I. Car sur la Colline vivait un Dragon remontant à la Construction du Monde.
II. Mais il était vieux et cassé, et il se mourait.
III. Et il portait sur son Front la Marque des Dragons.
IV. Et cette Marque était : Jekub.
Jekub.
Jekub, c’était à lui. Son petit secret. En fait, son énorme secret. Personne d’autre n’en connaissait l’existence, pas même les assistants de Dorcas.
Il était en train de farfouiller dans les grands hangars à demi en ruine, de l’autre côté de la carrière, un jour de l’été précédent. Il ne cherchait rien de précis, un bout de fil de fer utile, peut-être, quelque chose comme ça.
Alors qu’il fouinait dans les ténèbres, il se redressa et leva les yeux. Et Jekub était là.
La gueule béante.
Quelques secondes d’épouvante s’étaient égrenées jusqu’à ce que les yeux de Dorcas s’accoutument à la distance.
Par la suite, il avait passé beaucoup de temps en compagnie de Jekub, à l’inspecter, à le découvrir. Oui, le Jekub était masculin, sans aucun doute. Un mâle féroce, quoique vieux et blessé, comme un dragon qui se serait retranché là pour y dormir de son dernier sommeil. Ou peut-être comme ces gros animaux dont Grimma lui avait un jour montré l’image dans un livre. Les dînent-aux-aurores.
Mais Jekub ne passait pas son temps à ronchonner, ni à lui demander comment ça se faisait qu’il n’ait pas encore inventé la radio. Dorcas avait consacré maintes heures paisibles à faire la connaissance de Jekub. C’était un bon interlocuteur. En fait, c’était l’interlocuteur idéal, parce qu’on n’était pas obligé d’écouter son point de vue.
Dorcas secoua la tête. Plus le temps de penser à ça. Tout était en train de mal tourner.
Il décida d’aller trouver Grimma. Bien sûr, ce n’était qu’une fille. Mais elle semblait avoir la tête solidement vissée sur les épaules.
Le terrier scolaire était situé sous le plancher d’un ancien hangar, sur la porte duquel se lisait le mot cantine. C’était l’univers personnel de Grimma. Elle avait inventé l’école à l’intention des enfants, sous prétexte que, la lecture et l’écriture étant des connaissances difficiles à assimiler, il valait mieux s’en débarrasser le plus vite possible.
On y avait également installé la bibliothèque.
Dans la précipitation des dernières heures, les gnomes avaient réussi à sauver une trentaine de livres du Grand Magasin. Certains étaient très précieux (on consultait fréquemment Jardiner toute Vannée, et Dorcas connaissait presque par cœur Principes élémentaires de mécanique pour l’amateur), mais les autres, eh bien… assez ardus…, et on ne les ouvrait pas souvent.
Quand Dorcas entra, Grimma se trouvait devant l’un d’eux. Elle se mordillait le pouce, un signe infaillible de concentration, chez elle.
On ne pouvait qu’admirer sa façon de lire. Non seulement Grimma était la meilleure lectrice parmi les gnomes, mais elle avait également le don stupéfiant de comprendre ce qu’elle lisait.
— Nisodème est en train de créer des ennuis, annonça-t-il en s’asseyant sur un banc.
— Je sais, répondit distraitement Grimma. On m’a raconté.
Elle empoigna le bord de la page à deux mains et la tourna avec un grognement d’effort.
— Je ne vois pas ce qu’il espère gagner, reprit Dorcas.
— Le pouvoir. Il aspire à la grandeur, tu comprends.
— Ça m’étonnerait qu’il puisse faire ça ici, répondit Dorcas, un peu sceptique. Dans le Grand Magasin, je veux bien. Il aurait trouvé le matériel adéquat. Six cent quatre-vingt-quinze francs avec sa batterie d’accessoires pour la propreté de toute la maison, ajouta-t-il, se remémorant avec un soupir le panonceau si familier.
— Non, je ne parle pas de ça, fit Grimma. C’est ce qu’on ressent quand il n’y a personne pour diriger. Je viens juste de lire quelque chose sur le sujet.
— Mais pour diriger, je suis là, non ? se plaignit Dorcas.
— Non, parce que personne ne fait réellement attention à ce que tu dis.
— Oh. Très aimable, merci.
— Ce n’est pas de ta faute. Il y a des gens comme Masklinn, Angalo ou Gurder qui savent faire écouter les gens, mais toi, tu n’arrives pas à capter leur attention, apparemment.
— Oh.
— Mais les boulons et les vis t’écoutent, eux. Tout le monde n’en est pas capable.
Dorcas y réfléchit. Il n’aurait jamais formulé la chose de cette manière. Était-ce un compliment ? Il décida que oui.
— Quand les gens doivent affronter un grand nombre de problèmes et qu’ils ne savent pas quoi faire, il y a toujours quelqu’un qui est prêt à raconter n’importe quoi, simplement pour obtenir le pouvoir, expliqua Grimma.
— Sans importance. Quand les autres reviendront, je suis sûr qu’ils régleront tout ça, conclut Dorcas sur un ton plus optimiste qu’il ne l’était vraiment.
— Oui, ils…
Grimma s’interrompit brusquement. Au bout d’un instant, Dorcas s’aperçut que ses épaules étaient agitées de spasmes.
— Quelque chose qui ne va pas ? s’enquit-il.
— Ça fait plus de trois jours, maintenant ! sanglota Grimma. Personne n’est jamais parti aussi longtemps ! Il a dû leur arriver quelque chose !
— Euh… Eh bien, ils devaient retrouver Richard Quadragénaire, et rien ne nous dit que…
— Et j’ai été si méchante avec lui avant qu’il parte ! Je lui ai parlé des grenouilles, et tout ce qu’il a su répondre, c’est une histoire de chaussettes !
Dorcas ne comprenait pas clairement le rôle que jouaient les grenouilles dans l’affaire. Quand il s’asseyait pour bavarder avec Jekub, le chapitre des grenouilles n’était jamais abordé.
— Hein ? demanda-t-il.
Grimma lui raconta l’histoire des grenouilles d’une voix entrecoupée de sanglots.
— Et je suis certaine qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que je voulais lui dire, marmonna-t-elle. Et toi non plus.
— Oh, je ne sais pas. Tu veux dire que le monde était vraiment simple, autrefois, et qu’il est désormais plein de sujets passionnants et que tu n’auras jamais assez de ta vie entière pour tous les connaître. Comme la biologie, la climatologie. Enfin, je veux dire, avant que vous arriviez, les Dehoreux, je me contentais de bricoler tranquillement sans rien savoir du vaste monde.
Il contempla ses pieds.
— Je suis encore très ignorant, mais au moins je suis ignorant de sujets importants. La nature du soleil, la cause de la pluie, par exemple. C’est ça que tu veux dire ?
Elle renifla et sourit un peu. Un peu, mais pas trop : s’il y a une chose qui est pire que d’être incompris, c’est d’être parfaitement compris avant qu’on ait eu le temps de bouder tout son content en se plaignant d’être incompris.
— Bon, bref, reprit-elle, il me prend toujours pour celle qu’il connaissait quand nous vivions dans notre ancien terrier de l’accotement. Tu sais, les affaires, la cuisine, les pansements quand les gens étaient bless… ess…
— Allons, allons, allons, fit Dorcas.
Il se sentait toujours un peu empoté lorsque les gens se conduisaient ainsi. Qu’une machine se comporte bizarrement, on lui administrait une petite giclée d’huile, on la tapotait ou, au grand maximum, on lui filait un bon coup de marteau. Mais les gnomes ne réagissaient pas très bien à des traitements similaires.
— Et s’il ne rentrait jamais ? dit-elle en se tamponnant les yeux.
— Mais bien sûr que si il rentrera, la rassura Dorcas. Après tout, que veux-tu qu’il lui arrive ?
— Il a pu se faire dévorer, écraser, piétiner, emporter par le vent, ou tomber dans un trou et être coincé quelque part.
— Euh… Oui, d’accord. Mais à part ça ?
— Je vais me reprendre, dit Grimma en redressant le menton. Comme ça, à son retour, il ne pourra pas dire : Oh, je vois, dès que j’ai le dos tourné, tout s’en va en morceaux.
— Très bien. Voilà comment il faut réagir. Il faut s’occuper, je l’ai toujours dit. Il s’appelle comment, ton livre ?
— C’est un Dictionnaire de proverbes et de citations.
— Oh. Tu y as trouvé des choses utiles ?
— Ça dépend, répondit Grimma d’un ton distrait.
— Oh. Et ça veut dire quoi, proverbes ?
— Je ne suis pas bien sûre. Certains n’ont aucun sens. Tu savais que, pour les humains, le monde a été créé par une espèce de grand humain ?
— Tu rigoles ?
— Ça a pris une semaine.
— Oh, alors il a dû se faire aider, je suppose, fit Dorcas. Tu sais, pour le gros œuvre.
Dorcas pensait à Jekub. On pouvait bougrement abattre de la besogne, en une semaine, si Jekub vous prêtait main-forte.
— Non. Tout seul, paraît-il.
— Hmmm.
Dorcas prit cette hypothèse en considération. Bien sûr, certaines parties du monde n’étaient pas bien finies, et l’herbe, par exemple, n’était probablement pas très compliquée à faire. Mais à ce qu’il avait entendu dire, tout se déglinguait chaque année, il fallait recommencer de zéro le printemps suivant et…
— Je ne sais pas, reconnut-il enfin. Il faut être humain pour croire de telles choses. Au bas mot, j’estime qu’il y en a pour plusieurs mois de travail.
Grimma tourna la page.
— Masklinn croyait… Je veux dire qu’il croit que les humains sont beaucoup plus intelligents que nous ne le pensons. (Elle parut songeuse.) J’aimerais vraiment pouvoir les étudier comme il faut. Je suis certaine qu’on pourrait apprendre énor…
Pour la deuxième fois, la sonnette d’alarme carillonna à travers la carrière.
Cette fois-ci, c’était la main de Nisodème qui avait pressé l’interrupteur.