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VII. Ainsi parla Grimma : Nous avons deux Solutions.

VIII. Fuir ou nous Cacher.

IX. Et ils lui dirent : Laquelle choisirons-nous ?

X. Et elle répondit : Nous allons nous Battre.

La Gnomenclature, Profils de Carrière,

Chapitre 3, Versets VII-X


C’était une petite chute de neige, un de ces saupoudrages frisquets qui se produisent en début d’hiver pour qu’il soit bien entendu qu’on est, eh oui ! en hiver.

C’est ce que déclara Mémé Morkie.

Les sessions du Conseil ne l’avaient jamais beaucoup intéressée, de toute façon. Elle préférait passer son temps en compagnie des autres anciens, à échanger des ronchonnements et, comme elle disait, à leur remonter le moral et à leur changer les idées.

Elle paradait dans la neige comme sur une propriété personnelle. Les autres gnomes l’observaient dans un silence horrifié.

— ’videmment, comparé à d’autres, ça, c’est rien, disait-elle. Je m’souviens qu’on a eu de la neige dans laquelle on pouvait pas se déplacer ; il a fallu creuser des tunnels ! Vous parlez d’une partie de plaisir !

— Euh, madame… s’enquit un très vieux gnome d’un ton grave, ça tombe toujours du ciel comme ça ?

— ’videmment ! Parfois, le vent la pousse en rafales. Alors là, on en a de gros tas !

— Nous pensions que… Sur les cartes… enfin… je veux dire, dans le Grand Magasin… eh bien, nous pensions que ça apparaissait tout d’un coup sur les choses. Comme une fête, quelque chose de joyeux, vous voyez le genre, ajouta le vieux gnome, l’air un peu embarrassé.

Ils regardèrent la neige s’accumuler. Au-dessus de la carrière, les nuages s’empilaient comme des matelas trop rembourrés.

— En tout cas, plus question de se rendre dans cette horrible grange, constata un gnome.

— C’est bien vrai, fit Mémé Morkie. On pourrait attraper la mort, en sortant par un temps pareil.

Elle semblait ravie.

Les vieux gnomes bougonnèrent entre eux et scrutèrent le ciel, guettant les premiers signes de l’arrivée de rennes ou de rouges-gorges.

La neige isolait la carrière. On ne voyait plus la campagne environnante.

Dorcas, assis dans son atelier, contemplait les flocons qui s’amassaient contre les carreaux crasseux, laissant filtrer dans le hangar une lumière terne et grise.

— Eh bien voilà ! murmura-t-il. On voulait être isolés, c’est fait. Impossible de s’enfuir, impossible de se cacher. On aurait dû partir en même temps que Masklinn.

Il entendit un bruit de pas derrière lui. C’était Grimma. Elle passait beaucoup de temps au portail, ces temps-ci, mais la neige l’avait enfin contrainte à rentrer.

— Il ne pourrait pas revenir, déclara-t-elle. Pas dans cette neige.

— Oui. C’est vrai, confirma Dorcas avec une hésitation.

— Tu sais, ça fait huit jours.

— Je sais. Un sacré bout de temps.

— Que disais-tu quand je suis arrivée ?

— Oh, je parlais tout seul. Ça reste longtemps, ce truc, la neige ?

— Mémé dit que oui, parfois. Des semaines et des semaines, elle dit.

— Oh.

— La prochaine fois que les humains reviendront, ils entreront pour de bon.

— Oui, reconnut Dorcas avec tristesse. Oui, je crois bien que tu as raison.

— Combien d’entre nous pourront… tu sais bien… continuer à vivre ici ?

— Quelques dizaines, peut-être. En rationnant la nourriture et en se cachant pendant la journée. Ce n’est plus comme au temps de l’Alimentation, tu comprends. (Il poussa un soupir.) Et la chasse ne sera plus guère possible. Pas si des humains se promènent dans la carrière à longueur de temps. Tout le gibier va s’enfuir des fourrés.

— Mais nous sommes des milliers !

Dorcas haussa les épaules.

— J’ai déjà du mal à marcher dans cette neige. Des centaines de gnomes plus âgés n’y parviendront jamais. Et les petits non plus, à dire vrai.

— Alors, il faut rester ici, comme le souhaite Nisodème.

— Oui. Rester et ne pas perdre espoir. Peut-être que la neige va disparaître. On pourrait se sauver tous ensemble en direction des fourrés, quelque chose comme ça, dit-il sur un ton vague.

— On pourrait rester sur place et se battre.

Dorcas poussa un grognement.

— Oh, rien de plus facile ! On se bat tout le temps ! Et on se dispute, on se dispute, on se dispute ! C’est la nature gnomique, ça.

— Je parlais de se battre contre les humains. Défendre la carrière.

Il y eut un long silence. Puis Dorcas reprit :

— Qui, nous ? Nous battre contre des humains ?

— Oui.

— Mais ce sont des humains !

— Oui.

— Mais ils sont beaucoup plus grands que nous ! s’écria Dorcas, à bout d’arguments.

— Dans ce cas, ils feront des cibles plus faciles, dit Grimma, les yeux brillants. Et nous sommes plus rapides qu’eux, et plus malins, et nous savons qu’ils existent et nous avons de notre côté (ajouta-t-elle) l’avantage de la surprise.

— Le quoi ? demanda Dorcas, complètement perdu.

— L’avantage de la surprise. Ils ne savent pas que nous sommes là, expliqua-t-elle.

Il lui jeta un coup d’œil en biais.

— Toi, tu as recommencé à lire des livres bizarres.

— En tout cas, ça vaut mieux que de rester assis à se tordre les mains en répétant : Oh, misère, misère, les humains arrivent, ils vont tous nous ratatiner.

— C’est bien joli, tout ça, mais qu’est-ce que tu proposes de faire ? Ça va pas être facile de leur taper sur le crâne, fais-moi confiance.

— Pas sur le crâne.

Dorcas regarda Grimma. Combattre des humains ? L’idée n’était pas neuve, mais on avait du mal à s’y faire. Quoique… Il y avait ce bouquin, non ? Celui que Masklinn avait déniché dans le Grand Magasin, et qui lui avait inspiré son idée pour conduire le camion. Comment s’appelait-il ? ¿es Voyages de Gulliver ? On y voyait l’image d’un humain couché par terre, et des espèces de gnomes le ligotaient avec des centaines de cordes. Même les plus anciens gnomes n’avaient aucun souvenir d’avoir vu une telle chose. Ça avait dû se passer il y avait très longtemps.

Une objection lui vint à l’esprit.

— Hé là, minute ! Si on commence à se battre contre les humains…

Sa voix s’éteignit.

— Oui ? dit Grimma avec impatience.

— Ils vont commencer à se battre contre nous, je me trompe ? Je sais qu’ils ne sont pas très futés, mais ils vont finir par comprendre qu’il se passe quelque chose et ils vont se rebiffer. Des représailles, ça s’appelle, c’est ça ?

— Exact. Et c’est pour ça qu’il est capital que nous soyons les premiers à lancer les représailles.

Dorcas y réfléchit. C’était assez logique.

— Mais uniquement pour nous défendre, fit-il. Uniquement pour nous défendre. Même avec des humains, je ne veux pas voir de souffrances inutiles.

— Admettons.

— Et tu crois vraiment qu’on pourrait se battre contre des humains ?

— Oh, oui, assura Grimma.

— Bon… Comment ?

Grimma se mordit la lèvre.

— Hmmm, dit-elle. Le petit Sacco et ses amis. Tu crois qu’on peut leur faire confiance ?

— Ce sont de braves petits gars. Et filles, dans un ou deux cas. (Il eut un sourire.) Toujours prêts quand il s’agit de nouveauté.

— Très bien. Alors, on va avoir besoin de clous…

— Tu as déjà bien réfléchi à tout ça ; je me trompe ?

Dorcas était impressionné. Grimma était souvent de mauvaise humeur. Il avait pensé que c’était peut-être parce qu’elle réfléchissait parfois très vite et que les gens qui ne réussissaient pas à suivre son rythme l’agaçaient. Mais maintenant, elle était furieuse. On plaignait presque les humains qui allaient se trouver en travers de son chemin.

— J’ai lu pas mal de choses, expliqua-t-elle.

— Euh… Oui, oui, je vois ça. Mais je me demande s’il ne serait pas plus raisonnable de…

— On ne va pas recommencer à fuir, déclara-t-elle catégoriquement. Nous les combattrons sur le chemin. Nous les combattrons au portail. Nous les combattrons dans la carrière. Et jamais nous ne capitulerons.

— Et ça signifie quoi, capituler ? demanda Dorcas, désemparé.

— Nous ignorons le sens du mot capituler.

— En tout cas, pour ma part, c’est sûr.

Grimma s’adossa au mur.

— Tu veux que je te confie quelque chose de bizarre ?

Dorcas étudia la proposition avant de répondre :

— J’ai rien contre.

— Il y a des livres qui parlent de nous.

— Comme Gulliver, tu veux dire ?

— Non. Ça, c’était une histoire d’humain. Non, je veux parler de nous. De gens de taille normale, comme nous. Mais habillés en vert, et ils ont des tiges avec des boules sur la tête. Parfois, les humains déposent une soucoupe de lait à notre intention, et on fait tout le ménage de la maison à leur place. Et on a des ailes, comme des abeilles. Voilà ce qu’ils racontent dans les livres qui parlent de nous. Ils nous appellent des farfadets. J’ai lu ça dans Contes de fées pour les tout-petits.

— Ça ne marcherait pas, les ailes, il me semble, fit remarquer Dorcas. Ça m’étonnerait beaucoup qu’elles aient une portance suffisante.

— Et ils croient qu’on vit dans des champignons, acheva Grimma.

— Hmmm ? Ça n’a pas l’air très raisonnable.

— Et ils pensent qu’on répare les chaussures.

— Ça, c’est plus vraisemblable. Un bon travail, bien concret.

— Et, d’après le livre, on peint les fleurs pour leur donner leurs jolies couleurs.

Dorcas considéra Grimma.

— Maaaaais non, voyons ! finit-il par dire. J’ai déjà inspecté la couleur des fleurs. C’est d’origine.

— On existe vraiment. On fait des choses réelles. Pourquoi crois-tu qu’on trouve ce genre d’histoires dans les livres ?

— Là, je n’en sais rien. Moi, je ne lis que des manuels. J’ai toujours pensé qu’un vrai livre devait comporter des listes et le numéro des pièces détachées.

— Si jamais les humains nous attrapent, voilà ce qui nous arrivera. On deviendra de gentils petits, qui peignent des fleurs. Ils ne nous laisseront rien faire d’autre. On ne sera plus qu’un peuple de petits. (Un soupir.) Est-ce que tu as parfois l’impression que tu ne saurais jamais tout ce que tu devrais savoir ?

— Ça, oui. Tout le temps.

Grimma fronça les sourcils.

— Il y a une chose que je sais, en tout cas. Quand Masklinn rentrera, il faut qu’il puisse rentrer quelque part.

— Oh ! fit Dorcas.

Puis il répéta :

— Oh ! Oh ! je vois.

Il faisait un froid terrible dans l’antre de Jekub. Les autres gnomes n’y venaient jamais parce qu’il y avait plein de courants d’air et que ça sentait mauvais. Ce qui convenait à merveille à Dorcas.

Le bruit de ses pas traversa le hangar et Dorcas pénétra sous l’immense bâche où vivait Jekub. L’escalade jusqu’à son perchoir favori sur le monstre lui demanda un certain temps, même en se servant des échelons de bois et de corde qu’il avait laborieusement mis en place sur l’engin… sur le monstre.

Il s’assit et attendit de retrouver son souffle.

— Je veux juste aider les gens, dit-il à voix basse. Leur donner des choses comme l’électricité, par exemple, pour leur faciliter la vie. Mais tu sais, ils ne disent jamais merci. Ils m’ont demandé de peindre des panneaux ? J’ai peint des panneaux. Et maintenant, voilà Grimma qui veut se battre contre les humains. Elle trouve des tas d’idées dans les livres. Je sais bien qu’elle fait ça pour oublier Masklinn, mais il n’en sortira rien de bon, souviens-toi de ce que je te dis. Seulement, si je ne l’aide pas, les choses vont tourner encore plus mal. Je ne veux pas qu’il y ait le moindre blessé. On ne répare pas les gens comme nous aussi facilement que les gens comme toi.

Il tambourina des talons contre le… À quoi cela correspondait-il ? La nuque de Jekub, probablement.

— Oh, pour toi, c’est facile, poursuivit-il. Tu dors ici à longueur de journée. Tu te reposes bien…

Il regarda Jekub un grand moment. Puis, d’une voix très douce :

— Je me demande si…

Cinq longues minutes s’écoulèrent. Dorcas apparaissait et disparaissait dans le labyrinthe d’ombre, marmonnant tout seul des choses comme :

— Celle-là est morte, rien à faire, il faut une batterie neuve.

Ou :

— Ça semble en ordre, un bon récurage et ça repart.

Et :

— Hmmm, ton réservoir m’a l’air plutôt vide…

Finalement, il émergea de sous la bâche poussiéreuse et se frotta les mains.

Tout le monde a un but dans la vie, se dit-il, un but qui le pousse à continuer.

Nisodème veut que les choses redeviennent ce qu’elles étaient. Grimma veut que Masklinn revienne. Quant à Masklinn… Personne ne sait vraiment ce que cherche Masklinn, mais c’est quelque chose d’énorme.

Quoi qu’il en soit, ils ont tous un but. Avec un but dans la vie, on se sent grand, comme si on mesurait quinze centimètres de haut.

Et maintenant, j’ai trouvé le mien.

Saperlipopette !


L’humain revint plus tard, et il ne revint pas seul. Le petit camion était accompagné d’un camion beaucoup plus gros, sur le flanc duquel était inscrit Pierres et graviers de Blackburyn S.A. Ses pneus changèrent la neige scintillante en boue luisante.

Il remonta le chemin en cahotant, ralentit en arrivant sur l’espace dégagé en face du portail et s’arrêta.

Ce ne fut pas un arrêt artistique. L’arrière du véhicule dérapa et faillit percuter la haie. Le moteur toussota avant de se taire. On entendit un sifflement. Et, très lentement, le camion commença à s’affaisser.

Deux humains en descendirent. Ils firent le tour du camion, en inspectant les pneus l’un après l’autre.

— Ils sont seulement plats en bas, chuchota Grimma de son poste de surveillance dans les fourrés.

— Ne t’inquiète pas, siffla Dorcas. Avec les pneus, la partie aplatie tombe toujours en bas. Étonnant, ce qu’on arrive à faire avec quelques clous, non ?

Le plus petit des camions s’arrêta derrière le premier. De celui-là aussi descendirent deux humains. L’un d’eux portait à la main la plus longue pince qu’ait jamais vue Dorcas. Tandis que les autres humains se penchaient autour d’un des pneus plats, il se dirigea vers le portail, plaça les dents de la pince sur le cadenas et exerça une pression.

Même pour un humain, l’effort requis était énorme. Mais un claquement résonna, assez violent pour qu’on l’entende jusqu’aux fourrés, suivi d’un cliquetis prolongé, tandis que la chaîne tombait à terre.

Dorcas poussa un gémissement. Il avait fondé de gros espoirs sur cette chaîne. C’était celle de Jekub ; du moins se trouvait-elle dans une grosse boîte jaune boulonnée contre le flanc de Jekub – elle devait donc lui avoir appartenu. Mais c’est le cadenas qui avait cédé, pas la chaîne. Dorcas y puisa une fierté inexplicable.

— Je ne comprends pas, murmura Grimma. Ils doivent bien s’apercevoir qu’on ne veut pas d’eux. Pourquoi se conduisent-ils de façon si imbécile ?

— Ce n’est pas comme si on ne pouvait pas trouver de la pierre ailleurs qu’ici, acquiesça Sacco.

L’humain tira sur le portail et l’ouvrit suffisamment pour pouvoir passer.

— Il se rend dans le bureau du directeur, dit Sacco. Il va aller faire du bruit dans le téléphone.

— Oh, que non ! prophétisa Dorcas.

— Mais il va appeler Ordre, insista Sacco. Il va lui dire… enfin, en humain, je veux dire… il va lui dire : Nos Roues Sont Devenues Toutes Plates.

— Pas du tout, répondit Dorcas. Il va dire : Pourquoi Le Téléphone Ne Fonctionne Pas ?

— Et pourquoi le téléphone ne fonctionnerait-il pas ? s’étonna Nouty.

— Parce que je sais quels fils il faut trancher, expliqua Dorcas. Regardez, il revient.

Ils l’observèrent qui faisait le tour des hangars. La neige avait recouvert les piteuses tentatives agricoles des gnomes. Certes, les traces de pas de gnomes abondaient, comme autant de petites empreintes d’oiseaux dans la neige, mais l’humain n’y fit pas attention. Les humains ne remarquent jamais rien.

— Des lacets, fit Grimma.

— Pardon ?

— Des lacets. Il faudrait poser des lacets. Plus grands ils seront, plus dure sera la chute.

— Tant qu’ils ne nous tombent pas dessus…

— Non. On pourrait répandre encore des clous.

— Misère !

Les humains se rassemblèrent autour du camion blessé. Puis ils semblèrent parvenir à un consensus et retournèrent à la Land Rover. Ils y montèrent. Comme elle ne pouvait pas avancer, elle recula lentement en suivant le chemin, tourna devant la barrière d’un champ en contrebas et repartit en direction de la route principale. Le camion resta tout seul.

Dorcas respira enfin.

— J’avais peur qu’ils n’en laissent un sur place, avoua-t-il.

— Ils reviendront, dit Grimma. Tu l’as toujours dit. Les humains reviendront, ils répareront les roues ou je ne sais quoi.

— Alors, autant faire vite, lança Dorcas. Allez, vous tous !

Il se redressa et partit d’un pas léger vers le chemin. À la grande surprise de Sacco, Dorcas sifflotait tout doucement.

— Bon, l’important, c’est de nous assurer qu’ils ne pourront pas le faire bouger, expliqua-t-il tandis que les autres faisaient de leur mieux pour rester à sa hauteur. S’ils ne peuvent pas le faire bouger, ça veut dire qu’il va bloquer le chemin.

— Et s’il bloque le chemin, ils ne pourront pas faire entrer d’autres machines.

— Bien raisonné, admit Grimma, légèrement intriguée.

— Commençons par l’immobiliser, ordonna Dorcas. Nous allons d’abord retirer la batterie. Sans électricité, plus rien ne bouge.

— C’est vrai, dit Sacco.

— Il s’agit d’un gros machin carré, expliqua Dorcas. Vous aurez besoin d’être au moins huit. Et ne la laissez tomber sous aucun prétexte.

— Pourquoi donc ? s’étonna Grimma. On veut la casser, non ?

— Euh… Euh… Euh… répéta Dorcas précipitamment, comme un moteur qui ne veut pas démarrer. Non, parce que… parce que… parce que ça pourrait être dangereux. Voilà. Dangereux. C’est ça. À cause… à cause… à cause de l’acide et tout ça… Il faut sortir la batterie avec beaucoup de soin et je trouverai un endroit sûr où l’entreposer. Voilà. Un endroit très sûr. Bon, allez-y, maintenant. Deux gnomes par clé à molette.

Ils s’en furent en trottinant.

— Que pouvons-nous faire d’autre ? demanda Grimma.

— Il vaudrait mieux retirer le carburant, décréta Dorcas tandis qu’ils pénétraient dans l’ombre du camion.

L’engin était beaucoup plus petit que celui avec lequel ils avaient quitté le Grand Magasin, mais il restait de taille respectable. Dorcas avança jusqu’à se trouver sous la forme dodue du réservoir de carburant.

Quatre jeunes gnomes avaient tiré une boîte de conserve vide des fourrés. Dorcas les appela et leur indiqua le réservoir au-dessus de sa tête.

— Il doit y avoir un écrou par là, fit-il. Ça sert à faire couler le carburant. Mettez une clé à molette en place. Et assurez-vous que la boîte de conserve est bien au-dessous, avant de commencer !

Ils hochèrent la tête avec enthousiasme et se mirent à l’ouvrage. Les gnomes sont d’excellents grimpeurs et ils ont une force remarquable, pour leur taille.

— Et, par pitié, essayez de ne pas en renverser ! leur lança Dorcas au passage.

— Je ne vois pas quelle importance ça peut avoir, fit observer Grimma derrière lui. Nous voulons juste vider le camion de son carburant. Où il coule, c’est secondaire, non ?

Elle lui jeta un nouveau coup d’œil pensif. Dorcas cligna des yeux en lui rendant son regard, tandis que son cerveau travaillait à toute allure.

— Ah, dit-il. Ah. Ah. Parce que. Parcequeparcequeparceque. Ah. Parce que c’est un produit dangereux. On ne veut pas que ça pollue partout, non ? Il vaut mieux le récupérer soigneusement dans une boîte et…

— Le mettre en sécurité ? suggéra Grimma avec de noirs soupçons.

— Voilà ! Voilà, opina Dorcas qui commençait à transpirer. Excellente idée. Bon, maintenant, si nous allions par là pour…

Il y eut un violent déplacement d’air et un choc, juste dans leur dos. La batterie du camion venait d’atterrir à l’endroit qu’ils occupaient un instant plus tôt.

— Pardon, Dorcas, lança Sacco, des hauteurs. C’est beaucoup plus lourd qu’on ne pensait. Elle nous a échappé.

— Espèces d’idiots ! cria Grimma.

— Oui, idiots ! cria Dorcas lui aussi. Vous avez failli l’endommager ! Allez, descendez tout de suite et venez la tirer sous la haie, vite !

— C’est nous qu’il aurait pu endommager ! s’indigna Grimma.

— Oui. Oui. Oui, c’est ce que je voulais dire, bien entendu, répondit distraitement Dorcas. Ça ne te dérange pas de surveiller l’organisation quelques instants ? Ce sont de braves petits gars, mais ils se laissent un peu trop emporter par l’enthousiasme, si tu vois ce que je veux dire.

Il s’éloigna dans l’ombre, la tête levée.

— Ça alors ! commenta Grimma.

Elle se retourna vers Sacco et ses amis qui descendaient avec des mines piteuses.

— Ne restez donc pas plantés là, leur dit-elle. Amenez-moi ça sous la haie. Dorcas ne vous a donc pas appris à vous servir de leviers ? C’est très important, les leviers. On peut faire des choses incroyables, avec. On s’en est beaucoup servis pendant le Grand Exode…

Sa voix s’éteignit. Elle se retourna et regarda la silhouette de Dorcas au loin. Ses yeux s’étrécirent.

Ce rusé filou mijote quelque chose, se dit-elle.

— Oh, dépêchez-vous donc ! lança-t-elle, avant de courir rejoindre Dorcas.

Il était debout sous le moteur du camion, contemplant avec une intensité soutenue la tuyauterie rouillée. En arrivant à sa hauteur, elle l’entendit nettement dire :

— Voyons, de quoi d’autre avons-nous besoin ?

— Comment ça, besoin ? demanda Grimma d’une voix douce.

— Oh, pour aider. Je…

Dorcas s’interrompit et se retourna lentement.

— Je veux dire, de quoi d’autre avons-nous besoin pour immobiliser complètement cet engin, dit-il avec l’inexpressivité d’un bloc de pierre. Voilà ce que je voulais dire.

— Tu n’as quand même pas l’intention de conduire ce camion ? demanda Grimma.

— Ne dis pas de bêtises. Pour aller où ? Il serait incapable de traverser les champs jusqu’à la grange.

— Bon. Très bien, alors.

— Je veux juste jeter un petit coup d’œil. On ne perd jamais le temps que l’on passe à accumuler des connaissances, poursuivit Dorcas d’un ton léger.

Il émergea dans la lumière, de l’autre côté du camion, et leva les yeux.

— Tiens, tiens, dit-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils ont laissé la portière ouverte. Je suppose qu’ils pensaient que ça n’avait pas d’importance, puisqu’ils vont revenir.

Grimma suivit la direction de son regard. La portière du véhicule était légèrement entrebâillée.

— Aide-moi ; il faut trouver un bâton assez grand, ajouta-t-il. Je pense qu’on devrait pouvoir grimper là-haut et fouiner un peu.

— Fouiner un peu ? Tu cherches quoi ?

— On n’en sait rien tant qu’on n’a pas été voir, répondit Dorcas avec philosophie.

Il jeta un autre coup d’œil sous le ventre du camion.

— Comment ça se passe, vous autres ? On a besoin d’un coup de main.

Sacco arriva en titubant.

— On a réussi à tirer le machin de batterie sous la haie, et la boîte est presque pleine. Qu’est-ce que ça pue ! Et il y en a encore plein qui coule.

— Tu peux remettre l’écrou en place ?

— Nouty a essayé et elle a été couverte de beurk.

— Alors, laissez le carburant se répandre sur le chemin, décida Dorcas.

— Hé là ! Je croyais que c’était dangereux, selon toi ? protesta Grimma. C’est dangereux jusqu’à ce que tu aies rempli ta boîte et ça n’est plus dangereux d’un seul coup ?

— Bon, écoute, tu voulais que j’arrête le camion, non ? J’ai arrêté le camion, rétorqua Dorcas. Alors maintenant, tu la fermes. D’accord ?

Grimma le regarda avec une mine horrifiée.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Dorcas ravala sa salive. Oh, après tout, si on doit se faire enguirlander, autant que ce soit pour un bon motif.

— Je t’ai dit : Ferme-la, répondit-il doucement. Je ne veux pas être malpoli, mais tu es tout le temps à crier après tout le monde. Désolé, mais c’est la vérité. Je t’aide. Je ne t’ai pas demandé de m’aider, mais tu pourrais au moins me laisser faire, au lieu de passer ton temps à me houspiller. Et tu ne dis jamais s’il te plaît, jamais merci. Les gens, c’est un peu comme les machines, ajouta-t-il tandis que le visage de Grimma virait à l’écarlate, et des mots comme s’il te plaît et merci, c’est exactement comme le cambouis. Ça aide à faire mieux tourner les choses. Ça va comme ça ?

Il se retourna vers les garçons, qui paraissaient très gênés d’être là.

— Trouvez-moi un bâton assez long pour atteindre la cabine, dit-il. S’il vous plaît.

Ils obéirent avec un empressement spectaculaire.

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