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IV. Nous n’avons nulle part où aller et il nous faut partir.

La Gnomenclature, Issues de Secours,

Chapitre 3, Verset IV


— Des lapins, je me suis dit, expliqua-t-elle.

Dorcas lui tapota la main.

— Bien joué, fit-il d’une voix faible.

— Nous étions sur le chemin, après le départ de Sacco, expliqua Nouty, et il commençait à faire vraiment froid, alors Dorcas nous a dit de l’amener de l’autre côté de la haie et on a dit (ben, c’est moi, en fait) : On voit parfois des lapins dans le champ, et lui, il a dit : Trouvez-moi un terrier de lapin. Alors on l’a fait. On a cru qu’on allait passer toute la nuit là-dedans.

— Ouille, gémit Dorcas.

— Arrête de faire l’intéressant, je ne t’ai pas fait mal du tout, jeta Mémé Morkie en examinant sa jambe. Rien de cassé, mais c’est une belle foulure.

Les gnomes du Grand Magasin inspectaient le terrier avec intérêt et une certaine approbation. C’était très agréablement confiné.

— Vos ancêtres ont probablement vécu dans des endroits comme ça, leur dit Grimma. Il y avait des étagères et divers machins, bien entendu.

— Très joli, jugea un des gnomes. Douillet. On aurait presque l’impression de se trouver sous un parquet.

— Ça pue un peu, cela dit, fit remarquer un autre.

— Ça, c’est l’odeur de lapin, expliqua Dorcas avec un signe de tête en direction des ténèbres du fond. Je ne crois pas qu’un renard se risquerait à attaquer face à un tel nombre d’entre nous. Après tout, les renards du coin nous connaissent. Si on mange un gnome, on en meurt : ils ont appris la leçon.

Les gnomes traînèrent un peu les semelles par terre. Oh, bien sûr, c’était vrai. Le problème, cependant, c’est que celui qui le regretterait le plus serait celui qu’on aurait croqué. Savoir que le renard allait passer un sale quart d’heure par la suite ne le consolerait pas totalement.

En plus, ils avaient froid, ils étaient trempés, et le terrier, même s’il n’aurait pas semblé très alléchant quand ils étaient dans la carrière, paraissait soudain beaucoup plus attrayant que l’horrible nuit de Dehors. Ils avaient passé en revue une dizaine de terriers de lapin en appelant dans le noir, avant d’entendre la voix de Nouty leur répondre.

— Je ne crois vraiment pas qu’il faille s’inquiéter, dit Grimma. Les renards apprennent très vite. N’est-ce pas, Mémé Morkie ?

— Hein ?

— Je disais à tout le monde que les renards apprenaient très vite, insista Grimma.

— Oh, oui. Ça, pas de doute. Ils sont capables de faire un long détour pour croquer quelque chose quand ça leur plaît, les renards. Surtout quand il fait froid.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Pourquoi faut-il toujours que tu voies le mauvais côté des choses ?

— Ça n’était absolument pas mon intention, répliqua Mémé Morkie en reniflant un bon coup avec hauteur.

— Il faut rentrer, décréta Dorcas. La neige ne va pas disparaître d’un seul coup. Je pourrai avancer sans problème si quelqu’un me soutient.

— On peut bricoler un brancard, proposa Grimma. Mais ce n’est pas comme s’il y avait grand-chose vers quoi retourner.

— Nous avons vu les humains remonter le chemin, dit Nouty, mais nous avons été obligés d’aller jusqu’au tunnel des blaireaux. Seulement, il n’y avait pas de sentier praticable. Ensuite, on a essayé de couper à travers champs en bas, mais c’était une mauvaise idée, ils ont tous été labourés. On n’a rien eu à manger, ajouta-t-elle.

— Ne vous attendez pas à grand-chose, en ce cas, lui répondit Grimma. Les humains ont emporté la plus grosse partie de nos provisions. Ils nous prennent pour des rats.

— C’est pas une mauvaise chose, jugea Dorcas. Quand on était dans le Grand Magasin, on les encourageait à le penser. Ils posaient des pièges. Lorsque j’étais gamin, on allait chasser le rat dans la cave et on mettait les cadavres dans les pièges.

— Maintenant, ils se servent de nourriture empoisonnée.

— Ça, c’est pas bon.

— Allons, on va te ramener.

Dehors, il neigeait toujours, mais de façon clairsemée, comme si les derniers flocons en stock étaient bradés. Il y avait une mince ligne rouge à l’est – pas l’aube, mais la promesse de l’aube. Elle n’était pas très réconfortante. Quand le soleil se lèverait enfin, il se trouverait emprisonné derrière des barreaux de nuages.

Ils brisèrent quelques branches dans les fourrés afin de confectionner pour Dorcas une chaise grossière, que porteraient quatre gnomes. Il ne s’était pas trompé en parlant de l’abri de la haie. La neige n’était pas très épaisse, ce que compensait un tapis de feuilles mortes, de branchettes et de débris. On y progressait avec lenteur.

Ça doit être formidable d’être humain, se dit Grimma tandis que des épines grandes comme son bras lui déchiraient la robe. Masklinn avait bien raison : ce monde est vraiment fait pour eux. Il est à leur taille. Ils peuvent aller n’importe où, faire ce qu’ils veulent. Nous croyons accomplir quelque chose, alors que nous occupons simplement les coins abandonnés de leur monde, leurs dessous de parquets, à chaparder des affaires.

Les autres gnomes progressaient dans un silence las. À part le bruissement des pieds dans la neige et les feuilles, on n’entendait que les grignotements de Mémé Morkie. Elle avait trouvé quelques baies d’églantier qu’elle dégustait avec toutes les marques de la satisfaction. Elle en avait proposé à la cantonade, mais les autres gnomes les avaient trouvées amères et désagréables.

— Sans doute un goût acquis, marmonna-t-elle en jetant un regard courroucé à Grimma.

Que nous devrions probablement acquérir, pensa Grimma en ignorant le regard vexé de Mémé. Notre seul espoir est de nous séparer et de quitter la carrière par petits groupes, dès qu’on sera rentrés. Aller nous installer dans la campagne, recommencer à vivre dans des terriers de lapins et à manger ce qu’on peut trouver. Quelques groupes survivront peut-être à l’hiver, quand les plus vieux seront morts.

Et il faudra dire adieu à l’électricité, adieu à la lecture, adieu aux bananes…

Mais moi, j’attendrai dans la carrière jusqu’au retour de Masklinn.

— Allons, un sourire, ma petite, lança Mémé Morkie pour être aimable. Ne fais pas cette tête d’enterrement. Ça n’arrivera peut-être jamais, crois-moi.

Même Mémé fut choquée quand Grimma la regarda avec un visage d’où toute couleur avait disparu. La jeune femme ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche sans rien dire.

Puis elle se ratatina, très lentement, tomba à genoux et se mit à sangloter.

C’était le bruit le plus stupéfiant qu’ils aient jamais entendu. Grimma criait, protestait, houspillait et ordonnait. L’entendre pleurer n’était pas normal. Le monde semblait avoir basculé sens dessus dessous.

— J’ai simplement essayé de lui remonter le moral, marmonna Mémé Morkie.

Gênés, les gnomes faisaient cercle autour d’elle. Personne n’osait s’approcher de Grimma. On ne savait pas ce qui pouvait se passer. Si on essayait de lui tapoter l’épaule en disant Allons, allons, tout pouvait arriver. Elle pouvait vous arracher la main d’un coup de dents, par exemple.

Dorcas regarda les gnomes qui l’entouraient, poussa un soupir et descendit avec précaution de sa chaise improvisée. Il boitilla jusqu’à Grimma, s’accrochant à une branche épineuse pour s’aider.

— Tu nous as retrouvés, on rentre à la carrière, tout va bien, lui dit-il pour la consoler.

— Non ! Il va falloir déménager ! sanglota-t-elle. Tu aurais mieux fait de rester dans ton terrier ! Tout va de travers !

— Eh bien ! j’aurais pensé…

— On n’a plus de nourriture, on ne peut pas arrêter les humains, on est prisonniers, dans la carrière et j’ai essayé de garder tout le monde ensemble mais maintenant, tout est allé de travers !

— On aurait dû se réfugier dans la grange dès le début, fit Nouty.

— C’est encore faisable, dit Grimma. Tous les jeunes pourraient y arriver. Partir le plus loin possible d’ici !

— Mais les enfants ne pourraient pas réussir une telle marche, et les vieux seraient incapables de franchir toute cette neige, dit Dorcas. Tu le sais bien. Tu es en train de céder au désespoir.

— On a tout essayé ! La situation n’a fait qu’empirer ! On croyait que la vie au-Dehors serait merveilleuse, et tout s’est écroulé !

Dorcas lui adressa un long regard indéchiffrable.

— Autant laisser tomber tout de suite, dit-elle. Autant laisser tomber et mourir ici.

Un silence horrifié tomba.

Ce fut Dorcas qui le brisa.

— Euh… dit-il. Euh… tu en es sûre ? Tu en es vraiment certaine ?

Le ton de sa voix fit lever les yeux à Grimma.

Tous les gnomes regardaient, pétrifiés.

Un renard les observait.

Ce fut un de ces instants où le Temps se fige. Grimma pouvait voir la lueur verdâtre dans les prunelles du renard, et le nuage de son haleine. Il avait la langue pendante.

Il avait l’air surpris.

Il était nouveau dans le coin et n’avait jamais vu de gnomes. Son esprit pas très sophistiqué essayait d’appréhender le fait que la forme des gnomes (deux bras, deux jambes, une tête sur le dessus) était celle qu’il associait aux humains et qu’il avait appris à éviter, mais que leur taille était celle qu’il avait toujours associée au concept une bouchée.

Les gnomes étaient cloués sur place par la terreur. Inutile d’essayer de s’enfuir. Pour vous courir après, un renard disposait du double de jambes. On finirait mort tout pareil, mais au moins, on ne serait pas mort et essoufflé.

Il y eut un grondement.

Au grand étonnement des gnomes, c’était Grimma qui grognait.

Elle s’empara de la canne de Mémé Morkie, avança d’un pas résolu et flanqua un coup sur la truffe du renard avant qu’il ait pu l’esquiver. Il jappa et cligna des yeux avec un air bête.

— Fiche le camp ! cria-t-elle. De quel droit es-tu ici ?

Elle frappa à nouveau. Il recula vivement la tête. Grimma fit un nouveau pas en avant et lui administra un revers sur le museau.

Le renard parvint à une décision. On trouvait des lapins un peu plus loin, le long de la haie, ça ne faisait pas le moindre doute. Les lapins ne ripostaient jamais. Il préférait nettement les lapins.

Il poussa un petit gémissement, recula, les yeux rivés sur Grimma, puis il s’éclipsa dans les ténèbres.

Les gnomes respirèrent à nouveau.

— Eh ben dis donc ! fit Dorcas.

— Désolée, mais je ne supporte pas les renards, expliqua Grimma. Et Masklinn disait qu’il fallait leur montrer qui commandait.

— Ce n’était pas un reproche, dit Dorcas.

Grimma regarda la canne d’un air vaguement troublé.

— Bon, qu’est-ce que j’étais en train de dire ? demanda-t-elle.

— Qu’on ferait aussi bien d’abandonner et de se laisser mourir, lui rappela Mémé Morkie, toujours serviable.

Grimma la foudroya du regard.

— Pas du tout, répliqua-t-elle. J’ai eu un petit coup de fatigue, c’est tout. Allons. On va attraper la mort, si on reste ici.

— Ou l’inverse, corrigea Sacco, en scrutant les ténèbres hantées de renards.

— Ce n’est pas drôle, lança Grimma en s’éloignant d’un pas déterminé.

— Je ne cherchais pas à être drôle, répondit Sacco avec un frisson.

Au-dessus, ignorée des gnomes, une étoile étrangement brillante zigzaguait à travers le ciel. Elle était toute petite, ou peut-être était-elle très grosse mais très éloignée. Si on la regardait assez longtemps, elle pouvait sembler lenticulaire. Elle était la cause d’un grand nombre de messages lancés dans les airs de par le monde. On aurait dit qu’elle cherchait quelque chose.


Quand ils regagnèrent la carrière, des lumières y brillaient. Un nouveau groupe de gnomes se préparait à partir à leur recherche. Certes, avec un enthousiasme mesuré, mais ils allaient quand même essayer.

Le cri de joie qui monta quand on comprit que tout le monde était rentré en bon état faillit faire oublier à Grimma que tout le monde était rentré en bon état dans un endroit extrêmement dangereux. Elle avait lu dans le livre de proverbes quelque chose qui s’adaptait parfaitement à la situation. Aller de mal en tétine de vache. Enfin, un truc dans ce genre.

Grimma conduisit l’équipe de sauveteurs dans le bureau et écouta pendant que Sacco, avec de multiples interruptions, narrait leurs tribulations, à partir du moment où Dorcas, poussé par une terreur soudaine, avait sauté du camion pour être emporté loin des rails, juste avant l’arrivée du train. Quand on le racontait, tout cela paraissait héroïque et palpitant. Et vain, se dit Grimma, mais elle garda ce commentaire pour elle.

— Ça n’a pas été aussi grave que ça en avait l’air, poursuivait Sacco. Le camion a été cassé, mais le train n’a même pas quitté ses rails. On a tout vu, acheva-t-il. Je meurs de faim.

Il leur adressa un sourire radieux, qui s’évanouit comme un coucher de soleil.

— Il n’y a rien à manger ?

— Encore moins que tu ne crois, répliqua un gnome. Si tu avais un bout de pain, on pourrait faire un sandwich à la neige.

Sacco réfléchit un instant.

— Il y a bien des lapins. Le champ était plein de lapins.

— Et d’obscurité, compléta Dorcas qui semblait penser à autre chose.

— Euh… oui, reconnut Sacco.

— Et y a le renard qui rôde, rappela Nouty.

Un autre proverbe vint à l’esprit de Grimma :

— On ménage sa monture, quand le diable conduit l’attelage.

Ils la regardèrent dans la clarté vacillante des torches.

— Qui ça ? demanda Nouty.

— Un sale type qui habite sous terre, dans la salle des chaudières, il me semble, expliqua Grimma.

— Comme la salle des chaudières du Grand Magasin ?

— Je suppose, oui.

— Et c’est quoi, l’attelage, comme genre de véhicule ? demanda Sacco, l’air intéressé.

— Ça signifie simplement qu’on est parfois obligé de faire certaines choses, trancha Grimma, agacée. Je ne pense pas qu’il conduise quoi que ce soit.

— Non, bien sûr. D’abord, il n’aurait pas la place, là en bas.

Dorcas toussa. Il semblait contrarié. Certes, tout le monde était contrarié, mais lui encore plus.

— Très bien, dit-il sans élever la voix.

Quelque chose dans son expression attira aussitôt l’attention de ses compagnons.

— Vous feriez mieux de m’accompagner, poursuivit-il. Croyez-moi sur parole, j’aurais préféré éviter d’en arriver là.

— T’accompagner où ? s’enquit Grimma.

— Dans les anciens hangars. Ceux qui sont près de la falaise.

— Mais ils sont en ruine ! Et tu as dit que c’était très dangereux ?

— Oh, c’est vrai, c’est vrai. Il y a des tas de ferrailles et des boîtes de produits que les enfants ne doivent pas toucher… (Il se tortillait la barbe avec nervosité.) Mais il y a autre chose, également. Une chose sur laquelle j’ai travaillé, enfin, en quelque sorte. (Il soutint le regard de Grimma.) Quelque chose qui m’appartient. L’objet le plus fabuleux que j’aie jamais vu. Encore plus extraordinaire que des grenouilles dans une fleur. (Il toussa.) Et puis, il y a plein de place, là-bas. Le sol, c’est juste de la terre… euh… mais les hangars sont grands et il y a plein d’endroits… euh… pour se cacher.

Un ronflement de l’humain fit vibrer le bureau.

— En plus, je n’aime pas beaucoup rester à côté de cette bestiole.

Un murmure d’approbation générale salua cette déclaration.

— Vous avez réfléchi à ce que vous alliez faire de lui ? s’enquit Dorcas.

— Certains voulaient le tuer, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée, répondit Grimma. Je pense que les autres seraient très en colère si on le faisait.

— Et puis, ça ne serait pas convenable, je trouve, approuva Dorcas.

— Je vois ce que tu veux dire.

— Bon… alors, qu’est-ce qu’on va en faire ?

Grimma considéra l’immense visage. Chaque pore, chaque poil était immense. Étrange de penser que s’il existait des créatures plus petites que les gnomes, des gens minuscules comme des fourmis, par exemple, son propre visage leur apparaîtrait peut-être sous le même jour. Quand on considérait les choses sous l’angle de la philosophie, toutes ces histoires de petit et de grand n’étaient finalement qu’une question de relativité.

— Laissons-le, décida-t-elle. Mais… Il y a du papier par là ?

— Plein, sur le bureau, répondit Nouty.

— Va m’en chercher, s’il te plaît. Dorcas, tu as toujours sur toi de quoi écrire, non ?

Dorcas fouilla dans ses poches jusqu’à ce qu’il trouve un morceau de mine de crayon.

— Le gaspille pas, lui dit-il. Je sais pas si j’en retrouverai un jour.

Nouty finit par revenir avec une feuille de papier jauni. En haut, on lisait : Sables et graviers de Blackbury, S.A. En dessous, le mot facture.

Grimma réfléchit un moment, puis elle lécha le bout de mine et, en grosses lettres, commença à écrire.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Dorcas.

— J’essaie de communiquer, répondit-elle.

Elle inscrivit soigneusement un nouveau mot, en appuyant très fort.

— J’ai toujours pensé que ça vaudrait la peine d’essayer, reconnut Dorcas, mais le moment est-il bien choisi ?

— Oui, dit Grimma.

Elle acheva le dernier mot.

— Qu’est-ce que tu en penses ? dit-elle en rendant la mine de crayon à Dorcas.

Les mots étaient un peu tremblés aux endroits où elle avait appuyé fort, et ses notions de grammaire et d’orthographe n’étaient pas à la hauteur de ses capacités de lectrice. Mais le message était sans ambiguïté.

— J’aurais dit ça autrement, déclara Dorcas en le lisant.

— Toi, peut-être. Mais moi, je l’ai dit comme ça.

— Oui. (Dorcas inclina la tête de côté.) Pas de doute, c’est de la communication. On aurait du mal à être plus communicant que ça. Oui.

Grimma essaya de paraître guillerette.

— Et maintenant, allons donc voir ce fameux hangar.

Deux minutes plus tard, le bureau était vide de tout gnome.

L’humain ronflait par terre, une main étendue.

À l’intérieur était maintenant posé un message.

On y lisait : Sables et graviers de Blackbury, S.A.

On y lisait : Facture.

On y lisait : On orais pu vous tué. FICHÉ NOUS LA PAI.


Il faisait désormais presque jour, et la neige avait cessé.

— Ils vont voir nos traces, dit Sacco. Il y en a tant que même des humains vont les remarquer.

— Ça n’a pas d’importance, fit Dorcas. Fais entrer tout le monde dans les vieux hangars.

— Tu es sûr, Dorcas ? insista Grimma. Tu es absolument certain que c’est une bonne idée ?

— Non.

Ils rejoignirent le flot des gnomes qui se hâtaient par une fente dans la tôle ondulée qui partait en lambeaux, et pénétrèrent dans l’immense hangar plein d’échos.

Grimma regarda autour d’elle. La rouille et le temps avaient rongé de gros trous importants dans les murs et le toit. De vieilles boîtes en métal, des rouleaux de fil de fer étaient empilés pêle-mêle dans les coins, à côté de morceaux de ferraille aux formes étranges et de pots de confiture gorgés de clous. Tout empestait l’essence.

— Et ce qu’on doit savoir, c’est quoi ? demanda Grimma.

Dorcas indiqua du doigt les ombres à l’autre bout du hangar, où elle distinguait à peine une énorme forme floue.

— On dirait juste… une espèce de grand morceau de tissu.

— C’est… euh… en dessous. Tout le monde est à l’intérieur ? (Dorcas plaça les mains en porte-voix autour de sa bouche.) TOUT LE MONDE EST À L’INTÉRIEUR ? hurla-t-il.

Il se retourna vers Nouty.

— Il faut que je sache où ils se trouvent tous, dit-il. Je ne veux faire peur à personne, mais je ne tiens pas à ce que des gens encombrent des endroits où ils n’ont rien à faire.

— Parce que les autres auraient à faire quoi ? demanda Grimma.

Mais il l’ignora.

— Sacco, prends quelques garçons avec toi et ramène ce qu’on a caché sous la haie. On va avoir besoin de la batterie, ça ne fait aucun doute, mais je ne sais pas vraiment ce qu’il reste comme carburant.

— Dorcas ! De quoi s’agit-il ? demanda Grimma en tapant du pied.

Elle savait que Dorcas avait des moments comme ça. Quand il pensait machines ou bricolage, il commençait à oublier la présence des gens autour de lui. Sa voix changeait, elle aussi.

Il lui adressa un long regard lent, comme s’il découvrait sa présence. Puis il baissa les yeux et regarda ses pieds.

— Il vaudrait mieux que tu viennes voir, dit-il. Je vais avoir besoin que tu expliques les choses aux autres. Tu te débrouilles mieux que moi, pour ça.

Grimma traversa à sa suite le sol glacé, tandis que les gnomes entraient à la queue leu leu dans le hangar et se rangeaient le long des murs.

Dorcas la conduisit sous l’ombre de la bâche, qui formait une sorte de grande caverne poussiéreuse.

Un pneu ressemblant à celui d’un camion se dressait dans la pénombre, mais il était nettement plus bosselé que tous ceux qu’elle avait pu voir.

— Oh, un camion, c’est tout ? dit-elle d’une voix mal assurée. C’est un camion que tu as, c’est ça ?

Dorcas ne répondit rien et se contenta de montrer les hauteurs du doigt.

Grimma leva les yeux. Et les leva encore. Elle contemplait la gueule de Jekub.

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