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I. Et ils cherchèrent un Signe plus éloquent envoyé par Arnold Frères (fond. 1905), et il y eut un Signe.

II. Et certains parlèrent et dirent : Ouais, bon, d’accord, mais en fait ce n’est qu’une coin si dense.

III. Mais il y en eut d’autres pour dire : Même la coin si dense est un Signe.

La Gnomenclature, Signes, Chapitre 2, Versets I-III


Sur le sujet d’Arnold Frères (fond. 1905), Masklinn avait toujours gardé l’esprit ouvert à toutes les hypothèses. Quand on y réfléchissait, le Grand Magasin avait été fichtrement impressionnant, avec ses escaliers qui bougent et tout ça. Si ce n’était pas Arnold Frères (fond. 1905) qui l’avait créé, alors qui ? Après tout, ça ne laissait plus que les humains. Non que Masklinn ait considéré les humains comme aussi idiots que le pensaient la plupart des gnomes : oui, c’étaient des balourds, ils étaient lents, mais ils possédaient un genre de détermination impavide. On pouvait sûrement leur apprendre à réaliser des tâches simples.

D’un autre côté, le monde avait des kilomètres d’envergure, et il était rempli de choses compliquées. On ne pouvait quand même pas s’attendre qu’Arnold Frères (fond. 1905) ait tout créé lui-même.

Aussi Masklinn avait-il décidé de ne rien décider sur le chapitre d’Arnold Frères (fond. 1905), en espérant que s’il existait réellement un Arnold Frères (fond. 1905) et qu’il découvrît l’existence de Masklinn, il ne lui en voudrait pas trop.

Le seul problème quand on garde l’esprit ouvert, c’est qu’on trouve toujours quelqu’un qui tient absolument à y fourrer tout un tas de choses.

On avait soigneusement étalé le journal défraîchi tombé du ciel sur le parquet d’un des vieux hangars.

La feuille était constellée de mots. La plupart d’entre eux étaient compréhensibles pour Masklinn, mais même Grimma devait reconnaître qu’elle n’était pas certaine du sens qu’ils revêtaient dans leur ensemble, L’ENQUÊTE CONFIRME LA FRAUDE AU BAC, par exemple, les laissaient plutôt perplexes. Même chose pour : LES MUTINS DE LA TAXE. Tout autant que pour : JOUEZ AU SUPERLOTO AVEC LE BLACKBURY EVENING POST & GAZETTE. Mais ces mystères pouvaient attendre.

Tous les yeux contemplaient pour l’heure une toute petite superficie de mots, à peu près grande comme un gnome, située au-dessous du mot : Gens.

— Ça signifie gens, expliqua Grimma.

— Ah tiens ? fit Masklinn.

— Et au-dessous, le lettrage dit : Richard Arnold, le play-boy et globe-trotter millionnaire toujours à l’affût de sensations fortes, prendra la semaine prochaine un jet vers le soleil de Floride, afin d’assister au lancement d’Arnsat 1, le premier sat… ellite de communi… (elle hésita)… cations construit par la Multi… nationale Arnco. Ce bond en ayant dans le futur intervient quelques mois à peine après la dest… ruction par le feu d’A…

Les gnomes, qui lisaient en silence en même temps qu’elle, furent parcourus d’un frisson collectif.

— … d’Arnold Frères, ce grand magasin de Blackbury qui fut le premier de la chaîne de magasins Arnold et la base d’un groupe finan… cier multimillionnaire. Il avait été ouvert en 1905 par le président Frank W. Arnold et son frère Arthur, seuls actionnaires. Son petit-fils Richard, quadragénaire qui…

Sa voix baissa jusqu’à ne plus être qu’un murmure.

— Son petit-fils Richard Quadragénaire, répéta Gurder, la face illuminée par le triomphe. Alors, qu’est-ce que vous trouvez à répondre à ça, hein ?

— C’est quoi, un globe-trotter ? demanda Masklinn.

— Eh bien, un globe, c’est une boule, et trotter, c’est courir au ralenti, répondit Grimma. Donc, c’est quelqu’un qui court au ralenti sur une boule. Un globe-trotter.

— Ce message nous a été envoyé par Arnold Frères, annonça Gurder d’une voix lourde de sens. On nous l’a adressé. Un message.

— Un message qui nous est… hum… destiné ! renchérit Nisodème qui se tenait juste derrière Gurder.

Il leva les bras.

— Contemplez-le, mes frères, car il est issu des profondeurs de…

— Oui, oui, ça va, Nisodème, interrompit Gurder. Calme-toi un peu, tu seras gentil.

L’Abbé adressa à Masklinn un coup d’œil vaguement embarrassé.

— Ça m’étonnerait un peu, quand même. Quand on court au ralenti sur une boule, on tombe. Enfin, si c’est vraiment d’une boule qu’il s’agit… c’est ce que je veux dire, moi, glissa Masklinn.

Ils contemplèrent à nouveau l’Image. Elle était constituée de petits points. Ils composaient un visage souriant. On distinguait des dents et une barbe.

— Rien de plus évident, reprit Gurder avec plus de confiance. Arnold Frères (fond. 1905) nous a envoyé son petit-fils, Richard Quadragénaire, pour… pour…

— Et ces deux noms, les actionnaires du Grand Magasin ? reprit Masklinn. Je ne comprends pas bien. Il me semblait que c’était Arnold Frères (fond. 1905) qui avait créé le Magasin.

— Bien entendu. Et ensuite, ces deux-là… en ont été les actionnaires, expliqua Gurder. Ils découvrirent le Grand Magasin et… euh… l’actionnairent (l’assurance de sa voix fléchit légèrement). Le nom le dit bien : ils ont tout mis en mouvement, répéta-t-il, à moitié pour lui-même. Oui, voilà, c’est ça, c’est logique.

— Admettons, intervint Dorcas. Bon, résumons un peu la situation. Le message, c’est – vous m’arrêtez si je me trompe – que le petit-fils Richard Quadragénaire est en Floride, allez savoir ce que c’est…

— Il va y être, corrigea Grimma.

— C’est une espèce de jus de couleur orange, intervint un des gnomes, pasqu’un jour on est allés à la décharge, et y avait un vieux carton, et dessus y avait marqué : Jus d’orange floride. C’est moi qui l’ai lu, ajouta-t-il avec fierté.

— Bon, alors, si j’ai bien compris, il va aller dans ce jus de couleur orange, répéta Dorcas, la mine sceptique, pour courir au ralenti sur une boule avec un jet – et ça non plus, je ne sais pas ce que c’est. Et apparemment, ça va lui faire des émotions.

Les gnomes s’abîmèrent dans un profond silence, tandis qu’ils étudiaient ce résumé de la situation.

— Les saintes écritures sont parfois complexes à déchiffrer, énonça gravement Gurder.

— Alors, celle-là doit être bougrement sainte, rétorqua Dorcas.

— Moi, je crois que c’est un simple hasard, annonça Angalo avec des airs supérieurs. C’est juste l’histoire d’un banal être humain, comme dans certains livres que nous avons lus.

— Et tu en connais beaucoup, toi, des êtres humains capables de se tenir sur une boule et, en plus, de courir au ralenti dessus ? lança Gurder.

— Bon, d’accord ! Mais alors qu’est-ce qu’on va faire ?

La bouche de Gurder s’ouvrit et se referma plusieurs fois.

— Mais, c’est l’évidence même, répondit-il en hésitant.

— Eh ben, dis-nous ?

— Mais… euh… C’est… euh… l’évidence même. Nous devons aller… euh… à cet endroit où se trouve le jus orange…

— Oui ? l’encouragea Angalo.

— Et… euh… trouver Richard Quadragénaire, ce qui devrait être facile, tu vois, parce qu’on a son image…

— Vraiment ? fit Angalo.

Gurder lui décocha un regard hautain.

— Souviens-toi du commandement qu’avait affiché Arnold Frères (fond. 1905) en son Grand Magasin. N’y lisait-on pas : N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon ?

Les gnomes opinèrent. Nombre d’entre eux se souvenaient de l’avoir vu. Ainsi que les autres commandements. Tout doit disparaître et, à côté des escaliers qui bougeaient, Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras. Telles étaient les volontés d’Arnold Frères (fond. 1905). On pouvait difficilement les discuter… D’un autre côté, c’était au temps du Grand Magasin. Désormais, ils étaient ici.

— Et… ? insista Angalo.

Gurder commençait à transpirer.

— Eh bien… euh… et alors, on lui demandera qu’on nous laisse tranquilles dans la carrière.

Un silence gêné plana sur l’assistance. Puis Angalo déclara :

— C’est probablement le plan le plus lamentable…

— Qu’est-ce que c’est, un jet ? demanda Grimma. Ça a un rapport avec l’eau ?

— Un jet, c’est une sorte d’avion, expliqua Angalo, leur expert en moyens de transport.

— Alors, s’il prend un jet, c’est pour le garder ou pour se déplacer ? s’enquit Grimma.

Tout le monde se tourna vers Masklinn, dont la fascination pour l’aéroport était bien connue de chacun.

Il avait disparu.

Masklinn tira le Truc de sa niche dans le mur et ressortit à l’air libre. Inutile d’attacher le Truc à des fils électriques. Il suffisait de l’en approcher.

L’ancien bureau du directeur possédait l’électricité. Masklinn traversa l’intervalle désert qui séparait les bâtiments décrépits et se faufila par une fente dans la porte gondolée.

Puis il plaça le cube au centre du parquet et attendit.

Le réveil du Truc demandait toujours un moment. Ses lumières clignotaient au petit bonheur, et il poussait des bips curieux. Masklinn supposait que ça pouvait se comparer, chez une machine, au réveil d’un gnome le matin.

Le Truc finit par dire :

— Qui est là ?

— C’est moi, Masklinn. Dis donc, j’ai besoin de savoir ce que signifient les mots « satellite de communications ». Je t’ai déjà entendu prononcer le mot « satellite ». Tu disais que la lune en était un, je me trompe ?

— C’est exact. Mais les satellites de communications sont des lunes artificielles. On s’en sert pour les communications. Les communications, c’est le transfert de l’information. Dans le cas qui nous occupe, par la radio et la télévision.

— La télévision ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un moyen d’envoyer des images dans les airs.

— Et on fait ça souvent ?

— Tout le temps.

Masklinn nota dans un coin de sa tête qu’il devrait regarder en l’air pour essayer de voir passer ces images.

— Je comprends, mentit-il. Alors, ces satellites… Ils sont où, exactement ?

— Dans le ciel.

— Je pense pas en avoir jamais vu, fit Masklinn, un peu incrédule.

Une idée était en train de prendre forme sous son crâne. Rien de précis, pour l’instant. Des morceaux, des lambeaux de choses qu’il avait lues ou entendues convergeaient. L’important était de ne pas les bousculer, de ne pas les effaroucher.

— Fis se trouvent en orbite, à plusieurs kilomètres d’altitude. Il y en a un très grand nombre en orbite autour de cette planète.

— Comment tu peux le savoir ?

— Je suis capable de les détecter.

— Oh !

Masklinn fixa les voyants clignotants.

— Artificiels, ça veut dire qu’ils ne sont pas réels ?

— Ce sont des machines. En général, on les construit sur la planète et on les envoie dans l’espace.

L’idée était presque mûre, à présent. Elle montait comme une bulle…

— Dans l’espace… C’est là que se trouve notre vaisseau, tu as dit ?

— C’est exact.

Masklinn sentit l’idée éclater sans bruit, comme une tête de pissenlit.

— Si nous savions à quel endroit on allait envoyer un de ces machins dans l’espace, dit-il à toute allure avant que les mots ne puissent s’échapper, et si on se cramponnait sur les côtés ou, je ne sais pas, moi… si on le conduisait comme le camion et si on t’emmenait avec nous, alors on pourrait sauter en route quand on serait là-haut, et aller chercher notre vaisseau, non ?

Les lumières sur le dessus du Truc se déplacèrent curieusement, selon des modalités que Masklinn n’avait encore jamais vues. La sarabande se prolongea un moment avant que le Truc ne reprenne la parole. Quand il le fit, il paraissait presque triste.

— Est-ce que tu sais combien l’espace est vaste ?

— Non, répondit poliment Masklinn. Il est drôlement grand, c’est ça ?

— Oui. Cela dit, je pourrais détecter le vaisseau et le faire venir si on me transportait au-dessus de l’atmosphère. Mais qu’évoquent pour toi les mots « réserve d’oxygène » ?

— Rien.

— Et « combinaison spatiale » ?

— Rien du tout.

— Il fait très froid, dans l’espace.

— Eh bien, est-ce qu’on ne pourrait pas sauter un peu sur place, pour se réchauffer ? demanda Masklinn, à bout d’arguments.

— Je ne pense pas que tu comprennes vraiment de quoi l’espace est composé.

— De quoi, alors ?

— De rien. L’espace ne contient rien. Et tout, à la fois. Mais il y a très peu de tout et beaucoup plus de rien que tu ne peux l’imaginer.

— Ça vaut quand même la peine d’essayer, non ?

— L’entreprise que tu proposes est extrêmement peu judicieuse, expliqua le Truc.

— Oui, mais tu vois, insista Masklinn, si on ne tente rien, alors les choses ne changeront jamais. On devra perpétuellement se sauver et trouver de nouveaux endroits où s’installer, et quand on commencera juste à être bien établis, on sera encore obligés de repartir. Tôt ou tard, nous devrons trouver un endroit dont nous serons sûrs qu’il nous appartient en propre. Dorcas a raison. Les humains sont partout. Et de toute façon, c’est toi qui m’as dit que chez nous, c’était… là-haut, je ne sais pas où.

— L’heure n’est pas venue. Vous n’êtes pas prêts.

Masklinn serra les poings.

— Mais je ne serai jamais prêt ! Je suis né dans un terrier, Truc ! Un trou tout bourbeux creusé dans de la terre ! Comment veux-tu que je sois jamais prêt à quoi que ce soit ? C’est ça, être vivant, Truc ! On n’est jamais prêt à rien ! Parce qu’on n’a droit qu’à une seule chance, Truc ! Une seule et unique chance, et ensuite on meurt ! On n’a pas la possibilité de recommencer jusqu’à ce qu’on ait tout réussi ! Tu comprends ça, Truc ? Alors on va essayer, et tout de suite ! Et je t’ordonne de nous aider ! Tu es une machine, tu dois obéir !

Les lumières se déployèrent en spirale.

— Tu apprends vite ! constata le Truc.

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