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III. Mais il y eut un Signe, et les gens s’interrogèrent : Qu’est-ce donc que cela ?

IV. Et cela n’était point bon.

La Gnomenclature, Signes, Chapitre 1, Versets III-IV


Gurder progressait à quatre pattes sur le papier qu’on avait décroché du portail.

— Évidemment que je sais le lire, fit-il. Je connais le sens de chaque mot.

— Eh bien alors ? demanda Masklinn.

Gurder parut embarrassé.

— C’est le sens des phrases qui soulève quelques difficultés d’interprétation. Ça dit ici… Où est-ce que c’était ?… Ah, oui ! On dit ici que la carrière va être à nouveau ouverte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est déjà ouverte. Il ne faut pas être bien malin pour le constater ; ça se voit à des kilomètres.

Les autres gnomes se massèrent pour mieux voir. Le panorama s’étendait effectivement sur des kilomètres. C’était son trait le plus horrible. Sur trois côtés, la carrière avait des parois rocailleuses, abruptes comme il le fallait, mais sur le dernier côté… Eh bien, il fallait s’habituer à ne pas regarder par là. Il y avait trop de rien, et on se sentait encore plus petit, plus vulnérable que d’habitude.

Si le sens du papier n’était pas clair, l’affaire s’annonçait sous des auspices inquiétants.

— La carrière est un trou dans le sol, fit observer Dorcas. On ne peut pas rouvrir un trou, sauf si on l’a bouché auparavant. C’est la logique même.

— Une carrière est un endroit d’où on tire des pierres, intervint Grimma. Les humains font souvent ça. Ils creusent un trou et ils utilisent les pierres pour faire… euh… des routes, des choses dans ce genre.

— Tu as encore dû lire ça quelque part, je me trompe ? demanda Gurder sur un ton acide.

Il soupçonnait Grimma de n’avoir aucun respect pour l’autorité. Il trouvait également excessivement ennuyeux que, contrevenant à tous les handicaps de son sexe, elle sache mieux lire que lui.

— En fait, c’est bien le cas, répondit Grimma en secouant la tête.

— Mais tu vois quand même qu’il n’y a plus de pierres ici, Grimma ? intervint Masklinn sur un ton patient. C’est pour ça qu’il y a un trou.

— Judicieuse remarque, souligna sévèrement Gurder.

— Eh bien ! il va l’agrandir, ce trou explosa Grimma. Regarde les falaises, là-bas (obéissants, ils les contemplèrent), elles sont en pierre ! Et regarde ici (toutes les têtes pivotèrent vers son pied qui martelait furieusement le papier). Il dit que c’est pour une extension de la voie rapide ! C’est une route ! Il va agrandir la carrière ! Notre carrière ! Voilà ce que ça veut dire !

Un long silence suivit ces mots.

Puis Dorcas prit la parole :

— Qui ça ?

— Ordre ! Il a signé de son nom, répondit Grimma.

— Elle a raison, tu sais, intervint Masklinn. Regarde. Là, c’est marqué : Réouverture de la carrière, par Ordre de la Municipalité.

Les gnomes se balancèrent d’un pied sur l’autre. Ordre. Un nom qui n’annonçait rien de bon. Quand on se prénomme Ordre, on est probablement capable du pire.

Gurder se redressa et épousseta sa chasuble.

— Voyons les choses en face ; il ne s’agit que d’un bout de papier, bougonna-t-il.

— Mais l’humain est venu jusqu’ici, insista Masklinn. Ils n’étaient encore jamais venus ici.

— Ça, j’en sais rien, contra Dorcas. Je veux dire… ces bâtiments, dans la carrière… les anciens ateliers. Les portes, tout ça… Enfin, voyons, ils sont conçus pour des humains. C’est une chose qui m’a toujours turlupiné. Quand les humains sont venus quelque part, ils ont tendance à revenir. C’est leur côté crapuleux.

Il y eut un autre silence, lourd de sous-entendus, du genre que produisent plusieurs personnes en envisageant des choses pas très joyeuses.

— Vous voulez dire, articula lentement un des gnomes, que nous sommes venus jusqu’ici, que nous avons travaillé d’arrache-pied pour nous construire un foyer, et que maintenant on va nous le prendre ?

— Je ne pense pas qu’il faille se faire trop de souci pour l’instant… commença Gurder.

— Nous avons installé nos familles, intervint un autre gnome.

Masklinn s’aperçut que c’était Angalo. Il avait épousé au printemps une jeune demoiselle de la famille d’Égustation, et ils avaient déjà deux beaux enfants. Deux mois déjà ; ils commençaient à parler.

— Et nous allions faire une nouvelle tentative pour planter des graines, renchérit un troisième gnome. On a passé un temps fou à retourner le sol derrière les grands hangars. Enfin, tu es au courant, quand même ?

Gurder leva une main implorante.

— Nous ne sommes sûrs de rien, répondit-il. Il ne faut pas commencer à nous inquiéter avant de savoir ce qui se passe réellement.

— C’est quand on le saura, qu’on pourra s’inquiéter ? rétorqua un gnome sur un ton caustique.

Masklinn reconnut Nisodème, un Papeteri, l’assistant personnel de Gurder. Il n’avait jamais aimé ce jeune gnome et, pour autant que Masklinn pût en juger, le jeune gnome n’avait jamais aimé personne.

— Je n’ai jamais… hum… apprécié l’ambiance de cet endroit… hum… je savais bien que nous aurions des ennuis.

— Allons, Nisodème, allons, fit Gurder. Il n’y a aucune raison de tenir de tels propos. Nous allons convoquer une nouvelle session du Conseil, ajouta-t-il. Voilà ce qu’il faut faire.

La page de journal froissée était étalée sur le bord de la route. De temps en temps, une brise vagabonde la poussait le long de la route où, à quelques centimètres, la circulation défilait en grondant.

Une bourrasque plus forte s’empara d’elle à l’instant précis où passait un poids lourd particulièrement massif, avec sa traîne de turbulences. Le journal s’envola au-dessus de la route, se déploya comme une voiture et prit son essor sur les vents.


Une nouvelle session du Conseil de la Carrière s’était ouverte sous le parquet des anciens bureaux de celle-ci.

Des gnomes étaient massés dans la salle, le reste de la population était assemblé au-dehors.

— Bon, dit Angalo, il y a une vieille grange sur la colline, une grande, de l’autre côté du champ de patates. Ça ne coûterait rien d’aller y stocker des provisions. Histoire de se préparer, vous voyez. Au cas où. Comme ça, s’il se passe effectivement quelque chose, on saura où aller.

— Les bâtiments de la carrière n’ont pas d’espace sous le plancher, sauf la cantine et les bureaux, maugréa Dorcas sur un ton sinistre. Ce n’est pas comme dans le Grand Magasin. On manque de cachettes. Nous avons besoin des hangars. Si les humains viennent ici, il faudra partir.

— Alors la grange c’est une bonne idée, non ? insista Angalo.

— J’ai vu un homme s’y rendre de temps en temps avec son tracteur, dit Masklinn.

— On pourrait l’éviter. Et puis de toute façon, continua Angalo en observant le cercle de visages qui le cernaient, peut-être que les humains ne s’attarderont pas. Qu’ils vont juste venir prendre leur pierre et qu’ils s’en iront après. Et on pourra revenir. On pourrait envoyer tous les jours quelqu’un pour les espionner.

— On dirait que tu réfléchis à cette grange depuis un moment, fit observer Dorcas.

— Masklinn et moi, on en a parlé un jour, pendant une partie de chasse par là-bas. Pas vrai, Masklinn ?

— Hmmm ? demanda Masklinn qui avait le regard perdu dans le vide.

— Tu t’en souviens ? On est allés là-haut, et j’ai dit que ce serait un endroit pratique, si jamais on en avait besoin, et tu as dit oui.

— Hmmm, répondit Masklinn.

— Oui, mais y a cette espèce d’Hiver qui arrive, intervint un des gnomes. Vous savez bien. Le froid, du brillant partout…

— Les rouges-gorges, glissa quelqu’un d’autre.

— Heu… oui… reprit le premier, pas très sûr de lui. Ça aussi. C’est pas le meilleur moment pour faire des déplacements, avec les rouges-gorges qui vous tombent dessus de partout.

— Qu’est-ce que vous avez contre les rouges-gorges ? demanda Mémé Morkie qui s’était assoupie un instant. Mon papa disait qu’il y a plein à manger sur un rouge-gorge, quand on en attrape un.

Elle leur adressa fièrement un large sourire.

Ce commentaire eut sur le fil de la conversation le même effet que si on y avait brutalement suspendu un poids de cent kilos. Au bout d’un moment, Gurder déclara :

— Et je continue à maintenir qu’il ne faut pas tout de suite céder à la panique. Il faut attendre et avoir foi en Arnold Frères (fond. 1905), qui saura nous guider.

Nouveau silence. Puis Angalo dit, d’une voix très douce :

— Ça nous fait une belle jambe.

Le silence régna à nouveau. Mais cette fois-ci, c’était un silence lourd, poisseux, qui s’alourdissait, s’empoissait et menaçait de plus en plus à mesure que le temps passait, comme un nuage d’orage enfle au-dessus d’un pic montagneux, jusqu’à ce que le premier éclair soulage l’atmosphère.

L’éclair fusa.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda lentement Gurder.

— J’ai simplement exprimé l’opinion générale, répliqua Angalo.

De nombreux gnomes commencèrent à contempler leurs chaussures.

— Ce qui signifie, exactement ?

— Où est-il, Arnold Frères (fond. 1905), hein ? De quelle façon est-ce qu’il nous a aidés à sortir du Grand Magasin ? De quelle façon précise ? Il n’a rien fait, voilà la vérité. (La voix d’Angalo chevrotait un peu, comme s’il était lui-même effrayé par les mots qu’il prononçait.) C’est nous qui avons tout fait. En nous instruisant. On a tout fait nous-mêmes. On a appris à lire les livres, tes livres, et on a découvert des trucs et on a tout fait par nos propres moyens…

Gurder bondit sur ses pieds, blême de fureur. À ses côtés, Nisodème avait mis la main sur sa bouche et semblait trop choqué pour pouvoir dire quoi que ce soit.

— Arnold Frères (fond. 1905) est partout où vont les gnomes ! hurla Gurder.

Angalo vacilla vers l’arrière, mais son père avait été un des gnomes les plus coriaces du Grand Magasin, et il n’abandonnait pas aisément la partie.

— Ça, tu viens juste de l’inventer ! Je ne dis pas qu’il n’y avait pas… euh… quelque chose dans le Grand Magasin, mais c’était dans le Grand Magasin. Maintenant on est ici, et on ne peut compter que sur nous-mêmes ! Le problème avec vous, les Papeteri, c’est que vous aviez tant de pouvoir dans le Grand Magasin que vous ne vous résignez toujours pas à l’abandonner !

Ce fut au tour de Masklinn de se lever.

— Minute, tous les deux… commença-t-il.

— Ah, c’est comme ça ? gronda Gurder en ignorant cette intervention. Voilà bien les Konfection ! Vous avez toujours été des orgueilleux ! Bouffis d’arrogance ! Parce qu’on a conduit un camion pendant cinq minutes, ça y est, on croit qu’on sait tout, hein ? Peut-être que vous allez récolter exactement ce que vous avez semé, tu y as pensé ?

— … ce n’est ni l’heure ni le lieu pour ce genre de chose… poursuivit Masklinn.

— Ces menaces sont ridicules ! Pourquoi est-ce que tu ne l’admets pas, vieil imbécile ? Arnold Frères n’existe pas ! Sers-toi donc de la cervelle qu’Arnold Frères t’a donnée, pour une fois !

— Si vous ne vous taisez pas tous les deux, j’en prends un pour taper sur l’autre !

L’intervention parut efficace.

— Bien, reprit Masklinn d’une voix plus normale. Je crois que ce serait une bonne idée si tout le monde allait s’affairer… s’affairer à ses activités respectives. Parce qu’on ne peut pas prendre de décisions compliquées dans de telles conditions. Il faut que nous réfléchissions tous un peu à la situation.

Les gnomes quittèrent la salle en file indienne, soulagés d’en avoir terminé. Masklinn pouvait entendre Gurder et Angalo s’apostropher au-dehors.

— Pas vous deux, les avertit-il.

— Hé, minute… fit Gurder.

— Non. Vous, minute ! Regardez-vous. Il y a peut-être un problème capital qui couve, et vous vous chamaillez ! Mais à quoi pensez-vous ? Vous allez inquiéter les gens !

— Mais c’est un sujet important, marmonna Angalo.

— Ce qu’il faut faire tout de suite, trancha Masklinn d’un ton sec, c’est aller inspecter à nouveau cette grange. Je ne peux pas dire que l’idée m’enchante, mais il sera peut-être utile d’avoir une issue de secours. De toute façon, ça occupera les gens et pendant ce temps, ils ne s’inquiéteront pas. Qu’en pensez-vous ?

— Oui, je suppose, admit Gurder de mauvaise grâce. Mais…

— Finis, les mais. Vous vous conduisez comme deux idiots. Les gens ont une haute opinion de vous. Alors donnez le bon exemple, c’est compris ?

Les deux gnomes échangèrent des regards furibonds, mais ils opinèrent ensemble.

— Eh bien, parfait, conclut Masklinn. Maintenant, nous allons sortir tous ensemble. Les gens verront que vous vous êtes réconciliés, et ça calmera leurs inquiétudes. Et ensuite, nous pourrons commencer à échafauder des plans.

— Mais c’est important, Arnold Frères (fond. 1905), insista Gurder.

— Certes, fit Masklinn, tandis qu’ils sortaient dans la lumière de la carrière.

Le vent était retombé, laissant un ciel d’un bleu profond et glacé.

— Il n’y a pas de certes qui tienne, fit Gurder.

— Bon, écoutez, coupa Masklinn. J’ignore si Arnold Frères (fond. 1905) est réel, s’il était dans le Grand Magasin ou s’il n’existe que dans nos têtes, ou je ne sais quoi encore, mais ce que je sais, c’est qu’il ne va pas nous tomber du ciel.

Tous trois levèrent le nez à ces mots. Les gnomes du Grand Magasin frissonnèrent un peu. Il fallait toujours un peu de courage pour affronter le ciel infini quand on avait l’habitude de jolis parquets bien réconfortants, mais il était de tradition, quand on faisait référence à Arnold Frères, de lever les yeux. C’est là-haut que se trouvaient la Direction et la Comptabilité, au temps du Grand Magasin.

— C’est drôle, ce que tu dis, parce que justement il y a quelque chose, là-haut, fit remarquer Angalo.

Un objet blanc, vaguement rectangulaire, flottait paisiblement dans les cieux, grandissant sans cesse.

— C’est un simple morceau de papier, fit Gurder. Le vent a dû le déloger du dépotoir.

Le doute n’était plus permis : l’objet était beaucoup plus grand, maintenant. Il virevoltait paisiblement en descendant sur la carrière.

— Je crois que nous ferions bien de reculer un peu… dit lentement Masklinn tandis que l’ombre se ruait vers le sol à sa rencontre.

L’objet tomba sur lui.

Bien entendu, ce n’était que du papier. Mais les gnomes sont tout petits, et le morceau de papier était tombé de très haut, si bien que l’impact suffit à renverser Masklinn.

Mais le plus surprenant, ce furent les mots qu’il aperçut en tombant en arrière. Ces mots étaient : Arnold Frères.

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