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IV. Ainsi parla Dorcas : Voici Jekub, la Grande Bête Dentue.

V. Nous avons ménagé notre Monture, Que le Diable conduise l’Attelage.

La Gnomenclature, Jekub,

Chapitre 2, Versets IV-V


Parfois, les mots ont besoin de musique. Parfois, une description ne suffit pas ; on devrait concevoir les livres avec un accompagnement musical, comme les films.

Quelque chose de grave, joué à l’orgue, peut-être.

Grimma regarda, pétrifiée.

Ta-Daa-DAAAA !

Il n’est pas vraiment vivant, ce n’est pas possible ! pensa-t-elle, au bord de la panique. Il ne va pas me mordre ! Dorcas ne m’aurait pas conduite ici s’il savait qu’il y a un monstre qui va me mordre. Je ne vais pas avoir peur. Je n’ai pas peur du tout. Je suis un gnome doué de raison, et je n’ai pas peur !

— Je crois que les roues bosselées, c’est juste pour mieux agripper le sol, dit Dorcas d’une voix qui semblait très lointaine. Bon, j’ai procédé à une inspection générale et, tu vois, il n’y a rien qui cloche vraiment chez lui. Il est très vieux, c’est tout…

Le regard de Grimma remontait l’immense cou jaune.

Ta-ta-taa-ta-TOUM !

— Et puis, je me suis dit : Je suis certain qu’on devrait pouvoir le remettre en marche. Ces moteurs diesels sont très simples, en fait, et bien sûr, il y avait des images dans un livre, encore que je ne sois pas sûr pour ces tuyaux, les hydrauliques, ça s’appelle, mais j’ai trouvé un livre sur un établi, il s’intitulait Manuel d’entretien, alors je l’ai graissé un peu partout, et je l’ai nettoyé, babillait Dorcas.

Ta-Ta-Ta-TAAAA !

— Je suppose que les humains ou quelqu’un d’autre savaient qu’ils reviendraient, je suis monté jeter un coup d’œil aux contrôles. Tu sais, c’est sans doute plus simple que le camion de l’Exode sauf, bien sûr, ces leviers supplémentaires pour les hydrauliques, mais ça ne devrait pas poser de problème s’il y a suffisamment de carburant, ce qui…

Il s’arrêta, prenant conscience du silence de Grimma.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

— J’étais en train de t’expliquer. C’est captivant. Tu vois, les tuyaux pompent je ne sais trop quoi, ce qui fait bouger les parties là-bas, et les pistons sont forcés de sortir, et l’espèce de bras, ici…

— Je ne t’ai pas demandé ce que ça faisait, je t’ai demandé ce que c’était, s’impatienta Grimma.

— Je ne te l’ai pas dit ? demanda Dorcas sur un ton innocent. Eh bien ! son nom est peint ici. Juste là-haut, regarde.

Elle leva les yeux vers l’endroit qu’il indiquait. Son front se rida.

— J… C… B… lut-elle. Jcb ? Jekub ? Mais il n’y a pas de voyelles. C’est pas un nom, ça !

— Chaipas. Je m’y connais pas trop en noms. Mais ça sonne bien. Viens de ce côté.

Elle le suivit comme dans un rêve et contempla une nouvelle fois les ombres sous la bâche.

— Là, fit Dorcas. On ne peut pas se tromper sur leur rôle à elles, je présume ?

— Oh, miséricorde ! souffla Grimma en levant les mains à sa bouche.

— Oui, c’est ce que j’ai pensé, moi aussi. Quand j’ai trouvé ça, au début, j’ai pensé : Oh, c’est une espèce de camion, tiens, tiens, et ensuite, je suis venu jusqu’ici et j’ai découvert que c’était un camion qui avait…

— Des dents, compléta Grimma à mi-voix. D’énormes dents de métal.

— Exact, se rengorgea Dorcas. Jekub. Une espèce de camion. Un camion avec des dents.

PA-POUUUMM !

— Et… Et il marche ?

— En théorie, en théorie. J’ai vérifié tout ce que j’ai pu. Les principes de base sont ceux d’un camion, mais il y a plein de leviers et de bidules supplémentaires et…

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?

— Chaipas. Parce que je n’étais pas obligé de le faire, sans doute.

— Mais il est immense ! Tu ne peux pas garder un truc comme ça pour toi tout seul !

— Tout le monde a quelque chose qu’il garde pour soi tout seul, répondit Dorcas d’un ton léger. Et puis ce n’est pas la taille qui importe. Il est tellement… tellement parfait, tu comprends ? (Dorcas tapota un des pneus bosselés.) Tu te souviens, quand tu as dit que pour les humains, le monde a été construit en une semaine ? La première fois que j’ai vu Jekub, je me suis dit : D’accord, et c’est avec ça qu’on l’a construit.

Il leva les yeux vers les ombres.

— Première chose à faire : retirer cette bâche, déclara-t-il. Elle est très lourde, il nous faut donc beaucoup de monde. Tu ferais mieux de les prévenir : Jekub est parfois assez effrayant, la première fois qu’on le voit.

— Je n’ai pas eu peur une seconde, fit Grimma.

— Je sais. Je regardais ta tête.


Les gnomes attendaient que Grimma parle.

— L’important, dit-elle, c’est de se souvenir qu’il ne s’agit que d’une machine. Une espèce de camion. Mais la première fois qu’on la voit, elle peut paraître un peu effrayante, alors tenez bien les petits enfants par la main. Et dépêchez-vous de reculer quand la bâche tombera.

Il y eut un chœur d’approbations.

— Très bien. Prenez la bâche.

Six cents gnomes crachèrent dans leurs mains et empoignèrent le bord de la lourde toile.

— Quand je dirai Tirez, tirez tous.

Les gnomes se mirent en position.

— Tirez !

La tension gomma les plis de la bâche.

— Tirez !

La toile commença à bouger. Puis, tandis qu’elle glissait sur le corps anguleux de Jekub, son propre poids se mit à l’entraîner.

— Courez !

La bâche s’effondra comme une avalanche verte et grasse, s’abîmant en montagnes de plis, mais personne ne s’en soucia, car le soleil, brillant à travers les carreaux poussiéreux et couverts de toiles d’araignées, fit luire Jekub.

Plusieurs gnomes laissèrent échapper un cri. Les mères prirent leurs enfants dans les bras. Il y eut un mouvement général vers les portes.

On dirait vraiment une tête, se dit Grimma. Au bout de son long cou. Et il en a une autre à l’autre extrémité. Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce n’est qu’une machine.

— Je vous ai dit qu’il n’y avait rien à craindre ! cria-t-elle pour couvrir la rumeur qui enflait. Regardez ! Il ne bouge même pas !

— Hé ! cria une autre voix.

Elle leva les yeux. Nouty et Sacco avaient grimpé le long du cou de Jekub et, assis à califourchon, faisaient de joyeux signes de bras.

Ce spectacle emporta la décision. La marée de gnomes atteignit le mur et s’arrêta. On se sent toujours un peu bête quand on s’enfuit devant quelque chose qui ne vous poursuit pas. Ils hésitèrent puis lentement, très lentement, revinrent sur leurs pas.

— Tiens, tiens, fit Mémé Morkie, clopinant de l’avant. C’est donc à ça que ça ressemble ! Je m’étais toujours posé la question.

Grimma la regarda.

— À quoi ressemble quoi ? demanda-t-elle.

— Oh, ben, les grands creuseurs, répondit Mémé. Ils avaient tous disparu avant ma naissance, mais mon papa les avait vus. De grandes bestioles toutes jaunes avec des dents qui dévoraient la terre, qu’il disait. Moi, j’ai toujours cru qu’il me faisait marcher.

Jekub persistait à ne dévorer personne. Certains gnomes parmi les plus hardis commencèrent à l’escalader.

— C’était quand on a construit l’autoroute, continua Mémé, appuyée sur sa canne. Y en avait partout, qu’il disait, papa. De grands machins jaunes avec des dents et des pneus tout bosselés.

Grimma la considérait avec le genre d’expression qu’on réserve aux gens qui, contre toute attente, s’avèrent avoir des secrets fascinants dans leur vie.

— Et il y en avait d’autres, aussi, poursuivait la vieille femme. Des machines qui poussaient la terre pour en faire de grands tas, et tout et tout. C’était… Oh, y a bien quinze ans de ça, maintenant. J’aurais jamais cru en voir.

— Tu veux dire que les routes ont été faites ? s’ébahit Grimma.

Jekub était couvert de jeunes gnomes, maintenant. Grimma apercevait Dorcas dans la cabine, en train d’expliquer la fonction des différents leviers.

— C’est ce qu’il m’a raconté, fit Mémé. Tu pensais quand même pas que c’était d’origine naturelle ?

— Oh, non, non ! Bien sûr que non, protesta Grimma. Ne dis pas de bêtises.

Et en son for intérieur, elle se demandait : Et si Dorcas avait raison ? Et si tout avait été fabriqué ? Certaines parties en premier, d’autres plus tard. On commence par les collines, les nuages et tout ça, et puis ensuite on rajoute les routes et les Grands Magasins. C’est peut-être à ça que servent les humains : ils ont pour tâche de fabriquer le monde, et ils continuent. Voilà pourquoi les machines sont adaptées à leur taille.

Gurder aurait compris ce genre de chose. J’aimerais qu’il soit revenu.

Parce que alors, Masklinn serait de retour, lui aussi.

Elle essaya de se changer les idées.

Des pneus bosselés. Bon début. Les roues arrière de Jekub étaient presque aussi hautes qu’un humain. Il n’a pas besoin de routes. Bien sûr que non, puisqu’il les fabrique. Donc, il est conçu pour aller où il n’y a pas de route.

Elle se faufila dans la foule jusqu’à l’arrière de la cabine, où un autre groupe de gnomes était déjà en train d’installer une planche, et elle grimpa jusqu’à Dorcas qui essayait de se faire entendre au milieu d’une assistance surexcitée.

— Tu vas sortir d’ici aux commandes de cet engin ? demanda-t-elle.

Il leva les yeux vers elle.

— Oh, oui, fit-il, avec allégresse. J’espère bien ! Je le souhaite. J’imagine qu’il nous reste une heure environ avant que les humains n’arrivent, et ce n’est pas très différent d’un camion.

— On sait comment il faut faire ! s’écria un jeune gnome. Mon papa m’a raconté toute l’histoire des cordes, et tout.

Grimma parcourut la cabine des yeux. Elle semblait hérissée de leviers.

Presque un an s’était écoulé depuis le Grand Exode et elle n’avait jamais fait tellement attention à la mécanique, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que la cabine de l’ancien camion avait été nettement moins encombrée. Il y avait des pédales, un levier et le volant, et c’était à peu près tout.

Elle se retourna vers Dorcas.

— Tu es bien sûr ? demanda-t-elle, sceptique.

— Non. Tu sais bien que je ne suis jamais sûr de rien. Mais une grande partie des contrôles ont trait à sa gueu… à la pelle. Le machin dentu au bout de son cou. Les parties qui creusent, je veux dire. On n’a pas à s’en occuper. Ils sont d’une incroyable ingéniosité, cela dit, et il suffit de…

— Où va-t-on s’asseoir ? Il n’y a pas beaucoup de place. Dorcas haussa les épaules.

— Les anciens peuvent voyager en cabine, je suppose. Les plus jeunes devront s’accrocher de leur mieux. On peut installer des fils de fer et des choses comme ça un peu partout. Pour qu’ils puissent s’accrocher, je veux dire. Écoute, il ne faut pas se tracasser. On voyagera de jour, et on n’a pas besoin d’aller très vite.

— Et ensuite, on atteindra la grange, c’est ça, Dorcas ? demanda Nouty. Et là, il fera chaud et il y aura plein de nourriture.

— J’espère bien. Bon, occupons-nous de ce qu’il y a à faire. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Il traîne, Sacco, avec cette batterie !

Y aura-t-il vraiment plein de nourriture dans la grange ? se demanda Grimma. Qu’est-ce qui nous a mis cette idée en tête ? Selon Angalo, on y avait stocké des navets et il y aurait peut-être des patates. Pas de quoi faire un festin.

Son estomac, accaparé par des soucis personnels, gargouilla pour exprimer son désaccord. La nuit avait été très longue avec un petit bout de sandwich pour seul carburant.

De toute façon, on ne peut plus rester ici. On sera forcément mieux n’importe où ailleurs.

— Dorcas, est-ce que je peux t’aider à faire quelque chose ?

Dorcas leva la tête.

— Tu pourrais lire le manuel d’instructions. Voir si on explique comment ça se conduit.

— Tu n’en sais rien ?

— Euh… pas de façon précise. Enfin… je veux dire… je sais comment on fait, mais pas ce qu’on fait, exactement.

Le livret gisait sous un établi, sur un côté du hangar. Grimma le redressa et essaya de se concentrer malgré le bruit ambiant. Je parie qu’il sait, se dit-elle. Mais c’est le grand moment, pour lui, et il ne veut pas m’avoir dans ses jambes.

Les gnomes allaient et venaient comme des personnes investies d’une mission. La situation était bien trop grave pour perdre son temps à se plaindre. Curieux, quand même, se dit-elle en tournant les pages crasseuses, les gens semblent ne s’arrêter de ronchonner que lorsque les choses tournent vraiment mal. C’est là qu’on commence à employer des expressions comme mettre la main à la pâte, donner un coup de joug et pousser à la roue. Pousser à la roue, elle l’avait trouvée dans un livre. Apparemment, ça signifiait redoubler d’efforts. Elle ne voyait pas comment les gens étaient censés travailler dur s’ils poussaient une roue ; il semblait plus vraisemblable qu’ils ne travailleraient dur que si on menaçait de les pousser sous une roue.

Ç’avait été la même chose pendant le Grand Exode, avec le panneau Ralentir Travaux. Il fallait ralentir les travaux. Pas moyen d’interpréter ça autrement. Et pourtant la route avait été pleine de trous et, visiblement, personne n’avait ralenti ses travaux. Absurde. Les mots devraient signifier ce qu’ils disent.

Elle tourna la page.

Celle-ci arborait un grand cercle marron, à l’endroit où un humain avait posé sa tasse.

De l’autre côté du hangar, un groupe de gnomes s’activait autour de la masse de la batterie qui passait lentement. Ils la faisaient progresser sur des roulements à billes rouillés.

La boîte de carburant la suivit en tanguant.

Grimma contempla les images de leviers numérotés. Tout à coup, l’idée de la grange enthousiasmait les gens. Tout à coup, alors que la situation n’était plus simplement désagréable mais menaçait de devenir catastrophique, ils paraissaient presque heureux. Masklinn connaissait ce phénomène. Étonnant, ce dont les gens sont capables, disait-il, quand on sait exactement vers quoi les pousser.

Elle regarda les pages et essaya de s’intéresser aux leviers.


Les nuages qui couraient devant le soleil s’étalaient sur le rose du ciel. Ciel rouge au matin… Grimma avait lu ça, un jour. Ça signifiait que les gens qui faisaient de longues promenades étaient contents. Ou pas contents. Ou les marins, peut-être.

Dans les ombres du bureau, l’humain se réveilla, mugit quelque temps et tenta de se libérer de la toile de fils de fer qui l’enserrait. Au bout d’un long moment, il réussit à dégager presque tout un bras.

Les gnomes auraient été surpris de voir ce qu’il fit ensuite. Il saisit une chaise et, avec pas mal de grognements, réussit à la renverser. La traînant par terre, il introduisit le pied de la chaise sous ses liens et tira.

Une minute plus tard, il parvenait à s’asseoir, arrachant encore des fils.

Ses yeux immenses se fixèrent sur le papier posé par terre.

Il le regarda un moment en se frictionnant le bras, puis il décrocha le téléphone.


Dorcas titillait un fil, sans conviction.

— Vous êtes sûr que les branchements sont corrects, m’sieur ? demanda Sacco.

— Je sais encore faire la différence entre fils noirs et fils rouges, tu sais, répondit calmement Dorcas en vérifiant un autre fil.

— Alors, peut-être que la batterie n’a plus assez d’électricité, suggéra Grimma en essayant de regarder par-dessus leurs épaules. Peut-être qu’elle est tombée au fond, ou qu’elle s’est évaporée.

Dorcas et Sacco échangèrent un coup d’œil.

— L’électricité ne tombe pas au fond, expliqua patiemment Dorcas. Et elle ne s’évapore pas, à ma connaissance. Soit elle est là, soit elle n’y est pas. Excuse-moi.

Il inspecta de nouveau la masse de fils et donna un petit coup. Un claquement se fit entendre, et une grosse étincelle bleue flamboya.

— Elle est là, pas d’erreur. Simplement, elle n’est pas là où elle devrait être.

Grimma rebroussa chemin sur le plancher taché d’huile de la cabine. Des groupes de gnomes attendaient, debout. Par centaines, ils s’agrippaient aux cordes fixées sur le grand volant au-dessus d’eux. D’autres équipes étaient prêtes avec des morceaux de bois qui appuyaient, comme autant de béliers, sur les pédales.

— Simple contretemps, dit-elle. On a perdu l’électricité.

Il y avait des gnomes partout. Pendant le Grand Exode, tout un camion les avait accueillis. Mais la cabine de Jekub était moins grande ; les gens avaient dû s’installer où ils avaient pu.

Quelle population maigrichonne ! songea Grimma.

C’était vrai. Même au cours de l’évacuation précipitée du Grand Magasin, les gnomes avaient emporté beaucoup de choses avec eux. Et ils étaient dodus, bien habillés. Maintenant, ils étaient plus minces, plus maigres et beaucoup plus sales. Tout ce qu’ils emportaient, c’étaient les vêtements déchirés et crasseux qu’ils avaient sur le dos. On avait même abandonné les livres. Une dizaine de livres prenaient la place de trente gnomes, et, même si Grimma pensait en secret que certains livres étaient plus précieux que de nombreux gnomes, elle avait accepté la promesse faite par Dorcas qu’ils reviendraient un jour et qu’ils essaieraient de les extraire de leur cachette, sous le parquet.

Eh bien ! voilà, se dit Grimma. Nous avons essayé. Nous avons vraiment fait un effort. Nous sommes venus à la carrière pour nous installer, pour devenir indépendants, pour vivre une vraie existence. Et nous avons échoué. Nous pensions qu’il suffisait d’apporter du Grand Magasin le matériel adéquat, mais nous avons aussi apporté pas mal de choses qui ne convenaient pas. Cette fois-ci, il faudra nous éloigner autant que possible des humains, et je ne crois pas qu’il y ait nulle part d’endroit assez éloigné.

Elle grimpa jusqu’à la branlante plate-forme de conduite, qu’ils avaient confectionnée en fixant une planche en travers de la cabine. Même là, il y avait des gnomes. Ils la suivaient attentivement des yeux. Au moins, conduire Jekub devrait être plus facile. Les chefs d’équipe aux contrôles pouvaient la voir, ce qui éviterait d’avoir recours au sémaphore et aux filins, comme ils avaient fait en quittant le Grand Magasin. Et un grand nombre de gnomes avaient déjà accompli la manœuvre.

Elle entendit Dorcas crier :

— Vas-y essaie, ce coup-ci !

Il y eut un clic. Un brmmm. Et Jekub rugit.

Le son rebondit contre les parois du hangar. Il était si fort et si grave que ce n’était plus du son, mais quelque chose qui durcissait l’air pour mieux vous en frapper. Les gnomes se jetèrent à plat ventre sur le sol frémissant de la cabine.

Grimma, les mains plaquées sur ses oreilles, vit Dorcas traverser le plancher en courant, agitant les bras. L’équipe en poste sur la pédale d’accélération lui jeta un regard qui signifiait visiblement : Qui ça ? Nous ? et arrêta de pousser.

Le son se réduisit à un grondement profond, un brmmmm-mmmm qui résonnait encore jusque dans les os. Dorcas se hâta de regagner son poste et se hissa – avec une pause pour retrouver son souffle – sur la planche. En y arrivant, il s’assit et s’épongea le front.

— Je commence à me faire trop vieux pour ce genre d’exercice, dit-il. Quand un gnome arrive à un certain âge, il serait temps qu’il arrête de voler des véhicules géants. C’est un fait reconnu. Bon, bref. Il ronronne gentiment. Autant le faire sortir.

— Quoi ? Moi toute seule ? fit Grimma.

— Oui. Pourquoi pas ?

— C’est juste que… Eh bien ! je croyais qu’il y aurait Sacco ou quelqu’un d’autre ici.

Je pensais que ce serait un homme qui conduirait, se dit-elle.

— Ils aimeraient bien. Ils en meurent d’envie. Et on foncerait dans tous les sens, j’en doute pas un instant, pendant qu’ils crieraient yahou ! et qui sait quoi encore. Non, merci bien. Je veux une traversée des champs calme et posée. Tout en douceur.

Il se pencha en avant.

— Tout le monde est prêt, là en bas ? hurla-t-il.

Un chœur de oui nerveux lui répondit, émaillé de quelques réponses plus enthousiastes.

— Je me demande si c’était vraiment une bonne idée de confier le contrôle de la pédale va-vite à Sacco ? se demanda tout haut Dorcas. (Il se redressa.) Euh. Tu n’es pas en train de t’inquiéter, j’espère ? demanda-t-il.

Grimma émit un grognement de dérision.

— Qui ? Moi ? Non. Bien sûr que non. Ça ne présente pas le moindre problème, ajouta-t-elle.

— O.K., dit Dorcas. On y va.

Il y eut un silence, exception faite du vrombissement grave du moteur.

Grimma observa une pause.

Si Masklinn était là, il ferait ça mieux que moi. Personne ne parle plus de lui. Ni d’Angalo. Ni de Gurder. Ils n’aiment pas penser à eux. Ça doit être quelque chose que les gnomes ont appris il y a des centaines d’années, en cet endroit où abondent les renards, les créatures rapides et les façons horribles de mourir. Si quelqu’un disparaît, il faut arrêter d’y penser, le chasser de son esprit. Mais je pense tout le temps à lui.

Je lui ai cassé les pieds avec mes grenouilles dans leurs fleurs, et pas une fois je n’ai pensé aux rêves qu’il pouvait faire.

Dorcas passa gentiment le bras autour des épaules de Grimma. Elle tremblait.

— On aurait dû envoyer quelqu’un à l’aéroport, murmura-t-elle. Ça aurait montré qu’on se faisait du souci, et…

— Nous n’avions ni assez de temps ni assez de monde, lui rappela doucement Dorcas. Quand il reviendra, on pourra lui expliquer tout ça. Il comprendra forcément.

— Oui, chuchota-t-elle.

— Et maintenant, dit Dorcas en se redressant, allons-y !

Grimma respira à fond.

— Première vitesse, beugla-t-elle, et en avant trrrès lentement !

Sur le pont, les équipes poussèrent et tirèrent. Il y eut un vague sursaut et le bruit du moteur diminua. Jekub fit un bond en avant et s’arrêta brusquement. Le moteur toussa et se tut.

Dorcas inspecta ses ongles d’un air pensif.

— Frein à main, frein à main, frein à main, chantonna-t-il doucement.

Grimma lui lança un regard noir et plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche.

— On libère le frein à main ! cria-t-elle. Bien ! Et maintenant, on passe en première et on avance très lentement.

Un clic, et le silence.

— Misenmarche, misenmarche, misenmarche, murmura Dorcas en se balançant d’avant en arrière sur la plante des pieds.

Grimma laissa tomber ses épaules.

— On remet tout en place et on met le moteur en marche ! hurla-t-elle.

Nouty, qui dirigeait l’équipe du frein à main, la héla :

— Le frein à main, branché ou pas, m’zelle ?

— Hein ?

— Vous ne nous avez pas dit ce qu’on fait du frein à main, m’zelle, dit Sacco.

Autour de lui, des gnomes commençaient à sourire.

Grimma agita le doigt dans sa direction.

— Écoute-moi bien, déclara-t-elle sur un ton cassant, si je dois descendre pour te dire ce que tu dois faire du frein à main, tu vas le regretter amèrement, tu as compris ? Alors maintenant, on arrête de ricaner et on me met cet engin en marche ! Et vite !

Il y eut un clic. De nouveau, Jekub se mit à rugir et il commença à avancer. Un vivat monta de la foule des gnomes.

— Bien, constata Grimma. Je préfère.

— Les portes, les portes, les portes, on n’a pas ouvert les pooorteuuus, chantonna Dorcas.

— Bien sûr que non, fit Grimma tandis que le creuseur commençait à accélérer. À quoi bon ouvrir les portes ? Nous sommes sur Jekub, après tout !

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