Prenez-la entre le pouce et l’index. Palpez sa forme ronde, observez de près les courbures lisses du verre. Une loupe : elle a la simplicité, l’élégance et la solidité d’un outil du paléolithique. Asseyez-vous avec par une journée ensoleillée et abaissez-la sur une poignée de brindilles sèches. Relevez-la, bougez-la, jusqu’à ce qu’un petit point devienne incandescent. Vous vous rappelez cette lumière ? C’était comme si les brindilles avaient mis en cage un minuscule soleil.
L’astéroïde d’Amor, qui avait été transformé en mèches de carbone, était composé principalement de chondrites carbonacées et d’eau. Les deux autres astéroïdes d’Amor, interceptés par des atterrisseurs robots en 2091, étaient surtout composés d’eau et de silicates.
Le câble de New Clarke avait été noué mèche après mèche pour former une immense et unique tresse de carbone. Les silicates des astéroïdes de 2091 avaient été transformés par les équipes robots en feuilles destinées aux voiles solaires. Les vapeurs de silice étaient solidifiées entre deux compresseurs longs de dix kilomètres et les feuilles étaient revêtues d’une mince couche d’aluminium. Les feuilles de miroir étaient déployées par les équipages des vaisseaux en dispositifs circulaires qui conservaient leur forme par l’effet de la rotation et de la lumière solaire.
Un nouvel astéroïde appelé Birch fut remorqué sur une orbite polaire. On en tira d’autres feuilles-miroirs qui formèrent un anneau de cent mille kilomètres de diamètre autour de Mars. Il tournait sur son orbite, face au soleil, incliné de façon à renvoyer la lumière vers l’orbite de Mars, à proximité d’un point appelé Lagrange Un.
Le second astéroïde à silicates, Solettaville, avait été placé près de Lagrange Point. Là, les tisseurs de voiles solaires avaient installé leurs feuilles-miroirs en une trame complexe d’anneaux en lames, tous reliés et connectés selon des angles évoquant un objectif composé de stores vénitiens, tournant autour d’un moyeu qui était un cône d’argent dont la base était orientée vers le sol de Mars. Cet objet géant autant que délicat, d’un diamètre de dix mille kilomètres, éclatant et immobile dans sa giration entre le soleil et Mars, avait été baptisé la soletta.
La clarté du soleil, en atteignant directement la soletta, était instantanément réfléchie au travers des stores, d’une face solaire à une face martienne, et dirigée ainsi vers la surface. Si la lumière touchait l’anneau sur son orbite polaire, elle était renvoyée en arrière dans le cône de la soletta, avant d’être pareillement réfléchie vers la planète. De cette façon, la lumière atteignait la soletta sur toutes ses faces et les pressions de compensation la maintenaient en position, à cent mille kilomètres dans l’espace – de son périhélie à son aphélie. L’angle d’inclinaison des lames était réglé en permanence par l’intelligence artificielle qui gouvernait la soletta, afin de maintenir son orbite et la focalisation de l’ensoleillement.
Durant la décennie que la construction de ces deux grandes roues à lumière avait exigée, à partir des deux astéroïdes qui dévidaient leurs trames de silice comme des araignées de roc, les observateurs au sol ne s’aperçurent de rien, ou presque. Parfois, quelqu’un surprenait un arc de lumière blanche dans le ciel, ou des clignotements aléatoires durant le jour ou la nuit, comme si la brillance d’un autre univers filtrait entre les mailles lâches de la sphère cosmique.
Puis, lorsque les deux miroirs furent achevés, la lumière réfléchie fut braquée vers le cône de la soletta. Les lames furent réglées, et elle se déplaça dans le ciel selon une orbite légèrement différente.
Et c’est ainsi qu’un jour ceux qui vivaient du côté de Tharsis levèrent soudain la tête parce que le ciel s’était assombri. Ils découvrirent une éclipse telle que Mars n’en avait jamais connue : le soleil était partiellement visible, mais un objet qui pouvait avoir le diamètre de la Lune bloquait ses rayons. L’éclipse se déroula comme sur Terre, le ciel devint d’un violet profond, et l’ombre gagna la plus grande partie du disque solaire, ne laissant qu’un mince croissant de clarté ardente qui disparut à son tour. Le soleil était devenu un anneau sombre dans le ciel, entouré de sa couronne brumeuse. Puis il disparut complètement : une éclipse totale.
Ensuite, un moiré discret de lumière réapparut. Il ne ressemblait à rien que l’on ait déjà observé durant une éclipse naturelle. Tous ceux qui se trouvaient sur l’hémisphère éclairé de Mars restaient paralysés, plissant les yeux. Et puis, comme si l’on avait tiré sur le cordon des stores vénitiens, le soleil réapparut instantanément.
Un soleil aveuglant !
Plus grand qu’avant le début de l’étrange éclipse. Un soleil qui avait presque la même taille que dans le ciel de la Terre, avec une lumière plus intense d’au moins vingt pour cent, plus étincelant, plus chaud aussi. Il inondait les plaines rouges de ses rayons nouveaux et leur brûlait la nuque. C’était comme si des milliers de projecteurs s’étaient allumés à la même seconde et qu’ils se retrouvaient tous sur une scène de taille gigantesque.
Quelques mois plus tard, un troisième miroir, plus petit que la soletta, fut placé au plus haut de l’atmosphère. C’était un nouvel objectif muni de lames circulaires, pareil à une soucoupe volante argentée. Il récupérait une partie de la lumière réfléchie par la soletta pour la renvoyer plus loin encore, sur des secteurs de la planète qui n’étaient séparés que par moins d’un kilomètre. Il survolait le monde comme un planeur et faisait éclore des mini-soleils à la surface du désert et des rochers. Et les rochers, sous cette nouvelle lumière, semblaient fondre et devenir incandescents.
L’underground n’était pas assez grand pour Sax Russell. Il voulait se remettre au travail. Il aurait pu rallier le demi-monde, peut-être même retrouver un nouveau poste de professeur à l’université de Sabishii, qui s’était développée hors du réseau : nombreux étaient ceux de ses anciens collègues qui y avaient atterri et donnaient des cours aux enfants de l’underground. Mais, après réflexion, il décida qu’il ne voulait plus enseigner ni rester à la périphérie – il voulait retrouver le terraforming, le cœur même du projet. En tout cas, d’aussi près que possible. Ce qui signifiait regagner le monde de la surface. Récemment, l’Autorité transitoire avait créé un comité pour coordonner tous les projets du terraforming et c’était une équipe de Subarashii qui gérait le travail de synthèse que Sax avait commencé autrefois. C’était malheureux, car Sax ne parlait pas japonais. Mais le département biologique avait été confié à un collectif suisse de sociétés de biotech appelé Biotique, dont les bureaux principaux étaient à Genève et Burroughs, et qui entretenait des liens permanents avec la transnationale Praxis.
Dans une première étape, il devait donc s’infiltrer au sein de Biotique sous une fausse identité et se faire nommer à Burroughs. Desmond se chargea de cette opération. Il écrivit pour lui une persona informatique similaire à celle qu’il avait donnée à Spencer des années auparavant, quand Spencer avait gagné le Belvédère d’Echus. Avec sa persona et quelques opérations de chirurgie esthétique, Spencer avait pu travailler avec succès dans les labos de création de matériaux nouveaux. Plus tard, il était allé à Kasei Vallis, au cœur même des services de sécurité de la transnat. Sax avait donc pleine confiance en Desmond. La nouvelle persona physique de Sax donnait toutes les données de l’IA : génome, rétine, voix et empreintes – le tout légèrement altéré, de façon à pouvoir presque correspondre à Sax lui-même tout en le mettant à l’abri de recherches comparatives dans les réseaux divers. Les données étaient accompagnées d’un nouveau nom, avec un passé terrien complet, un indice de crédit, un dossier d’immigration, ainsi qu’un sous-texte viral destiné à le défendre contre tout examen d’une intelligence artificielle concurrente pour les données physiques. Le tout fut expédié au service des passeports helvétique, qui avait délivré des papiers aux nouveaux arrivants sans commentaire. Cela semblait fonctionner dans le monde balkanisé des réseaux des transnats.
— Là, oui, il n’y a pas de problème, avait dit Desmond. Mais vous, les Cent Premiers, vous êtes de vraies stars. Et il va te falloir aussi un nouveau visage.
Sax n’opposa pas de résistance. Il savait que c’était nécessaire et son visage n’avait jamais eu une importance essentielle pour lui. Depuis quelque temps, d’ailleurs, en se regardant dans le miroir, il ne reconnaissait plus réellement celui qu’il croyait être. Il avait absolument besoin de pénétrer dans Burroughs, de toute façon, et il laissa Vlad faire son travail. Vlad était devenu l’un des théoriciens leaders de la Résistance contre l’Autorité transitoire, et il comprit très vite le point de vue de Sax.
— La plupart d’entre nous devraient vivre dans le demi-monde, mais ce serait une bonne chose que quelques-uns se cachent dans Burroughs. Tu n’as pas droit à l’erreur dans cette situation et il faut que j’exerce mon art sur toi.
— Comment : pas droit à l’erreur ? C’est un contrat verbal réciproque et j’espère bien ressortir plus beau qu’avant.
Ce fut le cas, à sa grande surprise, mais il ne s’en rendit compte que lorsque les cicatrices eurent disparu. On lui redessina les dents, on lui gonfla la lèvre inférieure qu’il avait toujours eue si mince, on accentua l’arête de son nez en la busquant légèrement. On lui affina les joues tout en lui prolongeant le menton. On entailla même certains muscles de ses paupières afin qu’il ne cligne plus aussi souvent des yeux. Quand les cicatrices disparaîtraient, ainsi que le lui déclara Desmond, il aurait vraiment l’air d’une star de la vidéo. D’un ex-jockey, dit Nadia. Ou d’un ex-professeur de danse, fit Maya, qui restait fidèle aux séances des Alcooliques anonymes depuis des années. Mais Sax, qui n’avait jamais apprécié les effets de l’alcool, lui fit signe de quitter sa chambre.
Desmond prit des photos de lui pour les placer dans la nouvelle persona et inséra le tout avec succès dans les dossiers de Biotique en même temps qu’un ordre de transfert de San Francisco à Burroughs. La persona apparut dans les listings des passeports suisses la semaine suivante et Desmond eut un rire satisfait.
— Regarde un peu ça ! Stephen Lindholm, citoyen suisse ! Ces types nous couvrent, y a pas de doute. Je suis prêt à parier n’importe quoi qu’ils ont mis un stoppeur sur cette persona, qu’ils ont comparé ton génome avec les anciennes archives. Je suis persuadé que, même avec mes transformations, ils ont découvert qui tu es vraiment.
— Tu en es sûr ?
— Non. Parce qu’ils n’ont rien dit, n’est-ce pas ? Mais j’en suis quand même convaincu.
— C’est une bonne chose ?…
— Théoriquement, non. Mais dans la pratique, si quelqu’un s’occupe de ton cas, c’est plutôt mieux qu’il agisse en ami. Et les Suisses font de bons amis. C’est la cinquième fois qu’ils attribuent un passeport à une persona que je leur expédie. J’en ai un moi-même, et je doute pourtant qu’ils aient réussi à découvrir qui je suis vraiment, puisque je n’ai pas eu de dossier d’identité comme vous tous, les Cent Premiers. Intéressant, tu ne trouves pas ?…
— Certainement.
— Oui, ce sont des gens intéressants. Ils ont leurs plans à eux. J’en ignore tout, mais je les trouve sympathiques. Je crois qu’ils ont décidé de nous couvrir. Ils veulent peut-être seulement savoir où nous sommes. Difficile d’en être certain, parce que les Suisses tiennent tout particulièrement à leurs secrets. Mais peu importe le pourquoi quand on sait le comment.
Sax sourcilla, mais il était quand même rassuré à l’idée que les Suisses le protégeraient plus ou moins. Il les appréciait – parce qu’ils étaient rationnels, prudents, méthodiques.
Quelques jours avant de s’envoler avec Peter en direction de Burroughs, il se promena autour du lac de Gamète, ce qu’il avait rarement fait durant les années qu’il avait passées ici. Le lac était certainement une réussite. Hiroko excellait dans le design des écosystèmes. Quand elle avait disparu d’Underhill avec son équipe il y avait si longtemps, Sax avait été totalement dérouté : il n’avait pas compris leurs motivations sur le moment, et il avait même redouté qu’ils commencent à lutter contre le terraforming. D’une manière ou d’une autre. Quand il était parvenu à obtenir une réponse d’Hiroko via le réseau, il avait été partiellement rassuré. Elle semblait adhérer aux principes de base du terraforming et, à vrai dire, son concept très personnel de la viriditas était plus ou moins une autre version d’une idée qui leur était commune. Mais Hiroko semblait prendre plaisir à rester indéchiffrable, ce qui était particulièrement antiscientifique de sa part. Pendant ses années de clandestinité, elle était allée jusqu’au point de trafiquer l’information. Déjà, en tant qu’individu, elle était difficile à comprendre, et c’est seulement après quelques années de coexistence que Sax avait acquis la certitude qu’elle désirait elle aussi une biosphère martienne dans laquelle les humains pourraient survivre. C’était tout ce qu’il lui demandait. Et il ne pouvait imaginer de meilleur allié pour ce projet, si ce n’est le président du nouveau comité de l’Autorité transitoire. Nul n’était vraiment opposé au projet, à vrai dire.
C’est alors qu’il vit une silhouette sur un banc, près de la grève, roide et maigre comme un héron : Ann Clayborne. Il hésita, mais elle l’avait déjà vu. Il s’avança donc. Elle leva le regard sur lui avant de revenir aux eaux blanches du lac.
— Tu as l’air vraiment différent, dit-elle.
— Oui.
Les cicatrices s’étaient effacées, mais il sentait encore les points sensibles en palpant son visage. C’était comme de porter un masque, et soudain, il en éprouva une gêne.
— Mais c’est toujours moi, ajouta-t-il.
— Bien sûr. (Elle ne le regarda pas.) Alors, tu vas aller vers le surmonde ?
— Oui.
— Pour reprendre ton travail ?
— Oui.
Elle le dévisagea enfin.
— À quoi sert la science, selon toi ?
Il haussa les épaules. Ils retombaient sur le même vieux sujet de discussion, quelle que soit la façon dont ils l’abordaient. Toujours. Terraformer ou ne pas terraformer, telle est la question… Il y avait répondu depuis longtemps, de même qu’Ann, et il souhaitait qu’ils acceptent ce désaccord, et qu’ils en restent là. Mais Ann était infatigable à ce sport.
— À expliquer les choses, dit-il enfin.
— Mais le terraforming n’explique rien.
— Parce que ça n’est pas de la science. Et je n’ai jamais dit que c’en était. C’est ce que les gens font de la science. De la science appliquée, ou de la technologie. Comme tu veux. Le choix de ce que tu fais de ce que la science t’apprend. Quel que soit le nom que tu donnes à ce choix.
— C’est donc un problème de valeurs.
— Je le suppose. (Sax essaya de mettre un peu d’ordre dans ses pensées pour réfléchir à ce propos spécieux.) Je suppose que… que notre désaccord est un autre aspect de ce que les gens ont coutume d’appeler le problème du fait et de la valeur. La science se préoccupe des faits, et des théories qui transforment les faits en exemples. Les valeurs constituent un autre problème : elles sont une construction de l’esprit humain.
— La science l’est tout autant.
— Oui. Mais la connexion entre les deux systèmes n’est pas claire. En partant de faits similaires, nous pouvons parvenir à des valeurs différentes.
— Mais la science elle-même est remplie de valeurs, insista Ann. Nous évoquons des théories avec force et élégance, nous parlons de résultats propres, ou de la beauté de certaines expériences. Et le désir de la connaissance est en lui-même une espèce de valeur qui implique que la connaissance vaut mieux que l’ignorance ou le mystère, n’est-ce pas ?…
— Je suppose que oui, dit Sax, encore songeur.
— Ta science déploie une gamme de valeurs. L’objectif de celle que tu défends est d’établir des lois, des règles d’exactitude et de certitude. Tu veux expliquer toutes les choses. Répondre à tous les pourquoi en remontant jusqu’au Big Bang. Tu es un réductionniste, Sax. La parcimonie, l’élégance et l’économie sont des valeurs pour toi, et si tu peux rendre les choses encore plus simples, c’est une victoire : exact ?…
— Mais ça ne concerne que la méthode scientifique elle-même, protesta Sax. Pas moi, mais la façon dont la nature elle-même fonctionne. La physique. Tu fais ça toi-même…
— Mais des valeurs humaines sont inscrites dans la physique.
— Je n’en suis pas si sûr… (Il leva la main.) Je ne veux pas dire par là qu’il n’existe pas de valeurs dans la science. Mais la matière et l’énergie font ce qu’elles font. Si tu veux parler de valeurs, mieux vaut en parler directement. Je suis d’accord : elles naissent à partir des événements, d’une certaine façon, c’est sûr. Mais elles constituent un problème différent : une sorte de sociobiologie, de bioéthique. Il vaudrait sans doute mieux parler directement de valeurs. Le plus grand bien pour le plus grand nombre. Quelque chose comme ça.
— Il existe des écologistes qui diraient que cela équivaut à la description scientifique d’un écosystème sain. Une autre façon de parler d’écosystème à son apogée.
— C’est un jugement de valeur, je pense. Une sorte de bioéthique. Intéressant mais… (Il plissa les yeux en la regardant, décidé soudain à changer d’angle d’approche.) Pourquoi ne pas essayer un apogée d’écosystème ici, Ann ? On ne peut parler d’écosystèmes sans parler de choses vivantes. Ce qui existait ici sur Mars avant nous n’était pas une écologie. Il n’y avait que la géologie. On pourrait même dire qu’une écologie a démarré ici, il y a longtemps, que quelque chose a mal tourné, qu’elle a gelé et que nous sommes en train de tout recommencer.
Elle grommela et il s’interrompit. Il savait qu’elle croyait en une espèce de valeur intrinsèque de la réalité minérale de Mars. C’était une version de ce que certains appelaient l’éthique de la terre, mais sans le biote. L’éthique de la roche. L’écologie sans la vie. Une valeur intrinsèque, vraiment !
Il soupira.
— Ce n’est peut-être seulement qu’un discours sur la valeur. On favorise les systèmes vivants par rapport aux non-vivants. Mais je suppose qu’on ne peut pas y échapper, comme tu le dis. C’est étrange… Je sens avant tout que je dois expliquer les choses. Pourquoi elles fonctionnent comme ça. Mais si tu me demandes pourquoi je veux ça – ou ce que j’aurais voulu, dans quelle direction je travaille… (Il haussa les épaules.) C’est difficile à exprimer. Ça ressemble à un bénéfice net d’information. D’ordre.
Pour Sax, c’était une bonne description fonctionnelle de la vie elle-même, de son action contre l’entropie. Il tendit la main vers Ann, espérant qu’elle pouvait comprendre ça, être au moins d’accord sur ce paradigme de leur discussion, sur une définition du but ultime de la science. Le bénéfice net d’information. Après tout, ils étaient des scientifiques, tous les deux, ils participaient à la même entreprise…
Mais elle lui dit simplement :
— Et comme ça, vous défigurez toute une planète. Une planète vieille de quatre milliards d’années. Ça n’est pas de la science. Vous construisez un parc thématique.
— Nous utilisons la science pour une valeur particulière. À laquelle je crois.
— Comme les transnationales.
— Je le pense, oui.
— Ce qui leur est certainement utile.
— C’est utile pour tout ce qui est vivant.
— À moins que ça ne tue tout. Le terrain est déstabilisé, et les glissements se multiplient.
— C’est vrai.
— Et ils tuent. Des plantes et des gens. C’est déjà arrivé.
Sax agita la main et Ann lui décocha un regard furieux.
— Ça veut dire quoi ? Que le meurtre est nécessaire ? C’est quel genre de valeur, ça ?…
— Non, non, Ann. Ce ne sont que des accidents. Les gens doivent rester sur les fonds rocheux, hors des zones de glissement de terrain, voilà ce que je veux dire. Pour un temps.
— Mais des régions immenses vont devenir boueuses, quand elles ne seront pas complètement inondées. Et nous parlons de la moitié de la planète.
— L’eau va s’écouler. Et créer des nappes.
— Des zones submergées, tu veux dire. Et une planète totalement différente. Ah, oui, ça, c’est une valeur réelle ! Et les gens qui détiennent cette valeur… Nous vous combattrons, coup par coup !
Il soupira.
— Je préférerais que vous ne le fassiez pas. À ce stade, une biosphère nous serait plus utile qu’aux transnats. Les transnats peuvent opérer à partir de villes sous tente, traiter la surface avec des robots, alors que nous nous cachons et que nous concentrons tous nos efforts dans la survie et la clandestinité. Si nous pouvions vivre partout, sur toute la surface de Mars, tout serait plus facile pour les mouvements de résistance.
— Sauf pour les Rouges.
— Oui, mais ça rime à quoi, maintenant ?…
— C’est Mars qui compte. Rien que Mars. Ce monde que tu n’as jamais connu.
Sax porta son regard vers le grand dôme qui les dominait. Le désarroi montait en lui comme une espèce d’attaque d’arthrite. Ça ne menait à rien d’argumenter avec Ann.
Pourtant, il ne savait pourquoi, il insista.
— Écoute, Ann : je suis l’avocat de ce que les gens appellent le modèle viable minimum. Ce modèle nécessite une atmosphère respirable sur deux ou trois mille mètres seulement. Plus haut, elle serait trop ténue pour les humains, et il n’existerait plus aucune forme de vie. Au-dessus des plantes de haute altitude, il n’y aurait plus rien. Le relief de Mars est tellement vertical que des régions immenses demeureraient au-dessus de l’atmosphère. Ce plan me paraît raisonnable. Il exprime un ensemble de valeurs acceptables et compréhensibles.
Elle ne répondit pas. C’était désespérant. Une fois, pour tenter de comprendre Ann, d’essayer de mieux lui parler, Sax s’était plongé dans le domaine de la philosophie scientifique. Il avait consulté une somme considérable de données, en se concentrant tout particulièrement sur l’éthique de la terre et l’interface valeur fait. Mais jamais cela ne lui avait vraiment été utile : en dialoguant avec Ann, à aucun moment il n’avait eu le sentiment d’utiliser de façon réelle tout ce qu’il avait pu apprendre. Et là, en l’observant, il lui revint une remarque que Kuhn avait faite à propos de Priestley – qu’un scientifique qui continue de résister après que toute sa profession a été convertie à un nouveau paradigme peut être à la fois logique et raisonnable, mais il a cessé ipso facto d’être un scientifique. Cela semblait être plus ou moins ce qui s’était produit avec Ann, mais qu’était-elle donc devenue ? Une contre-révolutionnaire ? Une prophétesse ?…
Elle en avait l’apparence : dure, décharnée, hostile, impitoyable. Elle ne changerait jamais, et jamais elle ne lui pardonnerait. Et jamais il ne pourrait lui dire tout ce qu’il aurait tellement voulu lui dire : à propos de Mars, de Gamète, de Peter. À propos de la mort de Simon, qui semblait hanter Ursula plus encore qu’Ann. Tout cela était impossible, inexprimable. C’était bien pour cette raison que, plus d’une fois, il avait décidé d’abandonner tout dialogue avec Ann.
Ann partit avec Desmond le lendemain. Peu après, Sax décolla vers le nord en compagnie de Peter dans un des petits avions furtifs avec lesquels il pouvait survoler toute la planète sans être repéré.
Ils volaient en direction de Burroughs et passèrent à la verticale d’Hellespontus Montes. Sax observa le vaste paysage du bassin avec curiosité. Ils entrevirent la frange du champ de glace qui avait couvert Low Point, masse blanche sur la surface noire comme la nuit, mais Low Point était encore sous l’horizon. Dommage, songea-t-il. Il aurait aimé voir ce qu’il était advenu du mohole de Low Point. Quand l’inondation était survenue, il était profond de treize mille mètres, ce qui impliquait que l’eau avait dû rester à l’état liquide au fond et qu’elle était encore assez tiède. Il était possible que le champ de glace, dans cette région, soit recouvert par une mer givrée dont la surface devait être riche en indices révélateurs.
Mais Peter se refusait à dévier de son cap.
— Tu pourras toujours t’occuper de ça quand tu seras officiellement Stephen Lindholm, fit-il en souriant. Ça pourrait faire partie d’une de tes missions pour Biotique.
La nuit suivante, ils se posèrent dans le chaos des collines au sud d’Isidis Planitia, vers le haut du Grand Escarpement. Sax pénétra dans un tunnel qu’il suivit jusqu’à l’arrière d’un vestiaire, dans le sous-sol de service de Libya, un petit complexe ferroviaire situé à l’intersection des voies d’Hellas et de Burroughs et de la nouvelle ligne qui allait vers Elysium. Quand le train de Burroughs se présenta, Sax sortit par une porte de service et se mêla à la foule qui embarquait. En arrivant à la gare principale de Burroughs, il fut accueilli par un homme de Biotique. Et il devint dès cet instant Stephen Lindholm, nouveau venu sur Mars qui découvrait Burroughs.
L’envoyé de Biotique, un secrétaire général, le complimenta pour sa démarche qui prouvait un certain entraînement, et le conduisit jusqu’à un studio situé très haut dans Hunt Mesa, tout près du centre de la ville ancienne. Les bureaux et les labos de Biotique se trouvaient également dans Hunt, immédiatement sous le plateau de la mesa. Leurs vastes baies dominaient le parc du Canal. Un quartier chic, à la mesure d’une société qui se plaçait en tête des projets de génie génétique de l’essor du terraforming.
Sax pouvait contempler la plus grande partie de la vieille ville. Elle n’avait pas changé, si ce n’est que les parois de la mesa étaient un peu plus couvertes de baies, de saillies horizontales de cuivre, d’or ou d’alliages bleus ou verts, comme si les mesas avaient révélé des strates minérales magnifiques. Les tentes du sommet avaient disparu, et les immeubles étaient désormais libres sous la formidable tente qui couvrait l’ensemble des neuf mesas. Le parc du Canal et les larges boulevards bordés de pelouse qui reliaient les mesas étaient devenus des avenues vertes et droites entre les toits de tuile orange. Mais la double rangée de colonnes de sel était toujours là, au bord du canal bleu. En dépit des nouvelles constructions, la ville était restée plus ou moins la même. Ce n’était qu’à la périphérie qu’on pouvait constater les vrais changements et mesurer les nouvelles dimensions de Burroughs, déployée entre les neuf mesas. Les secteurs alentour étaient encore sous abri.
Le secrétaire de Biotique fit visiter les lieux à Sax tout en le présentant à trop de gens pour qu’il se souvienne de tous. Puis on lui demanda d’arriver à son labo le lendemain matin, et il fut libre pour le restant de la journée.
En tant que Stephen Lindholm, il avait décidé de se montrer intellectuellement énergique, sociable, curieux et bavard. Il consacra donc ce premier après-midi à explorer la ville, flânant de quartier en quartier. Il se perdit entre les grandes pelouses tout en réfléchissant au phénomène mystérieux qu’était la croissance des villes. Un processus culturel qui était sans analogie valable, physique ou biologique. Aucune raison évidente n’expliquait pourquoi cette partie basse d’Isidis Planitia accueillait l’agglomération la plus importante de Mars. Aucune des conditions initiales ne justifiait le développement de Burroughs sur ce site particulier. Pour autant qu’il sût, Burroughs n’avait été qu’une étape relais sur la piste qui allait d’Elysium à Tharsis. C’était sans doute précisément à cause de cette situation non stratégique que la ville avait prospéré. En 2061, elle avait été la seule agglomération de Mars à ne pas être détruite ni même sérieusement endommagée, ce qui avait suffi pour lui donner l’essor nécessaire dans les années d’après-guerre.
Et, sans aucun doute, la grande cuvette de la région, avec son archipel de petites mesas, offrait un panorama impressionnant. En parcourant les larges boulevards verdoyants, ce que faisait Sax, les neuf mesas semblaient distribuées régulièrement, chacune légèrement différente, avec leurs parois de roc raboteux marquées de creux et de nœuds, d’éperons, d’à-pics lisses, de surplombs et de crevasses. Plus, désormais, les bandes de baies colorées et, sur les plateaux des sommets, les nouveaux bâtiments et les parcs. Depuis n’importe quelle rue, on pouvait apercevoir plusieurs mesas, dressées contre le ciel comme des cathédrales colorées, et c’était un plaisir permanent pour le regard. Il suffisait de prendre un ascenseur pour se retrouver sur le plateau, à des centaines de mètres plus haut, et découvrir l’étendue des toits et des terrasses, les mesas voisines sous des angles nouveaux et, loin au-delà, le paysage déployé sur des kilomètres. Les distances étaient plus grandes que partout ailleurs sur Mars parce qu’ils se trouvaient au creux d’une vaste dépression : de là, on dominait la plaine d’Isidis au nord, l’arête sombre de Syrtis à l’ouest, et au sud le Grand Escarpement, dressé sur l’horizon comme un nouvel Himalaya.
La question s’était toujours posée : en quoi la beauté du point de vue intervenait-elle dans la fondation d’une ville ? Il se trouvait des historiens pour affirmer que certaines cités de la Grèce antique n’avaient existé qu’à cause du panorama qu’elles offraient, envers et contre tous les inconvénients, et qu’il était impossible de ne pas tenir compte de ce facteur. Quoi qu’il en soit, Burroughs était désormais une petite métropole active de cent cinquante mille habitants, la plus importante de Mars. Et en croissance continue. Vers la fin de sa promenade, Sax prit l’un des grands ascenseurs extérieurs de Branch Mesa, au nord du parc du Canal, et, depuis le plateau, il découvrit les faubourgs nord de la cité, cernés de constructions jusqu’à la paroi de la tente. Même à l’extérieur, des chantiers étaient en cours de développement. À l’évidence, la masse critique avait été atteinte au niveau d’une certaine psychologie de groupe – l’instinct grégaire, qui avait fait de cet endroit une capitale, un aimant social, le cœur de l’action. Au mieux, la dynamique de groupe était une chose complexe, sinon (il sourit) inexplicable.
Ce qui était dommage, comme toujours, car Biotique de Burroughs constituait à l’évidence un groupe dynamique et, dans les jours suivants, Sax s’aperçut qu’il n’était pas simple pour lui de trouver sa place dans la horde de scientifiques qui travaillaient sur le projet. Il avait perdu le talent de se frayer un chemin dans un groupe, à supposer qu’il l’ait jamais eu. La formule maîtresse des relations possibles à l’intérieur d’un groupe était n(n-1)/2, dans laquelle n représente le nombre d’individus du groupe. Ainsi, pour le millier de chercheurs de Biotique de Burroughs, on obtenait 499.500 relations possibles. Ce qui semblait, pour Sax, se situer bien au-delà de la capacité de compréhension de quiconque. Même les 4.950 relations possibles à l’intérieur d’un groupe de cent personnes, la « limite de figure » de l’hypothèse de base pour un groupe humain, lui apparaissaient difficilement réalisables. Cela s’était certainement vérifié à Underhill, quand ils avaient eu une chance de la mettre à l’épreuve.
L’important était avant tout de découvrir un groupe plus réduit à l’intérieur de Biotique, et il s’y employa. Dans un premier temps, il était logique qu’il se concentre sur son labo. Il s’était présenté comme biophysicien, ce qui était un risque, mais ça le plaçait exactement au point où il souhaitait se trouver dans la société. Et il espérait bien tenir. Sinon, il pourrait prétendre qu’il avait démarré à l’origine dans la physique, ce qui était vrai, après tout. Sa supérieure était une Japonaise appelée Claire, d’âge moyen, sympathique et efficace. C’était elle qui l’avait accueilli à son arrivée et l’avait assigné à une équipe qui travaillait sur des plantes de la deuxième et troisième génération, destinées aux régions glaciaires de l’hémisphère Nord. Ces environnements récemment hydratés offraient des possibilités incroyablement riches au design botanique depuis que les chercheurs n’avaient plus à travailler sur toutes les espèces à partir des modèles xérophytes[33] Sax avait prévu cela dès qu’il avait repéré les flots furieux qui s’étaient déversés de Ius Chasma dans Melas, en 2061. Et voilà que quarante ans plus tard il pouvait travailler là-dessus.
C’est donc avec un certain bonheur qu’il se mit au travail. D’abord, il devait se remettre dans l’actualité, savoir ce qu’on avait déjà planté là-bas, dans les régions glacées du Nord. Comme à son habitude, il se mit à lire avec voracité, se goinfra de vidéos et apprit ainsi que, sous l’atmosphère froide et ténue, la glace nouvelle se sublimait jusqu’à n’être plus qu’un fragile réseau de dentelle. Ce qui impliquait l’existence de milliards de poches de vie plus ou moins larges, dans la glace même. Les premières formes de vie végétale qui avaient été implantées là-bas sur une vaste échelle étaient des variétés d’algues propres à la neige et à la glace. On les avait améliorées au niveau phréatophytique[34] car la glace, même pure, très vite, se couvrait d’une croûte de sel apporté par le sable pulvérulent des tempêtes. Les algues génétiquement adaptées au sel s’étaient bien comportées et s’étaient propagées dans les creux des glaciers, parfois même en surface. Et, parce qu’elles étaient plus sombres que le sol, roses, rouges, vertes ou noires, la glace avait eu tendance à fondre sous les algues, surtout durant l’été, quand les températures s’élevaient au-dessus de zéro. De petits torrents avaient donc fait leur apparition au flanc des glaciers et sur leurs berges. Ces régions humides de moraines ressemblaient aux environnements polaires terrestres et à ceux des glaciers de haute montagne. Des années auparavant, les équipes de Biotique avaient ensemencé des régions avec des bactéries et des plantes génétiquement modifiées pour survivre à la salinité ambiante. Pour la plupart, elles prospéraient aussi bien que les algues.
Les équipes de design essayaient actuellement de bâtir à partir de ces premiers succès afin d’introduire dans ce milieu une gamme de plantes plus large, ainsi que des insectes élevés pour tolérer le taux important de gaz carbonique de l’atmosphère. Biotique disposait d’un vaste choix de plantes gabarits pour ses prélèvements de séquences chromosomiques, et elle avait plusieurs années martiennes d’expérience sur le terrain. Sax avait pas mal de temps à rattraper. Durant ses premières semaines de labo, et dans l’arboretum de la société, sur le plateau de Hunt, il se concentra exclusivement sur les nouvelles variétés de plantes, se contentant de progresser vers le schéma plus vaste qu’il aborderait en temps voulu.
Quand il n’était pas plongé dans ses lectures, ses éprouvettes, ou rivé à l’oculaire d’un microscope, ou bien encore dans l’arboretum, il s’entraînait à être Stephen Lindholm. Dans le labo, il ne se différenciait guère de Sax Russell. Mais, au terme de chaque journée, il devait faire un effort réel pour rejoindre les autres dans les divers cafés du plateau de la mesa, boire quelques verres en leur compagnie, bavarder à propos du travail de la journée et de bien d’autres choses.
Même alors, il se surprenait lui-même à « être » Lindholm qui, il le découvrit, posait sans arrêt des questions et riait fréquemment. En fait, la bouche de Lindholm semblait rendre le rire plus facile. Les questions des autres – Claire, en général, une immigrante anglaise appelée Jessica et un Kenyan, Berkina – n’effleuraient que rarement le passé terrien de Lindholm. Quand il en était question, Sax trouvait facilement une réponse minimaliste – Desmond avait donné à Lindholm un passé dans la propre ville natale de Sax, Boulder, Colorado – ce qui lui permettait de retourner les questions à son interlocuteur, une technique qu’il avait fréquemment observée chez Michel. Les gens adoraient parler. Et Sax, contrairement à Simon, n’avait jamais été un taciturne. Ces contacts avec les autres aidaient à la solitude. Et ses nouveaux collègues parlaient souvent boutique d’une manière intéressante. Il leur racontait ses promenades dans Burroughs, posait des questions à propos de tel ou tel détail qu’il avait noté, les interrogeait sur leur passé, sur Biotique, la situation sur Mars, etc. Ce qui était aussi logique pour Lindholm que pour Sax, se disait-il.
Ses collègues – plus particulièrement Claire et Berkina – lui confirmèrent ce qui lui était apparu comme évident dès ses premières sorties : Burroughs était en train de devenir de facto la capitale de Mars, du fait même que les états-majors des plus grandes transnationales y étaient installés. Trois de ces géants, Armscor, Subarashii et Consolidated, étaient devenus les pivots du gouvernement de la planète. Elles étaient les transnationales les plus soudées au Groupe des Onze et aux nations industrielles de la Terre. Elles leur avaient permis de survivre à la guerre de 2061, et s’étaient désormais plus ou moins fondues en une structure unique de pouvoir. Désormais, nul n’était certain de savoir qui tirait les ficelles, sur Terre : les nations ou les grands cartels. Mais sur Mars, c’était évident. L’AMONU avait été détruite comme n’importe quelle cité sous dôme en 2061, et l’agence qui lui avait succédé, l’Autorité transitoire des Nations unies, était une administration à la tête de laquelle on avait placé de nombreux cadres des transnats, dirigée par les forces de sécurité des transnats.
— L’ONU n’a rien à voir là-dedans, dit Berkina. Elle est aussi éteinte sur Terre que l’AMONU l’est ici. Le nom ne sert que de couverture.
— Tout le monde l’appelle d’ailleurs l’Autorité transitoire, ajouta Claire.
— On sait qui est qui, dit Berkina.
Il était vrai que la police de sécurité des transnats était visible un peu partout dans Burroughs. Ils étaient tous en combinaison de maçon couleur rouille, avec des bandeaux de différentes couleurs. Rien de menaçant, mais ils étaient quand même omniprésents.
— Pourquoi ? demanda Sax. De quoi ont-ils peur ?
— Ils craignent les Bogdanovistes qui pourraient descendre des collines, répondit Claire. (Elle éclata de rire.) C’est ridicule.
Sax haussa les sourcils et laissa glisser le sujet. Il était intrigué, mais c’était là un terrain dangereux. Mieux valait écouter quand la conversation dérivait naturellement sur le sujet. Plus tard, en déambulant dans les rues de Burroughs, il regarda la population d’un œil nouveau et remarqua effectivement un nombre élevé d’agents de la sécurité avec leur bandeau d’identification. Consolidated, Amexx, Subarashii… Curieux qu’elles n’aient pas formé une seule et unique force. Il était possible que les transnationales soient en même temps rivales et partenaires, et si les nations terriennes se défendaient encore pour maintenir leur pouvoir, il était normal qu’il en résulte des dispositifs de sécurité. Ce qui expliquait peut-être aussi la prolifération des systèmes d’identification, les failles et les confusions dont Desmond avait profité pour introduire la persona de Sax dans un des systèmes. Il était clair que la Suisse était décidée à couvrir ceux qui venaient d’ailleurs. L’expérience de Sax en était une preuve. Mais d’autres pays et d’autres transnats faisaient sans doute le même genre de chose.
Dans la situation politique actuelle, la technologie d’information créait non pas la totalisation mais la balkanisation. Arkady avait prédit ce type de développement, mais Sax l’avait considéré comme trop irrationnel pour être admis comme une probabilité. Il devait bien admettre maintenant qu’il avait eu tort. Les réseaux des ordinateurs ne parvenaient pas à suivre efficacement la trace des choses parce qu’ils étaient en compétition. De même que la police dans les rues de Burroughs, qui guettait les gens comme Sax.
Mais il était devenu Stephen Lindholm. Il habitait l’appartement de Lindholm dans Hunt Mesa, il occupait son emploi, il avait acquis ses habitudes et ses tics, il avait emprunté son passé. Son petit appartement était très éloigné des goûts de Sax : les vêtements étaient bien rangés dans la penderie, il n’y avait aucune expérience en cours dans le réfrigérateur ni même sur le lit, et les murs étaient décorés – avec des affiches d’Escher ou d’Hundertwasser, et quelques croquis non signés de Spencer, une imprudence que nul ne pouvait vraiment remarquer. Il était parfaitement en sécurité dans sa nouvelle identité. Et même s’il venait à être démasqué, il doutait que les conséquences puissent être vraiment traumatisantes. Il pourrait encore retrouver quelque chose qui ressemblerait à son ex-pouvoir. Il avait toujours été apolitique, il ne s’était passionné que pour le terraforming, et s’il avait disparu dans le chaos dément de 61, c’était uniquement parce qu’il avait estimé que ce serait une folie que de rester à découvert. Et plusieurs des principales transnats partageraient sans doute son point de vue et essaieraient de l’employer.
Mais tout ça relevait de l’hypothèse. En réalité, il pouvait s’installer dans la peau de Lindholm.
Il découvrit que son nouveau travail lui plaisait beaucoup. Autrefois, lorsqu’il était à la tête de tout le projet de terraforming, il lui avait été impossible de se soustraire aux tracasseries de l’administration, ni de se consacrer à l’ensemble des sujets pour essayer d’en apprendre le plus possible et de décider à partir d’un maximum d’informations. Et naturellement, tout cela avait abouti à un manque de profondeur dans chacune des disciplines et à une perte de compréhension à la base. Désormais, au contraire, il focalisait toute son attention sur la création de nouvelles plantes qui devaient venir s’ajouter à celles de l’écosystème simple qui se propageait dans les régions glaciaires. Pendant plusieurs semaines, il travailla sur un nouveau lichen, qui avait été conçu pour se développer à la lisière des nouvelles biorégions et dont le modèle était un chasmoendolithe des Wright Valleys de l’Antarctique. Ce lichen de base avait vécu dans les anfractuosités de la roche et Sax souhaitait qu’il fasse de même ici, sur Mars, mais il cherchait au préalable à remplacer la partie algue du lichen par une algue à propagation accélérée. Ainsi, le symbiote se développerait plus vite que l’organisme de référence, dont la croissance était notoirement lente. Dans le même temps, il essayait d’introduire dans le fungus du lichen des gènes phréatophytes issus de plantes qui toléraient le milieu salin, tels le tamarin ou la salicorne. Des plantes qui pouvaient pousser en milieu marin avec un taux de salinité trois fois supérieur à la moyenne des mers, et dont les mécanismes, en ce qui concernait la perméabilité des parois cellulaires, étaient transférables. S’il réussissait, le résultat serait un nouveau lichen halophyte et résistant à croissance rapide. Ce qui serait encourageant et permettrait de mesurer les progrès accomplis depuis leurs premières tentatives d’implanter des organismes résistants, du temps d’Underhill. Bien sûr, les conditions de surface étaient plus difficiles en ce temps-là. Mais leurs connaissances en génétique et leurs méthodes avaient également progressé.
Cependant, le problème auquel ils étaient inexorablement confrontés était celui de la rareté de l’azote dans l’atmosphère de Mars. Les concentrations importantes de nitrates étaient exploitées et dégagées au fur et à mesure sous forme d’azote dans l’atmosphère. Sax avait déclenché ce processus dès 2040 avec l’approbation de tous. Mais le sol avait tout autant besoin d’azote et la vie végétale se développait avec peine. Aucune plante sur Terre n’avait souffert du manque d’azote à ce point, et, par conséquent, ils ne disposaient pas de particularismes d’adaptation susceptibles d’être clippés dans les gènes de l’aréoflore.
Ce problème du manque d’azote revenait fréquemment dans leurs conversations, quand ils se retrouvaient au Lowen Café, sur le plateau de la mesa.
— L’azote est tellement précieux, dit une fois Berkina à Sax, qu’il constitue une des valeurs d’échange de l’underground.
Il savait que c’était totalement faux et acquiesça, mal à l’aise.
Leur petit groupe avait sa façon personnelle de rendre hommage à l’importance de l’azote en inhalant des capsules de protoxyde qui circulaient autour des tables[35]. Ils prétendaient tous que cela les mettait en forme et que ça ne pouvait qu’améliorer le terraforming. Quand Sax eut la capsule en main pour la première fois, il la regarda avec méfiance. Il avait déjà remarqué qu’on pouvait en acheter dans toutes les salles de détente – la pharmacopée s’était développée et les armoires étaient bourrées de protoxyde, d’omegendorphe, de pandorphe et autres gaz semi-toxiques. Apparemment, la mode était revenue à l’inhalation. Ça ne le tentait pas vraiment, mais il accepta cependant la capsule que lui tendait Jessica, penchée sur son épaule. Dans ce domaine, vraisemblablement, Stephen et Sax divergeaient. Il inspira doucement avant de mettre le petit masque sur sa bouche et son nez. Les traits du visage de Stephen lui parurent encore plus minces sous le plastique.
Il prit une bouffée froide, la retint une seconde, exhala et sentit tout le poids de son corps le quitter – une impression purement subjective. C’était vraiment drôle de constater à quel point son moral réagissait à la manipulation chimique, malgré ce que cela impliquait sur l’équilibre précaire et la sérénité des émotions. Si l’on considérait froidement l’idée, ça n’était pas très plaisant. Mais, dans l’instant, ça ne posait aucun problème. En fait, il se surprit à sourire. Il détourna le regard vers la balustrade et contempla les toits de Burroughs. Pour la toute première fois, il s’aperçut que les nouveaux quartiers, à l’ouest et au nord, s’étaient garnis de tuiles bleues et de murs blancs, ce qui leur conférait une tonalité grecque, alors que la ville ancienne était plus espagnole. Jessica s’efforçait visiblement de garder leurs bras noués. Mais il était possible que son équilibre fut altéré par la gaieté artificielle de l’azote.
— Mais quand même, il faudrait aller plus loin que la région alpine ! proféra Claire. J’en ai marre des lichens, des mousses, des herbes. Nos champs, à l’équateur, sont devenus des prairies, on a même des krummholz. Ils reçoivent le soleil toute l’année et la pression atmosphérique, au pied de l’escarpement, est aussi élevée que dans l’Himalaya.
— Qu’au sommet de l’Himalaya, rectifia Sax avant de se réprimander : ça, c’était du Sax, il en était certain. (Et le Lindholm qu’il habitait ajouta, pour rectifier :) Mais il existe des forêts himalayennes à des altitudes élevées.
— Exactement. Stephen, tu as fait des merveilles sur ce lichen depuis ton arrivée… pourquoi tu ne travaillerais pas avec Berkina, CJ et Jessica sur les plantes subalpines ? Rien que pour voir si on peut faire de petites forêts ?…
Ils arrosèrent cette idée de quelques nouvelles bouffées de protoxyde. L’idée des lisières saumâtres des aquifères éclatés changées en prairies et forêts leur semblait tout soudain extrêmement amusante.
— On va avoir besoin de taupes, déclara Sax en essayant de ne plus rire. Les taupes et les campagnols sont des éléments déterminants pour transformer les champs de glissement en prairies. Et je me demande si on ne pourrait pas créer des taupes arctiques qui tiendraient sous le CO2.
Ce qui déchaîna les rires de ses collègues mais, perdu soudain dans le cours de ses pensées, il ne remarqua rien.
— Écoute, Claire : est-ce que tu crois que nous pourrions aller jeter un coup d’œil sur ces glaciers ? Travailler un peu sur le terrain ?…
Claire cessa instantanément de rire et acquiesça.
— Bien entendu. En fait, je me souviens : nous avons une station expérimentale permanente sur le glacier d’Arena, et le labo est très performant. Nous avons été contactés par un groupe de biotech d’Armscor, l’un de ceux qui sont complètement couverts par l’Autorité transitoire. Ils veulent visiter la station et jeter un coup d’œil sur la glace. Je suppose qu’ils veulent construire le même type de station dans Marineris. On pourrait les accompagner, leur faire visiter le secteur, et faire d’une pierre deux coups, non ?
Les plans de cette expédition furent dressés dans le labo de Lowen avant d’être transmis au bureau principal. L’approbation leur revint très vite, ce qui était l’usage chez Biotique. Et Sax se mit durement à la tâche pendant deux semaines : il préparait le travail sur le terrain. Finalement, il fit ses bagages et, un beau matin, prit le métro jusqu’à la porte ouest. Et dans le garage suisse, il repéra très vite certains de ses collègues en compagnie de plusieurs étrangers. Les présentations avaient déjà été faites. Quand il s’approcha, Claire le remarqua et le poussa vers les autres, l’air tout excitée.
— Stephen, je voudrais te présenter ceux qui vont nous accompagner.
Une femme en combinaison brillante se retourna à cette seconde et Claire enchaîna :
— Stephen, voici Phyllis Boyle. Phyllis, je te présente Stephen Lindholm.
— Enchantée, dit Phyllis en lui tendant la main. Comment ça va ?…
Sax lui serra la main et dit :
— Ça va, merci.
Vlad lui avait trafiqué les cordes vocales pour changer son empreinte vocale en cas d’examen, mais tous ceux de Gamète lui avaient dit que son timbre n’avait absolument pas varié. Et Phyllis inclina la tête d’un air intrigué.
— J’attends beaucoup de ce voyage, dit-il en jetant un regard à Claire. J’espère que je ne vous ai pas retardés, non ?…
— Non, non. On attendait les pilotes.
— Ah… (Sax fit un pas en arrière et ajouta poliment :) Heureux de vous connaître.
Elle inclina la tête et, sur un dernier regard de curiosité, revint aux gens avec qui elle bavardait. Sax essaya de se concentrer sur ce que Claire lui disait au sujet des pilotes. Apparemment, la conduite des patrouilleurs en terrain découvert était devenue un emploi spécialisé.
Tout se passait calmement, se dit-il. Le calme était un de ses traits de caractère. Il aurait dû probablement se lancer dans un discours enflammé, dire à Phyllis qu’il l’avait vue dans les anciennes infos, qu’il l’admirait depuis des années… ce genre de chose, quoi. Malgré tout, la question se posait de savoir qui pouvait avoir de l’admiration pour Phyllis. Il était certain qu’elle avait été salement compromise à l’issue de la guerre. Bien sûr, elle était dans le camp des vainqueurs, mais seule parmi les Cent Premiers à l’avoir choisi. Comment l’appelait-on ? Quisling[36] ?… Oui, sans doute. En tout cas, elle n’avait pas été la seule parmi les Cent Premiers à se trouver sur place quand le câble de l’ascenseur s’était détaché et avait été catapulté hors du plan de l’écliptique : Vasili était demeuré en permanence à Burroughs, et George et Edvard étaient en compagnie de Phyllis à Clarke. Survivre à ça, c’était une performance, il devait l’admettre. Il ne l’aurait pas cru possible. Mais c’était bien Phyllis qui était là, bavardant avec son groupe d’admirateurs. Heureusement qu’il avait appris qu’elle avait survécu des années auparavant, sinon il aurait pu accuser le coup.
Elle paraissait avoir toujours soixante ans, alors qu’elle était de la même année que Sax, ce qui devait lui faire exactement cent quinze ans. Elle avait les cheveux argentés, les mêmes yeux bleus. Elle portait un chemisier qui semblait passer par toutes les couleurs du spectre et des bijoux d’or et de jaspe sanguin. Pour l’instant, son dos était d’un bleu miroitant mais, à la seconde où elle se retourna pour lui lancer un bref regard, il devint vert émeraude. Il feignit de ne pas avoir remarqué son mouvement.
Puis les pilotes arrivèrent, ils grimpèrent très vite dans les patrouilleurs et démarrèrent. Heureusement pour Sax, Phyllis était dans un autre véhicule. Les patrouilleurs géants roulaient à l’hydrazine. Ils enfilèrent une route asphaltée qui allait vers le nord, et Sax se demanda à quel point cela justifiait des pilotes spécialisés, à moins qu’il ne s’agît de contrôler la vitesse des engins. Ils allaient à cent soixante, et pour Sax, qui avait l’habitude de conduire à un quarante à l’heure raisonnable, c’était à la fois rapide et rassurant. Mais les autres se plaignaient des secousses et de la lenteur – sans doute parce qu’ils étaient habitués à ces trains express qui flottaient au-dessus des pistes à plus de cinq cents à l’heure.
Le glacier d’Arena était à quelque huit cents kilomètres au nord-ouest de Burroughs. Il s’écoulait des highlands de Syrtis Major vers Utopia Planitia. Il suivait l’une des Arena Fossae sur trois cent cinquante kilomètres. Claire, Berkina et leurs collègues racontèrent l’histoire du glacier à Sax, et il fit de son mieux pour les écouter avec intérêt. Mais à vrai dire, c’était passionnant car ils savaient que Nadia avait dévié le cours du débordement de l’aquifère d’Arena. Certains de ceux qui étaient à ses côtés s’étaient retrouvés dans Fossa Sud après la guerre et avaient répandu l’histoire.
En fait, ils semblaient convaincus de savoir toutes sortes de choses à propos de Nadia.
— Elle était contre la guerre, confia Claire à Sax sur un ton confidentiel. Elle a fait tout son possible pour l’empêcher et pour réparer les dégâts, même pendant le conflit. Ceux qui l’ont connue à Elysium disent qu’elle ne dormait quasiment jamais, qu’elle prenait des stimulants pour tenir. Ils disent qu’elle a bien dû sauver dix mille personnes dans Fossa Sud.
— Et qu’est-elle devenue ?
— Personne ne le sait. Elle a disparu.
— Elle s’est dirigée vers Low Point, intervint Berkina. Si elle s’y trouvait au moment de l’inondation, elle a dû mourir.
— Ah ! fit Sax d’un ton solennel. C’était une époque pénible.
— Très pénible, insista Claire avec véhémence. Destructrice. Le terraforming en a été retardé de plusieurs décennies, j’en suis certaine.
— Mais l’éclatement des aquifères doit avoir été utile, murmura Sax.
— Oui, mais on aurait pu s’y prendre autrement. En contrôlant l’opération.
— C’est vrai.
Il haussa les épaules et abandonna la discussion. Depuis qu’il avait retrouvé Phyllis, il avait du mal à parler de 61.
Il n’arrivait toujours pas à croire qu’elle ne l’avait pas reconnu. Il se pencha vers la baie de magnésium et y vit, au milieu des visages de ses nouveaux collègues, celui de Stephen Lindholm. Un vieil homme chauve au nez légèrement busqué, ce qui lui conférait l’allure d’un faucon. Des lèvres marquées, une mâchoire volontaire, un menton… Non, ça n’était vraiment pas lui. Et Phyllis n’avait aucune raison particulière de le reconnaître.
Mais l’apparence n’était pas tout.
Il essaya de ne plus y penser tandis qu’ils poursuivaient leur route vers le nord. Il s’absorba dans la contemplation du paysage. Le compartiment passager avait un dôme transparent, des baies sur les quatre côtés, et le panorama était totalement ouvert. Ils montaient la pente ouest d’Isidis, une région du Grand Escarpement qui évoquait une grande banquette d’érosion. Les collines sombres et déchiquetées de Syrtis Major se dressaient à l’horizon nord-ouest. L’air était plus clair qu’autrefois, même s’il était quinze fois plus dense. Mais il y avait moins de poussière en suspension, à cause des tempêtes de neige qui la fixaient en surface pour former une sorte de revêtement sur le désert. Bien sûr, cette croûte était souvent cassée par les vents violents, et le gravier et la poussière se retrouvaient libérés. Mais ces dégagements étaient limités et, peu à peu, lentement, les tempêtes avaient la maîtrise de la surface.
Et le ciel lui aussi changeait de couleur. À la verticale, il était d’un violet intense, plus pâle au-dessus des collines pour se fondre en un lavande pâle, puis en une teinte entre le lavande et le mauve pour laquelle Sax ne trouvait pas de nom. Mais ces nouvelles couleurs du ciel ne ressemblaient plus aux roses et aux tonalités fauves des premières années. Certes, il suffisait d’une tempête de poussière pour que les ocres remontent du sol mais, par temps calme, la couleur du ciel n’était plus fonction que de sa densité et de sa composition chimique. Curieux, soudain, de savoir à quoi il pourrait ressembler dans l’avenir, Sax sortit son lutrin et effectua quelques calculs rapides.
Il fixa soudain la petite boîte en prenant conscience que c’était le lutrin de Sax Russell – et qu’un contrôle poussé permettrait de le démasquer. C’était comme s’il avait sur lui son vrai passeport d’origine.
Il rejeta cette pensée : il ne pouvait plus rien faire à cela. Il se concentra sur la couleur du ciel. Dans un air limpide, la couleur était celle de la lumière préférentielle dispersée entre les molécules d’air elles-mêmes. La densité de l’atmosphère était donc un élément critique. La pression, quand ils avaient débarqué, était d’environ 10 millibars, alors qu’elle était à présent de 160 en moyenne. Mais puisque la pression résultait du poids de l’air, pour obtenir 160 millibars sur Mars, il avait fallu trois fois plus d’air sur n’importe quel point de sa surface qu’il en aurait fallu sur Terre. Donc, les 160 millibars devaient disperser la lumière solaire comme l’auraient fait 480 millibars sur Terre, ce qui impliquait que le ciel aurait dû être de ce bleu profond que l’on voyait sur les photos prises depuis les sommets de quatre mille mètres d’altitude.
Mais la couleur que Sax découvrait par les baies était plus rouge, et même après les plus violentes tempêtes, quand se levait un matin cristallin, jamais il n’avait observé un ciel semblable à celui de la Terre. Il réfléchit intensément. C’était un autre effet de la gravité légère de Mars : la colonne d’air culminait à une altitude supérieure à celle de la Terre. Il était possible que les particules les plus petites soient effectivement en suspension et qu’elles dominent les nuages, ce qui les mettait à l’abri des tempêtes. Il se souvenait de couches de brume qui avaient été photographiées à cinquante kilomètres au-dessus des nuages. Autre facteur possible : la composition de l’atmosphère. Les molécules de gaz carbonique étaient plus efficaces en tant qu’agent de diffraction que l’oxygène et l’azote, et Mars, malgré tous les efforts de Sax, contenait toujours plus de CO2 que la Terre. Les effets de cette différence devaient être calculables. Il tapa l’équation de la loi de dispersion de Rayleigh, selon laquelle l’énergie lumineuse dispersée dans une unité de volume d’air contenant des particules de taille inférieure à 0,1 micron est inversement proportionnelle au quart de la puissance de la longueur d’onde de la radiation de luminance. Puis il se mit à griffonner sur son écran, altérant les variables, vérifiant les données, rajoutant tel ou tel taux de mémoire ou d’instinct.
Il aboutit à une conclusion : si l’atmosphère acquérait un bar de plus de densité, le ciel deviendrait alors d’un blanc laiteux. Ce qui confirmait aussi la théorie selon laquelle l’actuel ciel de Mars aurait dû être bien plus bleu qu’il ne l’était, avec une lumière bleue dispersée à seize fois l’intensité du rouge. Ce qui suggérait que la présence de particules dans la haute atmosphère avait tendance à renforcer le rougeoiement du ciel. Si telle était l’explication, on pouvait en déduire que la couleur et l’opacité du ciel martien seraient soumises à des variations marquées pendant encore de nombreuses années, sous l’influence du temps et de la propreté de l’air…
Et Sax poursuivit ses calculs sur l’intensité de radiance du ciel, y intégrant des échelles de chromaticité variées, l’équation de transfert radiatif de Chandrasekhar… tandis qu’ils poursuivaient leur route vers le glacier d’Arena. Il oubliait le monde dans lequel il était, et la situation dans laquelle il se retrouvait.
Au début de l’après-midi, ils atteignirent la petite ville de Bradbury qui, sous sa tente de type Nicosia, évoquait un petit bourg de l’Illinois avec ses rues bordées d’arbres bien taillés, ses porches avec leurs contre-portes, ses maisonnettes de brique à deux étages aux toits de bardeaux, sa rue principale avec ses boutiques et ses parcmètres. Y compris un square central avec une rotonde blanche cernée d’érables géants…
Ils s’orientèrent vers l’ouest, sur une route plus étroite qui suivait les hauteurs de Syrtis Major. Le revêtement était de sable noir fixé par un adhésif – un véritable asphalte du désert. Toute cette région était de rochers et de sable noirs – Syrtis Major avait été la première région distincte décelée par les télescopes de la Terre, précisément par Christian Huyghens, le 28 novembre 1659. C’était cette roche noire qui avait attiré son attention. Le sol lui-même était presque noir, passant parfois par toute une gamme de tonalités aubergine. Mais les collines, les escarpements et les grabens entre lesquels la route sinuait étaient d’un noir absolu, de même que les mesas ravinées, les arêtes, les thulleya : les chaînes se succédaient, toutes aussi noires, interrompues parfois par de grandes déjections erratiques qui avaient cette couleur rouille qui leur était si familière.
Puis, au détour d’une arête, ils découvrirent le glacier. Il traversait le monde de gauche à droite, semblable à un éclair blanc, figé et incrusté dans le paysage. Sur l’autre berge, une arête suivait le glacier en parallèle, comme celle sur laquelle ils se trouvaient. À première vue, on aurait pu croire à deux moraines latérales, mais les deux éminences rocheuses n’avaient servi qu’à canaliser le flot lors de l’éclatement de l’aquifère.
Le glacier devait être large de deux kilomètres à cet endroit. Sa profondeur ne devait pas excéder cinq ou six mètres mais, apparemment, il avait creusé un canyon profond. À ce point, ils étaient à cent soixante-quinze kilomètres au nord de l’aquifère d’Arena, tout près de l’ultime avancée du glacier.
À la surface, ils observaient du régolite ordinaire, rocailleux, poussiéreux, et une couche de gravier qui cachait la glace sous-jacente. Certaines zones chaotiques étaient clairement composées de glace, avec des séracs dressés entre ce qui semblait être des blocs de rocher. Certains des séracs étaient des plaques brisées, courbées comme les écailles d’un stégosaure. Dans le soleil déclinant, ils apparaissaient d’un jaune translucide.
D’un horizon à l’autre, tout était immobile. Mais le glacier d’Arena n’existait que depuis quarante années et il bougeait. Sax, pourtant, ne se souvenait pas d’avoir observé un tel spectacle, et involontairement il porta son regard vers le sud, comme si un nouveau torrent pouvait en jaillir à tout instant.
La station de Biotique était située à quelques kilomètres en amont, sur la bordure et le tablier d’un petit cratère. On y avait donc une vue excellente sur le glacier. Dans les dernières minutes du crépuscule, alors que les résidents de la station la réactivaient, Sax accompagna Claire et les visiteurs d’Armscor, y compris Phyllis, jusqu’au dernier étage, dans la grande salle d’observation, pour contempler la gigantesque masse de glace brisée dans les ultimes lueurs du soir.
La journée avait été limpide mais les rayons horizontaux du soleil imprégnaient encore le ciel d’une coloration rouge sombre, et la surface du glacier reflétait des milliers de gerbes d’étincelles sous l’effet de miroir des plaques nouvelles. Dans leur majorité, ces rayons écarlates formaient une ligne plus ou moins régulière entre eux et le soleil mais, par endroits, les reflets avaient des angles bizarres. Phyllis fit remarquer que le soleil paraissait maintenant plus grand, depuis que la soletta avait été placée sur orbite.
— Est-ce que ça n’est pas merveilleux ? On pourrait presque apercevoir les miroirs, non ?
— On dirait du sang.
— Un ciel jurassique.
Aux yeux de Sax, c’était comme s’il observait une étoile de type G à une unité astronomique de distance. Ce qui était logique, puisqu’ils étaient à 1,5 du soleil. Quant à parler de rubis, d’yeux de dinosaures…
Le soleil glissa sous l’horizon et tous les points de lumière rouge disparurent dans la même fraction de seconde. Un grand éventail de rayons crépusculaires se déplia dans le ciel qui devint d’un mauve profond sous l’afflux de traits rosâtres. Phyllis s’extasia à grands cris devant toutes ces couleurs, qui étaient certes pures et claires, mais moins intenses que dans la journée.
Elle dit :
— Je me demande ce qui est à l’origine de ces superbes rayonnements.
Automatiquement, Sax ouvrit la bouche, prêt à se lancer dans une explication sur les ombres des collines et des nuages par-delà l’horizon, quand il lui vint à l’esprit que a, ce serait répondre à une question peut-être de pure forme, et que b, ce serait délivrer un petit cours technique typique d’un Sax Russell. Par conséquent, il se tut avant d’émettre un son en se demandant ce que Stephen Lindholm aurait dû dire dans une pareille situation. Cette prise de conscience était pour lui une chose toute nouvelle et tout à fait pénible, mais il fallait bien qu’il dise quelque chose, de temps en temps tout au moins, parce que les silences prolongés étaient aussi très Sax Russelliens. Il décida de faire de son mieux.
— Pensez à tous ces photons qui ont manqué Mars de si près, et voilà maintenant qu’ils vont continuer leur traversée de l’univers.
Les autres échangèrent des regards en entendant cette étrange observation. Mais cela ne l’en rapprocha pas moins du groupe, ce qui était bien son intention.
Ils regagnèrent la salle à manger pour se régaler de pâtes à la sauce tomate avec des pains tout juste sortis du four. Sax s’était installé à la grande table. Il mangea et parla sur le même rythme que les autres, essayant de fusionner avec eux, de participer aux bavardages et de suivre les règles sociales. Il n’avait jamais vraiment compris tout ça, et encore moins en y réfléchissant. Il savait qu’il avait toujours été considéré comme un excentrique et il avait surpris cette histoire à propos d’une centaine de rats transgéniques de labo qui se seraient emparés de son cerveau.
Mais Lindholm était un animal social, le collègue par excellence. Il savait comment évoluer dans l’existence. Il était capable de partager avec n’importe qui une bouteille de zinfandel d’Utopia[37] de jouer son rôle dans un banquet, de déchiffrer instinctivement les algorithmes secrets de la camaraderie afin de contrôler le système humain sans même y penser.
Par conséquent, Sax se frotta l’arête du nez, but le vin qui était censé bloquer son système parasympathique au point de diminuer ses inhibitions et de le rendre plus volubile. Il se mit donc à discuter un peu avec tout le monde, et avec un certain succès, se dit-il, même si à plusieurs reprises il fut obligé de bavarder avec Phyllis qu’il avait en vis-à-vis. Elle avait une façon de l’observer… et lui de lui rendre ses regards ! Il savait qu’il existait également des protocoles pour ce genre de chose, mais il n’y avait jamais rien compris. À présent, il se rappelait la façon dont Jessica s’était appuyée sur lui. Il but la moitié de son verre, sourit et hocha la tête, songeant avec un certain malaise à l’attrait sexuel et à ses causes.
Quelqu’un posa à Phyllis la question inévitable sur la façon dont elle avait réchappé du désastre de Clarke. En se lançant dans son récit, elle jeta plusieurs coups d’œil à Sax, comme si elle voulait qu’il comprenne qu’elle parlait avant tout pour lui. Il l’écouta poliment, en s’efforçant toutefois de ne pas loucher, ce qui pourrait révéler aux autres son désarroi dans cette situation.
— Nous avons été pris totalement au dépourvu, répondait Phyllis. Nous étions en orbite au sommet de l’ascenseur, complètement bouleversés par ce qui se passait en surface. On faisait tout notre possible pour calmer les choses, et la minute d’après ce fut comme un tremblement de terre, et on s’est retrouvés éjectés du système solaire.
Elle ménagea une pause en souriant et les rires suivirent, inévitablement. Sax devinait sans peine qu’elle avait répété ce récit bien des fois. Exactement dans les mêmes termes.
— Mais vous avez dû être terrifiés ! lança quelqu’un.
— Eh bien, c’est curieux, mais dans ce genre de situation urgente, on n’a pas vraiment le temps pour ça. Dès qu’on a compris ce qui se passait, on a su que chaque seconde représentait des centaines de kilomètres et réduisait d’autant nos chances de survivre sur Clarke. On s’est tous regroupés dans le centre de commande, on s’est comptés, on a très vite discuté et fait le point de ce qui nous restait. Tout ça dans la fièvre mais sans que personne ne panique, si vous voyez ce que je veux dire. Quoi qu’il en soit, il y avait dans les hangars le nombre habituel de navettes de transport Terre-Mars. Les données des IA nous ont indiqué qu’on aurait besoin de la poussée de l’ensemble ou presque si on voulait rester dans le plan de l’écliptique pour recouper le système jovien. Nous étions en train de dériver vers Jupiter, plus ou moins, ce qui jouait à notre avantage. Mais c’est là que c’est devenu dingue. Il a fallu sortir tous les transports des hangars, les mettre en place autour de Clarke et les relier avant de les charger. Avec de l’air, du carburant, tout… Trente heures plus tard, nous étions tirés d’affaire dans cette espèce d’archipel de sauvetage. Quand j’y repense, ça me paraît incroyable. Pendant ces trente heures…
Elle se tut en secouant la tête, et Sax devina que les vrais souvenirs affluaient en elle, soudain, perturbant son récit appris par cœur. Trente heures, c’était un délai remarquablement court pour une évacuation à cette échelle. Mais le temps avait dû passer en un éclair dans le feu de l’action. Dans une pareille situation, l’esprit réagissait différemment et le temps normal était transcendé.
— Ensuite, il a fallu nous entasser dans deux quartiers d’équipage – nous étions deux cent quatre-vingt-six exactement – et effectuer plusieurs sorties pour supprimer toutes les parties non essentielles. Avec l’espoir que nous aurions assez de carburant pour nous emmener vers Jupiter. Nous avons eu deux mois à attendre pour savoir si nous pouvions intercepter le système jovien, plus dix semaines pour les manœuvres. Nous avons utilisé la gravité de Jupiter pour rebondir en direction de la Terre qui, à cette période, se trouvait plus proche que Mars. Ça nous a donné une telle accélération que nous avons eu besoin de l’atmosphère de la Terre et du champ gravifique de la Lune pour nous ralentir. Nous avions presque doublé le seuil historique de vitesse jamais atteint dans l’histoire humaine mais nous étions en même temps presque à court de carburant. Nous devions être à quatre-vingt mille kilomètres par heure quand nous avons touché la stratosphère, la première fois. Ce qui nous a sauvés, il faut le dire, parce que nous commencions à manquer d’air et de provisions. Mais nous avons réussi. Et puis, on a vu Jupiter de tout près.
Elle écarta le pouce et l’index de deux centimètres.
Les autres rirent, mais l’éclat de triomphe dans les yeux de Phyllis était sans rapport avec Jupiter. Un pli marquait ses lèvres : au terme de son récit, quelque chose lui était revenu. Qui assombrissait son sentiment de triomphe.
— Et c’était vous le leader, n’est-ce pas ? demanda quelqu’un.
Phyllis leva la main, comme pour signifier qu’elle ne pouvait le nier, même si elle l’avait voulu.
— C’était une entreprise commune, dit-elle. Mais parfois, devant une impasse, il faut quelqu’un pour prendre une décision, ou accélérer les choses. Et je dirigeais Clarke avant la catastrophe.
Elle leur fit à tous un grand sourire, persuadée qu’ils avaient savouré son récit. Sax sourit en réponse, comme ses voisins, et hocha la tête quand elle regarda dans sa direction. C’était une femme attirante, certes, mais pas si brillante que ça. Ou alors, était-ce dû simplement au fait qu’il ne l’aimait pas beaucoup ?… Car elle avait prouvé son intelligence dans bien des domaines, en biologie tout particulièrement. Et elle était dotée d’un QI supérieur. Mais Sax se disait qu’il existait bien des types d’intelligence et que tous n’étaient pas quantifiables par test analytique. Il avait acquis cette notion durant ses années d’études : il existait des gens qui se situaient très haut dans l’échelle des tests d’intelligence, qui excellaient dans leur travail mais qui, lorsqu’ils se trouvaient en société, suscitaient les moqueries, voire le mépris. Ce qui n’était pas une preuve d’intelligence. Il s’était dit alors que n’importe laquelle des pom-pom girls de son collège, toujours séduisante et gentille avec tout le monde, universellement sympathique, lui semblait douée d’une intelligence au moins égale à celle de tel ou tel matheux brillant et maladroit. Il existait donc au moins deux types d’intelligence et sans doute plus : l’intelligence spatiale, esthétique, morale, éthique, interactive, analytique, synthétique, etc. Et c’était ceux qui étaient intelligents dans différents domaines qui étaient vraiment exceptionnels.
Mais Phyllis, qui se délectait de l’intérêt de son auditoire – la plupart de ceux qui l’entouraient étaient plus jeunes qu’elle, du moins en apparence –, Phyllis, elle, ne faisait pas partie de ces polymatheux de l’intelligence. Au contraire : elle paraissait stupide quand il s’agissait de voir ce que les autres pensaient d’elle. Sax, qui était conscient de partager cette faiblesse, l’observait avec un sourire super-Lindholm. Elle se montrait dans le même instant vaniteuse et arrogante. Et l’arrogance était toujours stupide. Ou bien alors elle cachait une insécurité. Difficile de le deviner, chez une personne aussi célèbre et attirante. Oui, indéniablement très attirante.
Après le souper, ils retournèrent dans la salle d’observation et écoutèrent de la musique sous les étoiles. De la nuevo calypso, très à la mode à Burroughs. Certains avaient apporté leurs instruments et formèrent un petit orchestre pour faire danser les autres. Le rythme était de cent battements à la minute, calcula Sax, un timing physiologiquement parfait pour la stimulation cardiaque. Et sans doute la clé du succès de toutes les formes de dance musics, se dit-il.
Il s’aperçut soudain que Phyllis était près de lui. Elle lui saisit la main et l’entraîna au milieu des danseurs. Il eut du mal à ne pas se dégager et il sentit que sa réaction ne marquait pas un plaisir évident. Il n’avait jamais dansé de sa vie, aussi loin qu’il se souvienne. Mais Stephen Lindholm, lui, avait dû normalement danser souvent. Et Sax fit son possible pour prendre le tempo en agitant les bras un peu n’importe comment, tout en s’efforçant de sourire à Phyllis avec une expression de plaisir douloureusement simulée.
Les plus jeunes continuèrent tard dans la soirée, et Sax emprunta l’ascenseur pour aller chercher quelques tubes de lait glacé aux cuisines. Quand il rentra dans la cabine, il tomba sur Phyllis qui remontait du niveau des dortoirs.
— Laissez-moi vous aider, dit-elle en lui prenant deux étuis de plastique.
Puis elle se pencha (elle mesurait quelques centimètres de plus que lui), elle l’embrassa sur la bouche. Il lui répondit, mais ce fut un tel choc qu’il n’en prit conscience que lorsqu’elle se détacha de lui. Et le souvenir de sa langue fut comme un autre baiser qui se prolongeait.
Il s’efforçait de ne pas paraître hébété mais, quand elle rit, il sut qu’il avait échoué.
— Je constate que vous n’êtes pas le tombeur que vous semblez être.
Vu la situation, il se sentit d’autant plus inquiet. À vrai dire, personne ne lui avait encore fait ce coup. Il essaya de se remettre, mais les portes de l’ascenseur s’ouvraient déjà en sifflant.
Pendant le dessert et tout le reste de la soirée, Phyllis ne tenta plus de l’approcher. Mais, au début du laps de temps martien, quand il gagna l’ascenseur pour retourner à sa chambre, elle se glissa derrière lui et, dès que la descente commença, elle l’embrassa une deuxième fois. Il l’étreignit et répondit à son baiser tout en se demandant ce que Lindholm devait faire dans une telle situation, et s’il avait ton moyen de s’en tirer sans dommage. Quand l’ascenseur ralentit, Phyllis recula avec un regard rêveur et lui dit :
— Accompagne-moi jusqu’à ma chambre.
Quelque peu étourdi, il lui tint le bras comme un fragile outil de labo, et elle l’entraîna vers sa chambre, une pièce aussi minuscule que toutes les autres. Ils s’embrassèrent une troisième fois sur le seuil, bien que Sax sût que c’était son ultime chance de s’enfuir, galamment ou non. Mais il se fit la réflexion qu’il l’embrassait plutôt avec passion et, quand elle lui murmura : « Tu ferais aussi bien d’entrer », il suivit sans protester.
Son pénis commençait déjà à se dresser vers les étoiles, tous ses chromosomes bourdonnaient à l’unisson devant cette chance d’accéder à l’immortalité. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas fait l’amour, si ce n’est avec Hiroko. C’était sans passion, simplement amical et plaisant, une sorte de suite logique à leur baignade. Mais Phyllis, tandis qu’ils s’embrassaient encore en basculant sur le lit et qu’elle tirait sur ses vêtements, Phyllis, elle, était clairement excitée. Et son excitation se transmettait instantanément à Sax en hyper-conductibilité. Phyllis le débarrassa de son pantalon, son sexe apparut en pleine érection, et il rit en tirant sur le long zip ventral de sa combinaison. Oui, Lindholm en état d’insouciance aurait réagi comme ça. Et puis, bien qu’il n’aime pas spécialement Phyllis, il la connaissait. Il y avait entre eux ce lien ancien des Cent Premiers, le souvenir de toutes les années passées à Underhill – l’idée de faire l’amour à une femme qu’il connaissait depuis si longtemps le stimulait. Et les Cent Premiers avaient tous été polygames, vraisemblablement, sauf Phyllis et lui. C’était le moment. Et elle était très séduisante. Et il la voulait vraiment.
Toutes ces rationalisations étaient bien faciles sur l’instant, mais elles disparurent complètement dès qu’ils furent lancés dans le flot sexuel. Cependant, quand ce fut fini, tout de suite après, Sax recommença à s’inquiéter. Est-ce qu’il devait rester ? Regagner sa chambre ? Phyllis s’était endormie, une main sur le flanc de Sax, comme si elle tenait à s’assurer qu’il n’allait pas partir. Elle ressemblait à une enfant, comme tous les êtres endormis. Il observa son corps longiligne, vaguement choqué par les traces de dimorphisme sexuel. Elle respirait si paisiblement. Ses doigts étaient encore crispés sur les côtes de Sax. Et il resta. Mais il ne dormit guère.
Sax se lança dans le travail sur le glacier et les secteurs alentour. Parfois, Phyllis faisait un tour sur le terrain, mais elle se montrait toujours discrète dans son comportement. Sax s’interrogeait : Claire (ou Jessica !) ou quiconque d’autre avait-il compris ce qui s’était passé – et continuait de se passer, tous les deux ou trois jours ? Nouvelle complication : comment Lindholm devait-il réagir devant cet apparent désir de secret de la part de Phyllis ? Mais ce n’était pas un réel problème : à terme, par esprit chevaleresque ou parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, Lindholm aurait agi comme Sax. Ils dissimulaient donc cette liaison, tout comme au temps d’Underhill, ou à bord de l’Arès, ou même encore dans l’Antarctique, à l’époque de leur sélection. Les vieilles habitudes ont la vie dure.
Et le travail sur le glacier était un excellent paravent pour leur liaison. La glace et les terres en lisière s’avéraient fascinantes : il y avait tant à apprendre ici.
La surface du glacier se révélait extrêmement fragmentée, ainsi que l’avaient suggéré les études – la glace s’était mélangée avec le régolite pendant l’épanchement et avait été saturée de bulles carboniques. Les cailloux et les blocs erratiques, pris sous la surface, avaient provoqué la fonte de la glace sous leur face inférieure avant qu’elle ne se reforme en un cycle quotidien qui avait laissé les deux tiers des rochers immergés. Les séracs, qui s’érigeaient comme autant de menhirs titanesques, se révélèrent profondément ancrés dans le glacier. La glace était cassante sous le froid extrême, mais fondait lentement dans la gravité réduite de Mars. Pourtant le glacier n’en coulait pas moins comme un fleuve épais et lourd, coupé de sa source. Il se répandrait à terme dans Vastitas Borealis. Ils découvraient chaque jour des signes de ce mouvement permanent : de nouvelles crevasses, des séracs effondrés, des bergs craquelés. Ces surfaces fraîches se couvraient rapidement de fleurs de glace dont la cristallisation était accélérée par le sel.
Hypnotisé par cet environnement, Sax, chaque jour, sortait à l’aube, suivant la piste de fanions plantés par les équipes de la station. Dans cette première heure du jour, un rose vibrant envahissait la glace, reflétant les teintes du ciel. Puis, quand la lumière touchait directement la surface dentelée, la vapeur montait des fissures et des craquelures, des mares de glace de la nuit, et les fleurs de gel se mettaient à scintiller comme des milliers de bijoux extravagants. Certains matins, quand le vent était au calme, une couche d’inversion gardait la brume prisonnière à vingt mètres de hauteur, et formait un nuage orange et ténu. Il était évident que l’eau du glacier se dispersait assez vite à la surface de la planète.
Au cours de ses promenades dans l’air froid du petit matin, il repérait régulièrement diverses espèces d’algues et de lichens des neiges. Les deux flancs du glacier proches des arêtes rocheuses étaient particulièrement bien peuplés, marqués de flaques vertes, dorées, olive, noires, rouille… Sax en avait dénombré près de quarante variétés. Il patrouillait dans ces pseudo-moraines avec prudence : toutes ces pousses étaient aussi précieuses que celles des labos. Mais, quand il se penchait un peu plus près, il constatait qu’il y avait une différence : ces lichens-là, sur le glacier, étaient particulièrement résistants. Ils n’avaient besoin que de la roche et de l’eau, plus la lumière – même si cela n’apparaissait pas nécessaire au premier regard – et se développaient sous la glace, dans la glace, et même à l’intérieur de fragments de roc poreux. Dès qu’ils trouvaient un lieu aussi hospitalier qu’une fissure, ils devenaient luxuriants. Chaque fois que Sax se penchait sur une crevasse dans une moraine, il trouvait des pousses denses de lichen d’Islande, jaune et bronze, qui, à travers la glace, révélaient leurs tiges minuscules et fourchues bardées d’épines. Sur les roches plates, il trouvait des lichens en croûte : des lichens boutons, des lichens boucliers, des lichens en chandelle, des lichens vert pomme en plaque, et même le lichen orangé qui était le signe d’une forte concentration de nitrate de sodium dans le régolite. Sous les fleurs de glace, des pousses denses de lichen pâle, gris-vert, se révélèrent proches du lichen islandais, avec leur structure de fine dentelle. Le lichen vermiculaire était gris et, sous le microscope, montrait des andouillers usés aux formes extrêmement délicates. S’ils venaient à se briser, les cellules d’algues enfermées dans leurs cils fongiques poursuivraient simplement leur croissance et développeraient d’autres lichens qui se fixeraient sur tout ce qu’ils pourraient trouver à leur portée. La reproduction par fragmentation : très utile dans un pareil milieu.
Ainsi, les lichens prospéraient, de même que les espèces que Sax parvenait à identifier à l’aide des photos qu’il appelait sur son minuscule écran de poignet. Encore qu’il y en eût beaucoup qui ne correspondaient à aucune liste référencée. Ce qui éveilla sa curiosité au point de cueillir quelques échantillons pour les montrer à Claire et Jessica.
Mais les lichens, ça n’était qu’un début. Sur Terre, les régions de roche fragmentée exposée par la glace fondue ou par la surrection de jeunes montagnes étaient appelées « talus », ou champs de cailloutis. Sur Mars, elles avaient un équivalent : le régolite. Qui représentait l’essentiel de la surface. Un monde-talus. Sur Terre, les régions de ce type étaient d’abord colonisées par les microbactéries et le lichen, qui, sous l’effet des éléments chimiques, commençaient à casser la roche et à la transformer en une fine couche de terre immature qui comblait lentement les fissures. À terme, cette matrice était porteuse de suffisamment de matériaux organiques pour nourrir d’autres variétés de la flore. À ce stade, ces zones de changement étaient appelées des fellfields, du gaélique fell pour pierre. Un nom qui s’appliquait parfaitement ici.
Des fellfields sur Mars. Claire et Jessica suggérèrent à Sax de traverser le glacier afin de redescendre l’autre moraine latérale. Et c’est ainsi qu’un matin (sans Phyllis), il le fit. Après une demi-heure de marche, il fit halte sur un rocher qui lui arrivait au genou. En dessous, dans le fossé du glacier, il découvrit une surface humide qui brillait sous le soleil du matin. Il était évident que l’eau de fonte courait jour après jour – même dans le silence absolu de ce matin martien, il percevait le tintement léger des ruisseaux sous la cuirasse de glace, comme autant de minuscules clochettes de bois. Et là, dans ce bassin étroit baigné d’eau, il découvrit des points colorés. Partout. Comme luminescents : des fleurs. Un bouquet floral typique d’un fellfield, en fait, avec son effet de parterre qui envahissait la couche grise de lichen de bleus, de rouges, de jaunes, de roses et de blancs dans toutes leurs déclinaisons…
Ces fleurs poussaient sur des coussins moussus, des petits fleurons, quand elles n’étaient pas enfouies dans les feuilles duveteuses. Toutes ces plantes étaient rivées au sol sombre, qui devait être notablement plus chaud que l’air ambiant. À l’exception des tiges d’herbe, rien ne dépassait un centimètre. Sax sautillait sur la pointe des pieds d’un rocher à un autre. Il ne tenait pas à écraser la moindre plante. Il s’agenouilla dans le gravier pour examiner de plus près les jeunes pousses en augmentant le grossissement de ses plaques de visière au maximum. Les organismes les plus classiques d’un fellfield brillaient dans la lumière du matin : des lychnides de mousse, avec leurs anneaux de minuscules fleurs roses sur leur coussin vert sombre. Un tapis de phlox et, tout à côté, des tiges de pâturin de cinq centimètres, scintillantes comme des fils de verre, et qui avaient profité de la racine pivot des phlox pour ancrer leurs propres radicelles délicates… Une primevère des Alpes, magenta, avec son cœur jaune et ses feuilles sombres qui formaient autant de profondes gouttières drainant l’eau jusqu’à la fleur. La plupart des feuilles, remarqua Sax, étaient velues. Plus loin, il découvrit un myosotis à l’éclat intense, dont les pétales étaient si riches en anthocyanines thermiques qu’il en était presque violet – la couleur qui serait celle du ciel de Mars quand la pression aurait atteint 230 millibars, s’il se fiait aux calculs qu’il avait faits en approchant d’Arena. Une couleur qui n’avait pas encore de nom, bien qu’elle fut si extraordinaire. Bleu cyan, peut-être ?…
La matinée s’écoulait lentement, aussi lentement qu’il allait d’une plante à une autre, se servant de son bloc de poignet pour les identifier : sablines, sarrasin, lupins nains, trèfle nain et… saxifrage. Son prénom. Le « briseur de rocher ». Il n’en avait encore jamais rencontré dans des régions sauvages et il passa un moment à l’observer : le saxifrage arctique, Saxifraga hirculus, avec ses branches frêles aux longues feuilles qui s’achevaient par de petites fleurs bleues.
Tout comme pour les lichens, il rencontrait de nombreuses variétés qu’il ne pouvait identifier, différentes des autres espèces par tel ou tel trait, ou même encore indescriptibles, faites d’un mélange étrange de caractères issus de biosphères exotiques. Certaines ressemblaient à des mousses aquatiques, d’autres à des cactées inconnues. Des produits du génie génétique, sans doute, quoiqu’ils eussent dû quand même figurer dans sa liste. Des mutations, peut-être. Puis, à l’endroit où une large cassure avait permis l’accumulation d’une couche d’humus relativement épaisse que traversait un ruisseau ténu, il rencontra un bouquet de kobresia. Les kobresia, comme toutes les plantes apparentées aux roseaux, affectionnaient l’humidité, et leurs mottes extrêmement absorbantes transformaient rapidement la chimie du sol, ce qui jouait un rôle important dans la transition du fellfield à la prairie alpestre. Et maintenant, il remarquait avec un œil nouveau des dizaines de ruisselets peuplés de roseaux qui sinuaient entre les rochers. Il mit un genou sur une plaquette isolante, replaça sa visière en focale normale et observa les alentours. Soudain, il découvrait toute une série de petits fellfields dispersés sur la pente de la moraine comme des tapis persans lacérés par la glace.
De retour à la station, il s’enferma avec ses spécimens dans un labo et ne quitta son microscope que pour aller faire part de ses résultats à Berkina, Claire et Jessica.
— Ce sont pour la plupart des polyploïdes[38] ? demanda-t-il.
— Oui, fit Berkina.
Les espèces polyploïdes étaient fréquentes sur Terre, en altitude. Ce n’était guère surprenant de les trouver ici. Le phénomène était bizarre – ce doublement, ce triplement, ce quadruplement du nombre de chromosomes original dans une plante. Des plantes diploïdes, avec dix chromosomes, étaient suivies par d’autres avec vingt, trente, quarante chromosomes. Les hydrologistes se servaient de ce phénomène depuis des années pour créer des plantes fantaisie, car chez les polyploïdes, tout était normalement plus grand – les feuilles, les fleurs, les fruits, la dimension cellulaire – et, bien souvent, ils offraient des variétés plus nombreuses que leurs parents. Ce type d’adaptabilité leur permettait d’investir de nouveaux terrains, comme les glaciers, par exemple. Sur Terre, il existait dans l’Arctique des îles où quatre-vingts pour cent des plantes étaient polyploïdes. Sax supposait que c’était là une stratégie qui évitait les effets destructeurs des taux de mutation excessifs, ce qui expliquait pourquoi on constatait surtout la présence de polyploïdes dans des régions à haut rayonnement d’UV. Les UV pouvaient briser un grand nombre de gènes, mais si ces gènes avaient leur réplique dans d’autres ensembles chromosomiques, il était probable qu’aucune trace phénotypique des dommages n’apparaîtrait et que la reproduction n’en serait pas modifiée.
— Nous nous sommes aperçus que même lorsque nous ne commençons pas avec des polyploïdes, ce qui n’est pas courant, les espèces se modifient en quelques générations.
— Et vous avez réussi à identifier le mécanisme déclencheur ?
— Non.
Autre mystère. Sax revint à son microscope, vexé par cet accroc plutôt étonnant dans le tissu bizarre de la biologie.
— Je dois dire que je suis surpris de la façon dont tout se propage.
Claire eut un sourire heureux.
— Je craignais qu’en arrivant de la Terre vous trouviez tout ça plutôt désertique.
— Eh bien, non… (Il s’éclaircit la gorge.) Je crois que je ne m’attendais vraiment à rien de particulier. À des algues ou des lichens. Mais ces fellfields ont l’air de se couvrir de tas d’espèces. Je me disais que ça prendrait plus de temps.
— Ce serait le cas sur Terre. Mais il ne faut pas perdre de vue que nous ne nous contentons pas de semer les graines et d’attendre. Chaque espèce a été modifiée pour augmenter sa rapidité de croissance et sa résistance.
— Et nous réensemençons à chaque printemps, ajouta Berkina. Et nous ajoutons de l’engrais avec des bactéries qui fixent l’azote.
— Je croyais que la mode était à la dénitrification.
— Ça concerne surtout les dépôts denses de nitrate de sodium. Pour que l’azote s’évapore dans l’atmosphère. Mais là où nous plantons, il nous faut plus d’azote dans le sol, et c’est pour cela que nous répandons des fixateurs.
— Ça me paraît quand même rapide. Et ça a dû commencer avant la mise sur orbite de la soletta.
Jessica intervint :
— Le fait est qu’il n’y a pas de compétition à ce stade. Les conditions sont rudes, mais ces plantes sont vraiment robustes, et elles ne rencontrent aucune compétition quand on les met en place ici. Rien qui puisse les ralentir.
— Une niche écologique vide, résuma Claire.
— Et les conditions, ici, sont plus favorables que dans de nombreuses autres régions de Mars, ajouta Berkina. Dans le Sud, on a l’hiver d’aphélie, et l’altitude élevée. Le bilan des stations montre l’effet dévastateur de l’hiver. Mais ici, l’hiver du périhélie est plus doux, et nous ne sommes qu’à mille mètres. Tout est favorable, en fait. C’est mieux que l’Antarctique. Surtout le taux de CO2. Je me demande si ce ne serait pas pour beaucoup dans cette vitesse de croissance dont vous parlez. Tout se passe comme si las plantes étaient surnourries.
— Oui, fit Sax en acquiesçant.
Ainsi, les fellfields étaient des jardins. Et les plantes croissaient sous haute surveillance, non pas naturellement. Il aurait pourtant dû le savoir – c’était le cas général sur Mars – mais ces fellfields, si rocailleux, si chaotiques, lui étaient apparus comme sauvages, ce qui avait suffi à le tromper momentanément. Pourtant, même en sachant qu’il avait affaire à des jardins entretenus, il restait surpris de la vigueur des plantes.
— Et maintenant, la soletta déverse sa lumière sur toute la surface ! s’exclama Jessica. (Elle secoua la tête d’un air désapprobateur.) L’insolation naturelle est en moyenne de quarante-cinq pour cent sur Terre, et avec la soletta, on devrait atteindre cinquante-quatre.
— Parlez-moi un peu de la soletta, dit Sax.
Ils lui racontèrent tout en se relayant. Un groupe de transnationales, dirigé par Subarashii, avait construit un cercle de voiles-miroirs entre le soleil et Mars conçu pour capter et dévier la lumière solaire qui serait passée au large de la planète. Un miroir support annulaire, en rotation sur une orbite polaire, renvoyait la lumière à la soletta afin de compenser la pression lumineuse, et cette lumière était à son tour reflétée sur Mars. Tous ces dispositifs de miroirs étaient absolument gigantesques comparés aux premières voiles de transporteurs solaires que Sax avait utilisées et le taux de lumière qu’ils ajoutaient à la surface était important.
— Leur construction a dû coûter une fortune, murmura-t-il.
— On peut le dire. Toutes les transnats ont investi dans cette affaire. Incroyable !
— Et ce n’est pas fini, enchaîna Berkina. Ils veulent lancer une loupe en orbite à quelques centaines de kilomètres de la surface, pour refocaliser la lumière de la soletta. Comme ça, la température en surface devrait grimper de façon fantastique. Jusqu’à cinq mille degrés !
— Cinq mille degrés !
— Oui, je crois bien que c’est ce que j’ai entendu dire. Ils ont l’intention de faire fondre le sable et la couche de régolite inférieure, ce qui libérera tous les corps volatils.
— Mais la surface ?
— Ils veulent faire ça dans des régions reculées.
— En lignes, ajouta Claire. Cela donnera des tranchées ?
— Des canaux, dit Sax.
— Oui, exact.
Ce qui les fit tous rire.
— Des canaux dans des lits de verre, ajouta Sax, soudain troublé à la pensée de tous ces corps volatils dispersés dans l’air.
Le gaz carbonique dominerait certainement.
Mais il ne souhaitait pas marquer trop d’intérêt pour les grands projets de terraforming. Il laissa aller la conversation qui, inévitablement, revint à son travail.
— Eh bien, je pense que certains de ces fellfields deviendront rapidement des prairies alpestres.
— Mais il y en a déjà, dit Claire.
— Vraiment ?
— Bien sûr, elles sont encore très petites. Mais si vous descendez vers le rebord ouest sur trois kilomètres, vous les verrez. Des prairies alpestres et des krummholz également. Ça n’a pas été très difficile. Nous avons planté les arbres sans trop d’altérations génétiques, parce que la plupart des espèces de pins et d’épicéas avaient une large tolérance thermique dans leur habitat terrestre initial.
— Ça, c’est plutôt singulier.
— Un rappel des glaciations, je dirais. Mais à présent, ça nous est très utile.
— Intéressant.
Et il finit sa journée entre ses microscopes, sans rien découvrir, perdu dans ses réflexions. La vie, comme le disait Hiroko, est faite de tellement d’esprit. Quelle chose étrange et étonnante que cette vigueur des choses vivantes, cette tendance à proliférer. Ce qu’Hiroko appelait la pulsion verte, leur viriditas. Une lutte permanente pour se conformer au modèle. Cela l’intriguait totalement.
Quand l’aube se leva le lendemain, il se réveilla dans le lit de Phyllis. Elle était enroulée dans les draps à côté de lui. Après le dîner, le groupe tout entier s’était retrouvé dans la salle d’observation. C’était devenu une habitude. Il avait continué à bavarder avec Claire, Jessica et Berkina, et Jessica s’était montrée très amicale avec lui, comme d’habitude. Phyllis avait remarqué cela. Et elle l’avait suivi jusqu’aux toilettes, près de l’ascenseur. Elle l’avait embrassé sans prévenir, comme toujours, et ils avaient fini par descendre à l’étage des dortoirs, puis dans sa chambre. Sax avait été gêné de quitter ses amis comme ça, sans prévenir, mais il ne lui en avait pas moins fait l’amour avec passion.
Mais à présent, tandis qu’il l’observait endormie, il se souvenait de leur fuite précipitée avec dégoût. Sax n’avait jamais été poursuivi par les femmes auparavant, mais il n’avait aucune vanité à tirer de ce nouvel était de fait : il était clair qu’il devait cela à la chirurgie esthétique de Vlad qui, avec un peu de chance, avait su lui donner un visage qui plaisait aux femmes. C’était une question de quelques millimètres de chair, d’os et de cartilages, qui se positionnaient de façon plus ou moins séduisante. Vlad avait travaillé sur son visage, et maintenant les femmes désiraient attirer son attention, même s’il était toujours la même personne. Une personne pour qui jamais Phyllis n’avait manifesté le moindre intérêt. Difficile de ne pas avoir des pensées cyniques à ce propos…
Il quitta le lit et enfila l’une des combinaisons légères récemment conçues, bien plus confortables que les vieux walkers des premières années.
Et il retourna vers le glacier.
Dans le froid du matin, il remonta le fleuve de glace balisé avant d’obliquer sur la pente ouest. Il passa les fellfields fleuris tapissés de givre qui commençait à fondre dans la lumière, et atteignit un point où le glacier, tout à coup, passait un petit escarpement qui ressemblait à une sorte de cascade de glace. Elle s’orientait sur la gauche en suivant les arêtes rocheuses qui la bordaient. Et soudain, un craquement intense résonna, suivi par une vibration dans les basses fréquences qui secoua Sax jusqu’au creux du ventre. La glace venait de bouger. Il s’arrêta net et écouta. Il perçut le tintement lointain d’un torrent sous la glace. Il se remit en marche. Il se sentait plus heureux et plus léger à chaque pas. La clarté était limpide et la vapeur montait du glacier comme une fumée blanche.
Et c’est alors que, à l’abri de plusieurs blocs énormes, il se retrouva dans un fellfield en amphithéâtre, empli de fleurs qui faisaient songer à autant de touches de peinture multicolores. Tout au fond, il y avait une petite prairie orientée au sud, d’un vert intense. Des ruisseaux givrés s’entrecroisaient sur la mousse et les roseaux. Et, à la lisière de l’amphithéâtre, à l’abri de crevasses et de rochers en surplomb, des arbres nains avaient poussé.
Un krummholz qui, dans l’échelle de l’évolution des paysages de montagne, suivait immédiatement les prairies alpestres. Ces arbustes appartenaient à des espèces courantes. Il y avait là surtout des épicéas blancs, Picea glauca, qui, dans ces rudes conditions climatiques, se miniaturisaient d’eux-mêmes pour épouser les volumes où ils poussaient. À moins qu’on ne les ait plantés là, ce qui était probable. Il aperçut également des Pinus contorta, au milieu des épicéas plus nombreux. C’étaient les conifères les plus résistants au froid sur Terre et, apparemment, les gens de Biotique avaient greffé des espèces halophytes, comme les tamarins. Toute la gamme du génie génétique avait été déployée pour aider à leur croissance, pourtant les conditions extrêmes de Mars la freinaient. Ces arbres, capables d’atteindre trente mètres de haut, étaient recroquevillés dans leurs niches, bousculés par les tempêtes et les bourrasques de neige qui attaquaient leurs branches comme des sécateurs. D’où le nom allemand de krummholz : « bois tordu », ou, mieux, « bois des elfes » – la zone où les arbres parviennent à exister sur les fellfields ou les prairies. La limite de végétation.
Lentement, Sax explora l’amphithéâtre, sautant de rocher en rocher, inspectant les plaques de mousse, les roseaux, l’herbe et chacun des arbres tour à tour. Les plus petits étaient tellement convulsés qu’ils semblaient entretenus par un jardinier de bonsaï devenu fou.
Régulièrement, il murmurait :
— Comme c’est beau ! Comme c’est beau !
Il effleurait les branches, l’écorce laminée.
— Comme c’est beau ! Il suffirait de quelques taupes, de marmottes, de renards, de campagnols, de visons.
Mais le gaz carbonique de l’atmosphère représentait encore trente pour cent de l’air et sa pression devait être d’au moins 50 millibars. Dans une telle atmosphère, les mammifères étaient condamnés à périr. C’était pour cette raison qu’il s’était toujours opposé au modèle de terraforming à deux temps, qui nécessitait un apport massif de CO2 avant toute chose. Comme si le réchauffement de cette planète était le seul et unique objectif ! Mais ça n’était pas le véritable objectif. Le véritable objectif, c’était d’amener des animaux à survivre en surface. Non seulement ce serait un bien en lui-même, mais aussi pour les plantes, qui étaient nombreuses à dépendre des animaux. La plupart de ces plantes de fellfield se propageaient d’elles-mêmes, bien sûr, et Biotique avait libéré certains insectes génétiquement modifiés qui accomplissaient avec entêtement leur travail de pollinisation. Mais il y avait d’autres fonctions symbiotes qui exigeaient l’existence d’animaux : l’aération du sol par les taupes et les campagnols, la dispersion des graines par les oiseaux. Sans eux, les plantes ne pourraient poursuivre leur croissance, et certaines périraient. Non, ils devaient réduire le taux de CO2 dans l’air, probablement jusqu’à 10 millibars, ce qui était la pression sur Mars quand ils avaient débarqué. C’était pour cela qu’il était tellement troublé par le plan que ses collègues avaient évoqué : fondre le régolite avec des loupes en orbite. Car cela ne ferait qu’augmenter le problème.
Mais, pour un temps, il bénéficiait de cette beauté inattendue. Il passa des heures à admirer tous ces spécimens, les troncs en spirales, les branches tourmentées, l’écorce et les tapis d’aiguilles. C’était comme une sculpture flamboyante. Et il était à genoux, le nez plongé dans les roseaux, le derrière vers le ciel, lorsque Phyllis, Claire et tout un groupe débouchèrent soudain dans la prairie et éclatèrent de rire en le voyant. Ils foulaient aux pieds l’herbe vivante.
Phyllis resta en sa compagnie cet après-midi-là, comme elle l’avait fait déjà une ou deux fois, et ils revinrent ensemble à la station. Sax essayait de jouer le rôle du guide indigène, lui désignant les plantes qu’il avait étudiées la semaine précédente. Mais Phyllis ne posait pas de questions, et elle ne paraissait même pas l’écouter. Elle semblait n’être là que pour faire de lui son public, le témoin de son existence. Il laissa donc tomber les plantes et se mit à poser des questions. Il l’écouta avec attention. Après tout, il avait là une excellente occasion d’en apprendre plus sur les structures martiennes actuelles. Même si elle exagérait son rôle.
— J’ai été stupéfaite de voir avec quelle rapidité Subarashii a construit le nouvel ascenseur et l’a installé, lui dit-elle.
— Subarashii ?
— Oui. Ils étaient le principal entrepreneur dans ce projet.
— Mais qui a passé le contrat ? L’AMONU ?
— Oh ! non. L’AMONU a été remplacée par l’Autorité transitoire de l’ONU.
— Donc, quand tu étais présidente de l’Autorité transitoire, tu étais effectivement présidente de Mars.
— Je dirais que le pouvoir présidentiel tourne entre les membres, en fait ça ne confère pas un pouvoir très supérieur à celui des autres membres. Ça n’existe que pour les médias et les meetings publics. De l’embrouille.
— Pourtant…
— Oh, oui, je sais… (Elle se mit à rire.) C’est un poste que pas mal de mes vieux collègues auraient voulu avoir mais qu’ils n’ont jamais réussi à décrocher. Chalmers, Bogdanov, Boone, Toitovna – je me demande ce qu’ils auraient pensé s’ils avaient vu ça. Mais ils ont choisi le mauvais cheval.
Sax détourna le regard.
— Alors pourquoi est-ce Subarashii qui a construit le nouvel ascenseur ?
— Parce que le comité directeur de l’AT l’a voté comme ça. Praxis avait fait une offre, mais personne n’aime Praxis.
— Et maintenant que l’ascenseur fonctionne à nouveau, tu crois que les choses vont encore changer ?
— Oh, mais oui ! Certainement ! Des tas de choses étaient en panne depuis les troubles. L’émigration, la construction, le terraforming, le commerce – tout a été ralenti. On a même eu du mal à reconstruire certaines des cités qui avaient été partiellement touchées. On a appliqué des lois militaires, ce qui était nécessaire, vu ce qui était arrivé.
— Bien sûr.
— Mais aujourd’hui, tous les métaux qui se sont entassés depuis quarante ans vont faire irruption sur le marché terrien, et l’économie mondiale en sera incroyablement stimulée ! Nous allons recommencer les échanges avec la Terre, les investissements vont reprendre, et l’émigration aussi. On est enfin prêt à faire redémarrer les choses.
— Comme la soletta ?
— Exactement ! C’est l’exemple parfait. Il existe toutes sortes de plans d’investissements sur cette planète.
— Oui. Des canaux à partois en verre, dit Sax. Ça banaliserait les moholes.
Phyllis reprit son discours sur les perspectives éclatantes de l’économie terrienne.
Sax s’étonna :
— Mais je pensais que la Terre avait des problèmes graves.
— Oh… La Terre a toujours eu des problèmes graves. Il faut qu’on s’habitue à cette idée. Non, je suis très optimiste. Je pense que la récession les a tous durement touchés, des grands tigres de l’économie jusqu’aux pays moins développés. Mais l’afflux de métaux industriels va stimuler l’économie pour tous, y compris pour les sociétés qui contrôlent l’environnement. Et, malheureusement, il semble bien que le dépérissement résoudra leurs autres problèmes.
Sax se concentra sur la moraine qu’ils escaladaient. Ici, le flux de solidification avait provoqué le glissement du régolite en une série de creux et de bosses. Même s’il semblait gris et inerte, un dessin ténu, pareil à une mosaïque, révélait qu’il était en fait recouvert de flocules de lichen bleuâtre. Dans les creux, Sax remarqua des touffes semblables à de la cendre et se courba pour recueillir un échantillon.
— Regarde, dit-il à Phyllis. De la trinitaire des neiges.
— On dirait de la poussière.
— C’est à cause des champignons parasites qui poussent à sa surface. En fait, elle est verte. Tu vois ces petites feuilles ? Ce sont de nouvelles pousses encore intactes.
Il régla sa visière : les jeunes pousses ressemblaient à des herbes de verre.
Mais cela ne semblait guère passionner Phyllis.
— Qui a créé cette espèce ? demanda-t-elle avec un accent de mépris marqué.
— Je l’ignore. Personne, peut-être. Il y a pas mal d’espèces dans ces nouveaux biotopes qui ne viennent pas du génie génétique.
— L’évolution peut travailler aussi vite ?
— Eh bien… Tu connais l’évolution polyploïde ?
— Non.
Phyllis poursuivait son chemin. Elle avait déjà oublié le petit spécimen grisâtre. La trinitaire des neiges. Elle avait sans doute été très légèrement modifiée. Ou alors, personne n’y avait touché. Des spécimens de test, implantés ici pour voir comment ils se comportaient. Et donc très intéressants. Pour lui, Sax.
Mais Phyllis avait perdu tout intérêt pour ses découvertes. Elle avait été autrefois une biologiste de premier rang, et Sax avait quelque difficulté à imaginer qu’elle ait pu devenir ainsi. Mais ils vieillissaient tous. Durant le cours de leurs existences anormales, il était probable que des changements devaient les affecter, tous. Profondément, sans doute. Sax n’aimait pas cette idée, mais elle s’imposait à lui. Comme tous les autres centenaires, il avait de plus en plus de peine à retrouver des détails spécifiques de son passé, et surtout des années intermédiaires, quand il avait entre trente-cinq et quatre-vingt-dix ans. Les années qui avaient précédé 61 et celles qu’il avait vécues sur Terre devenaient confuses. Et sans souvenirs clairs, on ne pouvait que changer.
De retour à la station, il retrouva son labo, l’esprit troublé. Il se dit qu’eux-mêmes, peut-être, étaient devenus polyploïdes, non pas en tant qu’individus mais culturellement – une redisposition génétique internationale qui avait eu pour résultat de quadrupler les torons et leur avait apporté la capacité de survivre sur ce terrain étranger, malgré toutes les mutations dues au stress…
Mais non. Ça, c’était de l’analogie et non pas de l’homologie. En sciences humaines, on aurait parlé de similitude héroïque, pour autant qu’il comprît vraiment cette expression, ou de métaphore, ou de toute autre analogie de genre littéraire. Et les analogies étaient pour la plupart dépourvues de sens – il était plus souvent question de phénotype que de génotype (pour employer une autre analogie). Pour lui, une large part de la poésie, de la littérature, et en fait toutes les sciences humaines, y compris les sciences sociales, étaient phénotypiques.
Non, mieux valait se concentrer sur les homologies, ces similarités structurelles qui indiquaient des relations physiques réelles, qui expliquaient vraiment quelque chose. Ce qui renvoyait à la science pure. Mais après ces moments passés avec Phyllis, c’était exactement ce dont il avait besoin.
Il plongea sur ses microscopes. La plupart des organismes qu’il avait trouvés dans les fellfields avaient des feuilles velues et très épaisses. Ce qui participait à la protection des plantes contre le rayonnement UV particulièrement dur sur Mars. Si l’on examinait plusieurs variétés de diverses espèces, ces adaptations pouvaient constituer des exemples homologiques dans lesquels les espèces de souches ancestrales communes conservaient les mêmes traits de famille. Ou alors, elles constituaient autant d’exemples de convergence : des espèces provenant de phyla[39] séparés avaient convergé vers les mêmes formes par le biais de la nécessité fonctionnelle. Et aujourd’hui, elles pouvaient être le simple résultat du génie génétique : on ajoutait les mêmes traits à différentes plantes afin de leur procurer les mêmes avantages. Encore fallait-il sélectionner ceux qui étaient nécessaires, ce qui impliquait une identification de la plante et un retour aux fichiers afin de savoir si elle avait été créée par une équipe de terraforming. Il y avait un labo de Biotique à Elysium, dirigé par Harry Whitebook, qui avait créé la plupart des plantes qui avaient réussi à se développer en surface, plus spécialement les roseaux et les herbes, aussi retrouvait-on souvent sa marque dans le catalogue Whitebook. Dans ces cas précis, les similarités relevaient souvent d’une convergence artificielle. Whitebook insérait des traits génétiques, comme les feuilles velues, par exemple, dans chacune des plantes qu’il élevait.
Un cas intéressant d’histoire imitant l’évolution. Et il était certain que, puisqu’on voulait créer une biosphère sur Mars en un temps relativement court, cent sept fois plus bref que sur Terre, on devrait intervenir continuellement dans l’évolution. Par conséquent, la biosphère martienne ne représenterait pas un cas de phylogénie[40] récapitulant l’ontogénie[41], une notion largement discréditée, mais plutôt d’histoire récapitulant l’évolution. Ou mieux : l’imitant, jusqu’à la limite du possible en tenant compte de l’environnement martien. Ou la dirigeant. Oui : l’histoire dirigeant l’évolution. Un concept audacieux.
Whitebook conduisait sa mission avec perspicacité. Il avait même conçu des roches de fond qui portaient des lichens phréatophytes et qui transformaient les sels qu’ils incorporaient en une sorte de structure corallienne millépore[42]. Les plantes qu’il obtenait étaient des blocs semi-cristallins vert olive ou sombre. Lorsqu’on se promenait dans ces jardins lilliputiens, on avait l’impression que les plantes y avaient été abandonnées, écrasées, puis à demi couvertes de sable. Les blocs individuels des plantes étaient fracturés ou fissurés selon un schéma régulier de craquèlement, si friables qu’ils en semblaient atteints d’une maladie. Une maladie capable de pétrifier les plantes en pleine croissance, pour les obliger à ne survivre qu’entre des fragments de jade et de malachite. Très étrange d’aspect mais particulièrement efficace. Sax trouva un certain nombre de ces récifs de lichens sur l’arête latérale de la moraine ouest, et davantage encore dans les régions plus arides de régolite.
Il passa plusieurs matinées à les étudier, et une fois, au sommet du glacier, il fut surpris de découvrir en se retournant un tourbillon sur la glace, une petite tornade de rouille étincelante qui descendait vers le bas. Immédiatement, il fut pris dans un vent violent, avec des bourrasques qui devaient atteindre les cent kilomètres-heure. Il finit accroupi sous un rocher, la main levée pour estimer la vitesse du vent. Difficile de le faire avec précision, car la densité nouvelle de l’atmosphère avait accru la force des vents, qui semblaient toujours plus violents qu’ils ne l’étaient réellement. Toutes les estimations fondées sur l’expérience de la vie d’Underhill étaient maintenant sans valeur. Les bourrasques qui passaient autour de lui pouvaient très bien ne pas excéder quatre-vingts kilomètres par heure. Mais elles portaient des rafales de sable qui crépitaient sur sa visière et réduisaient la visibilité à une centaine de mètres au plus. Il attendit une heure que la tempête s’apaise avant de retourner à la station. Il dut traverser prudemment le glacier, en allant d’un fanion à un autre pour ne pas perdre sa piste : ce qui était important s’il ne voulait pas se retrouver dans une zone de crevasses.
Quand il quitta enfin le champ de glace, il se précipita vers la station, tout en réfléchissant à cette petite tornade qui avait annoncé le vent. Le temps était bizarre. À peine arrivé, il appela le canal météo et explora toutes les infos sur le temps qu’il avait fait dans la journée avant d’appeler une image satellite de leur secteur. Une cellule cyclonique descendait vers eux depuis Tharsis. L’air acquérait de la densité et les vents s’étaient renforcés considérablement. La bosse serait toujours un point d’ancrage de la climatologie martienne. Le jet stream de l’hémisphère Nord ne cesserait jamais de tourner à partir de l’extrémité nord de Tharsis, comme celui de la Terre tournait à partir des montagnes Rocheuses. Puis, les masses d’air déshydratées soufflaient sur le versant oriental, devenaient mistral, sirocco ou foehn : des vents rapides et forts qui ne tarderaient pas à présenter un vrai problème avec l’augmentation de densité de l’atmosphère. Certaines cités sous tentes, en surface, étaient déjà menacées et devraient se déplacer vers les canyons et les cratères, ou alors au moins renforcer leurs bâchages.
Sax se retrouva tellement troublé et excité par les perspectives d’évolution du temps qu’il se dit qu’il ferait tout aussi bien de laisser tomber ses études botaniques pour se consacrer entièrement à la climatologie. Autrefois, c’est ce qu’il aurait fait, il se serait investi jusqu’à ce que sa curiosité soit satisfaite, tout en réussissant à apporter sa contribution à chaque problème nouveau qui se serait présenté.
Mais cette approche avait manqué de discipline, il le comprenait maintenant : ça ne l’avait amené qu’à une méthode de dispersion, et même à un certain dilettantisme.
À présent, en tant que Stephen Lindholm, au service de Claire et de Biotique, il devait renoncer à la climatologie et jeter un dernier regard de regret aux clichés des satellites, à leurs nouveaux tourbillons nuageux, et se contenter d’apprendre aux autres l’approche de ce cyclone et de bavarder à propos du temps comme ils le faisaient au labo ou après le dîner – et il allait reprendre son travail dans le petit écosystème et ses plantations afin d’aider à l’effort commun. Et comme il commençait à découvrir les particularités d’Arena, les restrictions que lui imposait sa nouvelle identité n’étaient pas une mauvaise chose. Elles impliquaient qu’il s’oblige à se concentrer sur une unique discipline d’une façon qu’il n’avait plus connue depuis ses recherches postdoctorales. Et ce qu’il avait à gagner par cette concentration devenait de plus en plus évident pour lui. Il pourrait peut-être devenir un meilleur chercheur.
Le lendemain, les vents étaient simplement vifs, et il repartit vers le petit carré de lichen corallien qu’il étudiait quand la tempête de sable s’était levée. Toutes les fissures étaient à présent ensablées, ce qui devait être le cas la plupart du temps. Il en attaqua une à la brosse et regarda à l’intérieur en multipliant par vingt le grossissement de sa visière. Les parois de la fissure étaient revêtues de cils très fins, plus ou moins comparables au duvet des feuilles de la quintefeuille alpine. À l’évidence, ces surfaces déjà bien abritées n’avaient pas besoin de protection supplémentaire. Peut-être étaient-elles chargées de libérer l’excédent d’oxygène des tissus semi-cristallins de la masse extérieure… Un phénomène spontané ou planifié ?… Il lut les descriptions sur son bloc de poignet et ajouta quelques relevés personnels à partir du spécimen qu’il observait, car les cils ne semblaient pas être décrits. Puis il sortit un mini-appareil de sa poche, prit un cliché, préleva un échantillon de cils, rangea le tout et reprit sa progression.
Des fragments de glace craquaient sous ses pas. De petites fontaines naturelles devenaient des torrents dans les saignées profondes pour disparaître tout à coup dans des trous bleus. Les arêtes de la moraine scintillaient comme des côtes d’or dans la chaleur qui montait. Et cette vision lui rappela le plan de la soletta. Il sifflota entre ses lèvres.
Il s’étira longuement en se redressant. Il se sentait vivant et curieux, heureux, dans son élément. Le scientifique au travail. Il apprenait à aimer « l’histoire naturelle », telle qu’elle avait été abordée par les Grecs anciens, les savants de la Renaissance et plus encore ceux du dix-huitième siècle : l’observation minutieuse des choses de la nature, leur description, leur classement, leur taxinomie – cette tentative fondamentale pour expliquer ou, du moins dans son premier stade, pour décrire. Les historiens de la nature avaient toujours exprimé un tel bonheur dans leurs écrits. Linné et son latin sauvage, Lyell avec ses rocailles, Wallace, Darwin, et le grand bond qu’ils avaient fait de la catégorie à la théorie, de l’observation au paradigme. C’était cela que Sax percevait, ici, sur le glacier d’Arena, en l’an 2101, au milieu de toutes ces espèces nouvelles, ce processus de croissance et de spéciation à demi humain, à demi martien – un processus qui nécessiterait bientôt ses propres théories, une sorte d’évo-histoire, d’historico-évolution, ou de la simple aréologie. Ou bien encore la viriditas d’Hiroko. Les théories sur le projet de terraforming – non seulement telles qu’elles se définissaient dans leurs buts mais dans la façon dont elles s’appliquaient. De l’histoire naturelle, en vérité. Une faible partie de ce qui se passait sur le terrain pouvait être étudiée en labo, et ainsi l’histoire naturelle devait reprendre la place qui était la sienne parmi les autres sciences, en toute égalité. Ici, sur Mars, de nombreuses hiérarchies étaient destinées à s’effondrer. Il ne s’agissait pas d’une analogie absurde, mais tout simplement d’une observation précise de ce que chacun pouvait voir.
Ce que chacun pouvait voir. Est-ce qu’il l’aurait compris, avant de se retrouver là ? Est-ce qu’Ann le comprendrait ? Courbé vers la surface craquelée du glacier, il se surprit à penser à elle. Chaque berg, chaque crevasse lui apparaissait comme s’il avait laissé sa visière sur agrandissement 20, mais avec une profondeur de champ infinie – il décelait toutes les tonalités d’ivoire et de rose des surfaces bosselées, les reflets des miroirs d’eau gelée, les promontoires qui se succédaient et semblaient s’empiler sur l’horizon, avec une précision chirurgicale. Et il prit conscience que cet effet optique n’était pas accidentel (comme s’il avait eu les larmes aux yeux, par exemple), mais qu’il résultait d’une compréhension conceptuelle du paysage qui montait en lui. Une sorte de vision cognitive, et il ne put s’empêcher de se rappeler ce que disait Ann avec colère : Mars est un endroit que tu n’as jamais vu.
Il avait pris cela pour une figure de style. Mais maintenant il se rappelait Kuhn affirmant que les savants qui utilisaient des paradigmes différents existaient dans des mondes littéralement différents, parce que l’épistémologie était une composante à part entière de la réalité. Les aristotéliciens ne pouvaient tout simplement pas voir le pendule de Galilée, qui pour eux n’était qu’un corps tombant avec une certaine difficulté ; et, en général, les savants qui discutaient les mérites comparés de paradigmes concurrents se parlaient sans se comprendre, utilisant les mêmes mots pour désigner des réalités différentes.
Il avait considéré cela aussi comme une figure de style. Mais en y repensant maintenant, en absorbant la clarté hallucinatoire de la glace, il dut admettre qu’il y trouvait décrit ce qu’il avait toujours senti dans ses conversations avec Ann. Ils en avaient été frustrés tous deux. Et quand elle lui avait lancé au visage qu’il n’avait jamais vu Mars, ce qui était faux à plusieurs niveaux, elle avait peut-être simplement voulu dire qu’il n’avait pas vu sa planète Mars à elle, celle qu’elle créait par son paradigme. Ce qui était incontestablement la vérité.
Maintenant, il voyait un monde qu’il n’avait encore jamais vu. Mais la transformation s’était produite en quelques semaines passées à observer ces parties du paysage martien qu’Ann méprisait, celles où poussaient de nouvelles formes de vie. Aussi doutait-il que cette planète, avec ses algues des neiges, ses lichens des glaces et ses petits carrés de tapis persans frangeant le glacier, fût celle d’Ann. Non plus que celle de ses collègues du terraforming, qu’ils soient anciens ou nouveaux. C’était une fonction de ce qu’il croyait, lui, et de ce qu’il voulait – sa planète Mars à lui, déployée là devant ses yeux, en route vers quelque chose de nouveau. Et, comme un coup au cœur, il souhaita brusquement pouvoir saisir Ann en cette seconde-là, et l’entraîner jusqu’à la moraine occidentale d’Arena pour lui dire : « Tu vois ? Tu vois ? Est-ce que tu vois ? »
Mais il n’avait que Phyllis à qui se confier, sans doute la personne la moins philosophique qu’il connût. Il l’évitait aussi discrètement que possible quand il était de retour à la station, et passait ses journées sur la glace, sous le vaste ciel du Nord, dans le vent, les moraines, rampant entre les plantes. Quand il revenait le soir, il dînait en compagnie de Claire, Berkina et les autres, et ils bavardaient à propos de ce qu’ils avaient découvert et de ce qu’ils pouvaient en tirer. Plus tard, ils se retrouvaient dans la salle d’observation où certains soirs ils dansaient, plus particulièrement les vendredis et les samedis. La musique était en général de la nuevo calypso. Les guitares et les drums suivaient des mélodies rapides sur des rythmes complexes que Sax avait bien du mal à analyser.
Un soir, quand il revint à leur table, Jessica lui dit :
— Tu es vraiment un excellent danseur, Stephen.
Il éclata de rire, mais il en fut flatté, bien qu’il sût que Jessica était totalement incompétente pour juger de son talent, et qu’elle avait dit cela pour lui plaire.
Il dansait avec Phyllis autant qu’avec les autres, mais ils ne s’étreignaient et ne faisaient l’amour que dans le secret de leurs chambres. C’était le parfait modèle de la liaison cachée et, un matin, vers quatre heures, alors qu’il regagnait sa chambre, il ressentit un élancement de peur. Il lui apparaissait soudain que sa complicité tacite pouvait le désigner à Phyllis comme un des Cent Premiers. Qui d’autre aurait pu vivre une aventure aussi bizarre sans difficulté, comme la chose la plus naturelle du monde ?
Mais, à bien y réfléchir, Phyllis ne semblait pas se préoccuper de ce genre de nuance. Il avait presque renoncé à tenter de comprendre ses pensées, ses motivations, face à tant de données contradictoires et en dépit du fait qu’ils continuaient de passer la nuit ensemble régulièrement, mais moins souvent qu’au début. Elle semblait s’intéresser surtout aux manœuvres des transnationales à Sheffield aussi bien que sur Terre – les mouvements de personnel et les changements hiérarchiques, les variations des cours, qui étaient à l’évidence éphémères et dépourvus de sens, mais apparemment passionnants pour elle. Afin de jouer son rôle de Stephen, il devait montrer de l’intérêt pour tout ça. Et quand elle abordait le sujet, il la bombardait de questions. Mais quand il l’interrogeait sur le sens plus large et stratégique de ces variations quotidiennes, elle semblait se refuser à lui donner des réponses correctes. Ou alors, se dit-il, elle les ignorait. Apparemment, son intérêt s’expliquait par ses investissements personnels ou ceux des gens qu’elle connaissait. Un ex-cadre de Consolidated, passé maintenant chez Subarashii, avait été nommé à la tête des opérations du nouvel ascenseur. Un cadre de Praxis avait disparu dans le paysage. Armscor s’apprêtait à faire exploser des dizaines de bombes à hydrogène sous le mégarégolite de la calotte polaire nord, afin de réchauffer l’océan et de stimuler la croissance des diverses formes de vie. Cette dernière information n’était pas plus intéressante pour elle que les deux premières. Comme un historien de la nature, concerné par la description plutôt que par la théorie. Ce qui était sans doute tout aussi bien, car Sax était d’autant plus libre de tirer ses propres conclusions.
Et il était peut-être utile de se pencher sur les carrières des individus qui géraient les transnats, et les jeux de micropolitique auxquels ils se livraient pour le pouvoir. Après tout, ils dirigeaient le monde. Quand ils étaient au lit, Sax écoutait donc Phyllis attentivement, faisait les commentaires que Stephen aurait faits, essayait de s’y retrouver dans tous les noms, se demandait si le fondateur de Praxis était vraiment un surfer sénile, si Shellalco serait rachetée par Amexx, pourquoi les équipes de cadres des transnats se combattaient avec une telle violence alors qu’elles dominaient déjà le monde, et que chacun possédait tout ce qu’un être humain pouvait convoiter dans sa vie personnelle. C’était peut-être dans la sociobiologie que résidait la réponse, avec ses lois de dynamique de dominance. Il s’agissait avant tout d’augmenter le taux de réussite de chacun dans le domaine de la société – ce qui n’était pas une simple analogie, dès lors que l’on considérait une société comme une famille. Et puis, dans un monde où l’on était censé pouvoir vivre indéfiniment, ça pouvait être une simple autoprotection. « La survie du mieux adapté. » Une tautologie que Sax avait toujours considérée comme inutile. Mais si les socio-darwinistes prenaient les commandes, le concept gagnerait en importance, il deviendrait le dogme religieux de l’ordre au pouvoir…
Puis Phyllis l’embrassait, se coulait entre ses bras. Mais leur aventure avait perdu l’attrait de la nouveauté. Sax avait le sentiment de s’éloigner de plus en plus d’elle chaque fois qu’ils faisaient l’amour. Il devenait Stephen Lindholm, qui imaginait qu’il caressait des femmes que Sax ne connaissait pas ou dont il avait vaguement entendu parler, comme Ingrid Bergman ou Marilyn Monroe.
Un matin à l’aube, après une nuit de ce genre, Sax se leva comme d’habitude pour aller retrouver son glacier. Et Phyllis, qui venait de se réveiller, décida de l’accompagner.
Ils enfilèrent leurs combinaisons et s’aventurèrent dans l’aurore violacée. Dans un silence absolu, ils s’approchèrent du glacier et escaladèrent les marches taillées dans la glace. Sax prit la piste de fanions la plus au sud : il avait l’intention de remonter la moraine ouest aussi loin en amont que possible durant la matinée.
Ils progressaient entre des crénelures glaciaires qui leur arrivaient aux genoux, criblées de trous comme du gruyère, tachetées de rose par les algues. Phyllis, comme d’habitude, tombait sous le charme de cet enchevêtrement fantastique et faisait un commentaire différent chaque fois qu’ils passaient devant un sérac, le comparant à une girafe, à la tour Eiffel, aux contours de l’Europe, etc. Sax s’arrêtait fréquemment pour examiner de plus près des blocs de glace aux tons de jade qui avaient été infiltrés par une bactérie. À certains endroits, cette glace, exposée au soleil, présentait des flaques rosies par une variété d’algue des neiges. L’effet était étrange et évoquait un champ de glace à la pistache.
Ils avançaient donc lentement, et ils se trouvaient encore sur le glacier quand de petits tourbillons de vent se manifestèrent, comme sous l’effet d’un tour de magie. Des colonnes de poussière brunes, scintillantes de particules de givre, qui dévalaient le glacier droit sur eux en suivant une ligne plus ou moins régulière. Puis soudain, elles parurent fluctuer et s’effondrer. Une violente bourrasque les emporta dans un sifflement et ils durent s’accroupir pour ne pas perdre l’équilibre.
— Ça, c’est un coup de vent ! cria Phyllis dans son oreille.
— Une bourrasque katabatique[43] commenta Sax en observant la disparition de plusieurs séracs qui se perdaient dans la poussière. Ça vient du Grand Escarpement. (La visibilité chutait rapidement.) On ferait bien de retourner à la station.
Ils rebroussèrent chemin entre les fanions, collant à leur piste, d’un point émeraude à l’autre. La visibilité diminuait très vite, et bientôt, ils ne purent distinguer leurs points de repère.
— Hé, proposa Phyllis, si on se mettait à l’abri sous un de ces icebergs ?…
Elle se dirigeait déjà vers la forme vague d’un éperon glaciaire, et Sax courut derrière elle en lançant :
— Attention ! Il y a pas mal de séracs qui sont crevassés à leur base.
À la seconde où il tendait la main pour saisir la sienne, elle disparut, comme si elle venait de tomber dans un piège. Il parvint pourtant à attraper son poignet, et il la suivit, atterrissant douloureusement à genoux dans la glace. Phyllis, elle, poursuivait sa descente vers le fond de la crevasse. Il aurait pu libérer sa main mais, instinctivement, il se cramponna et fut entraîné à sa suite. Ils dévalaient le toboggan de neige tassée vers le fond de la crevasse et, sous leur poids, la neige cédait, et leur descente se poursuivait. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur une couche de sable gelé après quelques secondes terrifiantes de chute libre.
Sax, qui avait été amorti par Phyllis, se redressa indemne. Son intercom lui transmettait des bruits de succion inquiétants, mais il comprit très vite qu’elle avait eu le souffle coupé et mettait un certain temps à le récupérer. Ensuite, elle fit jouer prudemment ses membres et lui annonça qu’apparemment tout était OK. Il ne put qu’admirer en silence sa résistance.
Il constata que le tissu de sa combinaison était lacéré au-dessus du genou droit, mais qu’il n’avait rien. Il prit le ruban autocollant dans sa poche et répara la déchirure. Son genou serait probablement brûlé par le froid, mais, pour l’instant du moins, il ne le faisait pas souffrir. Il décida de l’oublier et de se lever.
Il constata que le trou par lequel ils avaient surgi de la neige se trouvait approximativement à deux mètres au-dessus de son bras levé. Ils se trouvaient dans une bulle allongée : le fond de la crevasse avait plus ou moins la forme d’un sablier. La paroi en aval était faite de glace pure, et celle d’amont était du rocher gelé. Le vague cercle de ciel libre qu’ils discernaient par l’orifice était de couleur pêche, et la glace bleutée de la paroi de la crevasse étincelait sous les reflets du soleil. L’ensemble était donc opalescent, et plutôt spectaculaire. Mais ils étaient bel et bien coincés.
— Notre signal de bipeur a été coupé, déclara Sax à Phyllis en s’asseyant à côté d’elle. Ils vont probablement partir à notre recherche.
— Oui. Mais est-ce qu’ils vont nous trouver ?
Il haussa les épaules.
— Les bipeurs donnent une direction approximative.
— Mais il y a le vent ! La visibilité va chuter à zéro !
— Il ne nous reste qu’à espérer qu’ils s’en tirent avec ça.
La crevasse s’étendait vers l’est comme un long couloir au plafond bas. Sax s’accroupit et braqua sa lampe dans l’espace qui séparait la roche de la glace. Et qui se perdait dans les tréfonds, à l’est du glacier, pour autant qu’il pût voir. Il se dit qu’il était possible qu’il continue jusqu’à l’une des petites grottes du bord latéral de la moraine. Il en fit part à Phyllis et s’avança pour explorer plus avant la crevasse en la laissant là, afin d’être certain que les éventuels groupes de chercheurs ne risqueraient pas de trouver le fond du trou vide.
De part et d’autre du faisceau intense de sa lampe frontale, Sax découvrit une glace d’un bleu cobalt intense, un effet causé par la dispersion lumineuse, le même effet qui bleuissait le ciel. En éteignant sa lampe, il constata que la clarté suggérait que la couche de glace, au-dessus d’eux, n’était pas très épaisse. Elle correspondait sans doute à la hauteur de leur chute, s’il réfléchissait bien.
Phyllis lui demanda comment ça se passait.
— Ça va. Je crois que cet espace a été provoqué par le glacier qui a franchi un escarpement transversal. Il peut donc très bien se poursuivre jusqu’au bout.
Mais ce n’était pas le cas. Cent mètres plus loin, la glace de la paroi gauche se refermait sur le rocher de droite : ils étaient dans une impasse.
En revenant sur ses pas, il progressa plus lentement, s’arrêtant parfois pour inspecter des fissures et certains fragments de roc qui avaient sans doute été arrachés à l’escarpement. Dans une fissure, le bleu cobalt de la glace se teintait de vert et, de sa main gantée, il extirpa une masse sombre, oblongue, verte, gelée en surface mais molle en dessous : un fragment dentritique d’algue bleu-vert.
— Waouh ! cria-t-il en arrachant quelques filaments avant de remettre le bloc en place.
Il avait lu quelque part que les algues s’incrustaient dans le lit de glace et de roc de la planète et qu’on avait trouvé certaines bactéries à des profondeurs encore plus importantes. Mais on ne pouvait que s’émerveiller de découvrir cette vie végétale si loin du soleil. Il éteignit à nouveau sa lampe et retrouva la clarté de cobalt de la glace tout autour de lui, faible mais si riche. Comment les organismes vivants pouvaient-ils exister dans ce froid, cette pénombre ?
— Stephen ?
— J’arrive. Regarde… Une algue bleu-vert. Il y en a partout là-bas.
Elle ne jeta qu’un bref regard aux brins d’algue. Il s’assit, prit un sac à échantillons et y glissa un filament avant de l’examiner à la loupe, sous un grossissement de vingt fois. Ce qui n’était pas suffisant pour ce qu’il cherchait mais révélait quand même le vert dentritique de la plante qui redevenait molle en perdant sa pellicule de glace. Il y avait dans la mémoire de son lutrin des catalogues d’algues au même grossissement, mais il ne parvint pas à rattacher cette variété martienne à telle ou telle autre au détail près.
— Elle n’a peut-être jamais été décrite, dit-il enfin. Ça serait important, dans la mesure où on peut se demander si le taux de mutation sur Mars n’est pas supérieur aux normes courantes. On devrait commencer des expériences pour le déterminer.
Phyllis ne répondit pas.
Sax capta soudain des sifflements et des crépitements sur sa radio et Phyllis appela aussitôt sur la fréquence commune. Bientôt, des voix répondirent et, peu après, un casque rouge apparut dans le trou, au-dessus d’eux.
— On est là ! lança Phyllis.
— Une seconde, dit la voix de Berkina. On vous lance une échelle !
Après une escalade pénible, ils se retrouvèrent à la surface, clignant des yeux dans la lumière, ployés sous le vent, qui était encore violent. Phyllis ne cessait pas de rire en expliquant à sa façon ce qui leur était arrivé.
— On se tenait par la main pour ne pas être séparés et boum ! on s’est retrouvés tout au fond !
L’équipe de secours leur raconta la violence des bourrasques en surface. Quand ils se retrouvèrent à la station et qu’ils ôtèrent leurs casques, tout semblait redevenu normal. Mais Phyllis dévisagea brièvement Sax, avec un regard très curieux, comme si Sax, pendant leur séjour sous le glacier, lui avait révélé quelque chose qui la mettait sur ses gardes – comme si un souvenir lui était revenu, là-bas, au fond de la crevasse. Il était possible qu’il se soit comporté un instant comme son vieux camarade Saxifrage Russell.
Durant l’automne du Nord, ils poursuivirent leur travail sur le glacier. Les jours se firent plus courts et les vents plus froids. Chaque nuit, de grandes fleurs de glace aux formes compliquées s’épanouissaient et ne commençaient à fondre aux extrémités de leurs pétales qu’au milieu de l’après-midi, brièvement. Puis, elles se durcissaient et servaient de base à d’autres pétales plus complexes encore qui s’ouvraient le matin suivant. Et toutes ces écailles et ces copeaux cristallins s’élançaient de plus en plus loin de la tige centrale et des anciennes feuilles de glace, plus larges et plus dures. Ils ne pouvaient éviter d’écraser sous leurs bottes des mondes entiers de fragilité scintillante, en quête des plantes qui étaient désormais enrobées de givre et dont ils devaient étudier le comportement sous le froid approchant. Sax, en sentant le vent pénétrer son walker épais, le regard perdu sur l’étendue blanche et bosselée, eut le sentiment qu’un hiver très rigoureux était inévitable.
Mais les apparences étaient trompeuses. Bien sûr, le gel viendrait, mais les plantes devenaient plus coriaces, comme disaient les jardiniers de l’hiver : elles se préparaient à l’attaque du froid.
Sax, en étudiant les signes dans la mince couche de neige, apprit que le processus se déroulait en trois stades. D’abord, les horloges phytochromes des feuilles sentaient les jours raccourcir – et à présent la réduction s’accélérait, avec des fronts sombres qui arrivaient chaque semaine avec leur cavalerie lourde de cumulo-nimbus ventrus et noirs qui déversaient leurs averses de neige sale. Dans le deuxième stade, la croissance des espèces s’interrompait, les hydrocarbones refluaient jusque dans les racines, et des quantités d’acide abscisique se développaient dans certaines feuilles qui finissaient par tomber. Sax en trouva en abondance, jaunies, roussies, parfois encore attachées à la tige, collées au sol : elles alimentaient la plante encore vivante en continuant de récupérer la lumière solaire. Là, l’eau quittait les cellules pour devenir des cristaux de glace intercellulaires, les membranes cellulaires se durcissaient, tandis que des molécules de sucre remplaçaient les molécules d’eau de certaines protéines. Et dans le troisième et dernier stade, le plus froid, une couche de glace lisse se formait autour des cellules sans les rompre, selon un processus que l’on appelait la vitrification.
Dans cette phase, les plantes pouvaient tolérer des températures inférieures à 220 kelvins, ce qui était à peu près la température moyenne de Mars avant l’arrivée des hommes. Et désormais sa température extrême. Et la neige qui tombait durant les tempêtes de plus en plus fréquentes servait d’agent isolant aux plantes en conservant le sol à des températures moins froides que sous le vent. Il se dit qu’il aimait se trouver là, sous les vagues basses de nuages, sur la surface légère du glacier, courbé sous le vent et avançant pas à pas. Mais Claire voulait qu’il retourne à Burroughs, pour travailler au labo sur le projet des tamarins de toundra qui était sur le point d’aboutir. Et Phyllis, de même que les gens d’Armscor et de l’Autorité transitoire, devait elle aussi regagner Burroughs.
Et c’est ainsi qu’un jour ils quittèrent la station pour la laisser aux soins de jardiniers-chercheurs. Ils se dirigèrent vers le sud dans une caravane de patrouilleurs.
En apprenant que Phyllis et ses collègues allaient les accompagner, Sax avait émis quelques grognements de mauvaise humeur. Il avait espéré qu’un simple éloignement physique mettrait fin à ses relations avec Phyllis en même temps que ses regards inquisiteurs. Mais puisqu’ils rentraient ensemble, il décida qu’il devait faire quelque chose. S’il voulait que leur aventure se termine, c’était à lui de rompre. D’une façon ou d’une autre. Depuis le départ, il avait eu la conviction que cette liaison n’avait pas été une très bonne idée. Mais que dire de ce qui était aussi inexplicable qu’urgent ? Pourtant l’urgence était passée, et il restait seul en face d’une personne qui était au mieux irritante, au pire dangereuse. Et le fait qu’il ait agi en parfaite mauvaise foi depuis le départ n’avait rien d’apaisant. Tout cela, à vrai dire, lui semblait maintenant plutôt monstrueux.
Le premier soir, à Burroughs, son bloc de poignet bippa. Phyllis lui proposait qu’ils aillent dîner ensemble en ville, il accepta. Avant de maugréer pendant un moment. La soirée ne s’annonçait pas facile.
Ils se retrouvèrent dans un restaurant à patio d’Ellis Butte que Phyllis connaissait, à l’ouest de Hunt Mesa. Ils eurent droit à une table de coin, avec vue sur les quartiers chics entre Ellis et la montagne de la Table, où de nouvelles résidences avaient été construites autour de Princess Park. La montagne de la Table était maintenant tapissée de baies vitrées au point de ressembler à un palace gigantesque. Et les mesas, au-delà, n’étaient pas moins flamboyantes.
Les serveurs apportèrent une carafe de vin, puis ce fut le moment du dîner, ce qui interrompit le bavardage de Phyllis qui n’en finissait pas de disserter sur les nouvelles constructions de Tharsis. Elle se révélait très amène avec le personnel, dédicaçant des serviettes à tous, leur demandant d’où ils venaient, depuis combien de temps vivaient-ils sur Mars, etc. Sax mangea calmement sans vraiment la quitter de l’œil, observant parfois le panorama, impatient que le dîner s’achève. Mais il semblait interminable.
Finalement, ils se retrouvèrent dans l’ascenseur qui accédait au fond de la vallée. Ce qui ramena à l’esprit de Sax le souvenir de leur première nuit : particulièrement dérangeant. Phyllis avait peut-être le même sentiment, et la longue descente se fit dans le plus lourd silence.
Et puis, dès qu’ils se retrouvèrent sur les pelouses du boulevard, elle le serra brièvement entre ses bras, l’embrassa sur la joue et lui dit :
— Stephen, ça a été une soirée merveilleuse. Et tout ce temps que nous avons passé à Arena a été délicieux. Je crois que je n’oublierai jamais notre petite odyssée sous le glacier. Mais à présent, il va falloir que je retourne à Sheffield pour m’occuper de toutes les affaires en attente, tu sais. J’espère bien que tu viendras me rendre visite.
Sax lutta pour contrôler son expression : il se demandait quelles émotions Stephen aurait éprouvées et ce qu’il aurait pu dire à cette minute. Phyllis était une femme vaniteuse et il paraissait probable qu’elle oublierait leur aventure plus vite si elle pensait l’avoir blessé que s’il semblait soulagé. Il s’efforça donc d’exprimer une certaine tristesse, plissa les lèvres, baissa les yeux et dit :
— Ah…
Elle rit comme une petite fille et le prit par les épaules.
— Allons… On a eu du bon temps, non ?… Et puis, on se reverra un jour, ici ou à Sheffield. Ne sois pas triste.
Il haussa les épaules.
— Je sais, dit-il avec un sourire nerveux, peiné. C’est seulement que ça m’a paru si bref…
— Je sais… (Elle l’embrassa.) À moi aussi. Mais on pourra peut-être reprendre tout ça quand on se reverra…
Il hocha la tête. Il comprenait soudain ce que les acteurs devaient parfois ressentir. Que faire ?…
Mais, sur un dernier au revoir, elle s’éloignait déjà. Il se contenta d’agiter la main par-dessus son épaule, très vite.
Il traversa le boulevard du Grand Escarpement vers Hunt Mesa. C’était fait. Et plus facilement qu’il ne l’avait redouté, c’était certain. En fait, cela lui convenait parfaitement. Mais quelque part au fond de lui il était irrité. En passant devant les vitrines des étages inférieurs de Hunt, il observa son reflet : une espèce de vieux chnoque qui jouait les séducteurs. Beau ? Beau pour certaines femmes, quelquefois. Choisi, utilisé comme partenaire au lit pendant quelques semaines et balancé à la première occasion. Il était probable que ça arrivait souvent et plutôt aux femmes qu’aux hommes, sans doute, si l’on tenait compte des inégalités de la culture et de la reproduction. Mais désormais, avec la culture en miettes et la reproduction totalement hors de cause… Oui, Phyllis était une garce. Mais il n’avait pas à s’en plaindre : il lui avait menti dès la première heure. Non seulement à propos de son identité réelle mais de ses sentiments.
Il avait besoin d’un coup de protoxyde d’azote, se dit-il. Pour se remonter un peu. Et il grimpa l’immense escalier de l’atrium de Hunt pour retrouver son petit appartement.
Plus tard dans l’hiver, durant une quinzaine de jours en février 2, la conférence annuelle sur le terraforming se tint à Burroughs. C’était la dixième du genre, baptisée par ses organisateurs « M-38 : nouveaux résultats et nouvelles options ». La plupart des scientifiques présents sur Mars devaient y participer, probablement trois mille. Les colloques auraient lieu dans le grand centre de conférences de la montagne de la Table.
Tous les membres de Biotique de Burroughs se rendirent aux réunions, revenant en courant à Hunt Mesa s’ils avaient des expériences en cours dont ils devaient surveiller les résultats. Sax était passionné, ce qui était naturel, et le premier matin il se leva très tôt, prit un café et une viennoiserie près du parc du Canal avant de se rendre au centre de conférence : il se retrouva presque en tête de file devant le comptoir d’inscription. Il prit sa liasse de bulletins d’infos, épingla son badge, et se perdit dans les couloirs. Tout en sirotant un café, il lut le programme de la matinée et regarda les affiches disposées un peu partout.
Aussi loin qu’il pouvait remonter dans ses souvenirs, pour la première fois il se sentait parfaitement dans son élément.
Il se glissa dans plusieurs salles, mais aucun des exposés ne le retint et, bientôt, il se retrouva dans un couloir inondé de posters :
« La Solubilisation des Hydrocarbones Aromatiques dans les Solutions Monomères et Micellaires Tensio-actives. » « De l’Affaissement du Terrain Post-pompage dans la Région Sud de Vastitas Borealis. » « De la Résistance Épithéliale au Troisième Stade du Traitement Gériatrique. » « L’Incidence de la Fracture Radiale des Aquifères sur les Bordures des Bassins d’Impact. » « L’Electroporosivité à Bas Voltage sur les Plasmides à Longs Vecteurs. » « Les Vents Katabatiques d’Echus Chasma. » « Le Génome Basique d’un Nouveau Genus de Cactées. » « Ressurfacement des Highlands Martiens dans la Région d’Amenthes et Tyrrhena. » « Étude des Dépôts de Nitrate de Sodium de Nilosyrtis. » « Méthode d’Assistance Thérapeutique à l’Exposition aux Chlorophanes par l’Analyse de la Contamination des Tenues de Travail. »
Comme toujours, les affiches des conférences composaient un mélange savoureux. Sax était intéressé par tous les sujets, mais les affiches devant lesquelles il s’attardait le plus longtemps concernaient les aspects du terraforming qu’il avait lui-même lancés ou dont il avait été responsable. L’une d’elles en particulier retint son attention : « Estimation de la Chaleur Cumulée Produite par les Eoliennes d’Underhill[44] » Il la relut avec un vague sentiment de tristesse.
La température à la surface de Mars, avant leur arrivée, se situait aux environs de 220 kelvins, et l’un des objectifs essentiels et approuvés du terraforming avait été de l’amener au-dessus du point de glaciation de l’eau, à 273 K. Augmenter la température moyenne de la surface d’une planète de plus de 53 K était une entreprise impressionnante qui, selon les calculs de Sax, exigerait l’application permanente d’une énergie de 3,5 × 106 joules par centimètre carré. Sax, dans son modèle personnel, avait constamment visé une moyenne de 274 K, qui permettrait de réchauffer la planète pendant la plus grande partie de l’année afin de créer une hydrosphère active, et donc une biosphère. Nombreux étaient ceux qui prônaient une température supérieure, mais Sax n’en voyait pas la nécessité.
Dans tous les cas, les méthodes de réchauffement du système étaient jugées sur leurs résultats : la température globale moyenne. Et l’affiche que Sax avait devant lui annonçait qu’en sept décennies, les éoliennes n’avaient pas apporté plus de 0,15 K. Et il n’y avait pas la moindre erreur de calcul ou d’estimation dans le modèle décrit. Bien sûr, le réchauffement n’était pas l’unique raison qui l’avait conduit à installer les éoliennes : il voulait construire des abris et apporter de la chaleur pour les premiers cryptoendolithes qui devaient être testés en surface. Mais ces organismes avaient péri dès qu’ils avaient été exposés à l’atmosphère, ou peu après. Donc, dans l’ensemble, on ne pouvait pas dire que ce projet avait été une de ses meilleures performances.
Il s’avança un peu plus loin dans le couloir et lut :
« Application du Niveau Processing des Données Chimiques dans les Modèles Hydro-chimiques : Bassin Hydrographique d’Harmakhis Vallis, Hellas. » « Augmentation du Taux de Tolérance en CO2 chez les Abeilles. » « Récupération Épilimnétique[45] des Retombées de Radionucléides Compton dans les Lacs Glaciaires de Valles Marineris. » « Analyse des Matières Pulvérulentes provenant des Rails à Réaction. » « Du Réchauffement Global considéré comme le Résultat de la Libération des Halocarbones. »
Là, il s’arrêta. L’annonce émanait de S. Simmon et de certains de ses étudiants, tous spécialistes de la chimie atmosphérique. Soudain, en lisant ces quelques lignes, il se sentit nettement rasséréné. Quand il avait été mis à la tête du projet de terraforming en 2042, il avait immédiatement entamé la construction d’usines destinées à produire et à libérer dans l’atmosphère de Mars un mélange spécial destiné à l’effet de serre, à base de tétrafluorure de carbone, d’héxafluoréthane, d’héxafluorure de soufre, plus une solution de méthane et d’oxyde nitrique. Ce que l’affiche mentionnait comme le « Cocktail de Russell », car c’était bien ainsi qu’il avait été surnommé par son équipe du Belvédère d’Echus au bon vieux temps. Les halocarbones du cocktail étaient des gaz particulièrement puissants pour l’effet de serre. Ils avaient l’avantage d’absorber le rayonnement planétaire qui s’évadait vers l’espace dans la bande de longueur d’ondes ultracourtes 8-12, que l’on appelait « la fenêtre », dans laquelle la vapeur d’eau pas plus que le gaz carbonique n’avaient une grande capacité d’absorption. Cette fenêtre, quand elle était ouverte, avait laissé une quantité de chaleur fantastique s’échapper vers l’espace, et Sax avait pris très tôt la décision d’essayer de la refermer, en répandant son cocktail afin qu’il constitue dix ou vingt parts pour un million dans l’atmosphère martienne, suivant en cela le modèle initial classique de McKay. Ainsi, depuis 2042, un effort majeur avait été fait pour la construction d’usines automatisées. Dispersées sur toute la surface de la planète, elles traitaient les gaz à partir des sources locales de carbone, de sulfures et de fluorspar, et les libéraient dans l’atmosphère. D’année en année, les quantités avaient augmenté, car le but était de maintenir ce taux dans une atmosphère qui devenait de plus en plus dense, et aussi parce qu’il fallait compenser la destruction permanente des halocarbones par les UV dans la haute atmosphère.
L’affiche de Simmon révélait clairement que les usines avaient continué à fonctionner pendant la guerre de 2061 et les décennies suivantes, que le niveau avait été maintenu à peu près à vingt-six parts pour un million. La conclusion était que ces diffusions de gaz avaient permis de réchauffer la surface d’environ 12 K.
Sax s’éloigna avec un petit sourire. Douze degrés ! Ça, c’était quelque chose ! Plus de vingt pour cent du réchauffement dont ils avaient besoin, et tout ça grâce à la dispersion continue, et depuis les premières années, d’un cocktail de gaz habilement composé. Très élégant. La simple physique pouvait être si réconfortante…
Il était dix heures, et une conférence importante venait de commencer, celle de H. X. Borazjani, l’un des meilleurs chimistes atmosphériques de Mars, justement à propos du réchauffement global. Apparemment, Borazjani avait l’intention de donner le bilan des calculs qu’il avait faits sur tous les essais de réchauffement atmosphérique jusqu’à 2100, un an avant la mise en service de la soletta. Après l’estimation de chaque contribution individuelle, il devait donner une estimation des éventuels effets de synergie. Cette conférence était effectivement essentielle, du fait que les travaux de nombreux autres scientifiques seraient mentionnés et évalués.
La salle de conférences était parmi les plus vastes et elle était pratiquement comble. Sax estima qu’il devait y avoir là deux mille auditeurs au moins. Quand il se glissa derrière la dernière rangée de sièges, Borazjani commençait à peine.
C’était un personnage de petite taille, au teint mat, les cheveux blancs. Il s’exprimait devant un grand écran vers lequel il brandissait un pointeur pour désigner les diverses méthodes de réchauffement qui avaient été essayées : la poussière noire et les lichens aux pôles, les miroirs sur orbite expédiés à partir de la Lune, les moholes, les usines de dégagement de gaz à effet de serre, les astéroïdes de glace largués dans l’atmosphère, les bactéries dénitrifiantes, et tout le reste du biote.
Sax avait démarré chacun de ces processus dans les années 2040 et 2050 et il portait sur l’écran vidéo un regard plus intense que n’importe qui. La seule stratégie évidente qu’il avait évitée durant les premières années était le dégagement massif de CO2, qui était la composante principale d’une stratégie concurrente en deux phases qu’il avait toujours détestée. Les partisans de cette dernière stratégie avaient voulu lancer un effet de serre galopant afin de créer une atmosphère de CO2 pouvant atteindre deux bars, en se fondant sur l’argument que le réchauffement de la planète serait fulgurant, que l’atmosphère ferait écran aux rayons UV, ce qui encouragerait la croissance des plantes rampantes. Ce qui était vrai, sans le moindre doute. Mais, pour les êtres humains et les animaux, une telle atmosphère serait toxique. Pourtant, même si les défenseurs du projet avaient un plan qui était censé supprimer le gaz carbonique pour le remplacer par une atmosphère respirable, leurs méthodes étaient vagues, ainsi que le révélait leur calendrier, qui variait entre cent et vingt mille années. Et le ciel blanc comme du lait, quelle que soit la durée.
Sax trouvait inélégante cette solution au problème. Il préférait de loin le modèle à phase unique, qui visait directement le but final. Cela signifiait qu’ils avaient toujours été un peu courts sur la chaleur, mais il jugeait que ce désavantage avait ses compensations. Et il avait fait de son mieux pour trouver des substituts à la chaleur que le CO2 aurait ajoutée, comme les moholes, par exemple. Malheureusement, l’estimation du dégagement de chaleur produit par les moholes, selon Borazjani, était particulièrement faible : tous confondus, ils avaient ajouté peut-être 5 K à la température moyenne. Bien, se dit Sax en tapant quelques notes sur son lutrin, il était inutile de tergiverser – la seule source fiable de chaleur était le soleil. Ce qui expliquait l’initiative provocante des miroirs sur orbite, qui s’étaient mis à croître d’année en année, acheminés par des vaisseaux à voiles solaires depuis la Lune, où une chaîne très efficace les produisait à partir de l’aluminium contenu dans l’anorthosite. Ces véritables flottes de miroirs, selon Borazjani, étaient devenues assez importantes pour augmenter la température moyenne de 5 K.
La réduction de l’albédo[46] une direction dans laquelle on n’avait guère avancé, avait rajouté 2 K. Et les quelque deux cents réacteurs nucléaires répartis à la surface de la planète avaient encore apporté 1,5 K.
Puis, Borazjani en vint au cocktail de gaz à effet de serre. Mais, à la différence de Simmon qui annonçait sur son affiche 12 K, il donnait, lui, une estimation de 14 K, en citant à l’appui de ce chiffre un article vieux de vingt ans de J. Watkins. Sax avait repéré Berkina assis non loin de lui, dans la dernière rangée. Il se rapprocha, et lui murmura à l’oreille :
— Pourquoi ne se sert-il pas du travail de Simmon ?
Berkina chuchota en souriant :
— Il y a quelques années, Simmon a publié un article dans lequel il avait récupéré un calcul très complexe de l’interaction UV-halocarbone de Borazjani. Il l’avait légèrement modifié et, la première fois, il l’a attribué à Borazjani mais, par la suite, il s’est contenté de citer son premier article. Borazjani a été furieux, et il considère que les articles de Simmon sur le sujet dérivent tous de Watkins, de toute manière. Alors, dès qu’il parle de réchauffement, il se réfère aux travaux de Watkins, et fait comme si les articles de Simmon n’avaient jamais existé.
— Ah… fit Sax.
Il se redressa et ne put s’empêcher de sourire en pensant à la revanche subtile mais révélatrice de Borazjani. Et dans le même instant, il repéra Simmon dans la salle, l’air sombre.
Borazjani venait de passer aux effets de réchauffement dus à la vapeur d’eau et au CO2 libérés dans l’atmosphère et dont il estimait l’apport à 10 K.
— En partie, on pourrait parler d’effet synergétique, déclara-t-il, dans la mesure où la désorption de CO2 résulte principalement d’autres réchauffements. Mais, en dehors de cela, je ne pense pas que nous puissions affirmer que la synergie a été un facteur marquant. La somme des réchauffements créés par toutes les méthodes individuelles correspond de très près aux températures des divers relevés météo sur toute la planète.
Une table de résumé apparut sur l’écran vidéo et Sax en fit une copie simplifiée sur son lutrin :
Borazjani, 14 février 2, 2102 :
Halocarbones : 14
H2O et CO2 : 10
Moholes : 5
Miroirs pré-soletta : 5
Réduction d’albédo : 2
Réacteurs nucléaires : 1,5
Borazjani n’avait même pas inclus les éoliennes, mais Sax ne les oublia pas sur son lutrin. Au total, on arrivait à 37,65 K. Un pas important vers leur objectif initial d’un accroissement de 53 K. Ils n’avaient lancé le plan que soixante ans auparavant, et déjà, durant la majeure partie de l’été, les températures moyennes dépassaient le point de congélation, ce qui permettait le développement de la flore arctique et alpestre, comme celle qu’il avait pu observer dans la région du glacier d’Arena. Et tout ça avant l’introduction de la soletta, qui avait augmenté l’insolation de vingt pour cent.
La séance de questions était ouverte, et un auditeur interpella Borazjani à propos de la soletta, en lui demandant si elle était bien nécessaire au vu du progrès réalisé par d’autres méthodes.
Borazjani haussa les épaules comme Sax l’aurait fait.
— Que signifie nécessaire ? Tout dépend de la chaleur que vous souhaitez atteindre. Selon le modèle standard lancé par Russell au Belvédère d’Echus, il est important de maintenir le taux de CO2 aussi bas que possible. C’est ainsi que nous sommes conduits à utiliser d’autres méthodes de réchauffement afin de compenser la perte de chaleur que le CO2 aurait pu apporter. On pourrait considérer la soletta comme un outil de compensation de la réduction du taux de CO2 au niveau de l’atmosphère respirable.
Sax hocha la tête malgré lui.
Un autre auditeur venait de se lever.
— Est-ce que vous ne pensez pas que le modèle standard est inadéquat, si nous prenons en compte la quantité d’azote dont nous disposons ?
— Pas si l’azote est totalement libéré dans l’atmosphère.
Mais cette perspective était improbable, comme le fit immédiatement remarquer l’interlocuteur de Borazjani. Un pourcentage important d’azote demeurerait au sol, là où, en fait, il était utile aux plantes. Donc, ils manquaient d’azote, comme Sax l’avait toujours su. Et s’ils maintenaient le taux de CO2 dans l’atmosphère aux plus bas niveaux, cela laisserait le pourcentage d’oxygène à un niveau supérieur dangereux. Un autre auditeur se leva et déclara qu’il était possible que le manque d’azote puisse être compensé par le dégagement d’un autre gaz inerte, comme l’argon, par exemple. Sax plissa les lèvres : il avait libéré de l’argon dans l’atmosphère depuis 2042, quand il avait pris conscience du problème, et le régolite contenait de l’argon en quantités importantes. Mais il n’était pas facile de le libérer, comme l’avaient découvert ses ingénieurs et comme le déclaraient diverses personnes dans la salle en ce même instant. Non, l’équilibre des gaz dans l’atmosphère était en train de devenir un vrai problème.
Une femme remarqua qu’un consortium de transnats, sous la coordination d’Armscor, construisait un système de navette destiné à récupérer l’azote quasi pur de l’atmosphère de Titan, qui serait liquéfié, expédié vers Mars et dispersé dans l’atmosphère supérieure. Sax, attentif, fit quelques calculs rapides sur son lutrin. Et il plissa le front en voyant les résultats : il faudrait un très grand nombre d’allers et retours pour réussir cette entreprise, ou alors des navettes particulièrement énormes. Incroyable que quiconque ait pu penser que cela méritait l’investissement de départ.
La discussion était repartie sur la soletta. Elle était certainement en mesure de compenser les 5 ou 8 K qu’ils perdraient en abaissant le taux de CO2 et elle apporterait même un peu plus de chaleur. Théoriquement (Sax consulta son lutrin) on pourrait atteindre les 22 K. La réduction du taux de CO2 elle-même ne serait pas facile, fit remarquer quelqu’un. Un représentant des labos de Subarashii, non loin de Sax, se dressa alors pour annoncer qu’un débat avec démonstration sur la soletta et les loupes aériennes aurait lieu plus tard, lorsqu’ils auraient réussi à clarifier largement les questions de base. Avant de se rasseoir, il ajouta que les graves défauts du modèle uniphase rendaient la création du modèle biphasé impérative.
Une bonne partie de l’auditoire accueillit cela en écarquillant les yeux. Sur ce, Borazjani déclara qu’ils devaient libérer la salle pour la prochaine réunion. Nul n’avait émis de commentaire sur son modèle astucieux, qui avait mis en évidence avec plausibilité tous les apports des différentes méthodes de réchauffement de la planète. Mais, sous un certain angle, c’était un signe de respect – personne n’avait critiqué le modèle, et la prééminence de Borazjani dans ce domaine était acceptée par tous. L’auditoire se levait, et quelques-uns se dirigeaient vers lui pour échanger quelques paroles. Et un millier de conversations démarrèrent au moment où ils se déversaient tous dans les couloirs.
Sax alla déjeuner avec Berkina dans un café, au pied de Branch Mesa. Autour d’eux, d’autres scientifiques venus de toutes les régions de Mars bavardaient en mangeant. « On pense à une part par milliard. » « Non, les sulfates se comportent selon les estimations modérées. » À les entendre, les gens de la table voisine considéraient qu’on allait passer au modèle biphasé. Une femme venait de parler d’une augmentation de la température moyenne jusqu’à 295 K, soit 7 K de plus que la moyenne terrestre elle-même.
Devant toutes ces expressions de hâte, d’avidité pour la chaleur, Sax avait l’air sombre. Il ne voyait pas pourquoi ils n’étaient pas satisfaits des progrès qui avaient été faits jusqu’alors. Le but ultime n’était pas purement la chaleur, après tout, mais une surface planétaire viable. Il avait constamment maintenu cette position et elle avait dominé tous les programmes qu’il avait lancés en 2042. Les résultats, jusqu’alors, ne lui donnaient aucune raison de se plaindre. L’atmosphère actuelle de Mars avoisinait les 160 millibars et elle était composée à parts à peu près égales de CO2, d’oxygène et d’azote, avec des traces d’argon et autres gaz rares. Ce n’était pas le mélange que Sax souhaitait à terme, mais c’était ce qu’on avait pu faire de mieux avec l’inventaire des corps volatils dont on disposait au départ. Et cela représentait un stade plausible vers le mélange final que Sax avait en esprit. Sa recette, qui appliquait la première formule de Fogg, était la suivante :
300 millibars d’azote
160 millibars d’oxygène
30 millibars d’argon, d’hélium, etc.
10 millibars de CO2
Pression totale at datum : 500 millibars
Toutes ces quantités avaient été fixées en fonction des exigences physiques et des limites de toutes sortes. La pression totale devait être suffisamment élevée pour que l’oxygène circule dans le sang, et 500 millibars correspondait à la pression enregistrée sur Terre à une altitude de quatre mille mètres : la limite extrême où les hommes pouvaient vivre. Étant donné qu’il s’agissait de la limite supérieure, il serait préférable, dans l’atmosphère ténue de Mars, que le taux d’oxygène soit plus important que sur Terre, mais pas trop, sinon il deviendrait difficile d’éteindre les incendies. Quant au CO2, il fallait le maintenir au-dessous de 10 millibars, sinon, il serait toxique. En ce qui concernait l’azote, plus il y en aurait mieux ce serait. En fait, une pression de 780 millibars serait idéale, mais l’estimation de la quantité d’azote sur Mars plafonnait à moins de 400 millibars, et par conséquent on ne pouvait espérer libérer plus de 300 millibars dans l’air de la planète, raisonnablement, peut-être un peu plus… Le manque d’azote était en fait l’un des plus importants problèmes qui se posait au plan du terraforming. Une quantité supérieure était nécessaire, autant dans l’atmosphère que dans le sol.
Sax mangeait en silence, en réfléchissant intensément. Les débats de cette matinée l’avaient amené à se demander s’il avait pris les bonnes décisions en 2042 – si l’inventaire des corps volatils pouvait justifier sa tentative d’atteindre une surface humainement viable en un seul stade. Il n’y pouvait plus grand-chose désormais. Et, tout bien considéré, il se dit qu’il avait fait ce qu’il fallait. Shikata ga nai, c’était exactement ça, à vrai dire, s’ils voulaient vraiment fouler librement le sol de Mars dans le temps de leurs vies. Même si ces vies avaient été considérablement allongées.
Mais il y avait des gens qui semblaient plus se préoccuper de l’augmentation des températures que de la qualité d’une atmosphère respirable. Apparemment, ils étaient convaincus qu’ils pouvaient accroître le niveau de CO2, réchauffer les températures à des degrés terriblement élevés, pour réduire ensuite le CO2 sans problème. À ce propos, Sax avait quelques doutes : n’importe quelle opération biphasé serait embrouillée, à tel point qu’il ne pouvait s’empêcher de se demander s’ils n’allaient pas se retrouver bloqués dans l’échelle de vingt mille ans que les premiers modèles biphasés avaient prédite. Cette idée le dérangeait. Il n’en voyait pas la nécessité. Les gens étaient-ils vraiment décidés à se risquer dans un problème à terme aussi lointain ? Étaient-ils impressionnés à ce point par les nouvelles technologies gigantesques maintenant disponibles qu’ils croyaient que tout était possible ?
— Comment était votre pastrami[47] ? demanda Berkina.
— Mon quoi ?
— Votre pastrami. Le sandwich que vous venez de manger, Stephen.
— Oh ! Excellent, excellent ! J’en suis sûr.
Les séances d’après-midi étaient pour la plupart consacrées aux problèmes posés par le succès de la campagne de réchauffement global. Au fur et à mesure que les températures augmentaient et que le biote du sous-sol commençait à pénétrer plus profondément dans le régolite, le permafrost fondait, ainsi qu’ils l’avaient espéré. Mais cela se révélait désastreux dans certaines régions où le permafrost était particulièrement dense. Dont Isidis Planitia, malheureusement, faisait partie. Une aréologue du labo de Praxis à Burroughs décrivit la situation lors d’une conférence très attendue : Isidis était l’un des grands bassins d’impact anciens, avec une taille presque similaire à celle d’Argyre, ses parois nord avaient été totalement érodées et sa bordure sud appartenait maintenant au Grand Escarpement. En sous-sol, la glace était descendue du nord pour se déverser dans le bassin depuis des milliards d’années. À présent, la glace proche de la surface commençait à fondre pour se reformer durant l’hiver. Ce cycle de décongélation-recongélation provoquait un accroissement de la masse de givre à une échelle sans précédent. On atteignait presque la magnitude deux de dilatation si on comparait le phénomène aux modèles terrestres. Avec des karsts et des pingos[48] cent fois plus grands que leurs équivalents terriens. Sur toute l’étendue d’Isidis, ces trous géants et ces grands monticules marquaient désormais le paysage. Après sa conférence, l’aréologue enchaîna avec une projection de vues assez stupéfiantes avant d’accompagner les spécialistes les plus intéressés vers le sud de Burroughs, au-delà de Moeris Lacus Mesa, jusqu’à la paroi de la tente. Là, le secteur semblait avoir été dévasté par un séisme récent. Le sol s’était ouvert sous la poussée d’une masse glaciaire semblable à une colline ronde et lisse.
— Voici un très beau spécimen de pingo, déclara l’aréologue avec une certaine fierté. Les masses glaciaires sont relativement pures comparées à la matrice de permafrost, et se comportent dans la matrice de la même manière que le font les roches – quand le permafrost se recongèle la nuit, ou en hiver, il se dilate, et tout ce qu’il rencontre dans son mouvement d’expansion est alors poussé vers la surface. On trouve de nombreux pingos dans la toundra, sur Terre, mais aucun de cette taille.
Elle entraîna le groupe entre les plaques de béton brisées qui avaient dû couvrir une rue et, sur le bord d’un cratère de terre, ils découvrirent un amas de glace salie.
— On l’a percé comme un abcès, et maintenant, nous pompons l’eau de la fonte dans les canaux.
— Dans les déserts, ce serait une oasis, remarqua Sax à l’adresse de Jessica. Ça fondrait en été et tout le terrain alentour serait arrosé. Nous devrions développer une communauté de graines, de spores et de rhizomes que nous pourrions disperser sur des sites tels que celui-ci.
— Exact. Néanmoins, pour être réalistes, nous ne devons pas oublier que les régions à permafrost vont être inondées par la mer de Vastitas.
— Hum, fit Sax.
À vrai dire, il avait totalement oublié les forages et les drainages de Vastitas. Lorsqu’ils furent de retour au centre de conférences, il se mit directement en quête d’une conférence sur le sujet. Il y en avait une à quatre heures : « Des Récents Progrès des Procédures de Pompage de Permafrost de la Loupe du Nord Polaire. » Il regarda, impassible, le vidéo-show préliminaire. Les loupes de glace qui s’étaient étendues sous la calotte polaire nord apparaissaient comme la partie immergée d’un iceberg car elles contenaient dix fois plus d’eau que la calotte à découvert. Et le permafrost de Vastitas était plus riche encore. Mais pour amener toute cette quantité d’eau en surface… cela équivalait à capter l’azote de l’atmosphère de Titan, un projet tellement énorme que Sax ne l’avait même pas envisagé durant les premières années : il aurait été alors impossible. Tous ces projets gigantesques – la soletta, l’azote de Titan, les forages de l’océan du Nord, l’arrivée régulière d’astéroïdes de glace – se situaient à une échelle avec laquelle Sax avait du mal à s’ajuster. Les transnationales voyaient grand, depuis quelque temps. Il était certain que les nouvelles possibilités des matériaux et du design scientifiques ainsi que l’émergence d’usines pleinement automultiplicatrices rendaient tous ces projets techniquement réalisables. Mais les investissements financiers de départ n’en étaient pas moins énormes.
Quant aux possibilités techniques, il s’y adapta assez vite. C’était en fait le prolongement de ce qu’ils avaient fait dans le temps : une fois les problèmes de matériaux, de design et de contrôle homostatique résolus, on disposait d’une puissance considérablement accrue. On pouvait dire que leurs buts ne dépassaient plus leurs possibilités. Ce qui, au vu des options prises par certains, était une pensée un peu effrayante.
En tout cas, une cinquantaine de plates-formes de forage étaient à l’œuvre au-delà du soixantième parallèle nord. Elles creusaient des puits et y installaient des dispositifs de fonte du permafrost : des galeries réchauffantes, des tunnels de percée latérale et des charges nucléaires. L’eau était ensuite pompée et redistribuée sur les dunes de Vastitas Borealis, où elle gelait à nouveau. À terme, cette feuille de glace finirait par fondre, en partie sous l’effet de son propre poids, et ils obtiendraient ainsi un anneau océanique tout autour de l’hémisphère Nord, entre le soixantième et le soixante-dixième parallèle. Ce serait sans doute un bassin thermique efficace, comme tous les océans, mais aussi longtemps qu’il resterait une mer de glace, l’augmentation d’albédo qui en résulterait équivaudrait à une perte sèche de chaleur pour l’ensemble du système. Autre exemple de recoupement négatif dans les opérations en cours. De même que la situation de Burroughs par rapport à cette mer nouvelle : la ville se trouvait un peu au-dessous du niveau estimé. On parlait de construire une digue, ou bien de prévoir une mer plus réduite, mais nul n’avait de certitude. Tout ça était vraiment très intéressant.
Sax se rendait chaque matin à la conférence. Il y passait toute la journée, dans l’ambiance chuchotante des amphithéâtres et des couloirs du centre. Il bavardait avec des collègues, des conférenciers, et ses voisins dans les gradins. Plus d’une fois, il dut faire semblant de ne pas reconnaître certains de ses anciens collègues. Ce qui le rendait suffisamment nerveux, au point de les éviter quand cela était possible. Mais eux ne semblaient pas lui trouver quoi que ce soit de familier et, la plupart du temps, il s’en sortait en se concentrant sur la science, avec autant de conviction que de talent. Les gens parlaient, posaient des questions, débattaient des faits en détail, discutaient de toutes les implications. Et cela sous la lumière fluorescente des salles de conférences, dans le bourdonnement des ventilateurs et des projecteurs vidéo – comme s’ils se trouvaient dans un monde hors de l’espace et du temps, un univers de science pure, très certainement l’une des grandes réussites de l’esprit humain. Ils formaient une sorte de communauté utopique, brillante, agréable, douillette. Pour Sax, une conférence scientifique, c’était vraiment l’utopie.
Mais les dernières sessions, pourtant, avaient pris un ton nouveau. Une espèce de note de nervosité que Sax n’avait jamais encore décelée et qu’il n’aimait guère. Les questions qui suivaient la conférence étaient plus agressives et les réponses plus vives et défensives. Le jeu pur du discours scientifique qu’il affectionnait par-dessus tout (et qui n’était jamais aussi pur que cela) était maintenant émaillé de disputes, de marques de lutte pour le pouvoir dont le motif dépassait le simple égotisme. Ça ne ressemblait en rien aux emprunts indélicats de Simmon aux travaux de Borazjani et à la riposte subtile de Borazjani : c’était plus proche de l’assaut direct. À la fin d’une présentation des moholes de grande profondeur qui pouvaient atteindre le manteau de la planète, un petit Terrien chauve se dressa et lança :
— Je ne pense pas que votre modèle fondamental de lithosphère soit valable.
Et il quitta la salle.
Sax observait la scène avec une totale incrédulité.
— Mais c’est quoi, son problème ? chuchota-t-il à Claire.
Elle secoua la tête.
— Il travaille pour Subarashii sur les loupes aériennes et ils n’apprécient pas du tout la concurrence potentielle pour leur programme de fusion du régolite.
— Seigneur !
Le jeu des questions et des réponses se poursuivit tant bien que mal, après cette démonstration de grossièreté, mais Sax finit par se glisser hors de la salle. Au bout du couloir, il aperçut le chercheur de Subarashii. À quoi pouvait-il donc penser ?
Mais ce trublion n’était pas le seul à se comporter bizarrement. Tous avaient les nerfs tendus. Bien sûr, les enjeux étaient importants. Ainsi que le montrait le pingo situé au-dessous de Moeris Lacus, à faible échelle, ils allaient affronter des effets secondaires désagréables s’ils appliquaient les procédures qui avaient été étudiées et défendues à la conférence, des effets qui risquaient de coûter de l’argent, du temps et des vies humaines. Et puis, il y avait toutes ces motivations financières…
Ils approchaient des dernières journées, et la programmation passait de sujets spécifiques à des présentations et des ateliers d’intérêt général, à des réunions où l’on tentait de discuter de l’ensemble des travaux qui avaient été soutenus afin d’en faire la synthèse. Il y eut aussi plusieurs présentations dans la grande salle concernant les programmes nouveaux, ce qu’on appelait « les monstres ». Des projets qui auraient tellement d’impact qu’ils affectaient presque tous les autres programmes. Et quand ils en discutèrent, en fait, il fut plus question de la ligne à suivre, de ce qu’ils devraient faire ensuite plutôt que de ce qui avait déjà été accompli. Ce qui encourageait les chicanes, en général, et plus encore ces derniers jours, chacun essayant de trouver dans les présentations antérieures des éléments afin de défendre sa cause. Ils venaient de pénétrer dans cette triste région où la science commence à se mêler à la politique, où les articles deviennent des propositions de subvention. Et il était navrant de voir cette zone sombre envahir le terrain d’une conférence restée neutre jusqu’alors.
Sax, tout en déjeunant en solitaire, se dit que cette ambiance était sans nul doute le résultat des projets « monstres ». Ils étaient si difficiles et coûteux que les contrats avaient été distribués entre différentes transnats. Cette stratégie était plausible à première vue, c’était une mesure efficace mais, malheureusement, elle impliquait aussi que les différents angles d’attaque des problèmes du terraforming concernaient différentes parties qui, toutes, défendaient leurs méthodes comme étant les « meilleures ». Elles trafiquaient les résultats des études et des simulations sur modèles pour défendre leurs idées.
Praxis, par exemple, était avec la Suisse le leader du plan de génie génétique particulièrement vaste, et les théoriciens qui le représentaient défendaient ce qu’ils appelaient le modèle écopoésis, selon lequel aucun afflux de chaleur ou de gaz volatils n’était plus nécessaire à ce stade : les processus biologiques à eux seuls, avec l’aide minimale d’ingénierie écologique, suffiraient à terraformer la planète selon les niveaux envisagés dans le modèle de Russell. Sax pensait qu’ils avaient sans doute raison, si l’on comptait avec la soletta, mais il considérait que leurs échelles de temps étaient par trop optimistes. Et puis, il travaillait pour Biotique, et il était possible que son jugement fut faussé.
Les chercheurs d’Armscor, par contre, restaient sur leurs positions : un taux d’azote trop faible mettrait en péril tous les espoirs écopoétiques. Ils défendaient avec insistance la nécessité d’une intervention industrielle continue – mais, bien entendu, c’était Armscor qui construisait les navettes de transport d’azote de Titan. Et les gens de Consolidated, qui foraient Vastitas, mettaient en avant l’importance vitale d’une hydrosphère active. Ceux de Subarashii, responsables des nouveaux miroirs en orbite, vantaient le rôle énorme de la soletta et de la loupe aérienne qui apportaient des gaz et de la chaleur dans le système, ce qui accélérait le processus. Il était évident dès le départ que tous ces gens défendaient leurs programmes. Il suffisait de lire leurs badges pour savoir qui ils allaient attaquer ou défendre. Sax était particulièrement peiné de voir la science dévoyée de façon aussi criante. Il avait le sentiment que c’était le cas pour tous, même pour ceux qui participaient au jeu. Ce qui ajoutait encore à l’agressivité de chacun. Ils savaient ce qui se passait, ça ne plaisait à personne, mais aucun d’eux ne voulait l’admettre.
Cela culmina durant la dernière matinée, avec l’ultime débat sur le CO2. Très vite, deux chercheurs de Subarashii se lancèrent dans une défense véhémente de la soletta et de la loupe aérienne. Installé tout au fond de la salle, Sax les écouta décrire avec enthousiasme leurs miroirs géants, de plus en plus nerveux et irrité. Il aimait bien la soletta, qui n’était que le prolongement logique des miroirs qu’il avait placés sur orbite dès le départ. Mais la loupe aérienne constituait à l’évidence un instrument extrêmement puissant. Utilisée sur la surface à pleine puissance, elle pouvait volatiliser des centaines de millibars de gaz dans l’atmosphère, en grande partie du CO2, ce qui n’était nullement désirable dans le modèle monophase de Sax. Dans n’importe quel processus intelligent, ces gaz devaient rester prisonniers du régolite. Oui, il y avait pas mal de questions brûlantes qui devaient être posées à propos des effets de cette loupe aérienne, et les gens de Subarashii auraient dû être durement censurés pour avoir entamé la fusion du régolite sans s’être concertés avec quiconque en dehors de l’ATONU. Mais Sax ne souhaitait pas attirer l’attention sur lui, et il se contenta de travailler sur son lutrin, assis près de Claire et de Berkina, nerveux, espérant à chaque instant que quelqu’un allait poser les questions difficiles qui affluaient à son esprit.
Elles étaient aussi évidentes que difficiles, et on les posa. D’abord un scientifique de Mitsubishi, qui s’en prenait constamment à ceux de Subarashii. Il se leva et s’inquiéta très courtoisement de l’effet de serre incontrôlable qui pourrait résulter de l’excès de CO2. Sax approuva avec ferveur. Mais les gens de Subarashii répliquaient déjà que c’était exactement ce qu’ils espéraient : qu’il n’y aurait jamais trop de chaleur, et qu’une pression atmosphérique de 700 ou 800 millibars était préférable à 500 de toute manière.
— Mais pas si c’est du CO2, murmura Sax à l’oreille de Claire, qui acquiesça.
H. X. Borazjani se leva pour déclarer la même chose. D’autres suivirent. Ils étaient nombreux à utiliser le modèle original de Sax comme base d’action, et ils insistaient de diverses manières sur la difficulté que l’on rencontrait à évacuer des taux excessifs de CO2 de l’atmosphère. Mais il se trouvait aussi certains scientifiques sérieux d’Armscor, de Consolidated ou de Subarashii pour prétendre que le nettoyage du CO2 ne poserait aucune difficulté, et même qu’une atmosphère trop lourde en CO2 ne serait pas la pire solution. Un écosystème dominé par la flore, avec des insectes tolérants en CO2 et sans doute quelques espèces animales issues du génie génétique, se développerait dans cette atmosphère épaisse. Quant aux humains, ils porteraient des masques respiratoires légers.
Sax grinçait des dents. Heureusement, il n’était pas le seul, ce qui lui permettait de rester assis tandis que les autres se levaient tour à tour pour critiquer cette version fondamentaliste du terraforming. La discussion devint violente, et même houleuse.
— Nous ne voulons pas créer une planète jungle !
— Vous laissez entendre que nous pourrions être génétiquement transformés pour tolérer un taux de CO2 plus élevé, mais c’est ridicule !
Très vite, il devint évident qu’ils n’avançaient plus. Ils avaient tous leur opinion, ils n’écoutaient plus, et restaient tous retranchés dans le camp de leur employeur. Tout cela était inconvenant, à vrai dire. Le dégoût général ne tarda guère à les pousser vers la sortie. Tout autour de Sax, les gens repliaient leurs programmes, éteignaient leurs lutrins dans un concert de chuchotements. Plus loin, d’autres insistaient, argumentaient, invectivaient… Les choses avaient mal tourné, à l’évidence… Mais il suffisait de réfléchir un bref instant pour comprendre que tous se disputaient à présent sur les décisions qui allaient être prises par les politiques, et non par les scientifiques. Ça ne plaisait à personne et les auditeurs étaient de plus en plus nombreux à quitter la salle au milieu d’une discussion. L’animatrice du débat, une Japonaise d’une politesse extrême qui affichait un air malheureux, éleva la voix pour proposer qu’on arrête là les débats. Et le public se déversa dans les couloirs en petits groupes agités et bavards.
Sax suivit Claire, Jessica et ses autres collègues de Biotique jusqu’à Hunt Mesa, de l’autre côté du canal. Ils s’engouffrèrent tous dans l’ascenseur pour se retrouver sur le plateau, chez Antonio.
— Ils vont nous inonder de CO2, déclara Sax, incapable de se taire plus longtemps. Je pense qu’ils ne comprennent pas quel coup ça va porter au modèle standard.
— C’est un modèle complètement différent, dit Jessica. Biphasé, lourd, industriel…
— Mais les gens et les animaux devront indéfiniment rester sous les tentes, protesta Sax.
— Pour les dirigeants des transnats, ça importe sans doute peu, dit Jessica.
— Peut-être même que ça leur plaît, ajouta Berkina.
Sax fit la grimace.
Claire intervint alors :
— Il est possible aussi qu’ils veuillent seulement essayer leur soletta et leur loupe dans le ciel. Comme des jouets. Vous savez, c’est un peu comme ces loupes avec lesquelles on met le feu dans l’herbe sèche quand on a dix ans. En plus fort. Ils ne peuvent plus attendre. Et puis, ils appelleront canaux toutes ces zones grillées…
— Mais c’est tellement stupide ! lança Sax d’un ton acerbe. (Toutes les têtes se tournèrent alors vers lui et il essaya de se modérer :) Je veux dire que c’est idiot, en fait. C’est du romantisme mal placé. Il ne saurait s’agir de canaux, parce qu’il n’y a pas de voies d’eau à relier les unes aux autres, et même s’ils les utilisaient, les bords s’effondreraient.
— Mais non, parce qu’ils seraient en verre, dit Claire. C’est juste une idée, ces canaux, après tout.
— Mais on n’est pas dans un jeu ! dit Sax.
Ça devenait très difficile d’assumer le sens de l’humour de Stephen : il ne savait pour quelle raison, mais ce sujet l’irritait, le perturbait complètement. Tout avait si bien commencé ici.
Soixante années de créations réelles – et voilà que d’autres intervenaient avec des idées différentes et des jouets différents. Voilà qu’ils se querellaient, travaillaient les uns contre les autres, qu’ils développaient des méthodes toujours plus puissantes et coûteuses avec de moins en moins de coordination. Ils allaient ruiner son plan !
Les ultimes sessions de l’après-midi furent superficielles et ne restaurèrent en rien la foi de Sax en une science désintéressée. Ce même soir, de retour dans sa chambre, il suivit les infos vidéo sur l’environnement avec plus d’intérêt, cherchant des réponses à une question qu’il n’avait pas encore vraiment formulée. Des falaises s’écroulaient. Des rochers de toutes tailles étaient arrachés au permafrost par le cycle de congélation-décongélation et se disposaient selon des schémas de polygones caractéristiques. Des glaciers rocheux étaient en formation dans les ravines et les chutes. Les rochers arrachés à la gangue de glace dévalaient les gorges en masse et se comportaient très exactement comme des glaciers. Des pingos marquaient toute l’étendue des lowlands du Nord, excepté sur les mers gelées créées par les plates-formes de forage, et qui avaient inondé les terres.
Le changement se produisait à un degré massif et devenait apparent un peu partout, désormais. Il s’accélérait chaque année avec le réchauffement des étés, et le biote du sous-sol martien progressait toujours plus profondément – tout gelait et se solidifiait avec l’hiver et se givrait un peu durant chaque nuit d’été. Un cycle aussi intense de gel-dégel aurait dévasté n’importe quel paysage, et celui de Mars était encore plus susceptible d’en souffrir puisqu’il était resté figé dans une stase d’aridité froide durant des millions d’années. La perte de masse provoquait des glissements de terrain quotidiens, et les accidents et les disparitions devenaient courants. Certains trajets en surface étaient maintenant dangereux. Les canyons et les cratères jeunes ne représentaient plus des sites sûrs pour édifier une ville, ni même pour y faire étape une nuit.
Sax s’avança jusqu’à la fenêtre de sa chambre et contempla les lumières de la ville. Tout cela, Ann l’avait prédit depuis longtemps. Il était certain qu’elle devait recevoir avec écœurement les rapports sur l’accélération des changements, de même que tous les Rouges. Pour eux, n’importe quel effondrement était le signe que les choses empiraient plutôt que de s’améliorer. Autrefois, Sax aurait rejeté leurs arguments d’un haussement d’épaules : la perte de masse exposait le sol aux rayons du soleil, le réchauffait, révélant ainsi les sources potentielles de nitrate et tout le reste.
Mais, au sortir de la conférence, il n’en était plus aussi convaincu.
Aux infos vidéo, aucune trace d’inquiétude n’apparaissait. Les Rouges n’avaient pas voix au chapitre. L’effondrement du relief était considéré comme une occasion idéale, non seulement pour le terraforming, qui semblait la préoccupation exclusive des transnats, mais aussi pour l’exploitation minière de Mars. Sax regarda un reportage sur la découverte récente d’un filon de minerai d’or avec un sentiment d’abattement. Étrange de constater à quel point les gens étaient fascinés par la prospection. Le vingt-deuxième siècle commençait, on était sur Mars, l’ascenseur fonctionnait à nouveau et voilà qu’on revenait à une mentalité de ruée vers l’or, comme si c’était là que se jouait le destin, sur cette nouvelle frontière, avec des outils d’exploitation et de construction qui se multipliaient un peu partout. Et le terraforming qui avait été son œuvre, son travail, le but unique de sa vie en fait, durant plus de soixante ans, semblait se transformer en autre chose…
Il commença à souffrir d’insomnie. Il n’avait jamais connu ce phénomène auparavant, et trouva cela très pénible. Il s’éveillait, se tournait et se retournait, et puis les rouages s’enclenchaient dans son esprit et tout se mettait à tourner. Quand il devenait évident qu’il ne retrouverait pas le sommeil, il se levait, allumait l’écran de son intelligence artificielle et regardait des programmes vidéo, les derniers bulletins d’infos, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il observa les symptômes d’une sorte de dysfonctionnement sociologique sur Terre. Par exemple, rien ne montrait qu’ils aient fait la moindre tentative pour ajuster leurs sociétés à l’impact de l’augmentation de la population provoquée par les traitements gérontologiques. Pourtant, la solution était élémentaire : contrôle des naissances, quotas, stérilisation – mais la plupart des pays n’avaient rien fait de tout cela. Il apparaissait en fait que la sous-classe permanente des non-traités était en pleine croissance, et plus particulièrement dans les pays pauvres à population élevée. À présent que l’ONU était moribonde, il devenait difficile d’obtenir des statistiques, mais la dernière étude de la Cour mondiale prétendait que soixante-dix pour cent de la population des pays développés avait eu droit au traitement contre vingt pour cent seulement en ce qui concernait les pays pauvres. Si cette situation persistait, se dit Sax, on aboutirait à une physicalisation des classes – une émergence tardive ou une révélation rétroactive des visions pessimistes de Marx, en plus extrême néanmoins, car désormais les différences de classes apparaîtraient comme une véritable différence physiologique provoquée par une distribution bimodale, proche de la spéciation[49]…
La divergence entre les pauvres et les riches était à l’évidence dangereuse, mais, sur Terre, cela semblait être considéré comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. Étaient-ils donc incapables de voir le danger ?
Il ne comprenait plus les gens de la Terre, mais il ne les avait sans doute jamais compris. Il restait assis à frissonner durant les longues périodes d’insomnie de ses nuits, trop fatigué pour lire ou travailler. Il appelait sur son écran tel ou tel programme d’infos de la Terre, essayant de mieux comprendre ce qui pouvait se passer là-bas. Il devait le faire, s’il voulait un jour comprendre Mars. Car la politique martienne des transnats était modelée par ce qui se passait sur Terre. Il devait comprendre. Mais les infos vidéo semblaient dépasser le seuil de compréhension. Là-bas, plus encore que sur Mars, et plus dramatiquement, aucun plan ne semblait avoir de prépondérance.
Il lui aurait fallu une science de l’histoire mais, malheureusement, rien de tel n’existait. Arkady Bogdanov lui avait toujours répété que l’histoire était lamarckienne, une notion menaçante si l’on tenait compte de la pseudo-spéciation suscitée par la distribution inégale des traitements gérontologiques. Mais cela ne lui était pas d’un grand secours. La psychologie, la sociologie, l’anthropologie : tout cela était suspect. Les méthodes scientifiques ne pouvaient s’appliquer aux êtres humains, et en aucun cas en tirer des informations utiles. Ils se trouvaient devant le problème de la valeur des faits exposé d’une façon différente. La réalité humaine ne pouvait être expliquée qu’en termes de valeurs. Et les valeurs se révélaient particulièrement résistantes à l’analyse scientifique. Séparation des facteurs pour étude, hypothèses falsifiables, expériences répétées – l’ensemble du dispositif des labos de physique était inutilisable ici. C’étaient les valeurs qui conduisaient l’histoire, qui formait un tout non répétitif et aléatoire. On pouvait la qualifier de lamarckienne, de système chaotique, mais il ne s’agissait là que d’intuitions, car de quels facteurs parlait-on ? Quels aspects pouvait-on acquérir en apprenant, ou en entrant dans un cycle non répétitif mais inscrit ?
Nul ne pouvait le dire.
Il se remit à réfléchir à la science naturelle qui l’avait tellement captivé quand il était sur le glacier d’Arena, précisément parce qu’elle utilisait des méthodes scientifiques pour étudier l’histoire du monde naturel. Par bien des aspects, cette histoire était un problème méthodologique aussi difficile que l’histoire humaine, car elle non plus ne se répétait pas et ne se prêtait pas à l’expérimentation. Et pourtant, sans le facteur de conscience humaine quasi aléatoire, l’histoire naturelle avait souvent de réels succès, même si elle était fondée principalement sur des hypothèses qui ne pouvaient être vérifiées que dans des observations ultérieures. C’était une véritable science. Elle avait découvert, au milieu du désordre et des imprévus, quelques principes généraux d’évolution acceptables – le développement, l’adaptation, la complexification. Et d’autres principes spécifiques avaient été confirmés, dans chacune des disciplines mineures.
Ce dont il avait besoin, c’était de principes similaires ayant pu influencer l’histoire humaine. Ses quelques lectures d’historiographie ne l’avaient guère encouragé. Il s’agissait de tristes imitations de la méthode scientifique, ou d’art pur et simple. À chaque décennie environ, une nouvelle explication historique venait réfuter toutes les précédentes, mais il était clair que le révisionnisme réservait des plaisirs qui n’avaient rien à voir avec la justice du cas exposé. La sociobiologie et la bioéthique semblaient plus prometteuses, mais elles tendaient à mieux expliquer les choses lorsqu’elles travaillaient sur des échelles d’évolution dans le temps, et Sax voulait des éléments provenant des cent dernières ou prochaines années. Ou même du dernier demi-siècle et des cinq ans à venir.
Nuit après nuit, ne trouvant pas le sommeil, il se levait pour se retrouver devant son écran et ruminait tous ces problèmes, trop fatigué en même temps pour penser normalement. Ces nuits sans sommeil se multipliant, il revenait de plus en plus souvent aux reportages sur le soulèvement de 2061. Les compilations vidéo sur les événements de cette année-là abondaient et certains n’hésitaient pas à le qualifier de Troisième Guerre mondiale ! C’était d’ailleurs le titre d’une série : soixante heures d’images sur 2061, mal montées.
Il suffisait de regarder brièvement les séries vidéo pour se rendre compte que le titre ne versait pas entièrement dans le sensationnel. Sur Terre, dans le cours de cette année fatale, d’autres guerres avaient fait rage, et si les historiens se refusaient à parler de Troisième Guerre mondiale, c’était uniquement parce que les conflits n’avaient pas duré suffisamment longtemps. Et puis, il ne s’était pas agi de l’affrontement de deux grands camps : tout avait été confus et complexe. Des sources diverses évoquaient une guerre du Nord contre le Sud, des jeunes contre les vieux, de l’ONU contre les nations, ou des nations contre les transnationales, ou encore des transnationales contre les pavillons de complaisance, des armées contre la police, de la police contre les citoyens – un conflit fait de multiples conflits. Durant une période de six à huit mois, le monde avait sombré dans le chaos. Au cours de ses errances dans les « sciences politiques », Sax était tombé sur une charte rédigée par un certain Herman Kahn, intitulée Echelle d’escalade, qui tentait de définir les conflits en fonction de leur nature et de leur gravité. L’échelle de Kahn comportait quarante-quatre degrés. Ils allaient du premier, la Crise évidente, avant de monter vers Démonstrations politiques et diplomatiques, Déclarations solennelles, Mobilisation importante, pour passer ensuite à une pente plus accentuée : Démonstration de force, Actions de violence et de harcèlement, Confrontations militaires dramatiques, Guerre nucléaire, Attaques exemplaires contre les biens matériels, Attaque dévastatrice contre les biens civils. Pour arriver au numéro 44 : Spasme de guerre insensée. C’était certainement un exemple intéressant de taxinomie et de séquence logique et Sax devinait très bien que les différentes catégories étaient des abstractions issues des nombreuses guerres du passé. Si l’on se fiait aux définitions de la table de Kahn, 2061 avait atteint le degré 44.
Dans le maelström de cette année-là, la guerre sur Mars n’avait été qu’un conflit spectaculaire entre cinquante autres. Seuls quelques rares programmes généraux consacraient plusieurs minutes à la guerre. Des clips pour la plupart : les gardes gelés de Korolyov, les dômes brisés, la chute du câble, puis celle de Phobos. Les analyses de la situation politique sur Mars étaient superficielles, quand elles existaient. Mars n’avait été pour la Terre qu’un spectacle exotique, avec quelques bonnes séquences, mais rien qui pût vraiment la distinguer du bourbier général. Non. À l’aube d’une nuit sans sommeil, cela émergea dans son esprit : s’il voulait comprendre 2061, il devait rassembler lui-même les pièces, en partant des sources primaires des vidéos, des séquences tumultueuses de foules en furie incendiant les villes, des conférences de presse occasionnelles avec des leaders frustrés et acculés.
Mais rien que le fait de tout reclasser dans l’ordre chronologique s’avérait difficile. Et ça devint (dans son style d’Echus) sa principale source d’intérêt dans les semaines suivantes. Replacer chaque événement dans son cadre et à sa date exacte était le premier pas vers la compréhension de ce qui avait pu se passer – qui précédait immédiatement le « pourquoi ».
Comme les semaines passaient, il commença à percevoir le sens des événements. Le sens commun avait très certainement raison : l’émergence des transnationales dans les années 2040 avait jeté les bases du drame, et elle était la cause prédominante de la guerre. Durant cette décennie, alors que Sax consacrait toute son attention au terraforming de Mars, un nouvel ordre terrien s’était mis en place, façonné par la fusion des milliers de sociétés multinationales qui commençaient à former le noyau des transnationales. Cela ressemblait à la formation planétaire, se dit-il une certaine nuit : des corps planétésimaux qui devenaient des planètes.
Cependant, ça n’était pas un ordre nouveau. Les multinationales avaient surtout émergé dans les riches nations industrielles, et en un certain sens, les transnationales étaient des expressions de ces nations – des extensions de leur pouvoir sur le reste du monde, d’une façon qui rappelait à Sax le peu qu’il savait des systèmes coloniaux et impérialistes qui les avaient précédées. Frank avait une fois dit quelque chose de ce genre : le colonialisme n’est jamais mort, il a seulement changé de nom et engagé des flics sur place. Nous sommes tous les colonies des transnats.
C’était bien là le cynisme de Frank, se dit Sax (tout en souhaitant avoir auprès de lui cet esprit dur et amer). Oui, et toutes les colonies n’étaient pas égales. Il était vrai que les transnats étaient si puissantes qu’elles avaient réduit les gouvernements des nations au rang de serviteurs impuissants. Et aucune des transnats n’avait marqué une loyauté particulière envers tel ou tel gouvernement, ni même envers l’ONU. Mais elles étaient des enfants de l’Occident – des enfants qui ne se souciaient plus de leurs parents mais qui les soutenaient pourtant. Car les statistiques montraient que les nations industrielles avaient prospéré sous les transnats, alors que les nations en voie de développement n’avaient d’autre ressource que de se battre entre elles pour obtenir des pavillons de complaisance. Et c’est ainsi qu’en 2060, lorsque les transnats s’étaient trouvées sous le feu des pays les plus pauvres acculés au désespoir, le Groupe des Sept et ses forces armées s’étaient portés à leur défense.
Mais quelle était la cause immédiate ? À terme, Sax décida que c’était certainement le traitement de longévité qui avait tout fait basculer. Durant les années 2050, le traitement s’était répandu dans les pays riches, illustrant la flagrante inégalité économique du monde, pareille à une tache de couleur sur un échantillon au microscope. Au fur et à mesure que le traitement se développait, la situation était devenue plus tendue, montant régulièrement selon l’échelle de crise d’Herman Kahn.
La cause essentielle de l’explosion de 61, assez bizarrement, semblait être une chamaillerie à propos de l’ascenseur spatial. L’ascenseur avait été conçu par Praxis, mais dès qu’il avait été mis en usage, en février 2061 pour être précis, Subarashii en avait récupéré la propriété dans une opération franchement hostile. Subarashii, à cette époque, était un conglomérat qui rassemblait toutes les sociétés japonaises qui n’avaient pas été récupérées par Mitsubishi. C’était une transnat en pleine croissance, ambitieuse et agressive. Dès qu’elle avait récupéré la propriété de l’ascenseur – une opération approuvée par l’AMONU – Subarashii avait augmenté les quotas d’immigration, rendant rapidement critique la situation sur Mars. Durant la même période, sur Terre, les concurrents de Subarashii avaient protesté contre cette conquête économique de Mars. Si Praxis s’était contentée de porter ses objections devant l’ONU parfaitement impuissante, la Malaisie, l’un des pavillons de complaisance de Subarashii, avait été attaquée par Singapour, qui était une base de Shellalco. En avril 2061, la plus grande partie du Sud asiatique était en guerre. La plupart des conflits relevaient du long terme : le Cambodge contre le Viêt-Nam, le Pakistan contre l’Inde. Mais certaines offensives avaient été lancées contre des pays pavillons de Subarashii, comme la Birmanie ou le Bangladesh. Les événements, dans ces secteurs, avaient escaladé l’échelle de Kahn à une vitesse mortelle, et aux alentours du mois de juin, les conflits s’étaient étendus à l’ensemble de la Terre, avant de gagner Mars. En octobre, on comptait cinquante millions de morts. Cinquante autres millions périrent des conséquences, la plupart des ressources ayant été détruites ou interrompues, et un nouveau vecteur de malaria s’était répandu sans aucun traitement ou vaccin disponible.
C’était plus qu’il n’en fallait à Sax pour définir cette période comme une guerre mondiale, sans tenir compte de sa brièveté. Il en concluait que c’avait été une combinaison fatale de luttes entre les transnats, et de révolutions multiples déclenchées par des groupes défranchisés contre l’ordre transnat. Mais la violence chaotique avait convaincu les transnats de résoudre leurs disputes, ou du moins de les mettre de côté. Toutes les révolutions avaient échoué, particulièrement après l’intervention militaire du Groupe des Sept, qui voulait sauver les pavillons de complaisance des transnats d’un démembrement éventuel. Toutes les nations militaro-industrielles géantes s’étaient retrouvées du même côté, ce qui faisait que cette Troisième Guerre mondiale avait été plus courte que les précédentes. Courte, mais terrible : dans le cours de l’année 2061, on avait compté plus de victimes que durant les deux autres guerres mondiales réunies.
Mars n’avait été qu’une campagne mineure dans cette Troisième Guerre : certaines des transnats avaient réagi avec trop de violence face à une révolte flamboyante mais désorganisée. Au terme des événements, Mars s’était retrouvée dans les serres des transnats majeures, avec la bénédiction du Groupe des Sept et des autres clients des transnats. Et la Terre avait repris le cours habituel de son existence, avec une centaine de millions d’habitants en moins. Mais, à part cela, rien n’avait changé. Aucun des problèmes n’avait été résolu. Et une nouvelle explosion de violence pouvait donc se produire. C’était parfaitement possible. Et même probable, pouvait-on dire.
Sax dormait toujours aussi mal. Même s’il passait ses journées dans la routine habituelle, il lui semblait qu’il voyait les choses différemment depuis la fin de la conférence. Une autre preuve, supposait-il sombrement, de la notion de vision en tant que concept de paradigme. Mais désormais, il était tellement évident que les transnats étaient partout. En terme d’autorité, il n’y avait guère autre chose. Burroughs était une ville transnat et, d’après ce que Phyllis lui avait dit, c’était également le cas de Sheffield. Les équipes scientifiques nationales qui avaient proliféré dans les années antérieures au traité n’existaient plus. Et maintenant que les Cent Premiers étaient morts ou passés dans la clandestinité, toute la tradition de Mars en tant que station de recherche s’était éteinte. Ce qui restait de science sur la planète était entièrement consacré au projet de terraforming, et il avait pu constater quel genre de science ça devenait. Non, aujourd’hui, on ne faisait plus que de la recherche appliquée.
Et puis, à présent qu’il y regardait de plus près, il ne décelait pas beaucoup de signes des nations anciennes. Les infos donnaient l’impression qu’elles étaient pour la plupart en banqueroute, y compris le Groupe des Sept, et que les transnats avaient pris en charge les dettes. Certains rapports amenèrent Sax à penser qu’en un sens les transnats s’emparaient de pays mineurs pour assurer leur assise capitaliste, aménageant un nouvel arrangement affaires/gouvernement qui allait bien au-delà des vieux contrats sur les pavillons de complaisance.
Un exemple de ce nouvel ordre des choses sous une forme légèrement différente, c’était Mars elle-même, qui semblait effectivement appartenir aux grandes transnats. Et avec le retour de l’ascenseur, l’exportation de métaux et l’importation de marchandises et de population s’étaient sérieusement accélérées. Les marchés financiers terriens étaient en hausse hystérique, sans la moindre perspective d’apaisement, en dépit du fait que Mars ne pouvait fournir à la Terre que certains métaux et en quantités limitées. Ce phénomène de gonflement des marchés n’était probablement qu’un effet de bulle, et si la bulle éclatait, il y aurait certainement des retombées, une fois encore. Ou pas du tout. L’économie était un domaine bizarre, et par certains aspects, l’ensemble des marchés était tout simplement trop irréel pour avoir des impacts hors de son champ. Mais qui pouvait savoir ? Sax, tout en flânant dans les rues de Burroughs, regardait les cours affichés dans les vitrines des officines et ne pouvait en avoir la moindre idée. Les gens ne constituaient pas des systèmes rationnels.
Cette vérité profonde fut encore renforcée lorsque Desmond réapparut au seuil de sa chambre, un certain soir. Le célèbre Coyote en personne, le passager clandestin, le petit frère du Grand Homme. Il était là, petit et mince dans une combinaison de maçon aux couleurs vives : rayures bleu roi et bleu marine, bottes citron vert. La plupart des travailleurs des chantiers de construction de Burroughs (et ils étaient nombreux) portaient ces nouvelles bottes de walker, souples et légères, aux couleurs vives. C’était une mode, mais Sax dut admettre qu’il n’avait pas encore vu de bottes vertes aussi fluorescentes que celles de Desmond.
Desmond-Coyote lui fit son drôle de sourire.
— Elles sont belles, n’est-ce pas ? Et marrantes.
Ce qui allait parfaitement avec ses dreadlocks, qu’il avait serrés sous un volumineux béret rouge, jaune et vert : un détail assez rare sur Mars.
— Viens, dit-il, on va prendre un verre quelque part.
Il conduisit Sax jusqu’à un petit bar, au bord du canal, creusé dans un pingo massif. L’endroit était minuscule, bondé et les clients étaient serrés autour de longues tables : l’accent australien perçait dans les conversations. Sur la berge du canal, un groupe particulièrement excité jetait des boules de glace grosses comme des boulets de canon et, quand l’une d’elles allait s’écraser dans l’herbe, de l’autre côté, tout le monde applaudissait et les clients du bar avaient droit à une tournée d’azote. Les promeneurs de l’autre rive, apparemment, faisaient un large détour pour éviter l’endroit.
Desmond commanda deux doubles tequilas et un inhalateur de protoxyde.
— On va bientôt faire pousser des agaves en surface, non ?…
— À mon avis, tu pourrais le faire dès maintenant.
Ils s’étaient installés en bout de table, coude à coude, et Desmond, entre deux gorgées de tequila, parlait au creux de l’oreille de Sax. Il avait toute une liste de choses qu’il voulait que Sax se procure chez Biotique. Des stocks de graines, des spores, des rhizomes, divers médias de croissance et quelques produits chimiques difficiles à synthétiser.
— Hiroko m’a demandé de te dire qu’elle a réellement besoin de tout ça, mais plus particulièrement des graines.
— Elle ne peut pas les produire elle-même ? Je déteste dérober des choses.
— La vie est un jeu dangereux, lui fit remarquer Desmond, en portant à cette réflexion un toast d’azote, puis de tequila. Ahhh ! souffla-t-il.
— Ça n’est pas tant le danger, dit Sax. C’est seulement que je n’aime pas ça. Je travaille avec ces gens, après tout.
Desmond haussa les épaules sans répondre. Sax prit conscience que ses scrupules devaient paraître bien superflus pour Coyote, qui avait vécu de vol durant vingt-cinq ans.
— Mais tu ne vas pas voler des gens, dit-il enfin. Tu vas dérober certaines choses qui appartiennent à la transnat qui possède Biotique.
— Mais c’est un conglomérat suisse. Et Praxis ne me paraît pas si détestable. Elle est régie par un système égalitaire très libre qui me rappelle celui d’Hiroko, en fait.
— Sauf qu’elle fait partie d’un système global qui est une petite oligarchie qui gouverne le monde. Il faut te rappeler le contexte.
— Oh, mais je ne l’oublie pas, répliqua Sax en pensant à ses nuits sans sommeil. Crois-moi. Mais il convient de faire certaines distinctions.
— Oui, oui. Et l’une de ces distinctions, c’est le fait qu’Hiroko a besoin de ces choses, qu’elle ne peut pas les fabriquer, puisqu’elle doit se cacher de la police au service de ces merveilleuses transnationales.
Sax plissa les yeux d’un air mécontent.
— Et puis, le vol de matériaux est l’un des derniers actes de résistance qui nous restent. Hiroko s’est mise d’accord avec Maya : des sabotages évidents dénonceraient tout simplement l’existence de l’underground, ce serait provoquer les représailles et l’effacement du demi-monde. Mieux vaut disparaître pour un temps, selon elle, et les laisser croire que nous n’avons jamais été très nombreux.
— C’est une bonne idée, mais je suis surpris que tu fasses ce que dit Hiroko.
— Très drôle. (Desmond grimaça.) En tout cas, moi aussi je pense que c’est une bonne idée.
— Vraiment ?
— Non. Mais elle a réussi à me convaincre. Et c’est peut-être mieux ainsi. De toute façon, nous avons encore besoin de tant de choses !
— Est-ce que ces vols ne vont pas finir par alerter la police sur notre présence ?
— Impossible. Il y a tellement de vols que ça ne saurait se remarquer. Et puis, nous avons des gens qui travaillent pour nous de l’intérieur.
— Comme moi.
— Oui, mais tu ne le fais pas pour l’argent, non ?…
— Non, mais ça ne me plaît toujours pas.
Desmond rit, révélant sa dent de pierre et l’asymétrie étrange de son maxillaire et de la partie inférieure de son visage.
— Le syndrome de Stockholm, dit-il. Tu travailles avec eux, tu apprends à les connaître et tu finis par éprouver de la sympathie pour eux. Il faut te souvenir de ce qu’ils accomplissent ici. Allez, finis ton jus de cactus et je vais te montrer des choses que tu ne connais pas, ici même, dans Burroughs.
Il y eut une soudaine agitation : une boule de glace avait atteint l’autre berge et renversé un vieil homme. Tout le monde applaudissait et on portait en triomphe la femme qui avait réussi le coup. Mais le groupe qui accompagnait le vieil homme se ruait déjà vers la plus proche passerelle.
— C’est trop bruyant par ici, dit Desmond. Allez, finis ton verre et on y va.
Sax liquida sa tequila pendant que Desmond prenait une dernière bouffée. Puis ils s’éclipsèrent rapidement pour fuir le brouhaha grandissant en suivant le bord du canal. En une demi-heure, ils se retrouvèrent entre les colonnes de Bareiss, puis dans Princess Park. Là, ils tournèrent sur la droite et escaladèrent la pente herbue de Thoth Boulevard. Au-delà de la montagne de la Table, ils prirent à gauche dans une ruelle de verdure et atteignirent la pente occidentale de la paroi de la tente, qui se déployait en un arc immense autour de Black Syrtis Mesa.
— Regarde, dit Desmond en pointant le doigt. Ils restaurent les anciens quartiers – cercueils pour les travailleurs. C’est la construction Subarashii standard, maintenant, mais regarde un peu comment ces unités sont installées dans la mesa. À l’intérieur de Black Syrtis, il y avait une centrale de traitement de plutonium, aux premiers jours de Burroughs. En ce temps-là, elle était loin à l’écart de la ville. Mais maintenant, Subarashii a construit les quartiers d’habitation de ses employés tout près, et ils sont chargés de surveiller les opérations de retraitement et de récupération des déchets qui devraient aller au nord, dans Nili Fossae, où ils seront utilisés par les réacteurs intégraux à haute vitesse. L’opération de nettoyage devait être au départ complètement robotisée, mais les robots sont difficiles à gérer et on s’est aperçu que la main-d’œuvre humaine coûtait moins cher.
— Et les radiations ? s’étonna Sax.
— C’est justement ça, fit Desmond avec son sourire farouche. Ils encaissent une quarantaine de rems par an.
— Tu plaisantes !
— Mais non. Ils l’annoncent aux travailleurs, ils leur donnent un bon salaire et un bonus au bout de trois ans : le traitement.
— Sinon on ne le leur donne pas ?
— Sax, ça coûte très cher. Et les listes d’attente sont longues. C’est un moyen d’éviter l’attente et de se le payer.
— Mais quarante rems ! Ils n’ont aucune certitude que le traitement puisse être efficace après ça !
— Nous le savons. (Desmond fronça les sourcils. Inutile de parler de Simon.) Mais pas eux.
— Et Subarashii ne fait ça que pour réduire les frais ?
— Dans une opération aussi énorme, Sax, c’est très important. Toutes sortes de solutions d’amortissement sont en train d’émerger. Le système d’égout de Black Syrtis est le même pour tout – la clinique médicale, les cercueils et les usines.
— Tu plaisantes !
— Mais non, absolument pas. Quand je plaisante, je suis quand même plus drôle.
Sax agita la main en un geste de refus absolu.
— Écoute, reprit Desmond, il n’existe plus d’agences d’application des règlements. Ni de codes de la construction ou quoi que ce soit. C’est ça le résultat de la victoire des transnationales en 61 – elles édictent leurs propres règles. Et tu sais quelle est la première.
— Mais c’est tout simplement stupide.
— Ce département de Subarashii est dirigé par des Géorgiens, et ils sont retombés dans un schéma stalinien. Disons que c’est une attitude patriotique pour diriger leur pays aussi bêtement que possible. Et les affaires également. Et, bien sûr, les hauts dirigeants de Subarashii restent des Japonais, et ils croient que le Japon est devenu grand en étant dur. Ils prétendent qu’ils ont gagné en 61 ce qu’ils ont perdu dans la Seconde Guerre mondiale. Subarashii est la plus dure des transnats de cette planète, mais toutes les autres l’imitent pour tenter d’être des concurrents valables. Praxis est une anomalie en ce sens, il ne faut pas l’oublier.
— Et donc, nous les récompensons en les volant.
— C’est toi qui as postulé pour entrer à Biotique. Peut-être que tu devrais changer d’emploi.
— Non.
— Est-ce que tu penses pouvoir obtenir ce que nous t’avons demandé d’une des firmes de Subarashii ?
— Non.
— Mais tu peux l’obtenir de Biotique.
— Probablement. La sécurité est très dure.
— Mais tu peux y arriver.
— Probablement. (Sax réfléchit brièvement.) Mais je veux quelque chose en retour.
— Oui ?…
— Est-ce que tu pourrais me conduire jusqu’à cette zone grillée par la soletta pour que j’y jette un coup d’œil ?
— Certainement ! J’aimerais bien revoir ça moi-même !
Le lendemain après-midi, ils quittèrent Burroughs et prirent le train vers le sud, sur le Grand Escarpement, et en descendirent à la gare de Libya, à soixante-dix kilomètres de Burroughs. Là, ils se glissèrent jusqu’au sous-sol, puis descendirent un tunnel qui accédait à l’amas de rocaille extérieur. C’est là, dans un graben, qu’ils trouvèrent un des véhicules de Desmond. Quand la nuit descendit, ils se dirigèrent en suivant l’Escarpement vers un petit refuge des Rouges sur la bordure du cratère Du Martheray, à proximité d’un lit plat de rochers que les Rouges utilisaient comme terrain d’atterrissage. Desmond ne révéla pas l’identité véritable de Sax à leurs hôtes. On les conduisit jusqu’à un petit hangar à flanc de falaise, où ils embarquèrent à bord d’un des anciens avions furtifs de Spencer. Ils roulèrent sur le terrain rocailleux avant de décoller en un vol ondulant. Dès qu’ils eurent pris de l’altitude, ils mirent le cap vers l’est, lentement.
Ils volèrent longtemps en silence. Sax discerna des lumières au sol par trois fois : d’abord une station dans le cratère d’Escalante, puis les lucioles d’un train circum-planétaire, et un clignotement dans la région sauvage qui se situait derrière le Grand Escarpement.
— C’est quoi ? demanda-t-il.
— Pas la moindre idée.
Quelques minutes s’écoulèrent avant que Sax ne déclare :
— Tu sais que je suis tombé sur Phyllis.
— Vraiment ? Et est-ce qu’elle t’a reconnu ? »
— Non.
Desmond rit.
— Ça, c’est bien d’elle.
— Mais des tas d’anciennes relations ne m’ont pas reconnu.
— Oui, mais Phyllis… Est-ce qu’elle est toujours présidente de l’Autorité transitoire ?
— Non. Elle semble croire que ce poste n’est pas suffisamment important.
Desmond rit de nouveau.
— Quelle femme bornée. Mais je dois lui reconnaître une chose : elle a réussi à ramener tout son groupe de Clarke à la civilisation. Je croyais vraiment qu’ils étaient fichus.
— Tu sais des choses à propos de cette affaire ?
— J’ai parlé à deux types qui étaient sur Clarke. C’était un soir, au Pingo Bar, à Burroughs. Ils étaient intarissables.
— Est-ce qu’il s’est passé quelque chose vers la fin du voyage ?
— Vers la fin ? Eh bien… oui. Quelqu’un est mort. J’ai cru comprendre qu’une femme avait eu la main écrasée au moment où ils avaient évacué Clarke, et Phyllis était la seule à bord à pouvoir jouer les doctoresses. Elle a soigné la femme pendant tout le voyage. Elle croyait bien réussir jusqu’au bout, mais… là-dessus, les deux types n’ont pas été très clairs, mais ça s’est mal terminé. Phyllis a organisé une séance de prière, mais la femme est morte malgré tout, deux jours seulement avant qu’ils aient regagné le système terrestre.
— Ah ! fit Sax. Phyllis ne me semble plus très… religieuse.
— À mon avis, fit Desmond d’un ton méprisant, elle ne l’a jamais vraiment été. Sa religion à elle, ce sont les affaires. Quand on rend visite aux chrétiens de Christianopolis ou de Bingen, on n’entend pas parler de marge de profit au petit déjeuner et ils ne t’assomment pas avec d’horribles sermons sur la vertu. La vertu, Seigneur ! C’est une des qualités les plus détestables qu’on puisse trouver chez un individu. Tu pensais que tout ça était construit sur le sable, hein ? Mais les chrétiens du demi-monde ne sont pas du tout comme ça. Il y a de tout chez eux : des gnostiques, des quakers, des baptistes, des rastafariens Ba’hai, et ce sont les gens les plus agréables de tout l’underground, si tu veux mon avis. Et j’ai traité avec tous. Ils sont réellement serviables. Et ils ne prennent pas de grands airs, comme s’ils étaient les meilleurs copains de Jésus. Et ils ont de très bonnes relations avec Hiroko aussi bien qu’avec les soufis. C’est comme un réseau mystique. (Il ricana.) Mais avec Phyllis, maintenant, et tous ces fondamentalistes du business qui se servent de la religion pour couvrir leurs extorsions… Je déteste ça. En fait, je n’ai jamais entendu Phyllis parler de religion depuis qu’on a débarqué.
— Est-ce que tu as eu l’occasion d’entendre Phyllis depuis ?
— Plus que tu ne peux le croire ! Monsieur Labo, j’ai vu tant de choses durant toutes ces années ! J’avais des petites planques partout !
Sax prit un air sceptique et Desmond lui claqua l’épaule en riant.
— Comment je pourrais savoir que toi et Hiroko vous étiez ensemble pendant les premières années d’Underhill, hein ?
— Hum…
— Mais oui, j’ai vu des tas de choses. Bien sûr, je pourrais dire ça de n’importe quel homme d’Underhill sans me tromper. Cette petite mégère avait un véritable harem.
— La polyandrie ?
— À la puissance vingt !
— Mmouais…
Desmond se remit à rire devant son air déconfit, puis ils continuèrent leur vol dans le silence.
Peu après l’aube, ils remarquèrent une colonne de fumée blanche qui obscurcissait les étoiles sur tout un quadrant du ciel. Longtemps, ce nuage dense fut l’unique anomalie dans le paysage. Puis, un peu plus tard, ils passèrent le terminateur et découvrirent une large bande de lumière intense montant sur l’horizon d’est, droit devant eux – à moins que ce ne fût une auge d’un orange vif qui divisait le terrain du nord-est au sud-ouest approximativement. Dans la partie qu’ils pouvaient observer, ils discernaient un point blanc plus lumineux encore, marqué de turbulences, comme si une éruption volcanique était en cours. Immédiatement au-dessus, un faisceau de lumière montait dans le ciel – un rayon de fumée illuminée, en fait, mais si dense et si étroit qu’il était comme un pilier solide. En altitude, au fur et à mesure que la fumée se dissipait, il devenait moins distinct, puis disparaissait à un plafond de dix mille mètres, tout en haut du nuage de fumée qui dérivait vers l’est.
Tout d’abord, ils ne virent aucun signe évident de l’origine de ce faisceau lumineux – la loupe aérienne était en orbite à quatre cent mille mètres, après tout. Puis, Sax crut distinguer une espèce de fantôme nuageux, qui s’élevait beaucoup plus haut dans le ciel. Qu’est-ce que ça pouvait être, Desmond n’avait pas la moindre certitude.
Au pied du pilier ardent, il ne fut plus question de visibilité. L’auge de roche en fusion était d’un blanc aveuglant. On pouvait estimer qu’elle était à 5.000 degrés kelvins à l’air libre.
— Il va falloir être prudents, commenta Desmond. Si on passe dans ce faisceau, on sera comme un papillon de nuit dans une flamme.
— Oui, et je suis sûr qu’il y a des turbulences dans la fumée.
— Exact. Je crois que je vais rester dans le sens du vent.
Tout en bas, là où le pilier de fumée illuminée rencontrait le canal orange, de nouveaux tourbillons de fumée se dégageaient en bouffées violentes, dans une clarté bizarre. Au nord du point blanc incandescent, là où la roche avait une chance de refroidir, la matière liquéfiée rappelait à Sax les films qu’il avait vus sur les éruptions des volcans hawaïens. Des vagues jaune-orange se déversaient vers le nord dans le canal de roche fluide, rencontrant parfois des points de résistance qui les envoyaient se briser sur les berges sombres. Le canal de matière en fusion avait au moins deux kilomètres de large et courait d’un horizon à l’autre dans les deux directions, sur plus de deux cents kilomètres sans doute. Au sud du pilier, le lit du canal de feu était presque recouvert de rocs noirs en voie de refroidissement, sillonnés de craquelures orange. Le dessin rectiligne du canal et le pilier ardent étaient la seule preuve évidente qu’il ne s’agissait pas d’un écoulement de lave naturel. Mais ils étaient amplement suffisants. Et il n’y avait eu aucun signe d’activité volcanique à la surface de Mars depuis plusieurs milliers d’années.
Desmond inclina l’appareil et ils obliquèrent brusquement vers le nord.
— Le rayon de la loupe aérienne se déplace vers le sud, donc plus loin en avant, on pourra se rapprocher.
Sur de nombreux kilomètres, le canal de fusion continuait vers le nord-est. Puis, alors qu’ils s’éloignaient de la zone en feu, l’orange de la roche en fusion se fit plus sombre et commença à se rétrécir, avec une croûte noire fissurée d’orange. Plus loin encore, la surface du canal était noire, aussi noire que les berges. Un ruban obscur et pur qui allait vers les highlands aux tons de rouille d’Hesperia.
Desmond vira pour se replacer cap au sud en se rapprochant du canal. Il pilotait avec une certaine rudesse, sans ménager son appareil léger. Les craquelures orange réapparurent, et sous l’effet d’un courant thermique l’avion se cabra et ils durent glisser un peu plus à l’ouest. La coulée de lave éclairait les bords du canal, dessinant des ondulations de collines noires sous la fumée.
— Je croyais qu’elles contenaient surtout des silicates, dit Sax.
— De l’obsidienne. En fait, j’en ai rencontré de différentes couleurs. Avec des tourbillons de minéraux divers.
— Cette fusion s’étend loin ?
— Ils coupent de Cerberus à Hellas, juste à l’ouest des volcans de Tyrrhena et d’Hadriaca.
Sax, impressionné, siffla entre ses dents.
— Ils prétendent que ça formera un canal entre la mer d’Hellas et l’océan du Nord.
— Oui, oui. Mais ils volatilisent les carbonates beaucoup trop vite.
— Ils densifient l’atmosphère, non ?
— Oui, mais il y a le CO2 ! Ils fichent tout le plan en l’air ! On ne pourra pas respirer cette atmosphère pendant des années et on sera coincés dans les villes !
— Peut-être qu’ils croient pouvoir évacuer le CO2 grâce au réchauffement général. (Desmond lui jeta un regard en biais.) Tu en as assez vu comme ça ?
— Plus que nécessaire.
Desmond partit de son rire inquiétant et vira brusquement. Ils se lancèrent à la poursuite du terminateur, droit vers l’ouest, volant à basse altitude au-dessus des ombres allongées de l’aube.
— Réfléchis, Sax. Pendant une certaine période, les gens seront confinés dans les villes, ce qui est plutôt pratique si l’on souhaite garder le contrôle des événements. Tu grilles le sol avec ta loupe volante, tu tailles des tranchées, et très vite tu as ta pression atmosphérique de un bar et tu as une planète humide et chaude. Ensuite, tu trouves un moyen de nettoyer l’excédent de gaz carbonique – ils ont sûrement leur idée là-dessus, quelque chose d’industriel ou de biologique, à moins que ce ne soit les deux. Quelque chose de vendable, en tout cas. Et illico presto, tu te retrouves avec une autre Terre. Ça risque de coûter cher mais…
— Mais c’est totalement ruineux ! Tous ces projets gigantesques sont de nature à couler des tas de transnationales, et pourtant elles persistent, alors qu’on va atteindre les 273 K. Je ne comprends pas.
— Ils se disent sans doute que deux kelvins, c’est trop modeste. Une moyenne qui se situe au point de congélation, c’est un peu frais, non ?… C’est une sorte de concept de terraforming à la Sax Russell, disons. Pratique, mais… (Il ricana.) Ou alors, ils sont pressés. La Terre est dans un vrai bourbier, Sax.
— Je le sais. J’ai étudié la question.
— Un bon point pour toi ! Non, je le dis sincèrement. Donc, tu sais que les gens qui n’ont pas eu droit au traitement sont acculés au désespoir – ils vieillissent et les chances qu’ils avaient de recevoir le traitement deviennent dramatiquement minces. Quant à ceux qui ont reçu le traitement, surtout dans les classes les plus favorisées, ils se demandent quoi faire. En 61, ils ont appris ce qui se passe quand le contrôle des choses vous échappe. Alors, ils achètent des pays comme des plateaux de mangues qu’on solde à la fin du marché. Mais ça ne semble pas les aider vraiment. Et là, juste à côté, dans l’espace, il y a une planète toute neuve, fraîche et vide, pas encore vraiment aménagée pour s’y installer, mais presque. Une planète potentiellement riche. Un nouveau monde. Hors de portée des milliards de pauvres qui n’ont pas reçu le traitement.
Sax resta songeur un instant.
— Une sorte de planque, en somme. Un coin où se réfugier en cas d’ennuis.
— Exactement. Je crois que pas mal de types des transnats veulent que Mars soit terraformée aussi rapidement que possible, par tous les moyens.
— Ah… fit simplement Sax.
Et ils restèrent silencieux durant tout le voyage de retour.
Desmond le raccompagna jusqu’à Burroughs. Ils allèrent à pied de la gare du Sud à Hunt Mesa et ils purent apercevoir les arbres du parc du Canal, entre Branch Mesa et la montagne de la Table, jusqu’à Black Syrtis.
— Est-ce qu’ils font des choses aussi stupides sur toute la planète ? s’inquiéta Sax.
Desmond acquiesça.
— La prochaine fois, je t’apporterai une liste.
— J’y compte. (Sax secoua la tête.) Ça n’a pas de sens. Ils ne tiennent pas compte des résultats à long terme.
— Parce qu’ils pensent court.
— Mais ils vont avoir une vie très longue ! On peut supposer qu’ils seront encore au pouvoir quand les conséquences de leurs initiatives leur retomberont dessus !
— Peut-être qu’ils ne voient pas les choses comme ça. Ils changent souvent de fonction aux plus hauts niveaux. Ils essaient de se bâtir une réputation en fondant une société très rapidement, puis ils se font embaucher par une autre, et recommencent. C’est un jeu de chaises musicales.
— Et tout va s’écrouler, quelle que soit la chaise qu’ils ont choisie ! Ils ne s’inquiètent pas une seconde des lois de la physique !
— Bien sûr que non ! Sax, tu n’avais jamais remarqué ça ?
— Sans doute pas…
Bien sûr, il avait constaté que la situation des affaires humaines était irrationnelle, inexplicable. Mais ça ne pouvait échapper à personne. Il prenait à présent conscience qu’il s’était reposé sur un postulat qui impliquait que ceux qui participaient aux gouvernements faisaient un effort de bonne foi pour conduire les choses de façon rationnelle, avec une perspective à long terme sur le bien-être de l’humanité et son équilibre biophysique. Il tenta d’expliquer tout ça à Desmond qui se contenta de rire. Agacé, Sax finit par s’écrier :
— Mais pourquoi se lancer dans une entreprise aussi compromise, sinon dans un but honorable ?
— Pour le pouvoir. Le pouvoir et la richesse.
— Ah…
Sax avait toujours été tellement indifférent à ces choses qu’il avait quelque difficulté à comprendre que quelqu’un puisse s’y intéresser. Est-ce qu’il y avait d’autre richesse que la liberté de faire ce qu’on voulait ? Dès que l’on avait cette liberté, tout nouvel acquis de pouvoir ou de richesse commençait à réduire vos options, et par là même votre liberté. On se retrouvait au service de ses richesses et de son pouvoir, forcé de consacrer tout son temps à les protéger. Tout bien considéré, la liberté de mouvement d’un chercheur dans son laboratoire était le plus haut degré de liberté imaginable. Avec lequel le pouvoir et la richesse ne pouvaient qu’entrer en interférence.
Tandis que Sax décrivait sa philosophie, Desmond secouait la tête.
— Il existe certaines personnes qui aiment dire aux autres ce qu’ils doivent faire. Ils apprécient ça encore plus que la liberté. C’est une question de hiérarchie. Et de place dans la hiérarchie. Pour autant qu’elle soit élevée. Ils ont tous cet objectif. C’est plus sûr que la liberté. Et un certain nombre sont des lâches.
— Je pense qu’il ne s’agit que d’une incapacité totale à comprendre le concept des réductions de retours. Comme si toute bonne chose n’avait pas de limite. C’est complètement irréaliste. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’existe dans la nature aucun processus qui ne tienne jamais compte de la quantité !
— La vitesse de la lumière.
— Bof ! Aucun rapport. Il est clair que la réalité physique n’intervient pas comme facteur dans ces calculs.
— Bien dit.
Sax secoua la tête, irrité.
— Et revoilà la religion. Et les idéologies. Que disait Frank ? Une relation imaginaire avec une situation réelle ?…
— C’était un homme qui aimait le pouvoir.
— C’est vrai.
— Mais il avait beaucoup d’imagination.
Ils firent une halte à l’appartement de Sax, afin qu’il se change avant de regagner le plateau de la mesa pour aller prendre leur petit déjeuner chez Antonio.
Sax ruminait encore leur discussion.
— Le problème, c’est que ceux dont l’appétit de pouvoir et de richesse est hypertrophié accèdent à des postes qui leur donnent excessivement ce qu’ils veulent. Et ils s’aperçoivent seulement alors qu’ils sont autant les esclaves que les maîtres de leurs buts. Et ils deviennent alors mécontents puis aigris.
— Comme Frank.
— Oui. Celui qui dispose du pouvoir semble toujours atteint d’un dysfonctionnement. Ça va du cynisme à une tendance marquée à l’autodestruction. Ils ne sont pas heureux, en fait.
— Mais ils ont le pouvoir.
— Oui, acquiesça Sax. Et c’est bien de ça que découle notre problème. Les affaires humaines… (Il s’interrompit pour dévorer un des roulés à la confiture qu’on venait de leur servir – il était affamé.) Tu sais, on devrait les diriger selon les principes de l’écologie des systèmes…
Desmond explosa de rire et récupéra une serviette in extremis pour s’essuyer le menton. Tous les regards étaient soudain braqués sur eux et Sax se sentit mal à l’aise.
— Quelle idée formidable ! hurla Desmond. Oh, Saxifrage, que je t’aime ! Un management scientifique, c’est ça ?…
— Pourquoi pas ? s’entêta Sax. Ce que je veux dire, c’est que les principes qui gouvernent le comportement des espèces dominantes dans un écosystème stable sont plutôt directs, pour autant que je m’en souvienne. Je parie qu’un conseil d’écologistes pourrait construire un programme qui produirait une société bienveillante stable !
— Si seulement tu dirigeais le monde ! s’exclama Desmond en riant de nouveau.
Il posa le front sur la table, soudain, et se mit à ululer.
— Pas tout seul.
— Non, je plaisante. (Desmond redevint sérieux.) Tu sais que Vlad et Marina travaillent sur leurs théories éco-économiques depuis des années. Ils ont même réussi à me les faire essayer dans le commerce entre les colonies de l’underground.
— J’ignorais ça, fit Sax, surpris.
Desmond secoua la tête.
— Sax, il faut que tu sois plus attentif à ce qui se passe. Dans le Sud, nous vivons depuis des années selon les principes éco-économiques.
— Il faudra que je m’intéresse à ça.
— Oui. (Desmond afficha un large sourire, prêt à exploser une fois encore.) Tu as beaucoup à apprendre.
Leur commande arriva, avec une carafe de jus d’orange, et Desmond remplit leurs verres à ras bord. Il trinqua avec Sax et dit :
— Bienvenue dans la révolution !
Desmond repartit pour le Sud, avec la promesse que Sax chaparderait à Biotique ce qu’Hiroko avait demandé.
— Il faut que j’aille voir Nirgal, dit-il avant de serrer Sax entre ses bras.
Un mois passa durant lequel Sax put réfléchir à tout ce qu’il avait appris grâce à Desmond et aux vidéos de la Terre. Il ordonnait lentement tout cela et se sentait de plus en plus troublé. Chaque nuit, il se réveillait brusquement pour quelques heures d’insomnie.
Puis, un matin, après une mauvaise nuit, il reçut un message sur son bloc de poignet. C’était Phyllis : elle était en ville pour diverses réunions et elle voulait qu’ils se retrouvent pour dîner.
Sax accepta, surpris, mais en manifestant l’enthousiasme de Stephen. Il la retrouva chez Antonio. Ils s’embrassèrent à l’européenne et on les installa à l’une des tables d’angle, d’où l’on surplombait la ville. Sax fit à peine attention à ce qu’on lui servait tandis qu’ils bavardaient à propos de Sheffield et de Biotique.
Après le cheesecake, ils prirent du cognac. Sax n’était nullement pressé de partir et il n’était pas du tout sûr de ce que Phyllis avait en tête pour la fin de soirée. Elle n’avait manifesté aucune intention évidente et elle ne semblait pas avoir envie de partir, elle non plus.
Elle se laissa aller en arrière et lui adressa un regard chaleureux.
— C’est bien toi, n’est-ce pas ?
Il inclina la tête pour marquer sa perplexité.
Elle rit.
— C’est dur à croire, vraiment. Sax Russell… Tu n’étais jamais comme ça, dans le bon vieux temps. Jamais je n’aurais pensé que tu pouvais être un aussi bon amant.
Il plissa les yeux, déconcerté, et promena le regard alentour.
— J’espère que ça en dit plus long sur toi que sur moi, rétorqua-t-il avec l’insouciance de Stephen.
Il n’y avait personne aux tables les plus proches et les serveurs se tenaient discrètement à distance. Le restaurant fermerait dans une demi-heure.
Phyllis se remit à rire, mais il y avait une certaine dureté dans ses yeux, et Sax comprit soudain qu’elle était en colère. Vexée, sans le moindre doute, d’avoir été dupée par un homme qu’elle connaissait depuis quatre-vingts ans. Et furieuse qu’il ait décidé de la duper, elle. Et pourquoi pas ? Cela dénotait un manque total de confiance, après tout, surtout de la part de quelqu’un qui couchait avec vous. La mauvaise foi dont il avait fait preuve à Arena lui revenait maintenant et il se sentait très mal à l’aise. Mais que faire ?
Il se souvenait de cet instant où elle l’avait embrassé dans l’ascenseur. Il en était resté tout aussi déconcerté que maintenant. Il avait été aussi surpris qu’elle ne le reconnaisse pas alors que d’être reconnu en cet instant. Il y avait là une belle symétrie. Et, dans les deux cas, il avait suivi le mouvement.
— Tu as autre chose à dire ? demanda Phyllis.
Il leva les mains.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
Il y eut un peu plus de colère dans son rire. Puis, elle le dévisagea, les lèvres serrées.
— C’est si facile à voir maintenant. Ils t’ont donné un menton et un nez, c’est tout, je suppose. Mais les yeux sont les mêmes, ainsi que la forme de ta tête. C’est drôle tout ce dont on se souvient et ce qu’on oublie.
— C’est vrai.
En fait, se dit-il, ce n’était pas tant une question d’oubli que l’incapacité à rassembler des fragments de mémoire. Sax songea qu’ils étaient encore là, stockés quelque part.
— Je ne me rappelle pas vraiment ton ancien visage, reprit Phyllis. Pour moi, tu étais toujours dans un quelconque labo, le nez collé à un écran. Tu devais sans doute porter une blouse blanche. Tu étais une sorte de rat de laboratoire géant. (Elle avait le regard étincelant, à présent.) Mais à un certain moment, tu as appris à imiter le comportement humain. Plutôt bien, d’ailleurs, non ? Assez bien pour tromper une vieille amie qui t’aimait tel que tu étais.
— Nous ne sommes pas de vieux amis.
— Non, fit-elle d’un ton sec. Je ne le pense pas non plus. Toi et tes vieux amis, vous avez tenté de me tuer. Et vous avez assassiné des milliers d’autres gens. Et détruit la plus grande partie de cette planète. Il est évident que tes amis sont encore là, quelque part, sinon tu ne serais pas ici, n’est-ce pas ? En fait, ils doivent avoir largement essaimé parce que lorsque j’ai fait une vérification ADN de ton sperme, les banques officielles de l’Autorité transitoire m’ont confirmé que tu étais bien Stephen Lindholm. Et pendant longtemps, j’ai perdu le fil. Mais tu as fait quelque chose qui m’a donné à réfléchir. Quand nous sommes tombés dans cette crevasse. Oui, c’est ça… ça m’a rappelé un incident qui s’était passé autrefois dans l’Antarctique. Toi, moi et Tatiana Durova, nous étions sur les hauteurs de Nussbaum Riegel, quand Tatiana a trébuché et s’est foulé la cheville. Il était tard, le vent s’était levé, et on a envoyé un hélicoptère de la base. Pendant que nous attendions, tu as trouvé une sorte de lichen de roche…
Sax secoua la tête, sincèrement surpris.
— Je ne m’en souviens pas.
C’était vrai. Cette année d’entraînement et de sélection dans les vallées sèches de l’Antarctique avait été intense, mais dans sa mémoire, elle était floue, et jamais il ne retrouverait cet incident. Il avait même du mal à croire qu’il se soit vraiment produit. Et il n’avait pas la moindre trace de souvenir du visage de Tatiana Durova.
Absorbé dans ses pensées et dans l’effort de concentration qu’il faisait pour retrouver cette année perdue, les propos de Phyllis lui échappèrent. Mais il entendit cependant :
— … j’ai vérifié avec les anciens clichés de la mémoire de mon IA, et c’est là que je t’ai retrouvé.
— Tes unités mémoire doivent commencer à s’user, marmonna-t-il d’un air absent. On s’est aperçu depuis quelque temps qu’elles étaient brouillées par les rayons cosmiques si on ne les consolidait pas de temps en temps.
Elle ignora totalement cette minable saillie.
— Ce qui compte, c’est le fait que des gens qui sont capables de trafiquer comme ça les données de l’Autorité transitoire méritent qu’on les surveille de près. Je crains de ne pouvoir laisser passer ce genre de chose. Même si je le voulais.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas vraiment. Tout va dépendre de toi. Tu pourrais me dire où tu te cachais, avec qui, et ce qui se passe actuellement. Tu n’es arrivé à Biotique qu’il y a un an, après tout. Tu étais où avant ça ?…
— Sur la Terre.
Le sourire de Phyllis se plissa de façon menaçante.
— Si c’est comme ça, je vais être dans l’obligation de faire appel à certains de mes associés. Les gens de la sécurité de Kasei Vallis sauront te rafraîchir la mémoire.
— Allons…
— Et ça n’est pas une métaphore. Ils ne vont pas te cogner dessus ou je ne sais quoi. C’est une question d’extraction. Ils t’endorment, ils stimulent l’hippocampe et l’amygdale, et ils te posent des questions. Les gens répondent, c’est tout.
Sax réfléchit. On ne savait toujours pas grand-chose des mécanismes de la mémoire, mais il ne faisait aucun doute qu’on pouvait appliquer des méthodes brutales aux zones que l’on connaissait. La résonance magnétique, les ultra-sons ciblés et bien d’autres outils. Mais ce serait dangereux, néanmoins…
— Alors ?… demanda Phyllis.
Il observa un instant son sourire, maléfique, triomphant. Des pensées défilaient en vrac dans son esprit, des images sans légendes : Desmond, Hiroko, les gamins de Zygote criant Pourquoi, Sax ? Pourquoi ? Il dut se maîtriser pour ne pas montrer le dégoût qu’il ressentait soudain, qui déferlait en lui. C’était peut-être ce que les gens appelaient de la haine. Il s’éclaircit la gorge et dit enfin :
— Je suppose que je ferais aussi bien de tout te raconter.
Elle acquiesça fermement, comme si c’était une décision qu’elle aurait prise elle-même. Et elle tourna la tête : le restaurant était totalement désert, maintenant, et les serveurs s’étaient tous regroupés autour d’une table, où ils sirotaient de la grappa.
— Allez, viens, dit Phyllis. On va jusqu’à mes bureaux.
Il acquiesça en se levant avec raideur. Sa jambe droite ne répondait plus. Il suivit Phyllis en boitillant. Ils dirent bonsoir aux serveurs et prirent l’ascenseur. Phyllis appuya sur le bouton du sous-sol. La porte se referma. Sax se dit qu’ils étaient encore une fois dans un ascenseur. Il inspira à fond et rejeta la tête en arrière, comme s’il venait de remarquer quelque chose d’anormal sur le panneau de contrôle. Phyllis suivit son regard et, d’un mouvement spasmodique, il la frappa au maxillaire. Elle s’effondra, le souffle court, inconsciente. Un élancement affreusement douloureux monta dans les deux phalanges principales de la main droite de Sax. Il appuya sur le bouton du second étage, au-dessus du métro. Il savait qu’un long passage permettait de traverser Hunt Mesa, avec de nombreuses boutiques qui, à cette heure, seraient fermées. Il prit Phyllis par les aisselles et la souleva. Elle était plus grande que lui, flasque et lourde.
Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, il était sur le point d’appeler à l’aide. Mais il n’y avait personne à l’extérieur : il passa un bras de Phyllis autour de son cou et l’entraîna vers l’un des mini-carts qui étaient garés à quelques mètres de là pour les gens qui voulaient traverser rapidement la mesa ou qui étaient trop chargés. Il la laissa tomber sur le siège arrière et elle grogna, comme si elle était sur le point de se réveiller. Il s’installa aux commandes et pressa la pédale d’accélération. Le cart dévala le couloir en bourdonnant. Sax prit conscience qu’il ruisselait de sueur et qu’il n’arrivait pas à maîtriser son souffle.
Il passa devant deux toilettes avant de s’arrêter. Phyllis, inerte, roula de son siège jusqu’au sol en gémissant un peu plus fort. Elle ne tarderait plus à reprendre conscience, si ce n’était déjà fait. Il alla vérifier que les toilettes des hommes n’étaient pas verrouillées. C’était bien le cas, et il revint très vite au cart pour soulever Phyllis et la porter sur son dos. Il vacilla brièvement sous son poids et la laissa tomber devant le seuil. Sa tête cogna contre le sol et elle cessa de gémir. Il ouvrit la porte, la traîna jusqu’à l’intérieur, puis referma la porte et la verrouilla.
Il s’assit à côté d’elle, le souffle haletant. Phyllis respirait encore. Elle avait le pouls faible mais régulier. Elle semblait hors de danger, mais un peu plus inconsciente qu’après son premier coup. Sa peau était pâle et humide et elle avait la bouche entrouverte. Un bref instant, il eut pitié d’elle, avant de se rappeler qu’elle l’avait menacé de le confier aux techniciens de la sécurité pour le faire parler. Certes, leurs méthodes étaient sophistiquées, mais c’était quand même de la torture. Et s’ils avaient réussi, ils auraient appris la situation des refuges de l’underground dans le Sud et bien plus de choses encore. Dès qu’ils auraient une idée générale de ce qu’il connaissait, ils pourraient lui soutirer le reste. Il serait impossible de résister à leur combinaison d’injection de drogues et de modification du comportement.
Dès à présent, Phyllis en savait beaucoup trop. Le seul fait qu’il ait une fausse identité aussi parfaite impliquait qu’il existait toute une infrastructure qui était demeurée cachée jusqu’à présent. Dès qu’ils connaîtraient son existence, ils pourraient sans doute la débusquer. Et Hiroko, Desmond et Spencer, qui était dans le système de Kasei Vallis, seraient tous en danger… Ainsi que Nirgal, Jackie, Peter et Ann… tous. Parce qu’il n’avait pas été assez malin pour éviter cette femme redoutable et stupide qu’était Phyllis.
Il regarda autour de lui. Il y avait deux cabines : une pour les toilettes, l’autre avec un lavabo, un miroir et le distributeur courant de pilules contraceptives et de gaz récréatifs. Il reprit son souffle et réfléchit très vite. Au fur et à mesure que les plans se dessinaient dans son esprit, il chuchotait dans son bloc de poignet les instructions destinées à son IA. Desmond lui avait donné certains programmes de virus à haut potentiel de destruction. Il se connecta avec le bloc de Phyllis et attendit que les transferts s’opèrent. Avec un peu de chance, il pouvait détruire tout son système : les dispositifs de sécurité personnels ne pouvaient rien contre les virus de Desmond à usage militaire. C’était du moins ce que prétendait Desmond.
Mais restait le problème de Phyllis. Parmi les gaz disponibles, il y avait surtout du protoxyde d’azote, dans des inhalateurs individuels qui devaient contenir deux ou trois mètres cubes de gaz sous pression. Il jaugea la pièce : elle devait faire trente-cinq ou quarante mètres cube. La grille de ventilation était près du plafond et il pouvait aisément l’obturer avec un bout de serviette aérogel.
Il inséra des cartes de paiement dans le distributeur et acheta tout le stock de gaz disponible : vingt petits containers de poche avec leurs masques inhalateurs. L’oxyde d’azote serait un peu plus lourd que l’atmosphère de Burroughs.
Il prit les petits ciseaux de son bloc et découpa une partie de la serviette. Puis, il escalada le réservoir de la chasse et entreprit d’obturer la grille de ventilation en insérant le tissu dans les fentes. Quelques orifices subsistaient, mais ils étaient petits. Il redescendit et inspecta la porte : il y avait un espace d’environ un centimètre entre le battant et le sol. Il découpa d’autres bouts de serviette. Phyllis ronflait, à présent. Il alla jusqu’à la porte, l’ouvrit, poussa les containers dans le couloir et referma après avoir jeté un dernier regard à Phyllis, recroquevillée sur le sol. Il tassa les rubans d’aérogel sous la porte, ne ménageant qu’un espace étroit dans un coin. Il jeta un regard rapide dans le couloir, de part et d’autre, s’assit et inséra le flexible du premier container dans l’orifice avant d’appuyer sur la valve. Il répéta cette opération vingt fois, rangeant les containers vides au fur et à mesure dans ses poches. Quand elles furent pleines, il se confectionna un sachet avec les bouts de tissu pour le reste, se releva et regagna le cart. Il écrasa du pied l’accélérateur et le cart bondit violemment en avant, dans le sens opposé à l’arrêt brutal qui avait précipité Phyllis hors du siège. Ce qui avait dû lui faire mal.
Il arrêta le cart, descendit et retourna aux toilettes des hommes dans le bruit des containers. Il ouvrit la porte d’un geste brusque en retenant son souffle, attrapa Phyllis par les chevilles et la tira vers l’extérieur. Elle respirait encore, avec un doux sourire sur le visage. Il résista à l’envie de lui donner un coup de pied et remonta dans le cart.
Il redescendit à pleine vitesse vers l’autre côté de Hunt Mesa, puis descendit jusqu’au sous-sol. Il prit le premier métro qui se présenta et traversa toute la ville jusqu’à la gare du Sud. Il remarqua que ses mains tremblaient et qu’il avait deux phalanges de la main droite qui gonflaient à vue d’œil en virant au bleu. La douleur venait en même temps.
Il acheta un ticket pour le sud mais, quand il le présenta en même temps que sa carte d’identification au contrôleur, il vit l’autre rouler des yeux et dégainer son pistolet en même temps que ses collègues tout en appelant du renfort pour une arrestation. Apparemment, Phyllis s’était réveillée plus tôt qu’il ne l’avait prévu.