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V. Rien ne peut nous barrer le passage, car voici Jekub, qui se rit des barrages et qui fait vroum-vroum.

La Gnomenclature, Jekub,

Chapitre 3, Verset V


C’était un très vieux hangar. Un hangar complètement rouillé. Un hangar qui vacillait quand le vent soufflait trop fort. L’ultime vestige de sa jeunesse était un cadenas placé sur la porte que Jekub percuta à dix kilomètres-heure environ. L’édifice branlant résonna comme un gong, s’arracha d’un bond à ses assises et fut traîné sur la moitié de la carrière avant de se désagréger en une averse de rouille et de fumée. Jekub en émergea comme un poussin furieux en train d’éclore d’un très vieil œuf, puis il s’arrêta doucement.

Grimma se remit debout et commença à se débarrasser des écailles de rouille dont elle était couverte.

— Nous nous sommes arrêtés, dit-elle distraitement, les oreilles résonnant encore. Pourquoi s’est-on arrêtés, Dorcas ?

Il n’essaya même pas de se relever. L’impact de Jekub contre la porte lui avait coupé le souffle.

— Je pense, dit-il, que tout le monde a pu être quelque peu projeté çà et là. Quel besoin avais-tu d’aller si vite ?

— Désolé ! lança Sacco d’en bas. Petite erreur d’interprétation, je crois !

Grimma se reprit.

— Bon, dit-elle. En tout cas, je nous ai fait sortir. J’ai compris comment ça marche, à présent. Nous allons juste… Nous allons juste… Nous allons…

Dorcas entendit sa voix s’éteindre. Il leva les yeux.

Un camion était garé devant la carrière. Et trois humains se précipitaient vers Jekub à grands bonds aériens.

— Oh, miséricorde ! dit-il.

— Il n’a donc pas lu ce que je lui ai écrit ? s’étonna Grimma à voix haute.

— J’ai bien peur que si, répondit Dorcas. Maintenant, pas de panique. Nous avons le choix. On peut soit…

— Avancer ! trancha Grimma. Tout de suite !

— Non, non, protesta Dorcas d’une petite voix. Ce n’est pas ce que j’allais suggérer.

— Première ! ordonna Grimma. Et plein de vite !

— Non, il ne faut pas faire ça, murmura Dorcas.

— Tu vas voir. Je les avais prévenus ! Ils savent lire, on sait bien qu’ils savent lire ! S’ils sont si intelligents que ça, ils devraient comprendre !

Jakub prit de la vitesse.

— Il ne faut pas faire ça, fit Dorcas. Nous nous sommes toujours tenus à l’écart des humains !

— Mais eux ne se tiennent pas à l’écart de nous ! cria Grimma.

— Mais…

— Ils ont démoli le Grand Magasin, ils ont essayé de nous empêcher de nous sauver, maintenant ils nous prennent notre carrière et ils ne savent même pas ce que nous sommes ! Tu te souviens du rayon Jardinage dans le Grand Magasin ? Ces horribles statues pour décorer les jardins ? Eh bien ! je vais leur montrer à quoi ressemblent de vrais gnomes, moi…

— On ne peut pas vaincre les humains ! s’écria Dorcas par-dessus le rugissement du moteur. Ils sont trop grands ! Nous sommes trop petits !

— D’accord, ils sont grands et moi je suis toute petite ! Mais c’est moi qui conduis un camion géant. Un camion avec des dents. (Elle se pencha par-dessus la planche.) Cramponnez-vous, en bas ! cria-t-elle. Ça risque de secouer.

L’idée que quelque chose ne tournait pas rond commença à poindre dans le cerveau des grandes créatures lentes. Elles arrêtèrent leur charge maladroite et, très lentement, essayèrent d’esquiver. Deux d’entre elles réussirent à plonger dans le bureau désert quand Jekub passa devant.

— Je vois, fit Grimma. Ils doivent nous prendre pour des imbéciles. Faites un grand virage à gauche. Encore. Encore. Ça suffit maintenant. O.K.

Elle se frotta les mains.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? chuchota Dorcas, terrifié. Grimma se pencha sur la planche.

— Sacco, dit-elle, tu vois ces autres leviers ?


Les ronds pâles et flous des visages humains apparurent aux fenêtres crasseuses du hangar.

Jekub était à six mètres, vibrant doucement dans les brumes du petit matin. Puis le moteur rugit. La grande pelle à l’avant se leva, interceptant le soleil…

Jekub bondit en avant, traversa la carrière et arracha un des murs du hangar comme on retire un couvercle. Les autres murs et le toit s’effondrèrent en douceur, ainsi qu’un château de cartes où on aurait subtilisé l’as de pique.

Le creuseur fonça en décrivant un large cercle, si bien que lorsque les deux humains parvinrent à s’extraire des décombres, ce fut la première chose qu’ils virent : le véhicule palpitant et sa grande gueule de métal prête à mordre.

Ils se mirent à courir.

Ils couraient presque aussi vite que les gnomes.


— J’ai toujours eu envie de faire ça, déclara Grimma sur un ton satisfait. Voyons maintenant… Où est passé l’autre humain ?

— Il est reparti vers son camion, je crois, dit Dorcas.

— Très bien. Plein de droite, Sacco. Arrête. Maintenant, en avant, doucement.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas arrêter tout ça et se contenter de partir ? S’il te plaît ? demanda Dorcas.

— Le camion des humains barre le passage, répondit Grimma sur un ton raisonnable. Ils se sont garés en plein milieu de l’entrée.

— Alors, nous sommes pris au piège !

Grimma éclata de rire. Ce n’était pas un son très agréable. Dorcas commença à plaindre les humains, presque autant qu’il se plaignait lui-même.

Ils se demandent pourquoi ils ne voient pas d’humain aux commandes, se disait-il. Ils n’arrivent pas à comprendre. Voilà une machine qui se déplace toute seule. C’est une énigme, pour des humains.

Apparemment, ils prirent quand même une décision. Il vit les deux portières du camion s’ouvrir à la volée et les humains bondir, juste au moment où Jekub…

Il y eut un bruit terrible et le camion frémit quand Jekub le percuta. Les roues bosselées patinèrent un moment, puis le camion commença à reculer. Des nuages de vapeur s’en échappaient.

— Ça, c’est pour Nisodème, fit Grimma.

— Je croyais que tu ne l’aimais pas ?

— C’est vrai, mais c’était un gnome.

Dorcas hocha la tête. Quand on allait au fond des choses, songea-t-il, ils étaient tous des gnomes. Il valait mieux ne jamais oublier de quel côté on se trouvait.

— Puis-je te suggérer de changer de vitesse ? demanda-t-il avec urbanité.

— Pourquoi ? Elle ne va pas, celle-ci ?

— Tu pousseras plus facilement si tu rétrogrades, crois-moi.


Les humains regardaient. Ils regardaient, parce qu’une machine qui roule toute seule vaut la peine qu’on la regarde, même si elle vous a contraints à escalader un arbre ou à vous dissimuler derrière une haie.

Ils regardèrent Jekub reculer, changer de vitesse en rugissant et attaquer à nouveau le camion. Les vitres volèrent en éclats.

Dorcas n’aimait pas beaucoup ça.

— Tu es en train de tuer un camion.

— Ne dis pas de bêtises, répondit Grimma. C’est une machine. De simples morceaux de métal.

— Oui, mais quelqu’un l’a fabriqué. Ça doit être très difficile à construire. Je déteste qu’on détruise des choses qui sont difficiles à construire.

— Ils ont écrasé Nisodème, répliqua Grimma. Et quand nous vivions dans un terrier, des gnomes se faisaient souvent écraser par des voitures.

— Oui, mais les gnomes, on en fabrique facilement. Il suffit d’avoir d’autres gnomes.

— Tu es vraiment un type bizarre.

Jekub frappa une nouvelle fois. Un des phares du camion explosa. Dorcas fit une grimace.

Puis le camion fut repoussé. De la fumée en montait, à l’endroit où le carburant s’était répandu sur le moteur brûlant. Jekub recula et fit le tour de sa proie en grondant. Les gnomes commençaient à l’avoir bien en main.

— Très bien, dit Grimma. En avant, toute ! (Elle donna un coup de coude à Dorcas.) On va la chercher, cette fameuse grange, maintenant. D’accord ?

— Descends le chemin ; je crois qu’il y a une barrière qui donne sur les champs, marmonna Dorcas. Il y a un portail, à cet endroit. Ce serait sans doute trop te demander que de l’ouvrir d’abord ?

Derrière eux, le camion prit feu. Rien de spectaculaire. Un petit incendie tranquille, comme s’il avait l’intention de durer toute la journée. Dorcas vit un humain retirer son manteau et taper en vain sur les flammes. Il commiséra de tout son cœur.

Jekub descendit le chemin sans se voir opposer de résistance. Certains gnomes entonnèrent une chanson en s’échinant sur les cordes.

— Bon, fit Grimma, où est-elle, cette porte ? On traverse la barrière, tu disais, ensuite les champs et…

— Elle est juste avant la voiture avec les lumières clignotantes sur le toit, expliqua Dorcas lentement. Celle qui remonte le chemin.

Ils la contemplèrent.

— Les voitures avec des lumières sur le toit n’amènent jamais rien de bon, fit Grimma.

— Là, on est d’accord. Elles sont souvent bourrées d’humains qui ont la ferme intention de savoir ce qui se passe. Il y en avait plein, près de la voie ferrée.

Grimma jeta un coup d’œil vers la haie.

— On approche du portail, c’est ça, non ?

— C’est ça.

Grimma se pencha en avant.

— Ralentis et tourne tout de suite à droite, demanda-t-elle.

Les équipes entrèrent en action. Sacco changea même de vitesse sans qu’on le lui demande. Les gnomes étaient accrochés au volant comme des araignées, et le manœuvraient.

Il y avait effectivement un portail dans la barrière. Mais il était vétuste et ne tenait à son poteau que par des bouts de ficelle, selon la grande tradition des campagnes. Il n’aurait pas arrêté quelque chose de très décidé. Contre Jekub, il n’avait pas la moindre chance.

Dorcas fit une nouvelle grimace. La casse lui faisait horreur.

De l’autre côté, le champ était de terre brune. De la terre ondulée, comme l’appelaient les gnomes, par assimilation au carton ondulé qu’on trouvait parfois au rayon Emballages dans le Grand Magasin. La neige était logée dans les sillons. Les énormes roues en firent de la boue.

Dorcas s’attendait à moitié à voir la voiture les suivre. Mais elle s’arrêta, et deux humains en tenue bleu marine en sortirent pour se lancer maladroitement sur leurs traces à travers champs.

On ne peut pas arrêter des humains, songea-t-il avec pessimisme. C’est comme le mauvais temps.

Le champ montait en pente douce, pour contourner la carrière. Le moteur de Jekub tonnait.

Devant l’engin s’étirait une clôture en fil de fer ; au-delà, un champ herbu. Le fil céda avec un claquement sonore. Dorcas le regarda s’enrouler sur lui-même et se demanda si Grimma ne le laisserait pas arrêter Jekub pour aller en récupérer un peu. Le fil de fer, c’était une valeur sûre.

Les humains étaient toujours à leurs trousses. Du coin de l’œil (ici, en haut, il y avait beaucoup trop d’espace pour regarder franchement), Dorcas vit des lumières clignotantes sur la route principale, au loin.

Il les montra à Grimma.

— Je sais, répondit-elle. Je les ai vues. Mais que pouvions-nous faire d’autre ? ajouta-t-elle, désemparée. Partir vivre dans les fleurs, comme de gentils petits farfadets ?

— Je ne sais pas, admit Dorcas avec lassitude. Je ne suis plus très sûr de rien.

Une autre clôture en fil de fer émit une note grave à leur passage. Ici, l’herbe était plus courte, et le sol s’inclinait…

Et puis, il n’y eut plus rien, rien que le ciel et Jekub qui accélérait tandis que ses roues sautaient sur le champ au sommet de la colline.

Dorcas n’avait jamais vu autant de ciel. Autour d’eux, rien, à part quelques broussailles au loin. Et partout le silence. Enfin, pas le silence, puisque Jekub rugissait. Mais c’était le genre d’endroit dont on pouvait imaginer qu’il était silencieux quand des creuseurs bourrés de gnomes aux abois ne le traversaient pas dans un vacarme tonitruant.

Des moutons affolés s’éparpillaient à toutes pattes.

— La grange est là-bas, devant, le bâtiment de pierre à l’horiz… commença Grimma.

Puis elle ajouta :

— Dorcas ? Ça va ?

— Tant que je ferme les yeux, chuchota-t-il.

— Tu as une mine épouvantable.

— C’est rien à côté de ce que j’éprouve.

— Mais tu as déjà été dehors.

— Grimma, rien n’est plus haut que nous, actuellement ! On est le point culminant à des kilomètres (si c’est bien le mot) à la ronde ! Si j’ouvre les yeux, je vais tomber dans le ciel !

Grimma se pencha vers les conducteurs en sueur.

— Juste un peu à droite ! cria-t-elle. Voilà ! Maintenant, tout le vite possible ! Cramponne-toi à Jekub, lança-t-elle à Dorcas tandis que le bruit du moteur s’amplifiait. Tu sais qu’il ne peut pas s’envoler, lui !

La machine s’engagea en cahotant sur un chemin de pierraille qui partait dans la direction générale de la grange. Dorcas se risqua à ouvrir un œil. Il n’avait jamais été jusqu’à la grange. Était-on certain d’y trouver de la nourriture, ou s’agissait-il d’une simple hypothèse ? Enfin, il y ferait peut-être chaud.

Mais il y avait une lumière clignotante à côté du bâtiment et elle se dirigeait vers eux.

— Pourquoi donc ne peuvent-ils pas nous ficher la paix ? cria Grimma. Arrêtez !

Jekub ralentit et stoppa. Le moteur émettait de petits claquements métalliques dans l’air glacé.

— Ce chemin doit rejoindre la route, jugea Dorcas.

— On ne peut pas revenir en arrière.

— Non.

— Ni aller de l’avant.

— Non.

Grimma tambourina des doigts sur le métal de Jekub.

— Tu as d’autres suggestions ?

— On pourrait se lancer à travers champs, dit Dorcas.

— Où ça va nous mener ?

— Loin d’ici ; c’est déjà un début.

— Mais on ne saurait pas où on va !

Dorcas haussa les épaules.

— C’est ça ou peindre des fleurs.

Grimma se força à sourire.

— Et les petites ailes ne m’iraient pas, dit-elle.

— Qu’est-ce qui se passe, là-haut ? les héla Sacco.

— On devrait prévenir les gens, chuchota Grimma. Ils croient tous qu’on va à la grange…

Elle regarda autour d’elle. La voiture s’était rapprochée, et cahotait lourdement sur le chemin accidenté. Les deux humains arrivaient toujours par l’autre côté.

— Les humains n’abandonnent donc jamais ? demanda-t-elle.

Elle se pencha par-dessus le rebord de la planche.

— Un peu de gauche, Sacco, demanda-t-elle. Et ensuite, tu continues à vitesse constante.

Jekub quitta le chemin en tanguant et s’engagea sur l’herbe froide. Il y avait une autre clôture au loin, et encore quelques moutons.

Nous ne savons pas où nous allons, pensa-t-elle. Le plus important, c’est de partir. Masklinn avait raison. Ce monde n’est pas fait pour nous.

— On aurait peut-être dû parler avec les humains, pour-suivit elle à haute voix.

— Non, c’est toi qui avais raison, répondit Dorcas. En ce monde, tout appartient aux humains. Nous aurions fini par leur appartenir aussi. Nous n’aurions pas eu la place d’être nous-mêmes.

La clôture se rapprochait. Il y avait une route, de l’autre côté. Pas un chemin, mais une vraie route, moquettée de pierre noire.

— À droite ou à gauche ? demanda Grimma. À ton avis ?

— Aucune importance, répondit Dorcas tandis que le creuseur faisait chanter la barrière.

— On va essayer d’aller à gauche, alors, dit-elle. Ralentis, Sacco ! Un peu à gauche. Encore. Encore. Maintiens le cap. Oh, non !

Il y avait une autre voiture, au loin, avec des lumières clignotantes sur le toit.

Dorcas risqua un coup d’œil derrière eux.

Une autre lumière clignotante.

— Non, dit-il.

— Pardon ? demanda Grimma.

— Il y a quelques instants, tu me demandais si les humains n’abandonnaient jamais. La réponse est non.

— On arrête ! cria Grimma.

Les équipes trottinèrent docilement sur le plancher de Jekub. Le creuseur s’immobilisa doucement, son moteur produisant de petits bruits.

— C’est fini, dit Dorcas.

— Nous sommes arrivés à la grange ? demanda un des gnomes d’en bas.

— Non, répondit Grimma. Pas encore. Presque.

Dorcas fit la grimace.

— Autant le reconnaître, dit-il, tu finiras avec à la main un bâton orné d’une étoile. J’espère seulement qu’ils ne me forceront pas à leur réparer les chaussures.

Grimma paraissait songeuse.

— Si nous roulions le plus vite possible en direction de cette voiture qui vient vers nous… commença-t-elle.

— Pas question, déclara Dorcas. Ça ne réglerait rien du tout.

— Mais moi, je me sentirais mieux.

Elle regarda les champs à la ronde.

— Pourquoi est-ce qu’il fait si noir ? s’étonna-t-elle. On n’a pas pu rouler toute la journée. On a commencé alors que le soleil se levait à peine.

— Le temps passe vite quand on s’amuse, hein ? répondit Dorcas sur un ton sinistre. Et je ne suis pas très friand de lait. Je veux bien faire leur ménage, mais seulement s’ils promettent de ne pas me donner de lait, et…

— Mais regarde donc !

Les ténèbres s’étendaient sur la campagne.

— C’est peut-être une ellipse, fit Dorcas. J’ai lu quelque chose là-dessus : tout devient noir quand le soleil recouvre la lune. Et l’inverse aussi, je crois, ajouta-t-il avec un léger doute.

Devant eux, la voiture freina dans un crissement de pneus, l’arrière dérapa pour percuter une murette en pierre et le véhicule s’arrêta abruptement.

Dans le champ qui bordait la route, les moutons détalaient. Ce n’était pas la panique de moutons dérangés pour un motif classique. Ils baissaient la tête et galopaient à travers champs avec une seule idée en tête. C’étaient des moutons qui avaient décidé que leur énergie était trop précieuse pour être gaspillée en pure panique alors qu’on pouvait la mettre à profit pour s’éloigner le plus vite possible.

Un bourdonnement puissant et désagréable remplissait l’atmosphère.

— Ma parole, chevrota Dorcas, elles sont bougrement terrifiantes, ces ellipses !

En dessous, les gnomes, eux, paniquaient vraiment. Ce n’étaient pas des moutons ; chacun était capable de pensée indépendante et quand on réfléchissait bien aux ténèbres qui fondaient brusquement sur soi et à ces bourdonnements d’origine inconnue, la panique semblait une option logique.

Des petites lignes de feu bleu crépitèrent sur la carrosserie fatiguée de Jekub. Dorcas sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

Grimma leva les yeux.

Une obscurité totale régnait dans le ciel.

— Tout… va… bien, articula-t-elle avec lenteur. Tu sais, je crois que tout va bien.

Dorcas regarda ses mains. Des étincelles jaillirent du bout de ses doigts.

— Ah, oui, vraiment ?

C’est tout ce qu’il trouva à répondre.

— Ce n’est pas la nuit, c’est une ombre. Il y a quelque chose d’énorme qui flotte au-dessus de nous.

— Et la nuit ne vaudrait pas mieux, tu crois ?

— Non, je ne crois pas. Viens, descendons.

Elle se laissa glisser le long de la corde jusqu’au plancher de Jekub. Elle souriait comme une folle. C’était presque plus terrifiant que tout ce qui pouvait se passer. Personne n’avait l’habitude de voir Grimma sourire.

— Donnez-moi un coup de main, demanda-t-elle. Il faut descendre. Il faut qu’il soit sûr que c’est bien nous.

Ils la regardèrent avec stupeur tandis qu’elle tentait de mettre la passerelle en place.

— Allons ! répéta-t-elle. Remuez-vous un peu, aidez-moi !

Ils l’aidèrent. Parfois, quand on est complètement désemparé, on écoute n’importe qui, s’il semble avoir un objectif précis en tête. Ils s’emparèrent de la planche et la poussèrent par l’arrière de la cabine jusqu’à ce qu’elle s’incline et s’abaisse vers le sol.

Au moins n’y avait-il plus autant de ciel. Du bleu ne subsistait plus qu’une fine bordure encerclant les ténèbres denses au-dessus de leur tête.

Pas parfaitement denses. Quand les yeux de Dorcas se furent habitués à l’ombre, il put y distinguer des carrés, des rectangles et des cercles.

Les gnomes dévalèrent la passerelle et se regroupèrent sur la route, sans savoir s’ils devaient fuir ou rester sur place.

Au-dessus d’eux, un des carrés sombres dans le noir coulissa. Il y eut un bruit métallique, puis un rectangle de ténèbres descendit doucement vers eux avec un bourdonnement, comme un ascenseur sans câble, et atterrit sur la route. Il était très grand.

Dessus trônait un objet. Dans un pot. Un objet rouge, jaune et vert.

Les gnomes se dressèrent sur la pointe des pieds pour mieux voir de quoi il s’agissait.

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