11

I. Nous surgirons des boiseries.

II. Nous émergerons des parquets.

III. Ils regretteront de nous avoir vus.

La Gnomenclature, Épître aux Humains, Versets I-III


L’humain abaissa son journal et tendit l’oreille.

Il entendait un bruissement dans les murs. Un grattement sous le plancher.

Ses yeux se tournèrent vers la table à côté de lui.

Un groupe de créatures minuscules halaient son paquet de sandwiches le long de la table. L’humain cligna des yeux.

Puis il rugit et tenta de se mettre debout, et ce ne fut que presque redressé qu’il s’aperçut que ses pieds étaient très solidement attachés aux pieds de la chaise.

Il s’écroula en avant. Une horde de petites créatures, si rapides qu’il les voyait à peine, émergea de sous la table pour donner l’assaut et ficela ses bras tendus en avant à l’aide d’une longueur de vieux fil électrique. En quelques secondes, il se retrouva ligoté entre les meubles, de façon maladroite mais tout à fait efficace.

Ils virent ses gros yeux rouler avec fureur. Il ouvrit la bouche et meugla quelque chose à leur adresse. Des dents grandes comme des assiettes jaunies claquaient dans leur direction.

Le fil tint bon.

Les sandwiches s’avérèrent être au fromage et à la sauce piquante, et la Thermos, quand ils réussirent à en dévisser le bouchon, se révéla remplie de bouillon.

— De la nourriture du Grand Magasin, se dirent-ils les uns aux autres, de la bonne nourriture comme dans le Grand Magasin, comme celle qu’on mangeait avant.

Ils envahirent la pièce par toutes les crevasses et tous les trous de souris. Il y avait un feu électrique à côté de la table et ils s’assirent en rangées solennelles devant l’incandescente barre rouge, ou se promenèrent dans le bureau bondé.

— On a réussi, exactement comme dans Les Voyages de Pull-over. Plus grands ils sont, plus dure sera la chute !

Une suggestion populaire auprès de certains exigeait qu’ils tuent l’humain, dont les yeux affolés les suivaient dans tous leurs déplacements. C’est à ce moment-là qu’ils découvrirent la boîte.

Elle était posée sur une étagère. Elle était jaune. Elle portait sur le devant l’image d’un rat avec une expression pas vraiment ravie. Elle s’ornait également des mots RATATINOR en grosses lettres rouges. Au dos…

Grimma plissa le front en essayant de déchiffrer les mots en plus petits caractères imprimés sur le dos de la boîte.

— Ça dit : Ils En Goûtent Une Fois Mais Ne Reviennent Jamais ! dit-elle. À ce qu’il paraît, ça contient du Polydichlorométhylindon 4, allez savoir ce que c’est. Débarrasse la Maison de toutes les…

Elle s’arrêta.

— De toutes les quoi ? demandèrent les gnomes qui l’écoutaient. De toutes les quoi ?

Grimma baissa le ton.

— Ça dit : Débarrasse la Maison de toutes les Nuisances et de la Vermine en un Clin d’Œil ! C’est du poison. Voilà ce qu’ils ont mis sous le parquet.

Le silence qui suivit fut noir de colère. Les gnomes avaient élevé beaucoup d’enfants dans la carrière. Ils avaient des idées bien arrêtées sur le poison.

— On devrait forcer l’humain à en manger, déclara l’un d’eux. Lui remplir la bouche de Polyglodingdong je ne sais quoi. Des nuisances et de la vermine !

— Je crois qu’ils nous prennent pour des rats, expliqua Grimma.

— Alors, dans ce cas, ça excuse tout, n’est-ce pas ? lança un gnome avec une ironie dévastatrice. Les rats sont de braves types. On n’a jamais eu de problèmes avec eux. Y a aucune raison d’aller leur donner de la nourriture empoisonnée.

De fait, les gnomes s’entendaient très bien avec les rats, sans doute parce que le chef de ces animaux était Bobo, qui avait été l’animal de compagnie d’Angalo au temps où il vivait dans le Grand Magasin. Les deux espèces se traitaient avec la camaraderie distante de créatures qui pouvaient, si l’occasion se présentait, se dévorer mutuellement mais qui avaient décidé de ne pas le faire.

— Ouais, les rats nous remercieraient de les débarrasser d’un humain, poursuivit-il.

— Non, dit Grimma. Non. Je pense qu’il ne faut pas faire ça. Masklinn a toujours dit qu’ils sont presque aussi intelligents que nous. On n’empoisonne pas des créatures intelligentes.

— Ils ne se sont pas gênés pour essayer !

— Ce ne sont pas des gnomes. Ils ne savent pas se conduire convenablement. Et puis, soyez raisonnables. Il viendra d’autres humains demain matin. S’ils trouvent l’un des leurs mort, on va avoir beaucoup d’ennuis.

L’argument avait du poids. Mais ils s’étaient montrés à un humain. Aucun gnome ne se souvenait que la situation se fût déjà présentée. Ils y avaient été contraints ; c’était ça ou mourir de faim et de froid, mais personne ne savait où tout ça finirait. Il était un peu plus facile de prédire comment ça finirait. Mal, sans doute.

— Allez ranger ça à un endroit où les rats ne risquent pas de tomber dessus, conseilla Grimma.

— Ben moi, je trouve qu’on devrait lui en faire goûter juste un peu… commença quelqu’un.

— Non ! Emportez-moi ça. Nous allons passer le reste de la nuit ici. Ensuite, on s’en ira avant que le jour se lève.

— Bon, d’accord, si tu le dis. Mais j’espère qu’on n’aura pas à s’en repentir plus tard, c’est tout.

Les gnomes emportèrent l’abominable boîte.

Grimma alla jusqu’à l’endroit où l’humain était couché. Il était bien ligoté, maintenant, et aurait été incapable de bouger le petit doigt. Il ressemblait exactement à l’image de Pull-over, enfin, Truc, là, sauf que les gnomes avaient utilisé des matériaux dont leurs congénères n’avaient jamais entendu parler à leur époque, c’est-à-dire des tas de fils électriques. C’était beaucoup plus résistant que de la corde. Et ils étaient nettement plus en colère. Pull-over n’avait pas conduit un énorme camion partout chez les autres gnomes, et il n’avait pas été déposer du poison pour les rats.

Les gnomes avaient fouillé les poches de l’humain et empilé leur contenu par terre. Figurait notamment un immense carré de tissu blanc, qu’un groupe de gnomes était parvenu à attacher en travers de la bouche du prisonnier après que ses meuglements eurent fini par devenir insupportables à tout le monde.

Maintenant, ils mangeaient des bouts de sandwich et observaient ses yeux.

Les humains ne peuvent pas comprendre les gnomes. Leurs voix sont trop rapides, trop aiguës, comme le piaulement des chauves-souris. C’est probablement aussi bien.

— Moi, je dis qu’on devrait trouver quelque chose de pointu et le lui rentrer dans le lard, fit un gnome. Dans toutes les parties charnues.

— On pourrait lui faire des choses avec des allumettes, suggéra une dame gnome, à la grande surprise de Grimma.

— Et des clous, renchérit un gnome d’âge mûr.

L’humain gronda derrière son bâillon et il tira sur ses liens.

— On pourrait lui arracher les cheveux, ajouta la dame gnome. Et ensuite, on…

— Eh bien ! allez-y faites-le, intervint Grimma. Il est là, juste en face de vous. Faites ce que vous avez envie de faire.

— Qui, moi ? (La dame gnome recula.) Je ne… Pas moi ! Je ne parlais pas de moi. Je voulais dire… Enfin, nous tous, quoi. La gnomité.

— C’est bien ce que je disais, repartit Grimma. La gnomité est composée de gnomes, c’est tout. D’ailleurs, ce n’est pas bien de faire du mal aux prisonniers. J’ai lu ça dans un livre. On appelle ça la Convention de Genève. Quand on a des gens en son pouvoir, on n’a pas le droit de leur faire du mal.

— Je dirais plutôt que c’est le moment idéal, rétorqua un gnome. Leur taper dessus quand ils ne peuvent pas riposter, voilà ce qu’il faut faire. Et puis, c’est pas comme si les humains étaient des personnes réelles.

Il recula en traînant les pieds malgré tout.

— Quand même… c’est curieux, lorsqu’on regarde leur visage de près, fit la dame gnome en inclinant la tête de côté, ils nous ressemblent beaucoup. En plus grand, c’est tout.

Un des gnomes inspecta les yeux effarés de l’humain.

— Qu’est-ce qu’il a le nez poilu ! jugea-t-il. Et les oreilles, aussi !

— C’est répugnant, dit la dame.

— Quand on les voit avec ces énormes nez, on aurait presque envie de les plaindre.

Grimma contempla les yeux de l’humain. Je me demande… pensa-t-elle. Ils sont plus grands que nous, ils doivent donc avoir de la place pour ranger un cerveau. Et ils ont des yeux énormes. Ils ont bien dû nous voir une fois ? Masklinn dit que nous sommes là depuis des milliers d’années. Durant tout ce temps, les humains ont bien dû nous rencontrer.

Ils ont dû savoir que nous étions des personnes réelles. Mais dans leur tête, ils ont fait de nous des farfadets. Peut-être parce qu’ils ne voulaient pas partager leur monde avec nous.

L’humain la regardait, aucun doute.

Le partage est-il possible ? s’interrogeait-elle. Ils vivent dans un grand monde lent ; nous, dans un petit monde rapide. Nous ne pouvons pas nous comprendre. Ils ne sont même pas capables de nous voir, sauf si nous restons immobiles, comme moi en ce moment. Nous nous déplaçons trop vite pour eux. Ils ne croient pas à notre existence.

Elle leva les yeux vers les grandes prunelles terrorisées.

Nous n’avons jamais tenté de… C’était quoi le mot ? De communiquer avec eux auparavant. Pas comme il faut. Pas comme si c’étaient de vraies personnes, vraiment douées de raison. Comment leur dire que nous existons bien et que nous sommes vraiment là ?

Mais peut-être que lorsqu’on est couché par terre, ligoté par de petits êtres qu’on voit à peine et auxquels on ne croit pas, le moment est mal choisi pour commencer à communiquer.

On devrait peut-être remettre ça à une autre fois. Pas de panneaux, pas de cris, rien qu’une tentative pour essayer de se faire comprendre d’eux.

Et si on y parvenait ? Ça ne serait pas extraordinaire ? Ils pourraient faire les gros travaux lents à notre place, et nous, on pourrait faire… oh, des petits trucs rapides. De petites besognes minutieuses dont leurs gros doigts sont incapables… mais pas question de peindre des fleurs ou de réparer leurs chaussures.

— Grimma ? Faut que tu voies ça, Grimma, dit une voix derrière elle.

Les gnomes étaient rassemblés autour d’un fouillis blanc sur le sol.

Ah oui. L’humain regardait un de ces grands bouts de papier.

Les gnomes l’avaient étalé par terre. Il ressemblait beaucoup au premier qu’ils avaient vu, sauf que celui-ci s’appelait TOUTES LES NOUVELLES EN EXCLUSIVITÉ DANS LE BLACKBURY EVENING POST & GAZETTE. Il y avait d’autres grandes et grosses lettres, presque aussi grandes qu’une tête de gnome.

Grimma secoua la sienne en tentant d’en décrypter le sens. Elle comprenait très bien les livres, à son avis, mais les journaux semblaient s’exprimer dans un autre idiome. Ce n’étaient que tragédies, rebondissements et images floues où des humains tout sourire se secouaient la main (GALA DE BIENFAISANCE : 455 LIVRES POUR SOUTENIR L’HÔPITAL). Chaque mot pris séparément ne présentait aucune difficulté, mais une fois assemblés, soit ils ne voulaient plus rien dire, soit c’était quelque chose de parfaitement invraisemblable (LA CRÈCHE MUNICIPALE BÂTIE GRÂCE À DES POTS-DE-VIN).

— Non, c’est là, intervint un des gnomes, cette page-là. Regarde ces mots, ce sont les mêmes que la dernière fois, regarde ! Ça parle de Richard Quadragénaire !

Grimma parcourut d’un pas rapide un article qui parlait de quelqu’un qui avait mis du veto sur le projet de quelqu’un d’autre.

Effectivement, sous les mots : PROBLÈMES POUR LE SATELLITE TV figurait une image floue de Richard Quadragénaire.

Elle s’agenouilla et contempla les petits mots au-dessous.

— Lis à haute voix ! lui demandèrent-ils.

— Richard Arnold, président du Groupe Arnco, basé à Blackbury, a déclaré aujourd’hui en Floride que les savants tentaient toujours de re… reprendre le contrôle d’Arnsat 1, le sat… satellite de com… communications de plusieurs millions de livres…

Les gnomes se regardèrent.

— Plusieurs millions de livres, dirent-ils. Ça en fait, de la lecture !

— Après le suc… succès du déc… déclouage en Floride, lut Grimma avec effort, tout le monde espérait qu’Arnsat entamerait aujourd’hui ses premiers essais de tr… tr… transmissions. Mais le sat… tellite émet un îlot continu de sig… signaux anormaux. « On dirait un code », a confié Richard, quadragénaire président d’Arnco…

Un murmure d’appréciation échappa à l’auditoire.

— On pourrait penser qu’il agit de façon indépendante, poursuivit Grimma.

Il y avait encore du texte, des histoires de tâtonnements inévitables, mais Grimma ne savait pas ce que c’était et ne se donna pas la peine de lire plus avant.

Elle se souvenait de la façon dont Masklinn avait parlé des étoiles, et pourquoi elles restaient en l’air. Et puis il y avait le Truc. Masklinn l’avait emporté avec lui. Le Truc savait parler à l’électricité, non ? Il pouvait l’entendre dans les fils électriques, et par ce machin dans l’air que Dorcas appelait la radio. Et si quelque chose était capable d’envoyer des signaux anormaux, c’était bien le Truc. Je risque d’aller encore plus loin que lors du Grand Exode, avait dit Masklinn.

— Ils sont vivants, dit-elle sans s’adresser à personne en particulier. Masklinn, Gurder, Angalo. Ils sont arrivés dans la Floride et ils sont toujours vivants.

Elle se souvint qu’il avait essayé quelquefois de lui parler du ciel, du Truc et de l’endroit d’où étaient venus les gnomes à l’origine, et elle n’avait jamais vraiment compris, pas plus que lui n’avait compris l’histoire des petites grenouilles.

— Ils sont toujours vivants, répéta-t-elle. Je le sais. Je ne sais Pas exactement comment, ni où, mais ils ont une espèce de Plan et ils sont toujours vivants.

Les gnomes échangèrent des regards éloquents, et le sens général était le suivant : Elle se fait des illusions, mais il faudrait avoir plus de courage que moi pour se risquer à la détromper.

Mémé Morkie lui tapota doucement l’épaule.

— Mais oui, mais oui, lui dit-elle sur un ton apaisant. Et je suis contente de voir qu’ils ont réussi leur déclouage. Ça ne doit pas être très commode, quand les affaires sont bien accrochées. Mais à ta place, ma fille, j’essaierais de dormir un peu.


Grimma fit un rêve.

C’était un rêve très confus. C’est presque toujours le cas, avec les rêves. Ils ne sont jamais proprement emballés. Elle rêva de vacarme et de grandes lumières qui clignotaient. Et d’yeux.

Des petits yeux jaunes. Et Masklinn, assis sur une branche, regardait les petits yeux jaunes en contrebas.

Je vois ce qu’il est en train de faire en ce moment, songea-t-elle. Il est vivant. Je l’ai toujours su, bien entendu. Mais je n’imaginais pas qu’il y avait tant de feuillage, dans l’espace. Ou peut-être que rien de tout ça n’est vrai et que je suis en train de rêver…

C’est alors que quelqu’un la réveilla.

Il n’est jamais bon de s’inquiéter du sens des rêves ; aussi ne s’y risqua-t-elle pas.

Il neigea à nouveau pendant la nuit, sur les ailes d’un vent glacial. Plusieurs gnomes explorèrent les abords des hangars et revinrent porteurs de quelques légumes passés inaperçus, mais la quantité en était piteuse. L’humain ligoté finit par s’endormir et se mit à ronfler comme quelqu’un qui s’attaque à une très grosse bûche avec une toute petite scie.

— Les autres viendront le chercher demain matin, prévint Grimma. Il ne faudra plus être là. Nous devrions peut-être…

Elle s’arrêta. Tout le monde dressa l’oreille.

On entendait des mouvements sous les lattes du parquet.

— Il reste encore quelqu’un là-dessous ? chuchota Grimma.

Les gnomes qui étaient à ses côtés secouèrent la tête. Personne ne serait resté sous le parquet, dans le froid, alors qu’on pouvait profiter de la chaleur et de la lumière du bureau.

— Et ça ne peut pas être des rats, compléta-t-elle.

Puis quelqu’un appela, sur ce ton, mi-cri, mi-chuchotement, des gens qui veulent se faire entendre tout en restant aussi discrets que possible.

Le quelqu’un se révéla être Sacco.

Ils écartèrent la latte que les humains avaient détachée et l’aidèrent à monter. Il était couvert de boue et titubait, à bout de forces.

— Il n’y avait plus personne ! hoqueta-t-il. J’ai regardé partout ; impossible de trouver quelqu’un ; et puis on a vu les camions venir ici, et puis j’ai aperçu les lumières dans la pièce, et puis je croyais que les humains étaient encore là, et puis j’ai entendu vos voix, et puis il faut que vous veniez, à cause de Dorcas !

— Il est vivant ? demanda Grimma.

— Je crois, oui, parce que sinon, il a un drôle de langage, pour un mort, dit Sacco en se laissant tomber à terre.

— Nous vous avons tous crus mo…

— On va tous bien, sauf Dorcas. Il s’est fait mal en sautant du camion ! Venez, je vous en prie !

— Tu ne m’as pas l’air en état d’aller où que ce soit, dit Grimma. (Elle se leva.) Dis-nous simplement où il est.

— On a réussi à l’amener à la moitié du chemin et on était si fatigués que je les ai laissés derrière pour partir en reconnaissance. Ils sont sous la haie, et…

Ses yeux se posèrent sur la masse de l’humain qui ronflait. Il regarda Grimma.

— Vous avez capturé un humain ? (Il tituba.) J’ai besoin d’un peu de repos, je suis tellement fatigué, répéta-t-il d’une voix indistincte.

Puis il s’écroula en avant.

Grimma le rattrapa au vol et l’étendit par terre avec toute la douceur possible.

— Installez-le au chaud et voyez s’il reste de quoi manger, lança-t-elle à la cantonade. Et je veux que quelques volontaires viennent m’aider à chercher les autres. Allons ! Il ne fait pas un temps à passer la nuit dehors.

L’expression sur certains visages laissait entendre qu’ils étaient parfaitement d’accord avec ce point de vue et qu’ils se comptaient au nombre de ceux qui ne devraient pas passer une telle nuit dehors.

— Il neige beaucoup, fit l’un d’entre eux sur un ton hésitant. On ne les retrouvera jamais dans tout ce noir et toute cette neige.

Grimma lui jeta un regard assassin.

— C’est une possibilité. On pourra éventuellement les retrouver dans le noir et la neige. Mais on ne les retrouvera certainement pas dans la chaleur et la lumière, ça, je vous le garantis.

Plusieurs gnomes se frayèrent un chemin à travers la foule. Grimma reconnut les parents de Nouty, et ceux de quelques-uns des garçons. Ensuite, on entendit un remue-ménage sous la table, où les gnomes les plus âgés s’étaient regroupés pour se tenir chaud et ronchonner à loisir.

— Je viens, moi aussi, déclara Mémé Morkie. Ça va me faire du bien, un peu d’air frais. Qu’est-ce que vous avez tous à me regarder comme ça ?

— Je crois qu’il vaut mieux que tu restes à l’intérieur, Mémé, dit doucement Grimma.

— Me joue pas les soyons-gentils-avec-les-vieux, ma petite, rétorqua Mémé en ponctuant ses mots de petits coups de canne. Je pataugeais dans la neige profonde alors que t’étais pas encore en projet. (Elle se retourna vers le reste de la population.) C’est un jeu d’enfant, si on fait preuve de bon sens et qu’on crie un bon coup pour que tout le monde sache où on est. J’ai aidé à rechercher mon tonton Jo alors que j’avais même pas un an, clama-t-elle fièrement. Y avait de la neige, oh ! une vraie saleté. Elle était tombée tout d’un coup, pendant que les hommes étaient à la chasse. Et mon tonton, on l’a retrouvé. Presque entier, en plus.

Grimma se hâta d’interrompre :

— Bon, bon, d’accord, Mémé. (Elle jeta un coup d’œil vers les autres.) Bien. Bon, nous, nous y allons.

Une quinzaine de gnomes finirent par les accompagner, dont une grande partie par pure honte.

Dans la lumière jaune sortant du hangar, les flocons de neige paraissaient très beaux. Mais le temps qu’ils touchent terre, ils étaient devenus vraiment détestables.

Les gnomes du Grand Magasin haïssaient cordialement la neige du Dehors. Dans le Grand Magasin aussi, il y avait de la neige, qu’on vaporisait sur les objets aux alentours du Fêtons Noël. Mais elle n’était pas froide. Et les flocons de neige étaient de grandes et magnifiques décorations qu’on suspendait au plafond par un fil. Rien à voir avec ces horreurs qui semblaient tout à fait tolérables quand elles flottaient, mais se changeaient en machin glacé et mouillé qu’on laissait traîner par terre.

La neige leur arrivait déjà jusqu’aux genoux.

— Ce qu’il faut faire, expliqua Mémé Morkie, c’est soulever les pieds très haut et les laisser retomber très fort. Un jeu d’enfant.

La lumière du hangar éclairait la carrière, mais le chemin était un tunnel de ténèbres qui débouchait sur la nuit.

— Déployez-vous, dit Grimma. Mais restez groupés.

— Déployez-vous mais restez groupés ! bougonnèrent-ils.

Un gnome plus âgé leva la main.

— La nuit, y a pas de rouges-gorges, par hasard ? demanda-t-il avec circonspection.

— Mais non, bien sûr que non, répondit Grimma.

— Évidemment que non, y a pas de rouges-gorges la nuit, niquedouille, ajouta Mémé Morkie.

Ils parurent soulagés.

— Non, mais par contre, y a des renards, ajouta Mémé, qui parut très fière d’elle-même. Y sont énormes. Par un froid comme ça, ils ont la fringale. Et y a peut-être des hiboux, aussi. (Elle se gratta le menton.) C’est des malins, les hiboux. On les entend jamais avant qu’ils vous soient presque tombés dessus. (Elle flanqua un bon coup de canne contre le mur.) Ouvrez bien l’œil, vous autres. Bon pied, bon œil. À moins que vous soyez comme mon tonton Jo – c’est un renard qui le lui a pris, son bon pied, il a fallu lui mettre une jambe de bois. Il était furieux, je vous dis pas.

Les encouragements de Mémé Morkie avaient toujours le don de faire avancer les gens. Tout, plutôt que de rester sur place à se laisser encourager.

Les flocons de neige s’amassaient sur les herbes et les fougères desséchées en bordure du chemin. De temps en temps, un paquet se détachait, pour tomber parfois sur le chemin, souvent sur les gnomes qui progressaient à grand-peine. Ils sondaient les monticules de neige et jetaient des coups d’œil peu convaincus dans les cavités sombres sous la haie, tandis que les flocons continuaient de tomber dans un silence doux et cassant. Rouges-gorges, hiboux et autres terreurs du Dehors hantaient chaque ombre.

Finalement, la lumière s’évanouit dans leur dos et ils n’avancèrent plus qu’à la seule lueur de la neige. Parfois l’un d’entre eux lançait un appel, doucement, et tous tendaient l’oreille.

Il faisait très froid.

Brusquement, Mémé Morkie s’arrêta.

— Un renard, annonça-t-elle. Je le sens. On peut pas se tromper sur les renards. Ça empeste.

Ils se regroupèrent tous et scrutèrent les ténèbres avec appréhension.

— Remarquez, il est peut-être plus là, ajouta Mémé. Ça reste longtemps sur place, l’odeur.

Ils se détendirent un peu.

— Franchement, Mémé ! grommela Grimma.

— J’essayais simplement de me rendre utile, rétorqua Mémé Morkie en reniflant. Si vous trouvez que je sers à rien, vous gênez pas, faut me le dire.

— Nous nous y prenons mal, décida Grimma. C’est Dorcas que nous cherchons. Il ne va pas rester à découvert. Il sait qu’il y a des renards. Il a dû dire aux garçons de trouver un abri aussi sûr que possible.

Le père de Nouty s’avança.

— Si on regarde d’où tombe la neige, suggéra-t-il d’une voix hésitante, on peut voir que le ventilateur la chasse par là (il indiqua du doigt une direction), et donc, elle s’accumule davantage sur ce côté-ci des choses que sur l’autre. Alors, ils ont sans doute cherché à s’éloigner le plus possible du ventilateur, non ?

— On appelle ça le vent, dehors, corrigea aimablement Grimma. Mais vous avez raison. Ce qui signifie… (elle contempla les fourrés)… qu’ils se trouvent de l’autre côté de la haie. Dans le champ, contre l’accotement. Venez.

Ils grimpèrent à travers les piles de feuilles mortes et de brindilles dégoulinant d’eau jusqu’au champ de l’autre côté.

Le pré était lugubre. Quelques brins d’herbe sèche se hissaient au-dessus de la désolation interminable de la neige. Plusieurs gnomes laissèrent échapper un gémissement.

C’est la taille du champ, songea Grimma. La carrière ne leur pose pas de problèmes, pas plus que les fourrés au-dessus ou même le chemin, parce que tout est en grande partie enclos, et qu’on peut s’imaginer entouré par des sortes de murs. Mais ici, c’est trop grand pour eux.

— Restez à proximité de la haie, dit-elle avec plus de bonne humeur qu’elle n’en ressentait. Il y a moins de neige par là.

Ô Arnold Frères (fond. 1905), pensa-t-elle, Dorcas ne croit pas en vous, et moi pas davantage, mais si vous pouviez vous débrouiller pour exister juste assez longtemps pour qu’on les retrouve, nous vous serions tous très reconnaissants. Et peut-être que vous pourriez arrêter la neige et veiller à ce que nous rentrions tous à la carrière, et ça, ça nous aiderait beaucoup.

Quelle idiote ! se dit-elle. Masklinn a toujours dit que s’il existait un Arnold Frères, il était comme qui dirait dans notre tête, et qu’il nous aidait à réfléchir.

Elle s’aperçut qu’elle fixait la neige.

Pourquoi y a-t-il un trou dedans ? se demanda-t-elle.

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