfois difficile la conversation dans les dirigeables.
Dans l’année M-49, les taux d’écoulement des aquifères de captage atteignirent leur maximum. Avec 2.500 mètres cubes rejetés quotidiennement dans la mer, on atteindrait le niveau –1.000 mètres dans les six prochaines années martiennes. Pour Maya, ce délai ne semblait pas vraiment lointain, d’autant plus qu’on pouvait observer la progression à l’horizon d’Odessa. En hiver, les tempêtes noires qui s’abattaient sur les montagnes recouvraient le bassin d’une couche de neige d’un blanc pur surprenant. Au printemps, cette neige fondait, mais la limite de la mer de glace se rapprochait par rapport à l’automne précédent.
C’était tout à fait la même chose dans l’hémisphère Nord, selon les informations et ce qu’ils pouvaient apprendre à Burroughs. Les grandes dunes du nord de Vastitas Borealis étaient en cours de submersion rapide, grâce aux gigantesques aquifères de Vastitas et de la région polaire nord exploités par des plates-formes de forage qui se dressaient sur les couches de glace en accumulation. Durant les étés du nord, de larges fleuves se déversaient de la calotte arctique, creusant des chenaux dans les sables laminés avant de rejoindre les bancs de glace. Quelques mois après la formation de l’île Moins-Un, les infos montrèrent des vidéos d’un secteur encore émergé de Vastitas sur lequel déferlait un flux sombre venu de l’ouest, de l’est et du nord. Apparemment, le dernier lien entre les lobes de glace était en formation. Et désormais, il existait au nord un monde recouvert par la mer. Bien sûr, il était encore réduit et ne s’étendait que du soixantième au soixante-dixième degré de latitude mais, ainsi que le révélaient les photos des satellites, de grandes baies de glace se développaient vers le sud, dans les dépressions profondes de Chryse et d’Isidis.
Il faudrait encore vingt ans pour submerger le reste de Vastitas, car la quantité d’eau nécessaire était bien plus importante que celle qui avait permis d’inonder Hellas. Mais les opérations de pompage étaient aussi plus ambitieuses, les choses progressaient régulièrement, et les sabotages des Rouges ne parvenaient qu’à égratigner le processus. Ce processus s’accélérait, à vrai dire, même si les opérations de sabotage écologique ou autres s’accentuaient. Les nouvelles méthodes de forage mises en œuvre étaient radicales et particulièrement efficaces. Les vidéos montraient des exemples de ces dernières méthodes qui consistaient à déclencher des explosions thermonucléaires dans les profondeurs de Vastitas. Le permafrost fondait ainsi sur de vastes régions et les pompes dégageaient de plus en plus d’eau. En surface, ces explosions se manifestaient par des tremblements de glace soudains, qui transformaient la couche figée en bouillonnement boueux, l’eau ne tardant pas à geler en surface pour rester liquide en profondeur. Des explosions semblables sous la calotte polaire nord déclenchaient des inondations presque aussi énormes que celles de 61, et toute la masse d’eau se déversait vers Vastitas.
À Odessa, tous suivaient ces opérations avec grand intérêt. Une récente estimation de la quantité d’eau disponible dans le Nord avait encouragé les ingénieurs de Vastitas à viser un niveau final proche de la hauteur prévue : la courbe zéro définie aux temps lointains de l’aréologie aérienne. Diana et les autres hydrologistes de Deep Waters considéraient que l’affaissement des terres de Vastitas, résultant du minage des aquifères et du permafrost, les amènerait à un niveau plus bas que le point fixé. Mais les gens de Vastitas semblaient estimer qu’ils avaient intégré ce facteur dans leurs calculs et que le niveau serait atteint.
Il suffisait de jouer avec une IA pour découvrir clairement quelle serait la forme de l’océan à venir. En de nombreux points, le Grand Escarpement constituerait le littoral sud. Parfois, ce serait une pente douce ; sur les terrains ravinés, des archipels ; ailleurs, de gigantesques falaises se dresseraient au-dessus de l’eau. Les cratères échancrés feraient d’excellents ports. Le massif d’Elysium serait une île-continent, de même que ce qui subsisterait de la calotte polaire – les terrains situés sous la calotte constituaient la seule région du nord qui dépassait le contour zéro.
Peu importait le niveau précis qu’ils choisissaient pour paramétrer les cartes : un grand bras d’océan allait couvrir Isidis Planifia, qui était moins élevée que la majeure partie de Vastitas. Et l’on pompait aussi l’eau des aquifères des highlands autour d’Isidis. Une large baie remplirait la plaine ancienne. Dans cette perspective, on construisait une grande digue en arc autour de Burroughs. La ville était très proche du Grand Escarpement, mais elle se situait juste en dessous du niveau prévu. Elle était donc vouée à devenir une ville portuaire aussi importante qu’Odessa, au bord d’un océan qui allait ceinturer le monde.
La digue devait atteindre deux cents mètres de hauteur et serait large de trois cents mètres. Maya trouvait inquiétant le concept de digue pour protéger la ville, même si les clichés pris en altitude révélaient un monument pharaonique, immense et massif. La digue avait la forme d’un fer à cheval dont les extrémités rejoignaient le Grand Escarpement. Elle était assez grande pour que l’on prévoie déjà des constructions sur le dessus, pour en faire un Lido chic, avec plusieurs ports de plaisance. Mais Maya se souvenait d’un séjour en Hollande. Elle s’était trouvée sur une digue, et le port, d’un côté, était plus bas que la mer du Nord de l’autre. Elle avait éprouvé une sensation déconcertante, plus troublante encore que l’apesanteur. À un niveau plus rationnel, les programmes d’infos de la Terre montraient que toutes les digues étaient à présent affectées par une légère hausse du niveau de la mer, et cela à cause du réchauffement planétaire déclenché deux siècles auparavant. Il fallait moins d’un mètre d’augmentation du niveau pour mettre en péril les régions les plus basses de la Terre, et l’océan nordique de Mars était censé s’élever d’un bon kilomètre dans la décennie qui suivrait. Qui pouvait dire si l’on serait en mesure de régler le niveau final avec une précision telle que la seule digue suffirait ?… Les travaux de Maya à Odessa l’amenaient à se soucier de cette question de contrôle, bien que, sur place, le même problème se posât avec Hellas et qu’il fut généralement admis qu’on en détenait la clé. Ce qui était heureux, car le site d’Odessa ne leur laissait qu’une infime marge d’erreur. Mais les hydrologistes évoquaient aussi la possibilité d’utiliser le « canal » brûlé par la loupe aérienne avant sa destruction, comme une voie d’écoulement, si cela s’avérait nécessaire.
— Mais oui, insistait Diana. Ils pourront toujours pomper l’excédent d’eau dans Argyre.
Sur Terre, les émeutes, les pillages et les sabotages étaient devenus les pratiques favorites de la population qui n’avait pas eu droit au traitement gériatrique – les mortels, comme on les appelait. Tout autour des grandes villes, des bastions fortifiés étaient apparus, des forteresses où ceux qui avaient reçu le traitement pouvaient passer toute leur existence sans sortir, en vivant sur les réseaux, la téléopération, les générateurs portables, les légumes des serres, et même des systèmes de filtrage de l’atmosphère : en fait, ils étaient comme dans les villes sous tente de Mars.
Un soir, exaspérée par Michel et Spencer, Maya sortit pour dîner seule. Elle éprouvait souvent ce besoin de se retrouver avec elle-même. Elle descendit jusqu’à un café, à l’angle du boulevard de la Corniche, s’assit à la terrasse sous les arbres décorés de guirlandes lumineuses et commanda un antipasto et des tortellini. Elle dégusta une carafe de chianti en écoutant distraitement le petit orchestre. Le chef jouait d’une sorte d’accordéon qui n’avait que des boutons. On appelait ça un bandonéon, et ses musiciens l’accompagnaient au violon, à la guitare, à la basse et au piano. Des hommes vieillissants qui devaient avoir son âge, usés, qui enchaînaient avec légèreté des morceaux gais ou mélancoliques – des chansons tziganes, des tangos, des pots-pourris bizarres qu’ils semblaient improviser entre eux… Ayant fini son dîner, Maya resta un long moment à les écouter en sirotant son vin avant de passer au café. Elle promenait le regard sur les autres convives, les feuilles des arbres, la frange lointaine de la glace au-delà de la corniche, le banc des nuages qui se gonflaient au-dessus d’Hellespontus. Elle essayait de penser aussi peu que possible. Un moment, ça marcha, et elle s’évada avec bonheur dans une Odessa plus ancienne, quelque Europe de son esprit, aussi douce et triste que les duos de violon et d’accordéon. Puis, les voisins de la table d’à côté se mirent à débattre sur le pourcentage de la population terrienne qui avait eu droit au traitement – l’un avançait dix pour cent, un autre quarante –, ce qui signalait la guerre d’information, ou indiquait plutôt le taux actuel du chaos. En se détournant, elle remarqua le titre à la une d’un journal, au-dessus du bar, et elle lut l’article : la Cour mondiale avait suspendu ses opérations afin de déménager de La Haye à Berne, et Consolidated avait profité de l’occasion pour tenter une mainmise hostile sur les holdings de Praxis au Cachemire. Ce qui en fait équivalait à un véritable coup de force, une petite guerre contre le gouvernement de ce pays, à partir de la base de Consolidated au Pakistan. Qui entraînerait inévitablement l’Inde dans le conflit. L’Inde, qui traitait tout aussi bien avec Praxis depuis quelque temps. L’Inde contre le Pakistan, Praxis contre Consolidated : la plus grande partie de la population mondiale, acculée, privée du traitement…
Quand elle rentra à l’appartement, Michel lui dit que cette agression était la marque d’un nouveau respect envers la Cour mondiale, puisque Consolidated avait programmé son coup en fonction du congé de la Cour. Mais en pensant aux dégâts qu’allait subir le Cachemire, et aux répercussions pour Praxis, Maya ne se sentit pas d’humeur à l’écouter. Michel était d’un optimisme tellement borné, parfois, qu’il en paraissait stupide. En tout cas insupportable. Il fallait l’admettre : la situation s’assombrissait. Le cycle de la folie était rétabli sur Terre, obéissant inexorablement à l’onde sinusoïdale, plus grave encore que celle de Maya. Bientôt, ils se retrouveraient pris dans un paroxysme, perdant tout contrôle et luttant pour éviter l’ultime oblitération. Elle le sentait. Ils retombaient en arrière.
Elle se mit à fréquenter régulièrement le café du coin. Pour être seule et écouter l’orchestre. Elle tournait le dos au bar et à l’écran vidéo, mais il était impossible de ne pas penser aux événements. La Terre : leur malédiction, le péché originel. Elle essaya de comprendre, de voir les choses comme Frank les aurait vues, elle essaya d’entendre sa voix et son analyse. Le Groupe des Onze (l’ex-G-7, plus la Corée, le Brésil, le Mexique et la Russie) était encore, pour l’essentiel, aux commandes sur Terre, sous forme militaire et financière. Les seuls véritables adversaires de ces dinosaures étaient les métanationales, qui avaient fusionné à partir des transnats comme autant d’Athénas. Les grandes métanats – et, dans l’économie des deux mondes, il n’y avait de place que pour douze d’entre elles environ, par définition – étaient bien sûr intéressées à prendre le contrôle des pays du Groupe des Onze, tout comme elles l’avaient fait pour nombre de pays moins importants. Les métanats qui parviendraient à leur but gagneraient sans doute ainsi la domination dans le jeu auquel elles se livraient entre elles. Certaines essayaient de diviser et de conquérir le G-11 en faisant de leur mieux pour dresser les pays les uns contre les autres, ou en corrompant certains pour qu’ils sortent du rang. Sans interrompre la compétition. Certaines s’étaient alliées à des pays du G-11, ne visant que la domination, d’autres s’étaient concentrées sur les pays pauvres, ou encore les bébés tigres, pour construire leur puissance. Un équilibre du pouvoir complexe s’était installé, les plus fortes des vieilles nations contre les nouvelles métanationales les plus importantes, la Ligue islamique, l’Inde, la Chine et les plus petites métanats formant des locus de forces indépendants, des forces imprévisibles. Ainsi, cet équilibre était fragile, d’autant plus que la moitié de la population mondiale vivait en Chine et en Inde, un fait que Maya n’arrivait pas vraiment à admettre et à comprendre – l’histoire était tellement étrange –, et nul ne pouvait savoir de quel côté cette moitié de l’humanité allait retomber.
Bien sûr, tout cela appelait une question : pourquoi les conflits ? Pourquoi, Frank ? demanda Maya en silence, en écoutant un tango mélancolique. Quelle est la motivation des responsables de ces métanationales ? Mais elle devinait son sourire cynique, celui qu’elle lui avait connu pendant toutes ces années. Les empires, avait-il remarqué une fois, ont des demi-vies très longues. Et l’idée de l’empire a la plus longue des demi-vies. Donc, il y avait toujours des gens pour essayer de devenir Genghis Khan, de dominer le monde à quelque prix que ce soit – des directeurs des métanats, des leaders du Groupe des Onze, des généraux d’armées…
Ou alors, suggérait le Frank qui était dans son mental, calmement, brutalement : la Terre avait une capacité de charge. La population avait franchi la marge. Donc, ils seraient nombreux à mourir. Chacun savait ça. Le combat pour les ressources était d’autant plus acharné. Les combattants, quasi rationnels. Mais désespérés.
Les musiciens jouaient et, avec les mois qui passaient, leur nostalgie aigrelette se faisait plus poignante. Le long hiver s’installa, le monde s’assombrit, et ils continuèrent à jouer dans les crépuscules neigeux, entre chien et loup. Il y avait quelque chose de tellement petit, de tellement courageux dans le souffle asthmatique du bandonéon, dans ces refrains qui parlaient de tout, de la vie normale à laquelle ils s’accrochaient avec entêtement, dans la flaque de lumière, sous les arbres maintenant dénudés.
Cette appréhension était si familière. Elle avait éprouvé cela dans les années qui avaient précédé 61. Même si elle ne parvenait plus à se souvenir des incidents et des crises qui avaient marqué la période de l’avant-guerre, elle en gardait encore le sentiment, comme stimulée par un parfum familier. Rien alors n’avait d’importance, les meilleures journées étaient pâles et glacées sous les nuages noirs amassés à l’ouest. Les plaisirs de la ville prenaient un aspect grotesque, au seuil du désespoir, et tous les clients tournaient le dos au bar, pour ainsi dire, faisant de leur mieux pour repousser un sentiment d’amoindrissement, d’impuissance. Oui, c’était bien ça, le déjà vu.
C’est pourquoi, quand ils firent le tour d’Hellas et rencontrèrent les groupes de Mars Libre, Maya fut heureuse de voir tous ces gens qui étaient rassemblés, qui avaient fait l’effort de croire que leurs actions pouvaient créer une différence, même confrontés au grand vortex qui tourbillonnait sous eux. Elle apprit de leur bouche que Nirgal, où qu’il se rende, insistait apparemment auprès des autres indigènes sur le fait que leurs chances dépendaient de la situation sur Terre, aussi distante qu’elle leur paraisse. Ce qui avait un effet : les gens qui affluaient aux meetings étaient tous au courant des dernières nouvelles concernant Consolidated, Amexx ou Subarashii et des dernières incursions de la police de l’ATONU dans les highlands du Sud, qui les avaient forcés à abandonner Overhangs et de nombreux refuges cachés. Le Sud était en train de se vider, et les clandestins se déversaient dans Hiranyagarbha, Sabishii, Odessa ou les canyons de l’est d’Hellas.
Certains de ceux que Maya rencontra semblaient considérer que l’investissement du Sud par l’ATONU était fondamentalement une bonne chose, en ceci qu’il commençait le compte à rebours pour leur action. Elle rejeta aussitôt cette considération.
— Ce n’est pas à eux de contrôler notre calendrier. C’est ce qui s’est passé la dernière fois. C’est à nous de garder le timing et d’attendre le moment. Et alors, nous agirons tous ensemble. Si vous ne comprenez pas cela…
Alors, vous êtes des imbéciles !
Mais Frank avait toujours invectivé son public. Il semblait constamment en colère, comme Michel l’avait fait remarquer. Ces gens-là avaient besoin de quelque chose de plus ou, pour être plus précis, ils méritaient quelque chose de plus. Quelque chose de positif, quelque chose qui les pousserait et les entraînerait à la fois. Frank avait dit cela aussi, mais il n’avait pas souvent agi dans ce sens. Ils avaient besoin d’être séduits, comme les danseurs noctambules de la Corniche. Tous ces gens se retrouvaient probablement sur leurs propres fronts de mer durant toutes les autres nuits de la semaine. Et la politique avait besoin de partager une partie de cette énergie érotique, ou alors, ce ne serait plus qu’une question de ressentiment et de dégradation de leur contrôle.
Aussi elle les séduisit. Elle s’y contraignit, même quand elle était préoccupée, effrayée, ou simplement de mauvaise humeur. Quand elle était avec eux, avec ces grands jeunes hommes élancés, elle pensait au sexe. Elle s’asseyait entre eux et posait des questions. Elle rencontrait leurs regards, l’un après l’autre. Ils étaient tellement grands que, même lorsqu’elle s’installait sur la table, eux restant assis autour, ils étaient les yeux dans les yeux. Leurs conversations plongeaient dans l’intime et le plaisir autant qu’elle le pouvait. Que voulaient-ils de la vie, ici, sur Mars ? Souvent, elle riait en entendant leurs réponses, déconcertée par leur innocence, leur intelligence. Ils avaient déjà rêvé par eux-mêmes à des Mars plus radicales que toutes celles auxquelles elle pouvait croire, des Mars vraiment indépendantes, égalitaires, justes et joyeuses. Et, par certains côtés, ils avaient vécu ces rêves : nombreux étaient ceux qui avaient transformé leurs petites cages à poules en grands appartements communautaires, qui travaillaient dans cette économie alternative qui avait de moins en moins de connexions avec l’Autorité transitoire et les métanats – une économie gouvernée par l’éco-économie de Marina et l’aréophanie d’Hiroko, par les soufis et Nirgal, par ce gouvernement gitan nomade des jeunes. Ils sentaient qu’ils allaient vivre éternellement, qu’ils vivaient dans un monde de beauté sensuelle. Ce confinement sous tente était leur normalité, mais ça n’était qu’un stade, un séjour dans la matrice tiède des mésocosmes, qui serait inéluctablement suivi par leur émergence sur une surface libre et habitable – par leur naissance ! Des aréurgiens embryonnaires, pour employer le terme de Michel, de jeunes dieux qui opéraient leur monde, des gens qui savaient qu’ils étaient destinés à devenir libres, qui étaient sûrs que cela adviendrait bientôt. Les mauvaises nouvelles affluaient de la Terre, le public était plus nombreux à chaque meeting, et l’atmosphère n’était plus marquée par la peur mais par la détermination. Celle qu’on lisait sur la photo du jeune Frank qu’elle avait mise au-dessus de l’évier. Un conflit entre les ex-alliés Armscor et Subarashii, à propos du Nigeria, avait débouché sur l’utilisation d’armes biologiques (l’un et l’autre camp se rejetant la responsabilité), et la population des environs de Lagos, de même que la flore et la faune, était dévastée par des maladies monstrueuses. Dans le mois qui suivit, les jeunes Martiens s’exprimèrent avec colère, les yeux brillants, devant l’absence de toute règle sur Terre, de toute autorité fiable. L’ordre métanational global était trop dangereux pour qu’on accepte qu’il contrôle Mars !
Maya les laissa parler durant une heure avant de dire « je sais ». Et elle savait ! Elle faillit pleurer en les observant, en voyant à quel degré ils étaient choqués par l’injustice et la cruauté. Elle passa en revue les divers points de la déclaration de Dorsa Brevia, un à un, en leur rapportant les discussions qui avaient précédé le vote, ce qu’ils signifiaient et ce que leur application au monde réel apporterait à leurs existences. Ils en savaient plus qu’elle à ce sujet, et la discussion devint alors plus excitée que tous leurs reproches vis-à-vis de la Terre – moins angoissée, et plus enthousiaste. En essayant de se représenter un avenir fondé sur la déclaration, ils riaient souvent devant ces scénarios coloriés d’harmonie collective, de paix et de bonheur – ils connaissaient les chamailleries de leur vie dans des appartements partagés en commun, et ces perspectives leur semblaient très amusantes. En voyant la lumière dans les yeux de tous ces jeunes Martiens rieurs, même elle, qui ne riait jamais, sentait un sourire effleurer ses lèvres, repoussant le réseau de rides qu’était devenu son visage.
Quand elle annonçait la clôture du meeting, elle avait le sentiment qu’ils avaient fait du bon travail. À quoi pouvait servir l’utopie sans la joie, après tout ?… Quel était le but de leur lutte s’ils n’avaient pas le rire des jeunes ? C’était ce que Frank n’avait jamais compris, du moins dans ses dernières années. Et c’est ainsi que Maya abandonna les procédures de sécurité de Spencer et entraîna le public des meetings vers les fronts de mer à sec, dans les parcs et les cafés, pour se promener simplement, boire un verre, prendre un dîner tardif. Elle avait le sentiment d’avoir trouvé une clé de la révolution, une clé dont Frank n’avait jamais connu l’existence, qu’il avait seulement soupçonnée en regardant John.
Quand elle revint à Odessa, elle essaya d’expliquer.
— Frank ne croyait pas à la révolution, de toute manière, lui dit-il. C’était un diplomate, un contre-révolutionnaire cynique. Le bonheur ne faisait pas partie de sa nature. Pour lui, c’était une atteinte au contrôle des choses.
Mais Michel était fréquemment en désaccord avec elle, depuis quelque temps. S’il décelait l’annonce d’une querelle, il avait appris à exploser plutôt qu’à l’apaiser. Ce qu’elle appréciait au point de ne plus avoir envie de se battre aussi souvent.
Elle protesta devant ce portrait de Frank : « Allons… » Avant de pousser Michel jusqu’au lit et de le séduire, rien que pour le plaisir, rien que pour l’entraîner dans le domaine du bonheur et l’obliger à l’admettre. Elle savait parfaitement qu’il considérait que son devoir était de la ramener vers le vecteur central de ses oscillations d’humeur, elle le comprenait plus que n’importe qui, et elle appréciait cet ancrage qu’il s’efforçait de lui offrir. Mais quelquefois, quand elle était lancée vers la crête d’une courbe, elle ne voyait aucune raison de ne pas jouir un peu de ces brefs instants de vol en apesanteur qui étaient comme une sorte de status orgasmus… À ce niveau, elle le retenait par le membre et le faisait sourire durant une heure ou deux. Il leur était alors possible de descendre, de passer le portail, et de traverser le parc jusqu’au café, relaxés et en paix, pour s’asseoir le dos au bar et écouter le guitariste de flamenco ou le vieil orchestre de tango et les piazzollas. Ils bavardaient de leur travail sur le bassin ou restaient silencieux.
Un soir, vers la fin de l’été de M-49, ils descendirent jusqu’au café en compagnie de Spencer et savourèrent le lent crépuscule, les nuages de cuivre sombre qui luisaient au-dessus de la glace, sous le ciel violine. Les courants d’ouest poussaient des masses d’air depuis Hellespontus, et le front tourmenté des nuages dominait la glace durant la plus grande partie de la journée. Mais il y avait certains nuages particuliers – des objets solides, métalliques, lobés, pareils à des statues minérales que le vent n’emporterait jamais. Et dont le ventre noir crachait des éclairs vers la surface de glace.
Soudain, un grondement sourd se fit entendre, le sol vibra légèrement sous les pieds, et les verres et les assiettes s’entrechoquèrent sur la table. Ils saisirent leurs verres et se redressèrent comme tous les clients du café – dans le silence pétrifié, Maya constata que tous regardaient vers le sud, loin au-delà de la mer de glace. Dans le même temps, des gens dévalaient le parc jusqu’à la corniche et se rassemblaient en silence devant la paroi de la tente. Et dans l’indigo mourant du crépuscule, sous les nuages cuivrés, ils purent discerner un mouvement, un scintillement noir et blanc à la lisière de la masse noir et blanc. Qui approchait à travers la plaine, droit sur eux.
— L’eau, dit quelqu’un à la table voisine.
Comme attirés par un rayon tracteur, ils s’avancèrent tous, le verre à la main. Leurs pensées s’étaient figées. Ils se tenaient au bas de la tente, au seuil du front de mer, appuyés contre le muret, plissant les yeux sur les ombres de la plaine : noires sur noir, parsemées de taches blanches, dévalant de tous côtés. Une seconde, Maya retrouva encore le souvenir d’un épisode de l’inondation de Marineris et frissonna, repoussant l’image comme une boule de chyme dans l’œsophage, étouffant un spasme acide, luttant pour annuler cet instant de son esprit. C’était la mer d’Hellas qui déferlait vers eux, vers elle – sa mer, son idée : l’inondation de la dernière pente. Un million de plantes étaient en train de périr, comme Sax avait tenté de le lui rappeler. Le point de fonte de Low Point était devenu de plus en plus grand, jusqu’à relier les autres nappes d’eau, jusqu’à faire fondre la glace pourrie qui les séparait et les cernait, réchauffée par l’été prolongé, les bactéries et les jaillissements de vapeur provoqués par les explosions souterraines. L’une des parois glaciaires du nord avait dû se briser, et le flot noircissait maintenant la plaine au sud d’Odessa. La frange n’était plus qu’à une quinzaine de kilomètres. À présent, ils contemplaient un chaos sel et poivre, mais à l’avant-plan, le poivre s’effaçait sous le sel – le paysage s’éclaircissait tandis que le ciel s’assombrissait, et les choses prenaient un aspect surnaturel. De la vapeur givrée tourbillonnait au-dessus des vagues, luisant sous les lumières d’Odessa.
Une demi-heure s’écoula encore, peut-être, et ils restèrent tous immobiles et silencieux sur la corniche jusqu’à ce que le flot gèle et que le crépuscule sombre. Alors, on entendit à nouveau des voix, et une musique électrique monta d’un café en contrebas. Puis un rire en trille. Maya retourna jusqu’au bar et commanda du champagne, l’esprit en ébullition. Pour une fois, son humeur était en accord avec les événements, et elle était décidée à célébrer cette vision bizarre de leurs pouvoirs libérés, répandus sur le paysage, soumis à leur inspection. Elle porta un toast à la cantonade :
— À la mer d’Hellas, et à tous les marins qui feront voile, entre les icebergs et les tempêtes, jusqu’à la rive lointaine !
Ce fut un moment enthousiasmant : ils applaudissaient tous, et poussaient des hourras jusque sur la corniche. L’orchestre tzigane se lança dans une version tango d’une ancienne chanson de bord, et Maya sentit un faible sourire sur ses joues pendant toute la soirée. Même lorsqu’ils discutèrent de l’éventualité d’une deuxième vague qui pourrait submerger le front de mer d’Odessa. Ils avaient fait des calculs extrêmement précis, et une survague, comme ils disaient, était improbable et même impossible. Odessa tiendrait le coup.
Mais les nouvelles affluaient de partout, et c’étaient elles qui menaçaient de les submerger. Sur Terre, les guerres au Nigeria et en Azanie avaient provoqué un conflit économique acharné entre Armscor et Subarashii. Les fondamentalistes hindous, chrétiens et musulmans faisaient de nécessité vertu et avaient déclaré que le traitement de longévité était l’œuvre de Satan. De nombreux « mortels » avaient rejoint leurs mouvements. Ils s’étaient emparés des gouvernements locaux et des foules entières s’étaient lancées dans des attaques directes contre les centres des métanats. Dans le même temps, les métanationales majeures essayaient de ressusciter l’ONU afin de la mettre en avant comme une alternative à la Cour mondiale. Mouvement qui était suivi par les principaux clients des métanats et le Groupe des Onze. Michel considérait cela comme une victoire, car la peur envers la Cour mondiale était ainsi prouvée. Tout renforcement d’un organisme international comme l’ONU, disait-il, valait mieux que rien. Mais désormais, il existait deux systèmes d’arbitrage en compétition, l’un étant contrôlé par les métanats, ce qui leur permettait plus facilement d’éviter celui qu’elles n’aimaient pas.
Sur Mars, les choses allaient à peine mieux. La police de l’ATONU ratissait le Sud sans rencontrer de résistance, hormis des explosions occasionnelles et inexpliquées de véhicules robots. Prometheus avait été le dernier refuge caché découvert et investi. De tous les grands refuges, seul Vishniac demeurait, et ses habitants jouaient à faire le mort pour que les choses demeurent ainsi. La région polaire sud ne faisait plus partie de l’underground.
Dans un tel contexte, Maya n’était pas surprise de constater la peur des gens qui participaient à ses meetings, parfois. Il fallait du courage pour se joindre à un underground qui rétrécissait visiblement, comme l’île Moins-Un. Ils devaient être poussés par la peur, se disait-elle, par l’indignation et l’espoir. Mais leur peur était réelle. Ils n’étaient pas convaincus que leur entreprise ait un effet bénéfique.
Et puis, il devait être tellement facile à un espion de se glisser parmi les nouveaux immigrants. Parfois, elle avait quelque mal à leur faire confiance. Une nuit, lors d’un meeting avec de nombreux nouveaux, elle repéra un jeune homme au premier rang, dont le regard ne lui plaisait pas. Après le meeting, qui avait été tiède, elle regagna l’appartement avec des amis de Spencer et en parla à Michel.
— Ne t’inquiète pas, lui dit-il.
— Qu’est-ce que ça veut dire : ne t’inquiète pas ?
Il haussa les épaules.
— Tous les membres ne se perdent jamais de vue. Ils s’assurent toujours de se connaître les uns les autres. Et les hommes de Spencer sont armés.
— Tu ne m’avais jamais dit ça.
— Je pensais que tu le savais.
— Allons. Ne me traite pas comme une idiote.
— Mais non, Maya. Mais, de toute façon, c’est tout ce que nous pouvons faire, à moins de nous cacher totalement.
— Je n’ai jamais suggéré ça ! Pour qui tu me prends ? Pour une lâche ?
Il afficha une expression amère et jeta quelque chose en français. Puis il reprit son souffle et, toujours en français, se mit à jurer. Mais elle devina que c’était là une réaction délibérée de sa part – qu’il avait décidé que ces querelles étaient bonnes pour elle, cathartiques pour lui, et qu’ils pouvaient poursuivre, lorsque c’était inévitable, selon une espèce de méthode thérapeutique, ce qui, bien entendu, était intolérable. C’était une manipulation et, sans même y réfléchir, elle bondit vers la cuisine, s’empara d’une casserole en cuivre et la brandit au-dessus de sa tête. Il fut à ce point surpris qu’il l’évita de peu.
— Putain ! gronda-t-il. Pourquoi ça ? Pourquoi[77] ?
— Je n’ai pas de leçon à recevoir. (Elle était satisfaite de constater sa réelle fureur, mais ça ne la calmait pas pour autant.) Espèce de connard de coupeur de têtes, si tu n’étais pas aussi mauvais dans ton boulot, les Cent Premiers ne seraient pas devenus dingues et ce monde ne serait pas dans la merde ! Tout ça, c’est ta faute !
Elle claqua la porte et descendit jusqu’au café pour ruminer. C’était vraiment moche d’avoir un psy comme compagnon, mais aussi, elle avait un comportement atroce, à ainsi perdre tout contrôle et à le provoquer. Ce soir-là, il ne descendit pas la rejoindre, mais elle attendit jusqu’à l’heure de la fermeture.
Elle s’était à peine allongée et venait de sombrer dans le sommeil quand on frappa à la porte. Rapidement, furtivement. Elle eut instantanément peur, et Michel regarda par le judas. Puis il ouvrit. C’était Marina.
Elle se laissa tomber sur le canapé à côté de Maya, tendit ses mains tremblantes, serra les siennes et dit :
— Ils ont pris Sabishii. Les troupes de sécurité. Hiroko était venue en visite avec tout son cercle intime, et il y avait aussi tous les sudistes qui avaient échappé aux raids. Et Coyote également. Ils étaient tous là, avec Nanao, et Etsu, et tous les issei…
— Ils n’ont pas résisté ? demanda Maya.
— Ils ont essayé. Des tas de gens ont été tués à la gare. Ça les a ralentis, et je pense que certains ont réussi à se réfugier dans le labyrinthe du mohole. Mais tout le secteur était cerné. Ils ont crevé la tente. Je vous jure, c’était comme au Caire en 61.
Elle fondit soudain en larmes, le visage entre ses mains. Maya et Michel étaient assis à ses côtés. Cela ne ressemblait guère à Marina, et la réalité des nouvelles qu’elle apportait les frappa d’autant.
En se redressant, elle s’essuya les paupières et le nez. Michel lui tendit un mouchoir. Et elle reprit avec plus de calme :
— Je crains qu’il y ait beaucoup de morts. J’étais à l’extérieur, avec Vlad et Ursula, dans un des ermitages des rochers. Nous y sommes restés trois jours. Ensuite, on a réussi à se glisser vers les garages secrets et à prendre des patrouilleurs-rochers. Vlad est parti pour Burroughs, Ursula pour Elysium. Nous essayons de donner l’alerte à un maximum de Cent Premiers. Surtout Sax et Nadia.
Maya se leva et s’habilla, puis elle alla frapper à la porte de Spencer. En regagnant la cuisine, elle fit bouillir de l’eau pour le thé en refusant de regarder la photo de Frank qui lui répétait : Je te l’avais dit. C’est comme ça que ça se passe. Elle revint avec les tasses dans le living. Ses mains tremblaient et elle se brûla les doigts. Michel avait le visage blême et luisant de sueur, et il n’écoutait plus ce que racontait Marina. Bien sûr… si le groupe d’Hiroko s’était trouvé là-bas, alors il avait perdu toute sa famille, qu’ils aient été capturés ou tués. Maya distribuait les tasses. Dès que Spencer arriva et qu’il eut appris la nouvelle, elle prit un peignoir qu’elle drapa sur les épaules de Michel, déchirée à l’idée d’avoir si lamentablement choisi le moment pour l’agresser. Elle lui serrait la cuisse pour essayer de lui dire qu’elle était là, près de lui, qu’elle aussi faisait partie de sa famille, qu’elle avait renoncé à tous ses jeux, qu’elle ferait de son mieux désormais – qu’elle ne le traiterait plus comme un animal domestique ou un punching-ball… Qu’elle l’aimait. Mais, sous sa main, sa cuisse était comme de la céramique tiède, il ignorait visiblement sa caresse, et peut-être n’avait-il même pas conscience de sa présence. Et Maya se dit que c’était dans les moments où ils en avaient le plus besoin que les êtres humains faisaient le moins les uns pour les autres.
Elle se leva pour servir du thé à Spencer, en évitant de poser les yeux sur la photo ou sur l’image pâle de son visage reflété dans la fenêtre de la cuisine, de rencontrer ce regard de vautour qu’elle ne supportait pas. Ne jamais regarder en arrière.
Pour l’instant, elle ne pouvait rien faire d’autre que rester assise, et attendre le matin. À absorber les nouvelles, à résister. Ils parlaient, ils écoutaient Marina qui venait de reprendre son récit par le détail. Ils appelèrent sur les lignes de Praxis pour tenter d’en savoir plus. Puis ils s’asseyaient à nouveau, abattus et silencieux, enfermés dans leurs réflexions, leurs univers solitaires. Les minutes étaient des heures, et les heures devenaient des années. C’était l’espace-temps infernal des nuits de veille, le plus ancien des rituels humains, quand les gens essaient en vain d’arracher un sens à une catastrophe survenue au hasard.
Quand l’aube se dessina, le ciel était bas, et la pluie crépitait sur la tente. Plusieurs heures douloureuses passèrent et Spencer entreprit d’essayer d’entrer en contact avec tous les groupes d’Odessa. Durant cette première journée et celles qui suivirent, ils répandirent peu à peu les informations, qui avaient été censurées sur Mangalavid et les autres réseaux. Mais il était évident qu’il s’était passé quelque chose, car toute nouvelle de Sabishii avait été supprimée des bulletins, et même des infos financières. Les rumeurs couraient et ne faisaient que s’amplifier face à l’absence de nouvelles. Elles allaient de l’indépendance de Sabishii à sa destruction. Mais lors des meetings de la semaine suivante, Maya et Spencer purent rapporter ce que Marina leur avait dit, et ils passèrent des heures à discuter de ce qu’il convenait de faire. Maya fit de son mieux pour convaincre les autres qu’ils ne devaient pas passer à l’action avant d’être prêts, mais c’était difficile. Ils étaient tous furieux, apeurés, et de nombreux incidents avaient éclaté en ville et tout autour d’Hellas, comme partout sur la planète – manifestations, sabotages mineurs, assauts contre des personnels et des postes de la sécurité, pannes d’IA, grèves partielles.
— Il faut qu’on leur montre qu’ils ne s’en tireront pas comme ça ! proclama Jackie sur le réseau, comme si elle était partout à la fois.
Même Art était d’accord avec elle :
— Je crois que des manifestations de protestation civile par le maximum de population que nous pourrons rassembler devraient les ralentir. Il faudrait que ces salauds y réfléchissent à deux fois avant de recommencer.
Pourtant, après quelque temps, la situation se stabilisa. Sabishii fut rétablie sur le réseau et le service ferroviaire reprit, avec la vie. Mais ce n’était plus comme avant : une force de police importante demeurait sur place, contrôlait les portes de la ville et essayait de découvrir toutes les grottes cachées du labyrinthe du mohole. Pendant cette période, Maya eut de longs entretiens avec Nadia, qui travaillait sur Fossa Sud, et avec Nirgal et Art, et même Ann, qui l’avait appelée depuis l’un de ses refuges d’Aureum Chaos. Ils étaient tous d’accord : quoi qu’il soit advenu à Sabishii, ils devaient attendre le moment pour déclencher une insurrection générale. Sax lui-même appela Spencer pour lui dire qu’il avait « besoin de temps ». Ce que Maya trouva rassurant, puisque Sax semblait en accord avec le sentiment profond qu’elle ressentait : le moment n’était pas encore venu. On les provoquait dans l’espoir de les voir se lancer dans une révolution prématurée. Ann, Kasei, Jackie et les autres radicaux – Dao, Antar et même Zeyk – ne se satisfaisaient pas de cette attente et ils se montraient pessimistes quant à son efficacité.
— Vous ne comprenez pas, insista Maya. C’est tout un nouveau monde qui se développe, et plus nous attendrons, plus il sera fort. Tenez-vous prêts.
Puis, un mois environ après la fermeture de Sabishii, ils reçurent un bref message codé de Coyote sur leurs blocs de poignet – ils virent son visage déjeté inhabituellement sérieux. Il leur annonça qu’il s’était échappé par le labyrinthe de tunnels secrets du terril du mohole et qu’il avait regagné le Sud, où il se cachait maintenant dans un de ses refuges privés.
— Et Hiroko ? demanda instantanément Michel. Et les autres ?…
Mais Coyote s’était déjà effacé.
— Je ne pense pas qu’ils aient réussi à capturer Hiroko, reprit Michel en se mettant à déambuler dans la pièce sans même s’en rendre compte. Pas plus elle que n’importe lequel des autres ! S’ils avaient été pris, je suis sûr que l’Autorité transitoire l’aurait proclamé. Je parie qu’Hiroko a repris le chemin de l’underground avec les autres. Depuis Dorsa Brevia, ils n’aiment guère ce qui se passe, ils n’apprécient pas les compromis, et c’est bien pour ça qu’ils sont partis. Depuis, tout ce qui s’est passé n’a fait que les conforter dans leur opinion qu’ils ne peuvent pas nous faire confiance pour construire le monde qu’ils veulent. Ils ont profité de cette occasion pour redisparaître. C’est sans doute le coup de Sabishii qui les aura forcés à agir sans nous prévenir.
— C’est possible, fit Maya, en prenant soin d’avoir l’air convaincue.
Michel semblait refuser la réalité, mais qu’importait, du moment que ça l’aidait ? Et Hiroko était capable de tout. Mais Maya s’arrangea pour donner une réponse crédible, dans le plus pur style Maya, pour qu’il ne devine pas qu’elle ne cherchait qu’à le rassurer.
— Mais où ont-ils pu aller ?
— Je dirais qu’ils sont retournés dans le chaos. La plupart des anciens abris existent encore.
— Mais toi ?
— Ils me le feront savoir. (Il réfléchit brièvement en la dévisageant.) Ou alors, ils pensent que tu es ma famille, désormais.
Ainsi donc, il avait senti la caresse de sa main, pendant cette heure horrible. Mais le sourire qu’il lui adressa était si forcé qu’elle tressaillit et le serra soudain tellement fort qu’elle semblait vouloir l’écraser, pour lui montrer à quel point elle l’aimait et combien elle détestait sa tristesse.
— Ils ont raison, dit-elle d’un ton âpre. Mais ils devraient quand même te contacter.
— Mais ils le feront. J’en suis certain.
Maya n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait penser de cette théorie de Michel. Coyote s’était bel et bien évadé du labyrinthe du mohole et il était probable qu’il avait dû aider ses amis autant qu’il le pouvait. Hiroko avait sans doute été la première sur la liste. Elle interrogerait Coyote dès qu’elle le verrait ; mais il ne lui avait jamais rien dit jusque-là. En tout cas, Hiroko et ceux du cercle intime avaient disparu. Ils étaient morts, prisonniers, ou bien cachés : c’était un coup cruel porté à la cause, car Hiroko était le centre moral d’une majorité de la Résistance.
Mais elle avait été tellement bizarre. Une partie de Maya, surtout subconsciente et ignorée, n’était pas vraiment malheureuse de voir Hiroko effacée de la scène, quelles qu’aient été les circonstances. Maya n’avait jamais été capable de vraiment communiquer avec Hiroko, de la comprendre, et même si elle l’avait aimée, elle avait toujours été énervée par ses errances et cette façon qu’elle avait de compliquer les choses. Et c’était également irritant qu’il y eût un autre pouvoir parmi les femmes des Cent Premiers, un pouvoir sur lequel elle n’avait absolument aucune influence. Bien sûr, l’idée que tout le groupe ait été capturé ou, pire encore, tué était atroce. Mais s’ils avaient décidé de disparaître à nouveau, ça ne serait peut-être pas aussi mal. Les choses en seraient simplifiées, dans une période où ils avaient besoin de simplification, ce qui donnerait à Maya plus de contrôle potentiel sur les événements futurs.
Elle espérait donc de tout son cœur que la théorie de Michel était juste, elle approuvait et affectait d’adhérer à son analyse d’une manière réservée très réaliste. Et puis, ils se rendaient à un autre meeting, pour calmer une autre communauté d’indigènes en colère. Les semaines passèrent, puis les mois. Il semblait qu’ils aient survécu à la crise. Mais sur Terre, les choses dégénéraient, et Sabishii, leur ville universitaire, le joyau du demi-monde, fonctionnait sous une sorte de loi martiale. Et Hiroko avait disparu. Hiroko qui était leur cœur. Maya elle-même, qui avait éprouvé au début un certain bonheur à en être débarrassée, était de plus en plus oppressée par son absence. Le concept de Mars Libre avait été partie intégrante de l’aréophanie, après tout – et voilà qu’il était réduit à une question de politique, à la survie du mieux adapté…
Les choses avaient perdu leur essence. Comme l’hiver s’écoulait et que les nouvelles de la Terre ne parlaient que de l’escalade des conflits, Maya remarqua que les gens avaient un besoin de plus en plus grand de distraction. Les soirées étaient plus bruyantes et survoltées. La corniche était investie chaque nuit, et parfois, comme pour Fassnacht ou le Nouvel An, tout le monde y accourait, tout le monde dansait, buvait et chantait avec une gaieté féroce, sous les petits slogans rouges des murs :
ON NE PEUT JAMAIS REVENIR EN ARRIÈRE. MARS LIBRE. Mais comment ? Comment ?
Cet hiver-là, le Nouvel An fut particulièrement frénétique. On abordait M-50, un anniversaire important, et tous voulaient le fêter comme il convenait. En compagnie de Michel et Spencer, Maya descendit jusqu’à la corniche en domino et observa avec curiosité les lignes ondulantes des danseurs, tous ces corps jeunes, grands et souples, ces visages masqués au-dessus de poitrines nues, comme surgis d’anciennes gravures hindoues. Les seins et les pectoraux vibraient gracieusement au rythme d’un steel band de nuevo calypso. Comme c’était étrange ! Ces jeunes Martiens, ces extraterrestres étaient ignorants mais tellement beaux ! Tellement beaux ! Et elle était là, sur le front de mer encore sec de cette ville qu’elle avait aidé à construire… Elle décollait à l’intérieur d’elle-même, franchissait l’équinoxe dans l’élan glorieux de l’euphorie. Ce n’était peut-être qu’un accident biochimique, et c’était même probable vu la situation sinistre des deux mondes qui étaient entre chien et loup, mais elle éprouvait une émotion vraie qui se répandait dans tout son corps. Et elle entraîna Michel dans la file des danseurs et elle se mit à s’agiter jusqu’à être baignée de sueur, transportée, heureuse.
Ils passèrent un moment dans le café. C’était une sorte de réunion intime de quelques-uns des Trente-Neuf Premiers : elle, Michel et Spencer, Vlad, Ursula et Marina, Yeli Zudov et Mary Dunkel, qui s’étaient glissés hors de Sabishii un mois après le raid, ainsi que Mikhail Yangel, qui était venu de Dorsa Brevia, et Nadia, descendue de Fossa Sud. Ils étaient dix.
— Une décimation, remarqua Mikhail.
Et ils commandaient des bouteilles de vodka en série, comme s’ils voulaient noyer le souvenir des quatre-vingt-dix autres, de leurs collègues de ferme qui, au mieux, avaient réussi à disparaître, et au pire avaient été tués. Les Russes bizarrement majoritaires, cette nuit-là, se distinguaient en portant des toasts multiples venus de leur pays. Goinfrons-nous ! À notre santé ! On trinque ! On baise ! On s’en met jusque-là ! On se rince la dalle ! On s’en met jusqu’aux yeux ! Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Michel, Mary et Spencer prennent un air stupéfait. Mais, leur expliqua Mikhail, c’était comme les Eskimos avec la neige.
Alors, ils se relancèrent dans la danse, ils formèrent leur propre file qui se mit à chalouper dangereusement entre les jeunes noceurs. Cinquante longues années martiennes et ils avaient survécu et ils dansaient encore ! Un miracle !
Mais comme toujours, l’humeur prévisible de Maya atteignit un sommet et retomba soudainement. Cette nuit plus particulièrement, quand elle vit les regards intoxiqués sous les masques, quand elle discerna que chacun était lancé dans son propre voyage et ne visait que la fuite dans son monde privé, là où n’existait plus que le partenaire de la fin de nuit. Là, rien n’avait changé.
— Rentrons, lança-t-elle à Michel qui se trémoussait encore devant elle au rythme de l’orchestre, ravi par le spectacle de tous ces jeunes corps minces. Rentrons : je ne peux plus supporter ça.
Mais lui voulait rester, et les autres aussi. À la fin, elle retourna seule à l’appartement, elle passa le portail, grimpa les marches, suivie par le tintamarre de la fête.
Et elle retrouva le sourire du jeune Frank au-dessus de l’évier. Il souriait devant son désarroi. C’est normal, bien sûr, lui disait-il. Moi aussi, je connais cette histoire. J’ai souffert pour l’apprendre. Les anniversaires, les mariages, les moments de bonheur : tout cela passe. Tout cela est parti. Sans jamais rien signifier. Son sourire était mince, déterminé, et ses yeux… c’était comme regarder à travers les fenêtres d’une maison vide. Maya renversa une tasse qui alla se briser sur le sol. Elle regarda un instant l’anse tourner et se mit à pleurer avant de se laisser tomber à genoux, les mains croisées sur les cuisses.
Avec la nouvelle année, ils apprirent que des mesures de sécurité renforcées avaient été prises à Odessa même. Apparemment, l’ATONU avait tiré des leçons de Sabishii et était décidée à neutraliser les autres villes de manière plus subtile : passeports nouveaux, contrôles à chaque porte, à chaque garage, accès restreint aux trains. La rumeur disait qu’ils en avaient après les Cent Premiers en particulier, qu’ils les accusaient de complot pour renverser l’Autorité transitoire.
Pourtant, Maya tenait à ce que les meetings de Mars Libre continuent, et Spencer était d’accord.
— Aussi longtemps que nous le pourrons, lui avait-elle dit.
C’est ainsi qu’une nuit ils s’engagèrent ensemble dans l’interminable escalier de pierre qui accédait à la ville haute. Michel s’était joint à eux pour la première fois depuis l’attaque de Sabishii, et Maya avait l’impression qu’il se remettait plutôt bien du choc, depuis cette terrible nuit où Marina avait frappé à leur porte.
Mais Jackie Boone et le reste de sa bande, Antar et les Zygote, les rejoignirent. Ils étaient arrivés à Odessa par le train d’Hellas, fuyant les soldats de l’ATONU, plus militants que jamais, déchaînés contre l’attaque de Sabishii. La disparition d’Hiroko et de son groupe avait fait sortir les ectogènes de leurs gonds. Pour eux, après tout, Hiroko était la mère, et ils semblaient tous d’accord pour déclarer qu’il était temps de sortir de la clandestinité pour déclencher une rébellion générale. Il n’y avait plus une minute à perdre, dit Jackie au public, si on voulait sauver les Sabishiiens et les colons qui se cachaient dans les refuges.
— Je ne crois pas qu’ils aient capturé les gens d’Hiroko, dit Michel. Je pense qu’ils ont suivi Coyote dans l’underground.
— C’est ce que tu souhaites, commenta Jackie, et Maya sentit sa lèvre supérieure se plisser.
— Ils nous auraient prévenus s’ils étaient en danger, dit Michel.
Jackie secoua la tête.
— Ils ne se cacheraient pas maintenant que la situation devient critique. (Dao et Rachel acquiescèrent.) Et puis, il y a les Sabishiiens, et la fermeture de Sheffield, non ?… C’est ce qui va se passer ici. Non, l’Autorité transitoire s’empare de tout. C’est maintenant qu’il faut agir !
— Les Sabishiiens ont porté plainte contre l’Autorité transitoire, dit Michel, et ils sont toujours chez eux.
Jackie afficha un air dégoûté, comme si Michel se comportait en idiot optimiste et trouillard. Le pouls de Maya bondit brusquement et elle serra les dents.
— Nous ne pouvons agir maintenant, dit-elle d’un ton sec. Nous ne sommes pas prêts.
Jackie la foudroya du regard.
— Si on te croit, nous ne le serons jamais ! On va attendre jusqu’à ce qu’ils aient bouclé toute la planète, et alors nous ne pourrons plus rien faire, même si nous le voulons. Ce qui est exactement ce qui te plairait, j’en suis certaine.
Maya jaillit de sa chaise.
— Il n’y a plus de ils. Quatre ou cinq métanationales se battent pour Mars actuellement, comme elles le font sur Terre. Cet assaut contre Sabishii n’était qu’une phase de ce combat. Si nous nous interposons, nous allons être pris dans un feu croisé. Il faut que nous choisissions notre moment. Ce sera quand ils se feront réellement du mal que nous aurons une chance de réussir. Sinon, ce moment nous sera imposé, et c’est comme en 61 : personne ne saura ce qui se passe, ça nous tombera dessus, ce sera le chaos et des gens mourront !
— 61 ! s’écria Jackie. C’est toujours 61 avec toi – l’excuse parfaite pour ne rien faire ! Sabishii et Sheffield sont bouclés, et Burroughs n’en est pas loin. Hiranyag et Odessa vont suivre, des renforts de police arrivent tous les jours par l’ascenseur. Ils ont arrêté ou tué des centaines de gens, comme ma grand-mère, qui est notre leader à tous, et tu nous parles de 61 ! C’est 61 qui a fait de toi une lâche !
Maya la frappa durement sur la tempe, Jackie bondit sur elle, et Maya s’écroula contre une table, relâchant l’air de ses poumons dans un souffle violent. Jackie la martelait de coups de poing, mais elle réussit à lui saisir un poignet et elle lui mordit l’avant-bras de toute la force de sa mâchoire, en essayant vraiment de pénétrer dans la chair. Puis on les sépara dans le déchaînement général. Tout le monde hurlait, y compris Jackie :
— Putain ! Putain ! Putain ! Sale meurtrière !
Et Maya entendit les mots qu’elle crachait en réponse :
— Sale petite traînée idiote !
Elle avait mal dans les côtes et dans les gencives. Des gens se penchaient sur elle, pressaient les doigts sur ses lèvres et celles de Jackie. Et quelqu’un siffla :
— Chtt, chtt ! Du calme. On va nous entendre, on nous dénoncera et la police va venir !
Michel leva enfin la main et Maya souffla encore, une dernière fois :
— Sale petite traînée idiote !
Avant de s’affaler dans une chaise et de lancer aux autres un regard tellement furieux que la moitié au moins en furent paralysés. Ils venaient de libérer Jackie qui se mit aussitôt à jurer à voix basse, jusqu’à ce que Maya lance « Tais-toi ! » avec une telle férocité que Michel s’interposa à nouveau.
— Tu traînes tes garçons en remorque par la bite et tu te crois un chef ! grinça Maya dans un souffle. Mais il n’y a pas l’ombre d’une idée dans ton crâne vide…
— Je ne supporterai pas d’entendre ça ! glapit Jackie.
La foule fit chtt ! et elle s’enfuit. C’était une erreur, une retraite, et Maya en profita pour fustiger sa stupidité dans un chuchotement rauque – puis, quand elle eut réussi à dominer un peu sa fureur, qui ne vint plus qu’affleurer son visage sous une expression de patience, de détermination et de contrôle, elle leur redemanda d’attendre leur heure, un discours qui était par essence incompréhensible. Durant sa péroraison, tous les regards étaient braqués sur elle, bien sûr, comme si elle était maintenant une sorte de gladiatrice ensanglantée, la Veuve Noire en personne, mais elle avait encore la mâchoire douloureuse et elle ne pouvait décemment pas prétendre être le modèle parfait du débatteur intelligent. Elle avait l’impression que ses lèvres étaient tuméfiées, et elle dut refouler un sentiment d’humiliation pour continuer, froide, passionnée et impérieuse. Le meeting s’acheva dans une ambiance morose. Ils étaient tous d’accord, sans l’avoir exprimé, pour garder un profil bas et retarder toute insurrection généralisée. Maya se retrouva affalée dans un tramway entre Spencer et Michel, refoulant ses larmes. Ils devaient prendre en charge Jackie et son groupe pendant qu’ils étaient à Odessa – et leur immeuble était le refuge désigné, après tout. C’était une situation à laquelle elle ne pourrait échapper. Et des policiers étaient maintenant en place à l’entrée des bureaux et des centrales de la ville. Ils vérifiaient les identités de tous ceux qui entraient. Si elle ne retournait pas au travail, ils pourraient l’interpeller pour lui demander quels étaient ses motifs, mais si elle regagnait son bureau, il n’était plus certain qu’elle s’en tirerait avec son identité de poignet et son passeport suisse. La rumeur disait que la balkanisation de l’information qui avait suivi les événements de 61 était en train de s’effondrer pour laisser la place à un système intégrant les données d’avant-guerre, d’où la nécessité de passeports nouveaux. Et si elle était filtrée par un de ces systèmes, ce serait fini pour elle. On l’expédierait dans les astéroïdes, ou à Kasei Vallis, à moins qu’on ne la torture et qu’elle ne se retrouve avec l’esprit détérioré, comme Sax.
— C’est peut-être le moment, déclara-t-elle à Michel et Spencer. S’ils bloquent toutes les villes et toutes les pistes, quel choix nous reste-t-il ?
Ils ne répondirent pas. Pas plus qu’elle, ils ne savaient quoi faire. Tout à coup, l’ensemble du projet d’indépendance semblait une fiction, un rêve impossible, comme il l’avait été quand Arkady y avait adhéré, Arkady, qui avait été si fort et si joyeux. Jamais ils ne se libéreraient de la Terre. Ils étaient impuissants.
— Je veux d’abord en parler avec Sax, dit Spencer.
— Et avec Coyote aussi, ajouta Michel. Je veux qu’il m’en dise plus sur ce qui s’est passé à Sabishii.
— Et moi je veux voir Nadia, fit Maya, la gorge nouée.
Si Nadia l’avait vue à ce meeting, elle aurait eu honte pour elle, et cette idée la blessait. Elle avait besoin de Nadia, la seule personne sur Mars dont elle acceptait le jugement.
Alors qu’ils changeaient de tram, Spencer dit à Michel :
— Il se passe quelque chose de bizarre avec l’atmosphère. Je veux vraiment savoir ce que Sax peut en dire. Les taux d’oxygène augmentent plus rapidement que je ne m’y attendais, et plus particulièrement dans Tharsis Nord. On dirait qu’on a répandu une bactérie qui a réussi sans gènes-suicide. Sax a plus ou moins réorganisé sa vieille équipe du Belvédère d’Echus, ils sont tous vivants et ils ont travaillé à Acheron et ailleurs sur des projets dont ils ne nous ont jamais parlé. C’est comme ces conneries de réchauffeurs à éoliennes. Donc, il faut que nous en discutions. Sur ce plan-là, nous devons travailler ensemble, ou alors…
— Ou alors, ce sera comme en 61 ! s’écria Maya.
— Je sais, je sais. Tu as raison sur ce point, Maya, je te l’accorde. J’espère qu’ils sont suffisamment nombreux à penser comme moi.
— Il faut faire mieux qu’espérer.
Ce qui signifiait qu’elle devrait agir par elle-même. Qu’elle devrait plonger complètement dans l’underground, aller de cité en cité, de refuge en refuge, comme Nirgal l’avait fait des années durant, sans foyer ni travail, pour rencontrer autant de cellules révolutionnaires que possible et essayer de les maintenir de leur côté. Ou, au moins, tenter de les empêcher d’exploser trop tôt. Il serait impossible de continuer à travailler sur le projet de la mer d’Hellas.
Elle en avait donc fini avec cette existence. Elle descendit du tram, jeta un bref regard vers le parc de la corniche, puis passa le portail de leur immeuble, traversa le jardin, monta l’escalier et s’engagea dans le couloir si familier avec le sentiment d’être pesante, vieille et très, très fatiguée. Elle inséra la clé sans y penser et déambula dans l’appartement en regardant toutes ces choses familières : les livres de Michel empilés sur les rayonnages, la housse Kandinski du canapé, les croquis de Spencer, la table basse bancale, les chaises et la table de cuisine esquintées, le coin cuisine bien en ordre, avec le visage familier au-dessus de l’évier. Dans combien de vies antérieures avait-elle connu ce visage ? Tous ces vieux éléments du décor suivraient le cours de leur vie. Elle s’immobilisa au centre de la chambre, vidée, désemparée, regrettant toutes ces armées qui avaient passé sans même qu’elle s’en rende compte. Presque une décennie de travail productif, de vie réelle, et elle était prise une fois encore dans le vent furieux de l’histoire, vers un paroxysme qu’elle devait tenter de dévier ou, du moins, de suivre, en l’orientant vers des voies qui leur permettraient à tous de survivre. Maudit soit le monde ! Ce monde indiscret, étouffant et aveugle, qui roulait sur le présent en brisant des vies. Elle avait aimé cet appartement, cette ville, cette vie avec Michel, Spencer, Diana et tous ses collègues de travail, avec ses habitudes, sa musique et les petits plaisirs du quotidien.
Son regard morne se posa sur Michel. Il s’était arrêté sur le seuil et observait la pièce comme s’il voulait s’en souvenir. Puis il eut un haussement d’épaules bien français.
— La nostalgie avant son heure, fit-il en essayant de sourire.
Il ressentait la même chose. Cela n’existait pas seulement dans son esprit, se dit Maya, c’était réel.
Avec un effort, elle lui retourna son sourire, s’avança et lui prit la main. En bas de l’escalier, un bruit de piétinements annonça le retour de la bande de Zygote. Ils pouvaient bien s’installer dans l’appartement de Spencer, ces salopards.
— Si ça marche, dit-elle, nous reviendrons un jour.
Dans la lumière d’une fraîche matinée, ils descendirent vers la gare, passèrent devant les cafés, les chaises encore humides retournées sur les tables. À la gare, ils présentèrent leurs vieilles identités de poignet et obtinrent sans difficulté des billets. Ils prirent un train jusqu’à Montepulciano, louèrent des combinaisons et des casques, quittèrent la tente et dévalèrent l’une des ravines profondes, au bas des collines. Coyote les attendait dans un patrouilleur-rocher. Il les conduisit jusqu’au cœur d’Hellespontus, vers le haut d’un réseau de vallées en fourchette. Ils franchirent col après col dans un chaos rocailleux tombé du ciel, un labyrinthe cauchemardesque et désolé – et se retrouvèrent en bas de la pente occidentale, au-delà du cratère Rabe, dans les collines balafrées de cratères des highlands de Noachis. Ils étaient désormais coupés du réseau, lancés dans une errance que Maya n’avait jamais connue.
Au début de cette période, Coyote les aida énormément. Il n’était plus le même, se disait Maya. Il était encore préoccupé par la prise de Sabishii, et même tourmenté. Il ne répondait pas quand ils l’interrogeaient à propos du sort d’Hiroko et des colons clandestins. Il répétait si souvent « je ne sais pas », qu’elle commença à le croire, surtout quand son visage se déformait pour prendre une expression tellement humaine de détresse, comme si sa fameuse insouciance indestructible avait été pulvérisée.
— Sincèrement, j’ignore s’ils ont pu ou non s’en sortir. J’étais déjà dans le labyrinthe du terril quand ils ont occupé la place. Je me suis enfui dans un patrouilleur aussi vite que j’ai pu en me disant que je serais plus utile à l’extérieur. Mais personne n’est sorti. J’étais du côté nord, et il est possible qu’ils soient tous sortis par le sud. Ils étaient dans le labyrinthe, eux aussi, et Hiroko a des abris d’urgence, comme moi. Mais je ne suis sûr de rien.
— Voyons si nous pouvons trouver quelque chose, dit Maya.
Il les emmena donc vers le nord. À un certain point, ils quittèrent la piste Sheffield-Burroughs pour pénétrer dans un tunnel à peine plus grand que leur véhicule. Ils y passèrent la nuit dans des anfractuosités inconfortables et se ravitaillèrent dans des placards dissimulés. Aux approches de Sabishii, ils plongèrent dans un autre tunnel caché. Il faisait partie du labyrinthe du terril. Les caveaux de pierre carrés y étaient comme des tombes néolithiques, mais éclairés par un ruban luminescent et chauffées. Là, ils furent accueillis par Nanao Nakayama, l’un des issei, plus jovial que jamais. Sabishii leur avait été plus ou moins restituée, et même si la police de l’ATONU était encore en ville, et plus particulièrement dans la gare et aux portes, elle ne mesurait pas encore la pleine extension des complexes du mohole et n’était pas en mesure de bloquer totalement l’aide de la ville à ceux de l’underground. Sabishii n’était plus un demi-monde ouvert, expliqua Nanao, mais ils travaillaient encore.
Mais pourtant, lui non plus ne savait pas ce qu’était devenue Hiroko.
— Nous n’avons pas vu si on les arrêtait. Mais, après que les choses sont revenues au calme, nous n’avons pas retrouvé Hiroko et les siens ici. Et nous ne savons pas où ils ont pu aller. (Il porta la main à sa boucle d’oreille en turquoise, visiblement perplexe.) Je crois qu’ils sont probablement livrés à eux-mêmes. Hiroko a toujours pris la précaution de se ménager des caches partout où elle allait. C’est ce qu’Iwao m’a expliqué un soir où nous avions bu pas mal de saké près de la mare aux canards. Et puis, il me semble qu’Hiroko a l’habitude de disparaître comme ça, mais pas l’Autorité transitoire. On peut donc en déduire qu’elle a choisi délibérément de le faire. Mais bon… Vous devez avoir envie de prendre un bain et de manger. Ensuite, si vous pouviez discuter un peu avec les sansei et les yonsei qui sont venus nous rejoindre, ce serait une bonne chose pour eux.
Ils restèrent dans le labyrinthe pendant près de deux semaines, et Maya rencontra plusieurs des nouveaux groupes clandestins. Elle passa le plus clair de son temps à les encourager, à leur assurer qu’ils pourraient retourner en surface, et même regagner Sabishii très bientôt. La sécurité s’était renforcée, mais les réseaux restaient très perméables, l’économie alternative trop importante pour un contrôle total. La Suisse leur fournirait de nouveaux passeports. Praxis leur donnerait des emplois, et ils pourraient reprendre leur travail. La chose la plus importante était de coordonner leurs efforts et de résister à la tentation d’un soulèvement prématuré.
Après l’un des meetings, Nanao lui dit que Nadia lançait les mêmes appels dans Fossa Sud et que Sax les imitait avec son équipe en demandant à tous de leur accorder plus de temps. Ils étaient donc d’accord sur la politique à suivre, du moins les vieux routiers. Quant à Nirgal, il travaillait de près avec Nadia et soutenait sa politique. C’étaient donc les groupes radicaux qui étaient les plus difficiles à contenir, et c’était Coyote qui avait le plus d’influence sur eux. Il voulait visiter en personne certains refuges des Rouges, et Maya et Michel l’accompagnèrent sur la route de Burroughs.
La région qui s’étendait entre Sabishii et Burroughs était saturée d’impacts de cratères, et chaque nuit ils devaient contourner les anneaux plats des collines pour s’arrêter à l’aube dans les petits abris de bordure surpeuplés de Rouges qui ne se montraient guère hospitaliers à l’égard de Maya et Michel. Mais ils écoutaient Coyote avec attention et échangeaient avec lui des informations à propos d’innombrables refuges dont Maya n’avait jamais entendu parler. La troisième nuit, ils descendirent la pente accentuée du Grand Escarpement à travers un archipel d’îles-mesas, et atteignirent soudain la plaine lisse d’Isidis. Ils découvraient une perspective immense sur le bassin, jusqu’à un monticule pareil au crassier du mohole de Sabishii, qui courait à l’horizon, décrivant une large courbe depuis le cratère Du Martheray, sur le Grand Escarpement, vers le nord-ouest, en direction de Syrtis. C’était la nouvelle digue, leur apprit Coyote. Elle avait été édifiée par un groupe de robots prélevés dans le mohole d’Elysium. Elle était haute de deux cents mètres, et large de quatre cents, véritablement massive. Elle évoquait une dorsa basaltique du Sud, si ce n’est que sa texture veloutée révélait qu’elle avait été construite dans du régolite et non dans de la roche volcanique dure.
Maya l’observa longtemps, en songeant que les conséquences recombinées de leurs actes échappaient à leur contrôle. Ils pouvaient toujours essayer de construire des remparts pour les contenir – mais les remparts tiendraient-ils ?
Ils revinrent à Burroughs, passèrent la porte sud-est avec leurs identités suisses et s’installèrent dans un immeuble-refuge tenu par des Bogdanovistes de Vishniac qui travaillaient maintenant pour Praxis. Leur refuge était un grand appartement lumineux à mi-pente de la muraille nord de Hunt Mesa, qui dominait la vallée centrale entre Branch Mesa et Double Decker Butte. L’appartement du dessus était un studio de danse et, durant une bonne partie de la journée, ils vivaient dans les boum-boum, boum-boum assourdis. Au-dessus de l’horizon du nord, un nuage irrégulier de poussière et de vapeur flottait sur le site où les robots travaillaient encore sur la digue. Chaque matin, Maya l’observait en réfléchissant aux bulletins d’infos de Mangalavid et aux abondants messages de Praxis. Puis, une nouvelle journée avec l’underground commençait. Très souvent, elle était confinée dans l’appartement pour diverses réunions, quand elle ne se concentrait pas sur les messages vidéo. La vie ne ressemblait donc pas à celle d’Odessa, et il était difficile de développer des habitudes ici, ce qui la rendait sombre, lui mettait les nerfs en pelote.
Mais elle pouvait quand même arpenter les rues de cette grande ville qu’était Burroughs, anonyme au milieu de tous les autres citoyens – elle suivait le canal, s’installait dans un des restaurants de Princess Park, ou sur l’une des terrasses les moins fréquentées de la mesa. Partout où elle allait, elle retrouvait les mêmes graffitis rouges aux caractères nets : MARS LIBRE. Ou PREPAREZ-VOUS. Ou bien, comme une hallucination issue de son âme : ON NE PEUT JAMAIS REVENIR EN ARRIÈRE. Pour autant qu’elle ait pu le constater, ces slogans étaient ignorés par la population, ils ne faisaient l’objet d’aucune discussion, et ils étaient souvent effacés par les équipes de nettoyage. Mais ils revenaient régulièrement, en anglais et parfois en russe. Elle retrouvait le vieil alphabet comme un ancien ami perdu, un flash subliminal jailli de l’inconscient collectif, s’ils en avaient un. Et les mots ne perdaient pas leur effet de choc électrique. Étrange de constater comment des moyens aussi simples pouvaient susciter des effets aussi puissants. À force de parler, de répéter encore et toujours, de ressasser, on pouvait finir par faire tout et n’importe quoi.
Ses rencontres avec les petites cellules des diverses organisations de la Résistance se déroulaient bien, quoiqu’elle eût de plus en plus conscience des divisions profondes de toutes sortes qui s’étaient formées entre eux, en particulier l’aversion que les Rouges et les Mars-Unistes éprouvaient pour les Bogdanovistes et les groupes de Mars Libre, que les Rouges considéraient comme des Verts, une autre manifestation du camp ennemi. Ce qui pouvait annoncer des ennuis. Mais elle faisait de son mieux, et au moins tout le monde écoutait, et elle avait le sentiment d’accomplir des progrès. Lentement, elle se fit à Burroughs et à leur vie clandestine. Michel avait mis sur pied pour elle un programme de routine avec les Suisses et Praxis ainsi qu’avec les Bogdanovistes regroupés en ville – une routine sûre qui lui permettait de rencontrer fréquemment des groupes sans compromettre la sécurité des refuges. Et chaque meeting semblait les aider un peu. Le seul problème avec lequel elle ne pouvait transiger était que la majorité des groupes voulaient se révolter immédiatement – Rouges ou Verts, ils avaient tendance à suivre les Rouges radicaux d’Ann réfugiés dans l’intérieur et les jeunes têtes brûlées de l’entourage de Jackie, aussi y avait-il de plus en plus d’actes de sabotage dans les villes, ce qui accroissait les mesures de surveillance policière, et il semblait que les choses pouvaient éclater d’un moment à l’autre. Maya commençait à se considérer comme une sorte de frein et, souvent, elle en perdait le sommeil et se tourmentait : les gens semblaient si peu désireux d’entendre ce message ! D’un autre côté, elle était également celle qui devait montrer aux vieux Bogdanovistes et autres vétérans la force de ce mouvement indigène, celle qui les réveillait dans les moments sombres. Ann était dans l’intérieur, occupée à sa tâche sinistre de destruction.
— Ça ne réussira pas comme ça, lui répétait Maya message après message, même si Ann n’accusait jamais réception.
Pourtant, il existait certains signes encourageants. Nadia, dans Fossa Sud, était à la tête d’un mouvement puissant qui semblait sous son influence et étroitement aligné sur Nirgal et son groupe. Vlad, Ursula et Marina s’étaient réinstallés dans leurs vieux labos d’Acheron, sous l’égide de la société de bio-ingénierie de Praxis. Ils étaient en contact permanent avec Sax, qui se trouvait dans un refuge du cratère Da Vinci avec sa vieille équipe de terraforming, soutenue par les Minoens de Dorsa Brevia. Le gigantesque tube de lave avait été foré et aménagé plus loin vers le nord, bien au-delà des limites de l’époque du congrès. La majorité des nouveaux segments servaient apparemment d’abris pour les réfugiés des sanctuaires du Sud, abandonnés ou détruits, toute une série d’ateliers et de fabriques occupant les autres. Maya visionna des vidéos : des gens circulaient dans des petits véhicules entre les divers segments sous tente, travaillaient dans la clarté filtrée des baies, douce et brune, lancés dans ce qu’on pouvait appeler un effort de guerre. Ils construisaient des planeurs furtifs, des véhicules furtifs, des missiles sol-espace, des abris-blockhaus (dont certains avaient été installés dans le tube de lave, en cas d’attaque surprise) – et aussi des missiles air-sol, des armes anti-blindés, des armes de poing, et, d’après les Minoens, toute une variété d’armes écologiques que Sax concevait lui-même.
Toute cette activité ajoutée à la destruction des sanctuaires du Sud donnait à distance le sentiment d’une espèce de fièvre qui aurait gagné tout Dorsa Brevia, ce qui était un nouveau facteur d’inquiétude pour Maya. Sax était au cœur du projet, c’était un esprit brillant et entêté, endommagé et dangereux, un savant fou bona fide. Il n’avait toujours pas parlé directement à Maya –, et ses raids sur Deimos et la loupe en orbite, quoique réussis, avaient selon elle déclenché l’intensification de la pression de l’ATONU sur le Sud. Elle ne cessait d’émettre des messages préconisant la patience et la réserve. Jusqu’à ce qu’Ariadne lui réponde avec irritation :
— Maya, nous le savons déjà. Nous travaillons avec Sax et nous avons une idée de ce que nous préparons, et ce que tu dis est ou bien évident ou totalement faux. Parle aux Rouges si tu veux te rendre utile, mais pas à nous.
Elle jura devant l’écran avant de s’entretenir avec Spencer. Qui lui dit :
— Sax considère que si nous devons nous débarrasser d’eux, nous avons besoin d’armes, ne serait-ce qu’en réserve. Ça me paraît plutôt sensé.
— Qu’est devenue l’idée de décapitation ?
— Peut-être qu’il croit être en train de construire la guillotine. Écoute, discutes-en avec Nirgal et Art. Ou encore Jackie.
— Bien. C’est à Sax que je veux parler. Il faudra bien qu’il me parle un jour ou l’autre, merde ! Débrouille-toi pour qu’il m’appelle, veux-tu ?…
Spencer fut d’accord pour essayer. Un matin, il réussit à passer un appel privé à Sax. C’est Art qui répondit, mais il promit d’avoir Sax en ligne.
— Il est très occupé ces jours-ci, Maya. Ça me fait plaisir. Les gens l’appellent général Sax.
— Seigneur !
— Mais non, tout va bien. Ils parlent aussi du général Nadia et du général Maya.
— Ils ne m’appellent pas comme ça !
Ils parlaient plutôt de la Veuve Noire, de la Chienne. De la Tueuse. Elle le savait.
Elle vit dans le regard en biais d’Art qu’elle avait raison.
— Bon. Quoi qu’il en soit, pour Sax, c’est une plaisanterie. Les gens parlent aussi de la révolte des rats de laboratoire, ce genre de chose…
— Ça ne me plaît pas.
L’idée d’une seconde révolution semblait avoir acquis une vie propre, un élan qui échappait à toute logique. Ça n’était plus qu’une chose qu’ils accomplissaient, qu’ils avaient toujours dû accomplir. Hors de son contrôle et de celui de quiconque. Même leurs efforts collectifs, dispersés et secrets, ne semblaient pas coordonnés ou conçus selon une idée claire. Ils ne paraissaient pas savoir ce qu’ils tentaient de faire, ni pourquoi. Ça arrivait, simplement.
Quand elle s’en ouvrit à Art, il acquiesça.
— C’est ça l’histoire, je pense. Embrouillée. Il faut tenir le tigre par la queue et se cramponner. Il y a des tas de gens différents dans ce mouvement, et ils ont chacun leur propre idée. Mais si vous voulez que je vous dise, nous nous débrouillons mieux que la dernière fois. Je travaille sur quelques projets nouveaux avec la Terre, je suis en train de négocier avec la Suisse et certains membres de la Cour mondiale, etc. Et puis, Praxis nous tient complètement informés de ce qui se passe dans les métanationales, ce qui signifie que nous n’allons pas nous jeter dans quelque chose que nous ne comprenons pas.
— C’est vrai, reconnut Maya.
Les infos et les analyses qu’ils recevaient de Praxis étaient plus complètes que tous les bulletins de la Terre. Les métanats s’enfonçaient dans cette dérive que l’on appelait le métanatricide, et eux, sur Mars, dans leurs refuges et leurs sanctuaires, suivaient cela coup par coup. Subarashii s’était emparée de Mitsubishi, puis de sa vieille ennemie, Armscor, avant de se brouiller avec Amexx, qui se battait pour arracher les États-Unis au Groupe des Onze. Ils voyaient tout de l’intérieur. Rien ne ressemblait à la situation des années 2050. Ce qui était un réconfort, même mineur.
Puis Sax se montra sur l’écran, derrière Art, et la dévisagea.
— Maya !
Elle en eut la gorge nouée. Est-ce qu’il lui avait pardonné, pour Phyllis ? Est-ce qu’il comprenait pourquoi elle avait fait ça ? Sur son nouveau visage, elle ne lisait aucun indice – il était aussi impassible que l’ancien, plus difficile sans doute à déchiffrer car il était encore si peu familier.
Elle se domina, et lui demanda quels étaient ses plans.
— Aucun. Nous en sommes encore au stade des préparatifs. Nous attendons un déclencheur. Un événement. Très important. Il existe quelques possibilités que je ne perds pas de vue. Mais nous n’avons rien encore.
— Bien. Écoute, Sax.
Elle lui expliqua alors ses craintes – la puissance des troupes de l’Autorité transitoire qui était encore augmentée par les grandes métanats centristes. La tendance constante à la violence dans les factions les plus radicales de l’underground. Le sentiment qu’ils étaient en train de retomber dans le même vieux schéma. Au fur et à mesure, il cillait comme il l’avait fait autrefois, et elle sut qu’il l’écoutait vraiment, même avec ce nouveau visage – il l’écoutait enfin, et elle poursuivit plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu, elle déballa tout : sa défiance à l’encontre de Jackie, la crainte qu’elle éprouvait de se retrouver à Burroughs, tout. C’était comme si elle parlait à un confesseur ou plaidait sa cause – comme si elle suppliait ces pures scientifiques rationnels de ne pas laisser les choses sombrer dans la folie. Comme si elle demandait à Sax de ne plus être dingue. Elle se surprit en train de balbutier et réalisa à quel degré elle était effrayée.
Il la regardait toujours en battant des cils, avec une sympathie neutre. Mais il finit par hausser les épaules et ne prononça que quelques mots. Il était devenu le général Sax, lointain, taciturne, qui lui parlait depuis ce monde étrange qui habitait son nouvel esprit.
— Donne-moi douze mois. J’en ai besoin.
— OK, Sax. (Elle se sentit rassurée, sans savoir pourquoi.) Je vais faire de mon mieux.
— Merci, Maya.
Et il s’effaça. Elle resta immobile devant le petit écran de son IA, avec le sentiment d’être vidée, soulagée. Absoute pour l’heure.
Elle retrouva son travail avec plus de volonté. Elle organisait des meetings presque chaque semaine, elle s’évadait parfois du réseau pour aller dans Elysium ou Tharsis et s’entretenir avec les cellules des grandes cités. Coyote organisait ses voyages et la promenait au-dessus de la planète dans de longs trajets nocturnes qui lui rappelaient 61. Michel, lui, se chargeait de sa sécurité et de sa protection avec une équipe d’indigènes où l’on trouvait plusieurs ectogènes de Zygote. Ils l’escortaient de refuge en abri dans chacune des cités qu’ils visitaient. Et elle parlait, parlait sans cesse. Elle ne voulait pas seulement les faire attendre mais aussi les coordonner, les obliger à admettre qu’ils étaient du même bord. Parfois, il semblait qu’elle eût un effet sur eux, elle croyait le lire sur tous ces visages. Mais, à d’autres moments, elle devait consacrer tout son effort à bloquer les freins (usés, surchauffés) sur les éléments radicaux. Ils étaient de plus en plus nombreux : Ann et les Rouges, les Mars-Unistes de Kasei, les Bogdanovistes de Mikhail, les « Boonéens » de Jackie, les radicaux arabes conduits par Antar, qui était l’un des nombreux petits amis de Jackie – Coyote, Rachel, Dao… C’était comme si elle tentait de stopper une avalanche dans laquelle elle était prise, comme si elle s’agrippait à des mottes de neige qui l’entraînaient. Dans une telle situation, la disparition d’Hiroko prenait de plus en plus figure de désastre.
Les crises de déjà vu étaient de retour, plus violentes que jamais. Elle avait déjà vécu une pareille période à Burroughs, ce qui expliquait peut-être tout. Mais la sensation était tellement dérangeante quand le déjà vu attaquait… Cette conviction profonde, dont elle ne pouvait se défaire, que tout s’était déjà produit exactement de la même manière, inéluctablement, comme si la récurrence éternelle était vraie… Elle se réveillait et allait à la salle de bains, et, oui, tout cela s’était déjà produit y compris la raideur et les petites douleurs. Et elle allait retrouver Nirgal et ses amis, et s’apercevait que c’était bien une crise de déjà vu et non une coïncidence. Ces choses étaient déjà arrivées auparavant, c’était comme un mécanisme d’horlogerie. Des attaques de destin. OK, se disait-elle, ignore-les. Dis-toi que c’est la réalité. Nous sommes tous des créatures du destin. Au moins, tu ne sais pas ce qui va se passer ensuite.
Elle avait des conversations interminables avec Nirgal, elle essayait de le comprendre et de se faire comprendre. Avec lui, elle apprenait, et elle l’imitait lors des meetings, à présent – avec sa confiance lumineuse, tranquille et amicale qui attirait les foules. Ils étaient tous deux célèbres, on parlait d’eux dans les infos et ils étaient sur la liste des avis de recherche de l’ATONU. Désormais, l’un et l’autre ne devaient plus se montrer dans les rues. Il existait donc un lien entre eux, et Maya apprenait le plus de choses possibles au contact de Nirgal, mais elle avait cependant une influence sur lui. Leurs rapports étaient agréables, et elle avait un lien avec la jeunesse. Elle en était heureuse et elle y puisait de l’espoir.
Mais tout cela se passait dans l’étau implacable du destin ! Du déjà vu, du toujours et du déjà : ce n’était qu’un effet de la biochimie de son cerveau, disait Michel. Un simple effet de retardement ou de répétition neurale, qui lui donnait le sentiment que le présent était également un fragment du passé. Ce qu’il était peut-être. Elle acceptait le diagnostic et les drogues qu’il lui prescrivait sans se plaindre mais sans trop y croire non plus. Chaque matin, chaque soir, elle prenait la pochette qu’il lui avait préparée pour la semaine et avalait ses pilules sans poser de questions. Elle ne l’agressait plus, elle n’en ressentait plus le besoin. Peut-être que cette nuit de veille à Odessa l’avait guérie. Ou bien avait-il enfin trouvé le cocktail de drogues qu’il lui fallait. Elle l’espérait. Elle regagnait l’appartement sous le studio de danse après chaque meeting, épuisée. Et pourtant souvent insomniaque. Sa santé se détériorait, elle était fréquemment malade, elle avait des troubles digestifs, de la sciatique et des douleurs dans la poitrine… Ursula lui recommanda un autre traitement gériatrique. Ça l’aiderait toujours. Et avec les dernières techniques génomiques, c’était plus rapide qu’avant. Ça ne prendrait qu’une semaine tout au plus. Mais Maya avait la conviction qu’elle ne pouvait gaspiller une semaine. Plus tard, répondit-elle à Ursula. Quand tout cela sera terminé.
Les nuits où elle ne trouvait pas le sommeil, elle lisait des articles à propos de Frank. Elle avait emporté la photo avec elle et l’avait collée près de son lit, dans la chambre de Hunt Mesa. Elle ressentait encore le poids de ce regard électrique et, durant ses périodes d’insomnie, elle essayait d’en apprendre plus sur ses campagnes diplomatiques. Elle avait l’espoir de découvrir certaines choses qu’il avait réussies pour l’imiter, et aussi de repérer ce qu’il n’avait pas bien fait.
Une nuit, après une visite pénible à Sabishii et à la communauté qui se cachait toujours dans le labyrinthe, elle s’endormit sur son lutrin, au milieu d’un livre sur Frank. Elle rêva de lui et se réveilla. Nerveuse, elle alla dans le living-room, but un verre d’eau et retourna au livre.
Il se concentrait sur les années qui avaient suivi le traité de 2057 jusqu’au soulèvement de 2061. C’est alors qu’elle avait été le plus proche de lui, mais elle n’en avait que de pauvres souvenirs, des éclairs, des instants d’intensité électrique séparés par une obscurité opaque. Et la lecture de ce livre ne déclenchait aucun trait de souvenir en elle, même si elle était mentionnée fréquemment. C’était une espèce de jamais vu historique.
Coyote dormait sur le canapé, et il grogna dans son rêve. Puis, arraché à son sommeil, il chercha d’où venait la lumière. Il s’arrêta derrière Maya sur le chemin de la salle de bains. Penché sur son épaule, il regarda le lutrin et dit d’un ton grave :
— Ah… On raconte beaucoup de choses à son propos.
Il gagna la salle de bains et, quand il en revint, elle lui demanda :
— Je suppose que tu en sais plus.
— Il y a certaines choses sur Frank que je suis seul à savoir, ça c’est sûr.
Elle le fixa.
— Inutile de me le dire. Tu étais à Nicosia, toi aussi.
Elle ne se souvint qu’à cette seconde qu’elle l’avait lu quelque part.
— Mais oui, j’y étais, maintenant que tu m’en parles.
Il se laissa tomber lourdement sur le canapé, le regard fixé sur le sol.
— J’ai vu Frank, cette nuit-là. Il lançait des briques dans les fenêtres. Il a déclenché cette émeute tout seul.
Il releva la tête et rencontra son regard.
— Il parlait à Selim el-Hayil dans le parc environ une demi-heure avant que John soit attaqué. Tu l’as découvert toi-même.
Elle serra les dents et revint au lutrin.
Il s’étira sur le canapé et ne tarda pas à ronfler.
Non, l’information n’était pas nouvelle. Et comme Zeyk le lui avait clairement fait comprendre, personne ne démêlerait jamais cet écheveau, quels que soient les témoignages directs ou les souvenirs de chacun. Aussi loin dans le passé, personne ne pouvait être certain de quoi que ce soit, ni même de ses souvenirs propres, qui variaient subtilement chaque fois qu’ils se représentaient. Les seuls souvenirs auxquels on pouvait se fier étaient ces éruptions venues des profondeurs, ces mémoires involontaires[78] si vivaces qu’elles devaient être vraies – mais qui concernaient souvent des événements sans importance. Non. Coyote était une source non fiable parmi les autres.
Elle se pencha sur le texte.
Les efforts de Chalmers pour endiguer l’éruption de violence en 2061 n’aboutirent pas parce qu’à terme il était tout simplement dans l’ignorance de la pleine extension du problème. Comme la plupart des Cent Premiers, il ne pouvait vraiment imaginer le chiffre réel de la population de Mars dans les années 2050, qui dépassait nettement le million. Alors qu’il pensait que la Résistance était conduite et coordonnée par Arkady Bogdanov, parce qu’il le connaissait, il ignorait l’influence d’Oskar Schnelling, à Korolyov, ou des mouvements rouges qui s’étaient répandus sur la planète, comme celui d’Elysium Libre, ou encore les centaines de disparus des colonies fondées par les Cent. Par cette ignorance et par une défaillance de son imagination, il n’abordait qu’une petite fraction du problème.
Maya se redressa, s’étira et observa Coyote. Est-ce que c’était vrai ? Elle essaya de se souvenir de ces années lointaines. Frank avait été conscient, non ?… « On joue avec les épines quand les racines sont sèches. » Est-ce qu’il ne lui avait pas dit cela une fois, à cette époque ?
Elle ne parvenait pas à s’en souvenir. On joue avec les épines quand les racines sont sèches. La maxime était suspendue au centre de ses pensées, séparée de tout contexte qui pouvait lui donner un sens. Mais elle avait la ferme impression que Frank avait eu conscience d’une poche invisible de résistance et de rancune. Nul plus que lui ne l’avait su aussi intensément, en fait ! Comment l’auteur de ce livre avait-il pu passer à côté de cette évidence ? Sur ce chapitre, comment un seul de ces historiens qui passaient leur temps dans un fauteuil à trier des enregistrements aurait-il pu savoir ce qu’ils avaient su, comment aurait-il pu éprouver comme eux la nature kaléidoscopique fracturée de la crise au quotidien ? Chaque instant de leur lutte…
Elle voulait retrouver le visage de Frank, et une image s’imposa à elle. Il était affalé misérablement devant une table de café, avec l’anse brisée d’une tasse tournant à ses pieds. C’était elle qui avait fracassé cette tasse. Mais pourquoi ? Elle ne retrouvait pas le souvenir. Elle cliqua pour aller plus loin dans le livre, traversant des mois de vie à chaque paragraphe, l’analyse sèche avait divorcé de tout ce qui pouvait rester dans sa mémoire. Puis son regard accrocha une phrase, et elle dut faire un effort pour lire, la gorge serrée :
À partir de leur liaison dans l’Antarctique, Toitovna eut sur Chalmers une influence qu’il ne brisa jamais, même si elle perturbait ses plans personnels. C’est ainsi que lorsqu’il revint d’Elysium le mois précédant l’émeute, Toitovna le retrouva à Burroughs où ils restèrent ensemble une semaine, donnant aux autres le spectacle de leurs querelles. Chalmers voulait rester à Burroughs, où le conflit était au point de crise, alors que Toitovna voulait qu’il retourne à Sheffield. Un soir, il se montra dans un des cafés du canal dans un tel état de colère et de désarroi que les serveurs en furent effrayés. Quand Toitovna surgit, ils s’attendirent à ce qu’il explose. Mais il resta immobile tandis qu’elle lui rappelait toutes leurs connexions, toutes les dettes qu’ils avaient envers les autres, tout le passé qu’ils avaient en commun. Finalement, il céda et regagna Sheffield, où il ne put maîtriser la violence qui montait à Elysium et Burroughs. Et la révolution éclata.
Maya fixait l’écran. C’était faux, faux, archi-faux – rien de tout ça n’était arrivé ! Une liaison dans l’Antarctique ? Ça, jamais !
Mais elle l’avait affronté dans un restaurant… Et sans doute les avait-on observés… Difficile à savoir. Mais ce livre était stupide – bourré de spéculations sans fondement – il n’avait rien d’un livre d’histoire. Ou alors, toutes les histoires étaient comme ça, pour autant que quelqu’un se soit vraiment trouvé sur place et les juge correctement. Des mensonges. Elle luttait pour se rappeler – raidie, les dents serrées, les doigts crispés comme si elle allait fouiller dans ses pensées. Mais c’était comme de griffer un rocher. Et, comme elle essayait de retrouver cet instant particulier, cet affrontement au café, aucune image ne lui revint. Les phrases du livre recouvraient tout – elle lui rappelait toutes leurs connexions… Non ! Non ! Il était là, affalé à une table. C’était son image… Et il levait enfin les yeux sur elle…
Mais son visage était celui du jeune Frank, sur le mur de la cuisine de l’appartement d’Odessa.
Elle geignit et se mit à pleurer en se mordant les poings.
— Ça va ? demanda Coyote d’un ton vague.
— Non.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Non.
Frank était effacé par les livres. Et par le temps. Les années avaient passé et pour elle aussi, même pour elle, Frank Chalmers n’était plus qu’une minuscule figure historique parmi tant d’autres, comme observée par le mauvais côté d’un télescope. Un nom dans un livre. Une vie que l’on suivait au fil des lignes, comme celle de Bismarck, de Talleyrand, de Machiavel. La vie de son Frank… qui avait disparu.
Elle passait quelques heures chaque jour à examiner avec Art les rapports de Praxis, en essayant d’y découvrir des schémas qu’elle pourrait comprendre. Praxis leur transmettait une telle quantité de données qu’ils se trouvaient dans la situation inverse de celle qu’ils avaient connue dans la crise d’avant 61 – elles étaient importantes, mais trop nombreuses. Chaque jour, les étaux se resserraient sur une multitude de crises et Maya était souvent au seuil du désespoir. Plusieurs pays de l’ONU, tous clients de Consolidated ou de Subarashii, exigeaient l’abolition de la Cour mondiale dont les fonctions étaient devenues redondantes. La majorité des métanationales soutint aussitôt ce projet : la Cour mondiale était au départ une agence de l’ONU, et les métanats clamaient que cette action était légale et imposée par des raisons historiques. Mais le premier effet fut de déranger certains arbitrages en cours, ce qui aboutit à des combats en Ukraine et en Grèce.
Maya interpella Art :
— Qui est responsable ? Est-ce que quelqu’un se charge vraiment de ce genre de chose ?
— Bien sûr. Certaines-des métanats ont des présidents, et elles ont toutes des conseils d’administration. Elles se rassemblent et discutent, décident des ordres à donner. C’est comme ça que ça se passe avec Fort et les Dix-Huit Immortels de Praxis, bien que Praxis soit plus démocratique que la plupart des métanats. Ensuite, les conseils d’administration désignent le comité exécutif de l’Autorité transitoire, l’Autorité prend certaines décisions d’intérêt local. Je pourrais vous dire les noms, mais je ne crois pas qu’ils aient autant de pouvoir que les gens qui décident sur Terre.
— Peu importe.
Bien sûr qu’il y avait des responsables. Mais personne n’avait le contrôle des événements. C’était la même chose dans les deux camps. En tout cas, c’était vrai pour la Résistance. Le sabotage, essentiellement dirigé contre les plates-formes océaniques de Vastitas, était devenu pandémique, et elle croyait savoir qui en avait eu l’idée. Elle discuta avec Nadia de la nécessité de contacter Ann, mais Nadia secoua la tête.
— Nous n’avons pas une chance. Je n’ai pas pu lui parler depuis Dorsa Brevia. C’est une des Rouges les plus radicales qui soient.
— Comme toujours.
— Non, je ne pense pas qu’elle ait toujours été comme ça. Mais maintenant, ça n’a plus d’importance.
Maya retourna au travail. Elle passait de plus en plus de temps avec Nirgal. Ils profitaient mutuellement de leurs connaissances. Plus que jamais, il constituait son contact le plus solide avec les jeunes, le plus influent et le plus modéré de surcroît. Il attendait un déclencheur pour organiser une action concertée, tout comme elle, et c’était une des raisons pour lesquelles elle gravitait autour de lui. Mais il y avait aussi son tempérament, sa chaleur humaine et ses élans, et le respect qu’il lui manifestait. Il n’était pas possible d’être plus différent de Jackie, même si Maya savait qu’ils avaient des rapports très complexes qui remontaient à leur enfance. Mais depuis quelque temps, ils semblaient brouillés, ce qui ne déplaisait pas à Maya, tout en étant politiquement propice. Jackie, comme Nirgal, était une leader charismatique et elle avait recruté des partisans en nombre considérable pour son aile « boonéenne » des Mars-Unistes, qui prônait l’action immédiate, ce qui la rapprochait plus de Dao que de Nirgal, sur le plan politique tout au moins. Maya faisait son possible pour épauler Nirgal dans cet affrontement au sein des indigènes : lors de chaque meeting, elle appuyait des initiatives et des actions vertes, modérées, non violentes, centralement coordonnées. Mais elle voyait bien que la majorité des Martiens récemment politisés dans les villes était attirée par Jackie et les Mars-Unistes, qui étaient en général des Rouges, radicaux, violents, anarchistes. Du moins elle les définissait ainsi. Et les grèves à répétition, les manifestations, les émeutes, et les sabotages, écologiques ou non, tendaient à confirmer son analyse.
Il n’y avait pas seulement ce mouvement de nouvelles recrues, mais aussi les nombreux immigrants récemment arrivés et dissidents. Elle était déroutée par cette tendance et elle s’en plaignit à Art après un dépouillement des récentes infos de Praxis.
— Eh bien, dit-il d’un ton diplomatique, c’est une bonne chose d’avoir autant d’immigrants que possible de notre côté.
Évidemment, quand il n’était pas en liaison avec la Terre, il passait le plus clair de son temps à faire la navette entre les différents groupes de Résistance pour essayer de les mettre d’accord.
— Mais pourquoi vont-ils donc avec elle ?
— Ma foi… (Il agita la main.) Écoutez, ces immigrants, quand ils arrivent, entendent parler des manifestations, ou ils y assistent. Ensuite, ils posent des questions, ils entendent des histoires, et certains se disent que s’ils participent aux manifestations, ça plaira aux indigènes, vous saisissez ? Et plus particulièrement aux jeunes Martiennes, dont on leur a dit qu’elles peuvent être très gentilles, non ?… Très, très gentilles. Alors ils se disent que s’ils donnent un coup de main à tout ça, les jolies filles voudront bien qu’ils les raccompagnent chez elles dans la soirée.
— Allons ! grommela Maya.
— Vous savez, insista-t-il, c’est vraiment comme ça que ça se passe pour certains.
— Et c’est comme ça que Jackie récupère ses nouveaux partisans, évidemment.
— Je ne suis pas sûr que cela ne joue pas aussi en faveur de Nirgal. Et j’ignore également si ces gens font vraiment la distinction entre les deux partis. C’est un point positif, dont vous devriez avoir plus conscience qu’eux.
— Hum…
Elle se rappela que Michel lui avait répété qu’il était important de se battre pour ce qu’elle aimait autant que contre ce qu’elle détestait. Et elle aimait Nirgal, c’était vrai. C’était un jeune homme merveilleux, le meilleur de tous les indigènes. Et il n’était certainement pas juste de mépriser certaines de ces motivations, cette énergie érotique qui entraînait les gens dans les rues des villes… Mais si seulement ils étaient plus sensés. Jackie se démenait pour les lancer dans une autre révolte improvisée, spasmodique, dont les résultats pourraient être désastreux.
— C’est en partie pourquoi les gens vous suivent, Maya.
— Comment ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Allons. Ne faites pas l’idiot.
Mais c’était agréable de le penser. Peut-être pourrait-elle étendre la lutte pour le contrôle jusqu’à ce niveau aussi. Mais elle serait désavantagée. Créer un parti des anciens. En fait, ce qu’ils formaient déjà. C’avait été au centre de sa pensée, à Sabishii – que les issei devaient prendre la tête de la Résistance et la remettre sur les rails. Ils étaient nombreux à avoir sacrifié bien des années de leurs vies à cela. Mais en fait, ça n’avait pas marché. Ils étaient surpassés en nombre. Et la nouvelle majorité était constituée de nouvelles espèces, avec de nouveaux esprits. Les issei ne pouvaient que tenir le tigre par la queue et faire de leur mieux. Elle soupira.
— Fatiguée ?
— Épuisée. Ce travail va me tuer.
— Reposez-vous.
— Quelquefois, quand je parle à tous ces gens, je me sens tellement frileuse, conservatrice, lâche, négative. Je suis toujours en train de dire ne faites pas ci, ne faites pas ça. J’en ai assez. Il m’arrive de me demander si Jackie n’a pas raison.
— Vous plaisantez ? C’est vous qui dirigez ce show, Maya. Vous, Nadia et Nirgal. Et moi. Mais c’est vous qui avez… l’aura. (Il voulait dire : cette réputation de meurtrière.) C’est la fatigue. Prenez du repos. On arrive au laps de temps martien.
Une nuit, Michel la réveilla : de l’autre côté de la planète, les forces de sécurité d’Armscor, supposées intégrées dans Subarashii, avaient pris le contrôle de l’ascenseur au détriment de la police régulière, et dans l’heure de flottement qui avait suivi, un groupe de Mars-Unistes avait tenté de s’emparer du nouveau socle, à l’extérieur de Sheffield. L’attaque avait échoué, le groupe d’assaut avait été largement massacré, et Subarashii avait pris finalement le contrôle de Sheffield, de Clarke, et de tout ce qui se trouvait entre les deux, de même que la plus grande partie de Tharsis. Là-bas, c’était la fin de l’après-midi et une foule énorme avait envahi les rues de Sheffield pour manifester contre la violence, ou bien contre le coup de force de Subarashii, c’était impossible à dire. Abasourdie, Maya regarda avec Michel des unités de la police en combinaison et casque qui dispersaient la manifestation à coups de lacrymogène et de matraque en caoutchouc.
— Quels fous ! s’écria Maya. Pourquoi font-ils ça ? Toutes les forces militaires de la Terre vont nous tomber dessus !
— On dirait qu’ils se dispersent, fit Michel, sans détacher les yeux de l’écran. Qui sait, Maya. Des images comme celles-là peuvent galvaniser les foules. Les autres vont gagner cette bataille, mais ils perdront tout soutien. Et partout.
Maya se répandit sur un canapé en face de l’écran, pas encore assez éveillée pour penser.
— Peut-être. Mais il va devenir encore plus difficile de contenir les gens aussi longtemps que le veut Sax.
Michel rejeta d’un geste cet argument sans se détourner.
— Combien de temps croit-il donc que tu peux tenir ?
— Je ne sais pas.
Les reporters de Mangalavid expliquaient les émeutes comme un mouvement de violence terroriste. Maya grommela. Spencer était devant un autre écran d’IA et il s’entretenait avec Nanao, à Sabishii.
— L’oxygène augmente si rapidement. Il faut qu’un agent sans gènes-suicide ait été libéré. Les niveaux de gaz carbonique ? Oui, ils tombent en proportion égale… Il doit y avoir toute une bande de bactéries vraiment efficaces pour la fixation du carbone, et elles prolifèrent comme de la mauvaise herbe. J’ai interrogé Sax et il s’est contenté de me regarder en clignant des yeux comme d’habitude… À ce stade, la situation lui échappe autant qu’elle échappe à Ann. Et elle est en train de saboter tous les chantiers sur lesquels elle peut tomber.
Quand il eut fini, Maya lui dit :
— Combien de temps Sax veut-il que nous attendions ?
Il haussa les épaules.
— Jusqu’à ce que nous tombions sur ce qu’il considérera comme un déclencheur, je pense. Ou que nous trouvions une stratégie cohérente. Si nous ne parvenons pas à stopper les Rouges et les Mars-Unistes, peu importera ce que veut Sax.
Et les semaines se traînèrent. Une campagne de manifestations de rue commença à Sheffield et Fossa Sud. Maya considérait que ça ne ferait que pousser les métanats à renforcer la sécurité mais Art était pour.
— Il faut que nous fassions connaître à l’Autorité transitoire l’importance de la Résistance pour que, le moment venu, elle ne tente pas, par ignorance, de nous écraser, vous comprenez ? À ce stade, il faut qu’ils se sentent détestés et dépassés en nombre. Bon Dieu, la foule dans les rues est la seule chose qui fasse peur aux gouvernements, si vous voulez savoir !
Qu’elle fût d’accord ou non, elle ne pouvait rien faire. Chaque jour, elle travaillait aussi dur que possible, elle visitait chaque groupe tour à tour, mais ses muscles étaient maintenant tendus comme des câbles et elle avait du mal à trouver le sommeil. Elle ne dormait qu’une ou deux heures avant de se réveiller épuisée à l’approche de l’aube.
Un matin, au printemps de l’hémisphère Nord de M-52, l’année 2127, elle se réveilla plus reposée qu’à l’habitude. Michel dormait encore. Elle s’habilla et sortit seule pour aller se promener sur la grande promenade centrale, devant les cafés du canal. Ce qui était merveilleux dans Burroughs, en dépit des renforcements de sécurité aux portes et aux gares, c’était de pouvoir déambuler librement en ville à certaines heures. Dans la foule, il n’y avait guère de risques d’être repéré. Elle s’installa à une table, commanda du café et des viennoiseries et contempla les nuages qui déferlaient dans le ciel, entre la pente de Syrtis et la digue, à l’est. La circulation d’air sous la tente était rapide, pour compenser l’impression cinétique des vues du ciel. Elle songea qu’il était étrange qu’elle se soit habituée à cette différence entre la course des nuages et le vent qu’on sentait sous les tentes. Dans le pont tubulaire en arche qui reliait Ellis Butte à Hunt Mesa, les gens qui se hâtaient vers leur travail étaient comme une file de fourmis agitées. Ils suivaient le cours de leurs vies normales. Brusquement, elle se leva, régla l’addition et repartit pour une longue promenade. Elle passa entre les rangées blanches des colonnes de Bareiss, traversa Princess Park en direction des nouvelles tentes érigées autour des collines de pingo, dans le secteur des appartements à la mode. Dans cette partie ouest de la ville haute, on avait vue sur tout Burroughs, les arbres et les toits coupés par la promenade et les canaux, les grandes mesas massives comme des cathédrales. Leurs murailles de roche nue étaient faillées et craquelées, marquées de lignes horizontales de fenêtres miroitantes qui étaient le seul indice qu’elles avaient été creusées de l’intérieur ; chacune était une cité, un monde indépendant dressé au-dessus de la plaine rouge, sous l’immense bâche invisible. Elles étaient reliées par des passerelles vertigineuses qui scintillaient d’éclats diaprés comme des bulles de savon. Burroughs était splendide !
Elle rebroussa chemin accompagnée par les nuages, retrouva les ruelles entre les jardins et les grands immeubles, retourna à Hunt Mesa, à leur appartement. Michel et Spencer étaient absents et, longtemps, elle resta debout devant la fenêtre à contempler les flottilles des nuages, essayant de remplacer Michel, de capturer ses états d’âme au lasso pour les ramener vers une sorte de centre plus stable. Des pieds tambourinaient au plafond : un nouveau cours commençait dans le studio de danse. Puis on frappa violemment à la porte. Elle s’avança pour ouvrir, le cœur battant.
C’était Jackie, Antar, Art, Nirgal, Rachel, Frantz et les autres ectogènes de Zygote. Ils se ruèrent dans la pièce en parlant tous en même temps et elle ne comprit rien. Elle les accueillit du mieux qu’elle put, étant donné la présence de Jackie, puis se reprit tout à fait et effaça la haine de son regard, se mit à bavarder à propos de leurs plans, même avec Jackie. Ils étaient à Burroughs pour participer à une manifestation dans le parc du Canal. Le message avait circulé dans toutes les cellules et ils espéraient que de nombreux citoyens non alignés se joindraient quand même à eux.
— J’espère que ça ne va pas provoquer d’autres représailles, dit Maya.
Jackie, bien entendu, lui décocha un sourire triomphant.
— Rappelle-toi, on ne peut jamais revenir en arrière.
Maya leva les yeux au ciel et alla faire bouillir de l’eau, ne serait-ce que pour calmer son amertume. Ils allaient rencontrer les responsables de toutes les cellules de la ville. C’est Jackie qui prendrait la parole au meeting pour les exhorter à la rébellion immédiate, sans stratégie, sans le moindre sens commun. Maya ne pouvait rien y faire – il était trop tard pour lui faire arrêter toutes ces conneries, malheureusement.
Elle prit leurs vêtements, shoota à droite et à gauche pour qu’ils dégagent les pieds des coussins du canapé, avec l’impression d’être un dinosaure perdu chez les mammifères, sous un climat nouveau. Elle était cernée par des créatures rapides et chaudes qui détestaient la voir trotter autour d’elles, qui esquivaient avec agilité ses gros coups de patte et couraient derrière sa queue lourde et lente.
Art accourut pour l’aider à servir le thé, mal soigné et détendu comme d’habitude. Elle lui demanda ce qu’il avait appris de Fort et il lui fit le récit des événements du jour sur Terre. Subarashii et Consolidated étaient attaquées par les armées fondamentalistes qui semblaient avoir formé une alliance, sans doute illusoire puisque les Musulmans et les Chrétiens fondamentalistes continuaient à se haïr et méprisaient les Hindous fondamentalistes. Les grandes métanats s’étaient servies de la nouvelle ONU pour prévenir qu’elles défendraient leurs intérêts avec des forces appropriées. Praxis, Amexx et la Suisse avaient fait appel aux services de la Cour mondiale, de même que l’Inde, mais personne d’autre.
— Au moins, commenta Michel, ils craignent encore la Cour mondiale.
Mais, aux yeux de Maya, le métanatricide dérivait vers une guerre entre les prospères et les « mortels », qui pourrait être encore plus explosive – une guerre totale, au lieu de décapitations.
Elle en discuta avec Art tout en servant les autres. Qu’il fut ou non un espion, Art connaissait bien la Terre et il avait un jugement politique incisif qu’elle appréciait. C’était comme un Frank apprivoisé. Est-ce que cette comparaison était juste ? Il lui rappelait quand même Frank d’une certaine façon. Même si elle ne pouvait préciser pourquoi, elle en éprouvait un plaisir obscur quelque part. Mais elle et elle seule devait trouver quelque ressemblance entre cet homme assoupi et rusé et Frank.
D’autres arrivants débarquèrent : des chefs de cellules et des visiteurs venus de l’extérieur. Maya resta à l’écart et écouta Jackie qui s’adressait à eux. Ils appartenaient tous à la Résistance, se dit Maya, et ils ne représentaient qu’eux-mêmes. Elle était écœurée par la façon dont Jackie utilisait son grand-père comme un symbole, un drapeau qu’elle agitait devant eux. Ça n’était pas John qui lui valait tous ces partisans, mais son travail de drague. Petite salope.
Elle les exhortait avec ses habituelles imprécations incendiaires, proclamant avec enthousiasme la révolution imminente, immédiate, même s’ils ne s’étaient fixé aucune stratégie. Pour ces prétendus Boonéens, Maya n’était que la vieille maîtresse du grand homme, et peut-être même celle qui était à la base de son assassinat : un fossile bizarre, historiquement gênant, une bête à désir, comme Hélène de Troie rappelée par Faust, étrange et insubstantielle. Ach ! Exaspérant ! Mais elle conservait un air calme, elle allait et venait entre le living-room et la cuisine, la tête bien droite, avec les gestes que l’on attend d’une ancienne maîtresse : elle mettait chacun à l’aise, proposait à manger et à boire. À ce stade, elle n’avait plus rien d’autre à faire.
Un instant, elle se tint dans la cuisine, contemplant les cimes des arbres. Elle avait perdu toute influence sur la Résistance, à supposer qu’elle en ait eu. Toute la chose allait éclater avant que Sax et ceux qui comptaient soient prêts. Et Jackie continuait à déclamer son discours fiévreux, à organiser une manifestation qui allait drainer dans le parc… qui sait ?… Dix mille personnes ? Cinquante mille ? Qui pouvait le dire ? Si la sécurité répondait avec des lacrymogènes, des matraques et des balles en caoutchouc, il y aurait des blessés, peut-être des morts. Tués sans aucun but stratégique. Ils auraient pu vivre un millier d’années. Et Jackie continuait, transportée, ardente, telle une flamme. Le soleil, à présent, brillait dans une échancrure de nuages. Il était grand et menaçant, argenté. Art entra dans la cuisine, s’assit devant la table et activa son IA, penchant le visage sur l’écran.
— Je viens de recevoir une note de Praxis sur mon bloc de poignet.
Son nez effleurait l’écran.
— Est-ce que vous êtes hypermétrope ? demanda Maya, irritée.
— Je ne le pense pas… Oh, bon Dieu ! Crac-boum ! Est-ce que Spencer est dans le coin ? Il faut qu’il rapplique ici.
Maya alla jusqu’au seuil et fit signe à Spencer. Jackie ne remarqua rien et continua de pérorer. Spencer s’assit à côté d’Art qui, lui, s’était rejeté en arrière, la bouche ouverte et les yeux ronds. Spencer lut l’écran durant cinq secondes, puis se tourna vers Maya avec une expression étrange.
— C’est ça !
— Ça quoi ?
— Le déclencheur.
Maya s’approcha et lut par-dessus son épaule, en s’accrochant à lui avec une sensation bizarre d’apesanteur. Plus question de détourner l’avalanche. Elle avait fait son travail, tout simplement. À l’instant de l’échec, le destin venait de se retourner.
Nirgal entra dans la cuisine pour demander ce qui se passait, attiré par leurs murmures. Art le lui dit et son regard s’illumina. Il était incapable de maîtriser son excitation.
— C’est vrai ? demanda-t-il à Maya.
Elle aurait pu l’embrasser. Mais elle se contenta d’acquiescer, préférant ne rien dire. Elle retourna dans le living. Jackie était toujours plongée dans son exhortation et c’est avec un infini plaisir que Maya l’interrompit :
— La manifestation est annulée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? jeta Jackie, surprise et irritée. Pourquoi ?
— Parce qu’elle est remplacée par une révolution.