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V. Ainsi parla-t-il : Et quelles sont ces Grenouilles dont tu m’entretiens ?

VI. Et elle lui répondit : Tu ne pourrais point comprendre.

VII. Et il dit : Ah bon.

La Gnomenclature, Des Grenouilles,

Chapitre 1, Versets V-VII


La nuit suivante fut chargée…

Le voyage jusqu’à la grange prendrait plusieurs heures. Des équipes allèrent baliser le trajet et préparer le chemin autant que possible, sans oublier d’ouvrir l’œil sur l’éventuelle présence de renards. Non qu’on en vît souvent, ces temps-ci ; un renard pouvait se laisser aller à attaquer un gnome solitaire, mais trente chasseurs enthousiastes et bien armés étaient une autre paire de manches. Il aurait fallu qu’un renard fût bien stupide pour manifester ne serait-ce qu’un intérêt passager. Les rares spécimens qui vivaient à proximité de la carrière avaient une tendance notable à s’éloigner à toutes pattes chaque fois qu’ils apercevaient un gnome. Ils avaient appris que gnome était synonyme de gros ennuis.

Pour certains, la leçon avait été dure. Peu de temps après l’installation des gnomes dans la carrière, un renard eut l’agréable surprise de tomber sur un duo de cueilleurs de baies sans méfiance, qu’il dévora. Sa surprise fut encore plus grande cette nuit-là quand deux cents gnomes pas contents du tout remontèrent sa piste jusqu’à son terrier, allumèrent un feu à l’entrée, et le tuèrent en le lardant de coups d’épieu lorsqu’il jaillit de sa retraite, les yeux remplis de larmes.

Les animaux qui n’auraient pas dédaigné un bon repas à base de gnome sont légion, avait expliqué Masklinn. Qu’ils sachent bien que ce sera eux ou nous. Et il vaudrait mieux qu’ils comprennent tout de suite que ce sera eux. Aucun animal ne doit prendre goût à la viande de gnome. Ces temps-là sont révolus.

Les chats étaient beaucoup plus malins. Aucun ne s’aventurait jamais dans les parages de la carrière.

— Bien entendu, tout ça ne vaut probablement pas la peine qu’on se fasse du souci, déclara Angalo, l’air nerveux, alors que l’aube pointait. Si ça se trouve, on n’aura jamais à mettre ces mesures en œuvre.

— Et tout ça au moment où on commençait à bien s’installer, maugréa Dorcas. Enfin, je suppose que si on monte correctement la garde, on peut être prêts à évacuer tout le monde en cinq minutes. Et on commencera ce matin à entreposer les provisions là-bas. Ça ne coûte rien. En cas de besoin, elles seront sur place.

Les gnomes se rendaient parfois jusqu’à l’aéroport. On rencontrait en chemin une grande décharge, qui était une véritable mine de morceaux de tissu ou de fil de fer et, plus loin, des gravières inondées, très pratiques pour ceux qui avaient la patience de pêcher à la ligne. Le voyage représentait une excursion plutôt agréable, le long de pistes de blaireau. Il fallait traverser la route principale ou, plutôt, la contourner par en dessous ; pour des raisons inconnues, on avait installé avec grand soin des tuyaux sous la route, aux endroits précis où les pistes avaient besoin de la franchir. On pouvait supposer que c’était l’œuvre des blaireaux. En tout cas, ces animaux en faisaient grand usage.

Masklinn trouva Grimma dans le terrier scolaire, en dessous d’un des hangars, surveillant une classe d’écriture. Elle lui jeta un regard furibond, incita les enfants à continuer leur travail – et si Nico Merceri voulait bien faire profiter le reste de la classe de la plaisanterie qui l’amusait tant ? Non ? Eh bien ! qu’il se concentre sur ce qu’il faisait, alors – et elle emprunta le tunnel d’accès.

— Je passais simplement pour te prévenir que nous partions, expliqua Masklinn en tire-bouchonnant son chapeau entre ses mains. Il y a un groupe de gnomes qui se rend à la décharge, on devrait donc avoir de la compagnie en chemin. Ahem.

— L’électricité, fit Grimma sur un ton neutre.

— Hein ?

— Il n’y a pas l’électricité dans la vieille grange. Tu te souviens de ce que ça veut dire ? Des nuits sans lune où on était obligés de rester dans notre terrier ? Je ne veux plus connaître Ça.

— Eh bien, ce genre d’épreuve rendait peut-être les gnomes meilleurs, grommela Masklinn. On n’avait pas tout ce qu’on a aujourd’hui, mais on était…

— Terrifiés, affamés, gelés et ignorants ! coupa Grimma. Tu le sais très bien. Essaie de parler du Bon Vieux Temps à Mémé Morkie. Tu verras ce qu’elle te répondra.

— On était ensemble.

Grimma inspecta ses mains.

— Nous avions le même âge et on vivait dans le même terrier, c’est tout, répondit-elle d’un ton égal. (Elle releva la tête.) Mais la situation a changé, désormais ! Il y a… Eh bien, par exemple, il y a les grenouilles.

Masklinn la regarda avec une parfaite incompréhension. Et, pour une fois, Grimma ne semblait pas très assurée.

— J’en ai entendu parler dans un livre, expliqua-t-elle. Tu vois, c’est dans un endroit. Ça s’appelle l’Amériquedusud. Et on y trouve des collines où il fait chaud, où il pleut tout le temps, ça donne des forêts où il y a de très grands arbres et dans les plus hautes branches de ces arbres, il y a de très grandes fleurs, elles s’appellent des broméliacées, et l’eau s’accumule dans les fleurs pour créer de petites mares, et il y a une sorte de grenouille qui pond ses œufs dans les mares, et il en sort des têtards qui deviennent de nouvelles grenouilles, et ces petites grenouilles passent toute leur vie dans les fleurs au sommet des arbres, sans jamais savoir qu’il y a un sol en bas, et un monde autour d’elles, plein de choses comme ça, et maintenant, je sais qu’elles existent et je ne les verrai jamais, et toi (elle avala une goulée d’air), tu veux que je vienne vivre avec toi dans un terrier pour te laver tes chaussettes !

Masklinn passa en revue toute la phrase dans sa tête, au cas où elle prendrait une signification cohérente à la seconde écoute.

— Mais je ne porte jamais de chaussettes, fit-il remarquer.

De toute évidence, ce n’était pas la chose à dire. Grimma lui enfonça un doigt dans l’estomac.

— Masklinn, tu es un brave gnome et tu n’es pas bête, dans ton genre, mais ce n’est pas dans le ciel que tu trouveras des réponses. Il faudrait que tu gardes les pieds sur terre, au lieu d’avoir tout le temps la tête en l’air !

Elle s’en fut dans un froufroutement de jupes et claqua la porte derrière elle. Masklinn sentit qu’il avait les oreilles brûlantes.

— Mais je peux très bien faire les deux ! hurla-t-il après elle. En même temps !

Il réfléchit encore un peu avant d’ajouter :

— Comme tout le monde, d’ailleurs !

Il reprit le tunnel en sens inverse, d’un pas sonore. Pas bête dans ton genre ! Ah, Gurder avait bien raison, l’éducation pour tous, ce n’était pas une bonne idée. Il ne comprendrait jamais rien aux femmes, se dit-il. Même s’il devait vivre dix ans.

Gurder avait confié le commandement des Papeteri à Nisodème. Masklinn n’en était pas très content. Non que Nisodème ne fût pas intelligent. C’était plutôt l’inverse. Il avait une intelligence bouillonnante, latérale, qui déplaisait souverainement à Masklinn. Il paraissait toujours lutter contre une trépidation secrète ; quand il s’exprimait, les mots sortaient invariablement en cascade, et Nisodème intercalait sans arrêt des hum dans son torrent de paroles pour pouvoir reprendre son souffle sans laisser à quiconque une chance de l’interrompre. Il mettait Masklinn mal à l’aise.

Le gnome s’en ouvrit à Gurder :

— Nisodème est parfois surexcité, répondit Gurder, mais il a le cœur au bon endroit.

— Et sa tête ?

— Écoute. Nous nous connaissons bien, tous les deux, non ? On se comprend bien, tu ne trouves pas ?

— Si. Pourquoi ?

— Alors, je te laisse prendre les décisions qui affectent le corps des gnomes, expliqua Gurder (sa voix était juste à la lisière de la menace), et tu me laisses prendre celles qui mettent leur âme en jeu. Ça te paraît équitable ?

Et c’est ainsi qu’ils s’en furent.

Les adieux, les messages de dernière minute, l’organisation et, parce qu’ils étaient des gnomes, les mille petites disputes, n’avaient aucune importance.

Ils se mirent en route.


La vie dans la carrière commença à reprendre son cours normal. Il n’apparut plus de camions au portail. Au cas où, Dorcas dépêcha quelques-uns de ses jeunes assistants mécaniciens les plus agiles dans les hauteurs du grillage pour bourrer de boue le cadenas rouillé. Il ordonna également à une équipe de gnomes d’entortiller des fils de fer autour des montants du portail.

— Ça ne les retiendra pas bien longtemps, avoua-t-il. Pas s’ils sont déterminés.

Le Conseil ou, du moins, ce qu’il en restait, hocha la tête d’un air plein de sagesse, bien que, franchement, personne ne comprit grand-chose ni ne se souciât beaucoup de questions mécaniques.

Le camion revint cet après-midi-là. Les deux gnomes qui surveillaient le chemin coururent à la carrière pour faire leur rapport. Le conducteur avait tripatouillé un moment le cadenas, tiré sur les fils et il était reparti avec son véhicule.

— Et il a dit quelque chose, ajouta Sacco.

— Oui, il a dit quelque chose, Sacco l’a entendu, confirma sa collègue, Nouty Mode Enfantine.

C’était une gnomette dodue qui portait un pantalon, se débrouillait fort bien en mécanique et avait été volontaire pour un tour de garde, plutôt que de rester chez elle apprendre la cuisine ; les temps changeaient vraiment, dans la carrière.

— Je l’ai entendu, il a dit quelque chose, confirma Sacco avec amabilité, au cas où la situation n’aurait pas été assez claire.

— C’est la vérité, fit Nouty. Nous l’avons entendu tous les deux, pas vrai, Sacco ?

— Et qu’a-t-il dit ? les encouragea Dorcas.

Je n’ai pas mérité ça, pensait-il en même temps. Pas à mon âge. Je serais bien mieux dans mon atelier, à essayer d’inventer la radio.

— Il a dit…

Sacco prit une profonde inspiration, ses yeux lui sortirent presque des orbites et il tenta d’imiter le mugissement de corne de brume qui était le bruit des humains :

— Sâââââââllllleeuuuuuuhh môôôôôôôôômmmeuuuuuh !

Dorcas regarda les autres.

— Quelqu’un a une explication ? demanda-t-il. On dirait presque que ça a un sens, vous ne trouvez pas ? Je vous dis : si seulement on arrivait à les comprendre…

— Ça devait être un humain idiot, intervint Nouty. Il essayait d’entrer !

— Alors, il reviendra, conclut Dorcas d’un air sombre.

Il secoua la tête.

— Très bien, vous deux, reprit-il. Beau travail. Retournez à votre poste de surveillance. Merci.

Il les regarda partir main dans la main, avant de retraverser la carrière vers l’ancien bureau du directeur.

J’ai déjà vu six Fêtons Noël, songeait-il. Six… comment dit-on ?… Six ans. Et presque un de plus, je crois, encore que ce soit difficile d’être sûr, par ici. Personne n’accroche plus de panneaux pour annoncer ce qui va se passer, et on a baissé le chauffage. Sept ans. L’époque où un gnome aimerait bien prendre la vie en douceur. Et me voilà en un lieu où le monde est dépourvu de murs convenables, où l’eau devient parfois froide et dure le matin, et où les ventilateurs et les radiateurs sont déréglés à un point scandaleux. Bien entendu (il se reprit un peu), en tant que savant, je trouve tous ces phénomènes fascinants. Simplement, j’aimerais bien les trouver fascinants depuis un point d’observation coquet et douillet, au-Dedans.

Ah, le Dedans ! Voilà l’endroit idéal. La plupart des vieux gnomes souffraient d’une phobie du Dehors, et personne n’aimait beaucoup aborder le sujet. Dans la carrière, passe encore : il y avait de grandes murailles de roc. Si on évitait de trop lever les yeux et qu’on ignorait le quatrième côté, avec ses effroyables échappées sur la campagne environnante, on pouvait presque s’imaginer de retour dans le Grand Magasin. Mais malgré tout, la plupart des vieux gnomes préféraient se réfugier dans les hangars ou dans la douillette pénombre au-dessous des parquets. De cette façon, on évitait cette abominable sensation d’exposition, l’impression détestable que le ciel vous observait.

Pour leur part, les enfants semblaient s’adapter parfaitement au Dehors. Ils n’avaient pas vraiment l’habitude d’autre chose. C’est tout juste s’ils se rappelaient le Grand Magasin, mais cela ne signifiait plus grand-chose pour eux. Le Dehors leur appartenait. Ils s’étaient acclimatés. Et les jeunes chasseurs et cueilleurs… Ah, ma foi, quand on est jeune, on aime bien faire montre de son courage, pas vrai ? Surtout devant les autres jeunes hommes. Et devant les jeunes femmes.

Bien entendu, se dit Dorcas, en tant que savant et gnome féru de rationalisme, je sais très bien que nous n’étions pas destinés à vivre indéfiniment sous les parquets. Simplement, quand on est un gnome qui a près de sept ans, et qu’on commence à sentir ses articulations craquer, je dois admettre qu’on éprouve un certain réconfort à voir quelques-uns des anciens panneaux autour de soi. Réductions fantastiques, par exemple, ou peut-être juste un tout petit qui clamerait Demain, grands soldes. Ça ne ferait de mal à personne et je suis certain que je me sentirais plus à mon aise. Ce qui, bien évidemment, est parfaitement grotesque, quand on envisage la chose sous l’angle rationnel.

Il songea : Voilà des pensées parfaitement déplacées pour un gnome féru de rationalisme.

La boiserie qui encadrait la porte du bureau du directeur présentait une fente. Dorcas s’y faufila pour gagner la pénombre familière sous le parquet, et il avança jusqu’à ce qu’il trouve l’interrupteur.

Une idée dont il était plutôt fier. Une énorme alarme rouge était accrochée au mur extérieur du bureau ; sans doute pour que les humains puissent entendre la sonnerie du téléphone quand il y avait du bruit dans la carrière. Dorcas avait modifié les fils de telle façon qu’il pouvait la faire sonner chaque fois qu’il en avait envie.

Il appuya sur l’interrupteur.

Des gnomes arrivèrent en courant de tous les recoins de la carrière. Dorcas attendit que l’espace sous le parquet se soit rempli, puis il tira vers lui une boîte d’allumettes vide, pour s’en servir d’estrade.

— L’humain est revenu, annonça-t-il. Il n’a pas réussi à entrer, mais il va continuer à essayer.

— Et tes bouts de fil de fer ? s’inquiéta un des gnomes.

— Il existe des outils coupe-fil, je le crains.

— Voilà qui règle le sort de ta théorie sur… hum… l’intelligence humaine. S’ils étaient réellement intelligents, les humains auraient compris… hum… qu’il ne faut pas aller là où on n’a pas envie de les voir, jugea Nisodème d’un ton acide.

Dorcas aimait voir les jeunes gnomes manifester de l’ardeur, mais Nisodème vibrait d’une impatience bien spéciale qui était désagréable à observer. Dorcas lui jeta un regard aussi furieux qu’il l’osa.

— Les humains de la région sont peut-être différents de ceux du Grand Magasin, jeta-t-il. Enfin, bref…

— C’est Ordre qui a dû l’envoyer, dit Nisodème. C’est un jugement… hum… à notre encontre !

— Pas du tout. Il s’agit d’un simple humain, répliqua Dorcas.

Nisodème lui décocha un regard furieux tandis qu’il poursuivait :

— Bon, maintenant, il faudrait vraiment commencer à expédier une partie des femmes et des enfants à…

Dehors, on entendit un bruit de pas pressés et les sentinelles du portail s’introduisirent précipitamment par la fente.

— Il est revenu ! Il est revenu ! ahana Sacco. L’humain ! Il est de retour !

— Très bien, très bien ! fit Dorcas. Pas de panique, il ne peut pas…

— Non ! Non ! Non ! hurla Sacco en sautant sur place. Il a un de ces coupe-machins ! Il a coupé le fil de fer, et la chaîne qui fermait le portail aussi, et il… !

Personne n’entendit la suite.

C’était inutile.

Le bruit d’un moteur qui se rapprochait racontait le reste de l’histoire.

Il s’amplifia tellement que tout le hangar trembla. Puis il s’arrêta brusquement, laissant derrière lui un sale silence qui était encore pire que le vacarme. On entendit le choc mat d’une portière qui claquait, suivi par le craquement et le grincement de la porte du hangar.

Puis des pas. Au-dessus de leur tête, les lattes du parquet ployèrent et laissèrent tomber de petits paquets de poussière, tandis que de terribles pas parcouraient le bureau de long en large.

Les gnomes étaient figés dans un silence absolu. Rien ne bougeait, sauf leurs yeux, qui suivaient à la trace le bruit des pas, restant sur place quand ils s’arrêtaient, allant et venant au rythme des déplacements de l’humain dans la pièce au-dessus d’eux. Un bébé commença à pleurnicher.

On entendit un cliquetis, le son étouffé d’une voix humaine émettant sa traditionnelle et incompréhensible logorrhée. Cela dura un certain temps.

Puis les pas quittèrent à nouveau le bureau. Les gnomes les entendirent crisser au-dehors, accompagnés d’autres bruits. D’horribles cliquetis de métal.

Un petit gnome dit :

— M’man, j’ai envie d’aller aux cabinets ; m’man…

— Chhhut !

— Mais c’est pressé, m’man !

— Tu vas te taire ?

Tous les gnomes étaient figés tandis que les bruits continuaient autour d’eux. Enfin, presque tous. Un tout petit gnome était en train de danser d’un pied sur l’autre, pendant que son visage virait au pivoine.

Finalement, le vacarme cessa. On entendit claquer une portière, et le grondement du moteur reprit, pour s’estomper graduellement.

À voix très basse, Dorcas annonça :

— Je crois que nous pouvons nous détendre un peu, maintenant.

Des centaines de gnomes laissèrent échapper un soupir de soulagement.

— M’man !

— Oui, bon, d’accord, va vite.

Et, après le soupir de soulagement, le brouhaha monta. Une voix domina les autres.

— Nous n’avons jamais connu ça, au temps du Grand Magasin ! lança Nisodème en grimpant sur une demi-brique. Je vous le demande, mes frères gnomes, est-ce donc là ce qu’on nous avait conduits… hum… à espérer ?

Il y eut un chœur confus de oui et de non, tandis que Nisodème poursuivait.

— Il y a un an, nous vivions en sécurité dans le Grand Magasin. Vous rappelez-vous à quoi ressemblait le Fêtons Noël ? Vous souvenez-vous de ce que représentait l’Alimentation ? Quelqu’un a-t-il souvenir du goût qu’avaient… hum… le rôti de bœuf et la dinde ?

Un ou deux vivats embarrassés retentirent. Nisodème adopta un air triomphant.

— Et nous revoilà à la même période de l’année – enfin, on nous affirme que c’est la même période, continua-t-il sur le mode sarcastique -, et on voudrait nous faire manger des objets noduleux qui, en réalité, poussent dans de la terre ! Hum. Et de la viande qui n’a rien à voir avec de la vraie viande : ce sont des animaux morts et débités en morceaux ! De vrais animaux morts, vraiment débités en morceaux ! Voulez-vous que vos… hum… vos enfants prennent de telles habitudes ? Qu’ils déterrent leur nourriture ? Et maintenant, on nous raconte qu’il faut aller dans une grange qui n’est même pas pourvue d’un parquet convenable sous lequel nous pourrions vivre comme l’avait voulu Arnold Frères (fond. 1905). Une question se pose : et après ? Devrons-nous aller vivre dans un champ, n’importe où ? Hum. Et savez-vous quel est le pire, dans cette situation ? Je vais vous le dire, moi. (Il tendit le doigt vers Dorcas.) Les gens qui donnent les ordres, dirait-on, sont ceux-là mêmes qui… hum… ont commencé à nous créer tous ces ennuis !

— Holà ! Une petite minute ! commença Dorcas.

— Vous savez tous que je dis vrai ! hurla Nisodème. Réfléchissez-y, frères gnomes ! Au nom d’Arnold Frères (fond. 1905), fallait-il vraiment quitter le Grand Magasin ?

À nouveau montèrent quelques approbations, plus nourries, et quelques disputes éclatèrent au sein de l’assistance.

— Arrête donc de dire des idioties, rétorqua Dorcas. Le Grand Magasin allait être démoli !

— Nous n’en savons rien, hurla Nisodème.

— Mais bien sûr que si ! rugit Dorcas. Masklinn et Gurder ont vu…

— Et où sont-ils, maintenant ?

— Ils sont partis pour… Enfin, ils ont été…

Dorcas n’était pas doué pour ce genre de débats, il en était bien conscient. Pourquoi fallait-il que ça tombe sur lui ? Il préférait s’occuper de fils électriques, d’écrous, de machins dans ce genre. On ne se faisait jamais enguirlander par un écrou.

— Effectivement, ils sont partis ! (Nisodème baissa le ton jusqu’à une sorte de sifflement de fureur.) Réfléchissez-y bien, frères gnomes ! Faites marcher votre… hum… cervelle ! Dans le Grand Magasin, nous savions où nous en étions, les choses marchaient de façon satisfaisante, tout suivait à la lettre les préceptes d’Arnold Frères (fond. 1905). Et brusquement, nous voilà ici. Vous vous rappelez combien vous méprisiez les Dehoreux ? Eh bien désormais, les Dehoreux, c’est nous ! Hum. Nous revoilà en pleine panique, et ce sera toujours comme ça – à moins que nous ne nous amendions et qu’Arnold Frères (fond. 1905) ne nous permette, dans sa mansuétude, de réintégrer le Grand Magasin, quand nous serons redevenus des gnomes meilleurs, des gnomes plus sages !

— Soyons bien clairs ! intervint un spectateur. Es-tu en train de nous dire que l’Abbé nous a menti ?

— Je ne dis rien de tel, renifla Nisodème avec hauteur. Je me contente de présenter les faits. Hum. Rien de plus.

— Mais… mais… mais l’Abbé est allé chercher de l’aide, protesta faiblement une dame gnome. Et… et après tout, je suis certaine que le Grand Magasin a été démoli. Enfin, je veux dire… sinon, on n’aurait pas vécu toutes ces tribulations, quand même ? Euh…

Elle paraissait désemparée.

— En tout cas, moi, je sais une chose, enchaîna son voisin. Cette vieille grange dont tout le monde parle ne me dit rien qui vaille. Il n’y a même pas l’électrique.

— Oui, et elle se trouve en plein milieu du… (le nouvel orateur baissa la voix)… ben… vous savez. De la Chose. Vous savez bien ce que je veux dire.

— Ouais, confirma un vieux gnome. La Chose. J’l’ai vue, moi. Mon p’tit gars m’a amené à la cueillette des mûres, y a un mois ou deux d’ça, en haut de la carrière et j’l’ai vue.

— Oh, de loin, ça ne me dérange pas de la voir, répondit la dame inquiète. Mais c’est l’idée de me retrouver au milieu qui me donne des frissons.

Ils n’osent même pas employer les mots rase campagne, se dit Dorcas. Je les comprends.

— On est plutôt bien ici, je le reconnais, reprit le premier gnome, mais tout ce machin qu’il y a dehors, comment ça s’appelle ?… Ça commence par unn…

— La Nature ? suggéra Dorcas d’une petite voix.

Nisodème avait un sourire de dément, ses yeux pétillaient.

— Voilà, c’est ça, confirma le gnome. Eh ben, c’est pas naturel. Et puis, y en a franchement trop. C’est pas comme ça, dans un monde correct. Il suffit de regarder autour de soi. Le plancher est trop accidenté, il devrait être plat. Y a pratiquement aucun mur. Et puis, toutes ces petites lumières en étoile qui s’allument la nuit… Bon, franchement… Ça sert à quoi ? Pas à grand-chose. Et maintenant, les humains vont et viennent à leur guise, et aucun Règlement Intérieur n’est en vigueur, pas comme dans le Grand Magasin.

— C’est pour cela qu’Arnold Frères a créé le Grand Magasin en 1905, entonna Nisodème. Un endroit convenable… hum… pour les gnomes.

Dorcas attrapa doucement Sacco par l’oreille et tira le jeune gnome vers lui.

— Tu sais où est Grimma ? chuchota-t-il.

— Elle n’est pas ici ?

— Ça, je suis certain que non. Elle aurait déjà réagi vertement, si elle était dans les parages. Elle est peut-être restée avec les enfants dans le terrier scolaire, quand elle a entendu la cloche. Ça vaut sans doute mieux.

Nisodème a un projet en tête, se dit Dorcas. Quoi, je n’en sais rien, mais ça sent mauvais.

Et la situation n’alla pas en s’améliorant au fil de la journée, surtout quand il se mit à pleuvoir. Une vilaine pluie glacée. Du grésil, à en croire Mémé Morkie. C’était mou, pas franchement de la pluie, mais pas tout à fait de la glace non plus. De la pluie vertébrée.

On ne sait comment, elle semblait réussir à se faufiler en des endroits où la pluie ordinaire n’avait pas accès. Dorcas assigna les gnomes les plus jeunes au creusement de fossés de drainage, et il mit en place un chauffage de fortune au moyen de quelques grosses ampoules lumineuses. Les gnomes les plus âgés étaient assis en cercle autour d’elles en faisant le gros dos, et ils ronchonnaient.

Mémé Morkie faisait son possible pour les rasséréner. Dorcas commençait à espérer qu’elle arrête.

— Ça, c’est de la gnognotte, disait-elle. Je me souviens de la Grande Inondation. Notre terrier s’est carrément effondré. On a eu froid et on est restés trempés pendant des jours ! (Elle caqueta, en se balançant d’avant en arrière.) On avait une mine de rats mouillés, je vous jure ! Plus un poil de sec, vous savez, et pas de feu pendant une semaine. Ah, ça, on peut dire qu’on a rigolé !

Les gnomes du Grand Magasin la fixaient en frissonnant.

— Et vous faites pas de souci, pour traverser la rase campagne, continua-t-elle sur le ton de la conversation. Neuf fois sur dix, y a rien qui vous boulottera.

— Oh, miséricorde ! laissa échapper une dame gnome d’une voix blanche.

— Mais si, j’ai été dans les champs des centaines de fois. C’est de la rigolade tant qu’on reste tout près de la haie et qu’on ouvre bien les yeux. C’est rare qu’on doive détaler.

Quand on apprit que la Land Rover s’était garée à l’endroit précis où l’on avait prévu de planter des bidules, l’humeur générale ne s’améliora pas. Les gnomes avaient passé une éternité l’été précédent à retourner le sol durci pour le transformer en une vague approximation de terre. Ils avaient planté des graines, qui n’avaient pas germé. Désormais, deux grandes ornières traversaient l’endroit, et un nouveau cadenas et une chaîne étaient accrochés à la grille.

Le grésil commençait déjà à remplir les ornières. Du gasoil avait coulé à terre et étalait ses arcs-en-ciel sur toute la surface.

Et tout du long, Nisodème rappelait aux gens à quel point la situation avait été meilleure dans le Grand Magasin. Ils n’avaient pas vraiment besoin d’être convaincus. C’était vrai, après tout : la situation avait été meilleure. Et de loin.

D’accord, songea Dorcas, on peut rester au chaud, la nourriture ne manque pas, encore qu’il y ait des limites au nombre de façons d’accommoder le lapin et les patates. Le problème, c’est que Masklinn avait imaginé qu’une fois sortis du Grand Magasin, nous creuserions, nous construirions, nous chasserions, et nous affronterions tous le futur le menton haut et le sourire large. Chez certains jeunes, c’est bien le cas, pas de problème. Mais nous autres, les anciens, nous sommes trop rassis dans nos vieilles habitudes. Moi encore, ça va. J’aime bricoler ; je peux me rendre utile. Mais les autres… Tout ce qu’ils peuvent faire pour occuper le temps, c’est ronchonner. En ce domaine, ils sont passés maîtres.

Je me demande à quoi joue Nisodème. Il est trop ardent, si vous voulez mon avis.

J’aimerais bien que Masklinn revienne.

Ou même le jeune Gurder. C’était pas un mauvais bougre.

Trois jours de passés, déjà.

Les circonstances étant ce qu’elles étaient, il savait qu’il se sentirait mieux après être allé jeter un coup d’œil à Jekub.

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