6 « La vie est une mission suicide »

« Les Dieux des différentes nations

Se parlent-ils ?

Les Dieux des cités chinoises

Parlent-ils aux ancêtres des Japonais ?

Aux seigneurs de Xibalba ?

À Allah ? Yahvé ? Vishnu ?

Y a-t-il une grande rencontre annuelle

Au cours de laquelle ils comparent les pratiques de leurs fidèles ?

Les miens se penchent sur le sol

Et suivent les lignes du bois, dit l’un d’entre eux.

Les miens m’offrent des animaux en sacrifice, dit l’autre.

Les miens tuent quiconque me manque de respect, dit le troisième.

Mais la question qui me préoccupe le plus est :

L’un d’entre vous peut-il honnêtement se vanter

Que ses fidèles obéissent à de bonnes lois,

Se respectent les uns les autres,

Et vivent des vies simples et généreuses ?

Murmures Divins de Han Qing-Jao


Pacifica était aussi variée que n’importe quelle autre planète, avec des zones tempérées, des calottes polaires, des forêts tropicales, des déserts et des savanes, des steppes et des montagnes, des bois et des plages. Ce n’était pas une planète jeune. En plus de deux mille ans d’occupation humaine, toutes les zones où les humains pouvaient vivre confortablement avaient été occupées. Il y avait de grandes cités et de vastes prairies, des villages et des fermes dispersées ici et là, ainsi que des stations de recherche sur les sites les plus reculés, que ce soit en altitude ou au niveau de la mer, à l’extrême Nord ou à l’extrême Sud.

Mais le cœur de Pacifica avait toujours été constitué par les îles tropicales de l’océan appelé Pacifique, en souvenir du plus grand océan sur Terre. Les habitants de ces îles ne vivaient pas forcément selon un mode de vie traditionnel, mais le souvenir du temps passé était présent derrière chaque son et en filigrane de tout ce que l’on voyait. Ici, on buvait encore le kava sacré lors de cérémonies traditionnelles, on entretenait la mémoire des héros anciens, et les dieux parlaient toujours aux initiés, hommes et femmes. Et si l’on retournait ensuite à des huttes de paille équipées de réfrigérateurs et d’ordinateurs, quelle importance ? On ne refusait pas les cadeaux qu’offraient les dieux. L’astuce consistait à trouver un moyen d’accueillir certains aspects du modernisme sans nuire au mode de vie traditionnel.

Beaucoup de ceux qui habitaient sur le continent, dans les grandes villes, les fermes des zones tempérées, les stations de recherche – beaucoup de ces gens-là s’intéressaient peu aux sempiternels drames costumés (ou comédies, selon le point de vue) qui se déroulaient sur les îles. D’ailleurs, les habitants de Pacifica n’étaient pas tous d’origine polynésienne. Il régnait ici un beau mélange de cultures et de races ; toutes les langues étaient parlées sur la planète, ou du moins en avait-on l’impression. Même les railleurs considéraient les îles comme les gardiennes de l’esprit de la planète. Même les amoureux de la neige et du froid partaient en pèlerinage – sans doute appelaient-ils cela des vacances – vers les plages tropicales. Ils cueillaient les fruits des arbres, glissaient sur les vagues dans des pirogues locales, leurs femmes se promenaient les seins à l’air et tous trempaient leurs doigts dans la purée de taro et utilisaient ces mêmes doigts pour porter à leur bouche la chair des poissons. Les plus blancs, les plus minces et les plus élégants s’appelaient les Pacificiens, et il leur arrivait de parler comme si le chant du temps passé résonnait encore à leurs oreilles, comme si les histoires d’autrefois contaient leur propre histoire. Ils faisaient partie de la famille, et les véritables Samoans, Tahitiens, Hawaïens, Tongiens, Maoris et Fidjiens leur souriaient en les accueillant, même si ces porteurs de montres, ces obsédés de la réservation, ces gens constamment pressés ne connaissaient rien à la véritable vie à l’ombre du volcan, au bord du récif corallien, sous le ciel constellé de perroquets, dans le chant des vagues se brisant sur la barrière de corail.

Wang-mu et Peter se retrouvèrent dans une zone civilisée, moderne et occidentalisée de Pacifica. Une fois de plus leur identité avait été soigneusement préparée par Jane. Ils étaient des agents de développement gouvernementaux formés sur leur planète d’origine, Moscou, et avaient décidé de s’accorder quelques semaines de congé avant de prendre leur service dans un bureau quelconque du Congrès sur Pacifica. Ils n’avaient pas besoin de connaître grand-chose de leur supposée planète d’origine. Il leur suffit de présenter leurs papiers pour s’envoler de la ville où ils venaient soi-disant de débarquer d’un vaisseau en provenance de Moscou. Leur avion les emmena sur l’une des plus grandes îles de Pacifica, et il leur fallut de nouveau montrer leurs papiers afin de louer deux chambres dans un complexe hôtelier en bordure d’une plage tropicale.

Ils n’avaient pas besoin de papiers pour aller sur l’île que Jane leur avait conseillé de visiter. Et personne ne les leur demanda. Mais personne ne voulut les prendre comme passagers non plus.

« Pourquoi vous allez là-bas ? leur demanda un énorme loueur de canots samoan. Qu’est-ce que vous avez à y faire ?

— Nous voulons parler à Malu, sur Atatua.

— Connais pas. Me dit rien du tout. Essayez avec un autre qui sait sur quelle île il se trouve.

— Nous vous avons dit le nom de l’île, lui retourna Peter. Atatua. D’après les cartes, ce n’est pas très loin d’ici.

— J’en ai entendu parler, mais j’y suis jamais allé. Demandez à quelqu’un d’autre. »

Où qu’ils aillent, c’était la même rengaine.

« Tu n’as pas l’impression que les papalagis ne sont pas les bienvenus ici ? dit Peter à Wang-mu devant la porte de sa chambre. Ces gens sont tellement primitifs qu’ils ne se contentent pas de repousser les ramans, framlings et autres utlannings. Je suis prêt à parier que même un Tongien ou un Hawaïen ne pourrait pas aller sur Atatua.

— Je ne pense pas que ce soit un problème d’ordre racial. À mon avis, c’est plutôt religieux. Je pense qu’ils veulent protéger un site sacré.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Ils ne nous détestent pas, ils n’ont pas peur de nous, il n’y a pas de haine sous-jacente. Simplement une joyeuse ignorance. Notre présence ne les dérange pas, mais ils se disent simplement que nous n’avons rien à faire sur ce site sacré. Tu sais très bien qu’ils seraient prêts à nous emmener n’importe où ailleurs.

— Peut-être. Mais ils ne peuvent pas être xénophobes à ce point, sinon Aimaina ne serait pas intime avec Malu au point de lui envoyer un message. »

Sur ce, Peter pencha légèrement la tête sur le côté pour écouter ce que Jane essayait de lui dire.

« Ah, dit-il. Jane avait une longueur d’avance. Aimaina n’a pas contacté directement Malu. Il est passé par une femme nommée Grâce. Mais Grace est immédiatement allée voir Malu, ainsi Jane a pensé qu’il valait mieux remonter à la source. Merci Jane. J’adore tes intuitions infaillibles.

— Ne sois pas sarcastique avec elle, dit Wang-mu. Elle court contre la montre. L’ordre de déconnexion du réseau peut tomber à tout moment. Il est normal qu’elle essaye de gagner du temps.

— Moi, je pense qu’elle devrait court-circuiter cet ordre avant que quelqu’un le reçoive et prendre le contrôle de tous les foutus ordinateurs de l’univers. Leur faire un bras d’honneur.

— Cela ne les arrêterait pas. Ils seraient simplement un peu plus terrifiés.

— En attendant, ce n’est pas en louant un bateau que nous pourrons rejoindre Malu.

— Alors allons trouver cette Grace. Si elle y est arrivée, c’est qu’il est possible pour un étranger d’aller jusqu’à Malu.

— Elle n’est pas étrangère, elle est samoane, dit Peter. Et elle a aussi un nom samoan – Teu’Ona –, mais elle a travaillé dans les sphères académiques et il y est plus facile de porter un nom chrétien, comme on dit. Un nom occidental. Elle préférera qu’on l’appelle Grace. C’est ce que dit Jane.

— Si elle a eu un message d’Aimaina, elle saura immédiatement qui nous sommes.

— Je ne pense pas. Même s’il a parlé de nous, comment pourrait-elle penser que les personnes qui se trouvaient hier sur la planète d’Aimaina puissent se retrouver aujourd’hui sur la sienne ?

— Peter, tu es vraiment l’archétype du positiviste. Tu veux tellement être rationnel que c’en est presque irrationnel. Bien sûr qu’elle pensera que nous sommes les mêmes personnes. Aimaina aussi. Le fait que nous avons voyagé d’une planète à l’autre en une journée ne fera que confirmer ce qu’ils pensent déjà – que les dieux eux-mêmes nous ont envoyés. »

Peter lâcha un soupir. « Eh bien, du moment qu’ils ne cherchent pas à nous sacrifier en nous jetant dans un volcan ou quelque chose comme ça, je ne vois pas le mal qu’il y a à être pris pour des dieux.

— Ne plaisante pas avec cela, Peter. La religion est ancrée dans les sentiments les plus profonds des gens. L’amour qui émane de ce chaudron est le plus doux et le plus fort, mais la haine en est d’autant plus brûlante et la colère plus violente. Tant que les étrangers se tiennent loin de leurs lieux sacrés, les Polynésiens sont les gens les plus paisibles du monde. Mais si on franchit la limite du feu sacré, il faut prendre garde, car il n’y a pas d’ennemi plus brutal, plus impitoyable et plus déterminé qu’eux.

— Tu as encore regardé des vidéos ?

— J’ai fait un peu de lecture. Pour tout dire, j’ai lu quelques articles de Grace Drinker.

— Ah ! Tu en avais donc entendu parler.

— Je ne savais pas qu’elle était samoane. Elle ne parle jamais d’elle. Si tu veux apprendre quoi que ce soit sur Malu et la place qu’il occupe dans la culture samoane sur Pacifica – peut-être devrions-nous l’appeler Lumana’i, comme eux –, il faut que tu lises Grace Drinker, ou ses citations, ou des extraits de débats. Elle a écrit un article sur Atatua, c’est comme cela que j’ai découvert ses livres. Elle a aussi décrit l’impact de la philosophie de l’Ua Lava sur le peuple samoan. À mon avis, lorsque Aimaina a commencé à étudier l’Ua Lava, il a lu certains de ses ouvrages, puis lui a écrit pour lui poser des questions, et c’est comme ça que leur amitié est née. Mais le lien qui la relie à Malu n’a rien à voir avec l’Ua Lava. Il est le symbole de quelque chose de plus ancien que l’Ua Lava, mais l’Ua Lava en dépend toujours, en tout cas ici, sur sa terre natale. »

Peter la fixa un long moment. Elle sentait qu’il la considérait différemment, constatant finalement qu’elle n’était pas sans cervelle et pouvait éventuellement se montrer utile. Eh bien, tant mieux Peter, pensa Wang-mu. Tu es vraiment malin de te rendre enfin compte que j’avais un esprit analytique en plus de l’esprit intuitif, gnomique et mantique pour lequel tu avais décrété que j’étais faite.

Peter s’arracha à son fauteuil. « Allons la rencontrer. Allons citer son œuvre. Allons débattre avec elle. »


La Reine était immobile. Son travail de ponte était terminé pour la journée. Ses ouvrières dormaient au cœur de la nuit, même si ce n’était pas l’obscurité qui les avait arrêtées dans la caverne où elle vivait. Elle avait plutôt besoin d’être seule avec ses pensées, de mettre de côté toutes les distractions occasionnées par la vue, les sons, les bras et les jambes de ses ouvrières. Toutes lui demandaient son attention, du moins de temps en temps, afin de travailler correctement ; mais elle avait aussi besoin de toutes ses forces mentales pour plonger dans son esprit et arpenter les réseaux que les humains appelaient « philotiques ». L’arbre-père Humain lui avait expliqué un jour que dans une des langues humaines, cela avait un rapport avec l’amour. Les liens de l’amour. Mais la Reine n’était pas dupe. L’amour était l’accouplement bestial des faux-bourdons. L’amour était le code génétique de toute créature éprouvant le besoin de se reproduire encore et toujours. Le lien philotique se plaçait sur un autre plan. Il y avait un composant volontaire, lorsqu’il s’agissait d’une espèce intelligente. Celle-ci pouvait déclarer sa loyauté à qui elle voulait. C’était un sentiment plus noble encore que l’amour, car il en ressortait autre chose qu’une descendance hasardeuse. Lorsque la loyauté soudait les créatures entre elles, celles-ci en ressortaient grandies, neuves, entières, de manière inexplicable.

« Je suis liée à toi, par exemple », avait-elle dit à Humain, pour amorcer la conversation ce soir-là. Ils parlaient ainsi tous les soirs, d’un esprit à l’autre, bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés. Comment l’auraient-ils pu, elle, nichée en permanence au cœur de sa demeure obscure, et lui, planté aux portes de Milagre ? Mais la conversation de l’esprit était plus réelle que n’importe quelle autre langue, et ils se connaissaient mieux ainsi que par le regard ou le toucher.

« Tu commences toujours en plein milieu d’une pensée, lui dit Humain.

— Mais tu arrives toujours à la rattacher à ce qu’il y a autour, alors quelle différence cela fait-il ? » Puis elle lui raconta ce qui s’était passé dans la journée entre elle, Val et Miro.

« J’en ai entendu des bribes, dit Humain.

— J’ai dû crier pour me faire entendre. Ils ne sont pas comme Ender, ils sont bornés et durs d’oreille.

— Alors, tu penses pouvoir y arriver ?

— Mes filles sont faibles et inexpérimentées, et trop occupées à la ponte dans leurs nouvelles demeures. Comment pouvons-nous tendre un piège efficace pour capturer un aiúa ? Surtout si celui-ci a déjà un foyer. Et où est ce foyer ? Où est le pont que ma mère avait fabriqué ? Où est cette Jane ?

— Ender est en train de mourir. »

La Reine comprit qu’il s’agissait d’une réponse à sa question.

« Quelle partie de lui ? J’ai toujours pensé qu’il était comme la plupart d’entre nous. Je ne serais pas surprise qu’il soit le premier humain à pouvoir contrôler plus d’un corps comme nous le faisons.

— Difficilement. En fait, il en est incapable. Il a négligé son vieux corps depuis que les autres existent. Nous avons même pensé un instant qu’il finirait par tuer Val. Mais maintenant le problème semble réglé.

— Tu en es sûr ?

— Ela, sa fille adoptive, est venue me voir. Son corps est en train de se détériorer de manière étrange. Il ne s’agit pas d’un virus connu. Il a simplement un problème d’oxygénation. Il n’arrive pas à sortir du coma. La sœur d’Ender, Valentine, dit qu’il s’occupe tellement de ses autres corps qu’il ne trouve pas le temps de s’occuper du sien. Son corps est donc en train de s’affaiblir par endroits. Et cela commence par les poumons. Peut-être d’autres parties sont-elles concernées, mais ce sont les poumons qui montrent les premiers signes.

— Il faut qu’il fasse attention. Sinon il risque de mourir.

— C’est bien ce que j’ai dit, lui rappela doucement Humain. Ender est en train de mourir. »

La Reine avait déjà fait le rapprochement qu’espérait Humain. « Il s’agit donc bien plus qu’un simple piège pour attraper l’aiúa de cette Jane. Nous devons aussi prendre l’aiúa d’Ender et le transférer dans un de ses corps.

— Sinon, à sa mort, ils risqueront tous de mourir. Comme lorsqu’une reine meurt et que toutes ses ouvrières la suivent dans la mort.

— Certaines survivent un certain temps, mais en substance, c’est exact. Ne serait-ce que parce que les ouvrières n’ont pas la capacité de contenir l’esprit d’une reine.

— Ne vous avancez pas trop. Aucune de vous n’a jamais essayé.

— Non. Nous ne craignons pas la mort.

— C’est pour cela que tu as envoyé tes filles de planète en planète ? Parce que la mort ne t’inquiète pas ?

— Je sauve mon espèce et non moi-même, si tu fais bien attention.

— Moi aussi. En plus, mes racines sont trop profondes pour que je puisse être transplanté ailleurs.

— Ender, lui, n’a pas de racines.

— Je me demande s’il a envie de mourir. Je ne pense pas. Il n’est pas en train de mourir parce qu’il n’a plus envie de vivre. Son corps se meurt parce qu’il a perdu tout intérêt pour la vie qu’il mène. Mais il veut encore vivre la vie de Peter. Et aussi celle de Val.

— C’est ce qu’il dit ?

— Il ne peut pas parler. Il n’a jamais trouvé les liens philotiques. Il n’a jamais trouvé le moyen de se connecter comme nous, les arbres-pères. Comme toi avec tes ouvrières et avec moi en ce moment même.

— Nous l’avons pourtant déjà trouvé une fois. Contacté grâce au pont, suffisamment pour entendre ses pensées et voir à travers ses yeux. Et pendant cette période, il a rêvé de nous.

— Il a rêvé de vous, mais n’a pas compris que vous étiez pacifiable. Il n’a pas compris qu’il ne fallait pas vous tuer.

— Il ne savait pas que le jeu était réel.

— Ni que les rêves l’étaient aussi. À sa façon, il fait preuve d’une certaine sagesse, mais enfant, il n’a jamais remis ses sens en question.

— Et si je te montrais comment rejoindre un réseau, Humain ?

— Tu veux donc attraper Ender quand il mourra ?

— Si nous y arrivons, et si nous pouvons le transférer dans un de ses autres corps, peut-être en saurons-nous davantage pour attraper cette Jane.

— Et si nous échouons ?

— Ender mourra. Jane mourra. Et nous mourrons aussi lorsque la Flotte sera là. Cela n’est pas très différent du parcours normal de toute autre vie, non ?

— Sauf dans la durée.

— Essayeras-tu de te joindre à nous ? Toi, Rooter et les autres arbres-pères ?

— Je ne vois pas ce que tu appelles un réseau, ni même en quoi c’est très différent de ce qui relie les arbres-pères. Tu sais sans doute que nous sommes liés aux arbres-mères. Elles ne peuvent pas parler, mais elles sont pleines de vie, et nous nous raccrochons à elles comme tes ouvrières à toi.

— Jouons à ce jeu, Humain. Laisse-moi te montrer comment faire. Dis-moi comment tu vois les choses, et j’essayerai de t’expliquer ce que je fais et où cela mène.

— Ne devrions-nous pas d’abord chercher Ender ? Au cas où il rendrait l’âme.

— Chaque chose en son temps. De plus, je ne suis pas sûre de pouvoir le retrouver s’il est inconscient.

— Pourquoi pas ? Tu lui as apporté des rêves un jour – il dormait bien à ce moment-là.

— Nous avions alors le pont.

— Peut-être que Jane nous écoute en ce moment même.

— Non. Je la sentirais si elle était connectée. Sa nature est trop proche de la mienne pour ne pas être reconnue. »


Plikt se tenait près du lit d’Ender car elle ne supportait pas d’être assise, ni de bouger, d’ailleurs. Il allait mourir sans dire un mot. Elle l’avait suivi, avait abandonné sa famille et son foyer pour être avec lui, et que lui avait-il dit ? Certes, il la laissait parfois le suivre comme son ombre ; certes, elle était l’observatrice muette de toutes ses conversations durant ces dernières semaines et ces derniers mois. Mais lorsqu’elle essayait de lui parler de choses plus personnelles, de souvenirs enfouis, de la signification de certains de ses actes, il se contentait de secouer la tête et de lui dire – gentiment, car c’était un homme profondément gentil, mais fermement, parce qu’il voulait éviter toute ambiguïté : « Plikt, je ne suis plus professeur. »

Mais si vous l’êtes, aurait-elle voulu dire. Vos livres perpétuent votre enseignement jusque dans des endroits où vous n’êtes jamais allé. La Reine, L’Hégémon, et bientôt La Vie d’Humain, qui prendra vraisemblablement sa place à leur côté. Comment pouvez-vous dire que vous avez terminé votre enseignement, alors qu’il y a tant de livres à écrire, d’autres morts à raconter ? Vous avez parlé de meurtriers et de saints, d’extraterrestres, et même rapporté la mort d’une cité entière détruite lors d’une éruption volcanique. Mais en racontant la vie des autres, que faisiez-vous de la vôtre, Andrew Wiggin ? Comment pourrai-je raconter votre mort si vous ne me l’avez jamais expliquée ?

Ou bien serait-ce là votre dernier secret – que vous ne connaissiez pas plus les gens dont vous racontiez la mort que je ne vous connais ? Vous m’obligerez à inventer, à deviner, à imaginer, à m’interroger – était-ce aussi ce que vous faisiez ? Ce qu’il faut faire ? Se fonder sur l’histoire la plus courante, la plus plausible, puis trouver une explication autre qui paraisse réaliste et soit suffisamment significative et modulable, et la raconter enfin – même s’il s’agit d’une fiction, aussi fantaisiste que l’histoire imaginée de tous ? Est-ce là ce que je dois dire en racontant la mort du Porte-Parole des Morts ? Son don n’était pas de découvrir la vérité, mais de l’inventer ; il ne cherchait pas, ne décortiquait pas, ne décryptait pas les vies des morts, il les inventait. Par conséquent j’invente la sienne. Sa sœur dit qu’il est mort parce qu’il avait voulu suivre sa femme par loyauté, dans la vie de paix et de solitude dont elle rêvait. Mais c’est la tranquillité de cette vie qui l’a tué, car son aiúa est passé dans le corps de son étrange descendance née de son esprit, et son vieux corps, malgré toutes les années qu’il lui restait à vivre, a été négligé parce qu’il n’avait pas de temps à lui consacrer pour le maintenir en vie.

Il ne voulait pas quitter sa femme, ni la laisser partir ; il s’est donc ennuyé à en mourir et a fini par la blesser davantage en restant avec elle.

Est-ce assez brutal, Ender ? Il a exterminé les reines de nombreuses planètes, ne gardant qu’une seule survivante de ce fier et ancien peuple. Est-ce que sauver votre dernière victime vous rachète du massacre des autres ? Il ne l’a pas fait exprès, telle est sa défense, mais ce qui est mort est mort, et quand la vie est brisée prématurément, l’aiúa se dit-il : « Ah, mais ce pauvre enfant qui m’a tué pensait que c’était un jeu, ma mort n’est donc pas si grave, elle pèse moins » ? Non, Ender lui-même aurait dit non, la mort pèse, et je porte ce poids sur mes épaules. Personne n’a autant de sang sur les mains que moi ; je parlerai donc avec une vérité sans concession de ceux qui ne sont pas morts innocemment, et je vous montrerai qu’eux aussi peuvent être compris. Mais il avait tort, ils ne peuvent être compris, parler pour les morts n’est efficace que parce qu’ils sont réduits au silence et donc incapables de reprendre nos erreurs. Ender est mort, et il ne peut pas me corriger, ainsi certains d’entre vous penseront que je ne me suis pas trompée, vous penserez que j’ai raconté la vérité sur lui, mais la vérité est que l’on ne connaît jamais vraiment son prochain ; du début à la fin d’une vie, il n’y a aucune vérité connue, seulement une histoire en laquelle nous voulons croire, celle qu’on nous affirme être vraie, celle dont on ne remet pas en cause la véracité ; et tous mentent.

Plikt était debout, s’entraînant désespérément à parler, désemparée devant le cercueil d’Ender. Sauf qu’il n’était pas dans un cercueil ; il était encore allongé sur son lit, un masque transparent lui apportait de l’oxygène et une solution glucidique coulait en perfusion dans ses veines, mais il n’était pas encore mort. Simplement silencieux.

« Un mot, dit-elle. Rien qu’un mot de vous. »

Les lèvres d’Ender remuèrent.

Plikt aurait dû aussitôt appeler les autres. Novinha, épuisée d’avoir trop pleuré, se trouvait juste derrière la porte. Ainsi que sa sœur, Valentine ; Ela, Ohaldo, Grego, Quara, ses enfants adoptifs ; et tous les autres, ceux qui entraient et sortaient de la salle d’accueil, espérant le voir, l’entendre, lui toucher la main. Si seulement ils pouvaient envoyer un message aux autres planètes, ils pleureraient tous sa mort, tous ceux qui se rappelaient les paroles qu’il avait prononcées lors de ses séjours sur toutes ces planètes durant trois mille ans. S’ils pouvaient hurler sa véritable identité – le Porte-Parole des Morts, auteur des deux – non, des trois – grands livres de Paroles ; Ender Wiggin, le Xénocide, deux individus dans le même corps fragile – ah, quelle onde de choc se propagerait dans l’univers humain !

Elle se propagerait, prendrait de l’ampleur, puis se réduirait pour finalement disparaître. Comme n’importe quelle vague. Comme n’importe quelle onde de choc. Une note dans les livres d’histoire. Quelques biographies. Puis des biographies révisionnistes quelques générations plus tard. Une entrée dans les encyclopédies. Quelques notes à la fin des traductions de ses livres. C’est ainsi que toutes les grandes vies finissent par se figer dans le temps.

Ses lèvres remuèrent.

« Peter », murmura-t-il.

Puis il se tut.

Était-ce un présage ? Il respirait encore, les appareils n’avaient pas bougé, son cœur battait. Mais il avait appelé Peter. Voulait-il dire par là qu’il voulait vivre la vie de son fils spirituel, le jeune Peter ? Ou bien voulait-il, dans son délire, parler à son frère l’Hégémon ? Ou encore, en remontant plus haut, à l’enfant qu’avait été son frère ? Peter, attends-moi. Peter, ai-je bien fait ? Peter, ne me fais pas de mal. Peter, je te déteste. Peter, je suis prêt à tuer ou à mourir pour te voir sourire ne serait-ce qu’une seule fois. Quel était son message ? Qu’est-ce que Plikt pourrait dire sur ce simple mot ?

Elle fit le tour du lit pour aller ouvrir la porte. « Excusez-moi, dit-elle devant une pièce pleine de gens qui l’avaient rarement entendue parler, voire, pour certains, jamais entendue prononcer le moindre mot. Il a parlé avant que j’aie le temps de vous prévenir. Mais il risque de se remettre à parler.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Novinha en se relevant.

— Un seul nom. Il a dit « Peter ».

— Il appelle l’abomination ramenée de l’espace, et pas moi ! » s’exclama Novinha. Mais c’étaient les drogues que lui avaient données les docteurs qui parlaient, qui pleuraient pour elles.

« Je crois qu’il appelle notre frère disparu, dit Valentine. Novinha, tu veux aller dans sa chambre ?

— Pour quoi faire ? Il ne m’a pas appelée, c’est lui qu’il a appelé.

— Il n’est pas conscient, intervint Plikt.

— Tu vois, Mère ? dit Ela. Il n’appelle personne, il ne fait que parler dans ses rêves. Mais il a parlé, il a dit quelque chose, c’est encourageant, non ? »

Novinha refusa pourtant d’aller dans la chambre.

Valentine, Plikt et quatre de ses enfants se retrouvèrent autour du lit lorsqu’il ouvrit les yeux.

« Novinha ? dit-il.

— Elle pleure dehors, dit Valentine. Je crains qu’elle ne soit complètement assommée par les drogues.

— Ce n’est pas grave. Que s’est-il passé ? Je crois comprendre que je suis malade.

— Plus ou moins, dit Ela. Selon nous, « inattentif » serait le terme le plus approprié.

— Tu veux dire que j’ai eu un accident ?

— Je pense que tu t’occupes un peu trop de ce qui se passe sur d’autres planètes, et que ton corps se retrouve maintenant au bord de l’autodestruction. J’ai vu dans le microscope tes cellules essayant laborieusement de reconstruire les failles de ton système biologique. Tu meurs par petits bouts, et le reste du corps suit.

— Désolé de vous causer autant de problèmes. »

L’espace d’un instant, ils crurent à un début de guérison. Mais après avoir prononcé ces mots, Ender ferma les yeux et retrouva son état léthargique ; les instruments affichaient les mêmes données qu’avant son réveil.

Merveilleux, se dit Plikt. Je l’ai supplié pour qu’il me parle, il le fait, et j’en sais moins qu’avant. Nous avons passé le peu de temps qu’il était conscient à l’informer de sa situation, au lieu de lui poser les questions que nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de lui reposer. Pourquoi sommes-nous toujours tellement désemparés face à la mort ?

Mais elle demeura là, regardant les autres baisser les bras et quitter la chambre seuls ou en groupe. Valentine, la dernière à partir, vint vers elle et lui posa la main sur le bras. « Plikt, tu ne peux pas rester ici indéfiniment.

— Je peux rester ici aussi longtemps que lui. »

Valentine la regarda droit dans les yeux et comprit qu’il était inutile d’essayer de la convaincre. Elle quitta la chambre, et Plikt se retrouva de nouveau seule avec le corps fatigué de celui dont la vie était le centre même de sa propre vie.


Miro ne savait pas s’il devait se réjouir ou se méfier du changement de comportement de Val depuis qu’ils connaissaient le véritable but de leur mission. Alors qu’elle avait l’habitude de parler d’une voix douce, presque timide, elle ne pouvait désormais s’empêcher d’interrompre Miro à tout bout de champ. Dès qu’elle pensait avoir compris une question, elle y répondait – et s’il lui faisait remarquer qu’il voulait dire autre chose, elle lui répondait avant même qu’il termine l’explication. Miro savait bien qu’il se montrait un peu trop susceptible – il avait eu pendant longtemps du mal à s’exprimer, les gens lui coupaient systématiquement la parole, et il s’en offensait chaque fois que cela se produisait. Mais il n’y voyait pas là une forme de malice. Val était simplement… éveillée. Elle était constamment alerte – et ne semblait jamais se reposer, du moins Miro ne la voyait-il jamais dormir. Elle ne voulait d’ailleurs plus rentrer sur Lusitania entre chaque mission. « Le temps nous est compté, disait-elle. Ils peuvent envoyer le signal de fermeture du réseau ansible à n’importe quel moment. Nous n’avons pas de temps à perdre en repos inutile. »

Miro aurait voulu répondre : « Définis-moi le mot « inutile ». » il avait certainement besoin de plus de repos qu’il ne pouvait en prendre, mais lorsqu’il en faisait part à Val, elle balayait l’idée d’un geste de la main et ajoutait : « Dors, si tu veux, je prends le relais. » Et il s’accordait une sieste pour découvrir à son réveil qu’elle et Jane avaient éliminé trois autres planètes – dont deux présentaient toutefois des signes distinctifs de destruction par la descolada un millier d’années plus tôt. « Nous nous rapprochons du but », disait Val. Puis elle se lançait dans une énumération de données jusqu’à ce qu’elle s’interrompe – il y avait d’ailleurs un côté très démocratique dans cette façon de se couper elle-même la parole – pour s’occuper dans la foulée de nouvelles données provenant d’une autre planète.

Au bout de seulement une journée de cette routine, Miro avait pratiquement cessé de lui parler. Val était si concentrée sur son travail qu’elle ne parlait que de cela ; et Miro n’avait pas grand-chose à dire à ce sujet, sinon épisodiquement pour faire passer des informations que Jane lui adressait directement au lieu de passer par les ordinateurs de bord. Son mutisme quasi total lui laissait toutefois le temps de cogiter. C’est ce que j’avais demandé à Ender, s’avisa-t-il. Mais Ender ne pouvait pas faire ça volontairement. Son aiúa agit en fonction de ses besoins réels et de ses envies, et non en fonction de raisonnements conscients. Il ne pouvait donc pas consacrer son attention à Val ; mais le travail de la jeune femme pouvait devenir suffisamment intéressant pour qu’il ne puisse se concentrer sur autre chose.

Miro se posa la question : quelle part de tout cela Jane avait-elle anticipée ?

Parce qu’il ne pouvait guère en parler ouvertement avec Val, il s’adressa à Jane en subvocalisant ses questions. « Nous as-tu révélé le véritable but de notre mission pour qu’Ender s’intéresse à Val ? Ou bien nous l’avais-tu caché jusqu’à ce jour pour qu’il n’en fasse rien ?

— Je ne raisonne pas ainsi. J’ai d’autres soucis en tête.

— Mais cela t’arrange, non ? Le corps de Val ne risque plus d’être détruit.

— Ne sois pas stupide, Miro. Tu deviens antipathique quand tu es comme ça.

— Je suis toujours antipathique quoi qu’il arrive, répondit-il en sourdine, mais d’un ton enjoué. Tu ne pourrais pas prendre son corps si c’était un tas de cendres.

— Je ne peux pas le faire non plus tant qu’Ender est entièrement absorbé par ce qu’elle fait.

— Est-il entièrement absorbé ?

— De toute évidence. Son corps est lui-même en train de dépérir à cause de cela. Et plus rapidement que ne le faisait celui de Val. »

Il fallut quelques instants à Miro pour comprendre. « Tu veux dire qu’il est en train de mourir ?

— Je veux dire que pour l’instant, Val est plus vivante que lui.

— Tu n’aimes plus Ender ? Ça ne te touche pas ?

— Si Ender ne se soucie plus de sa propre vie, pourquoi m’en soucierais-je ? Nous faisons tous les deux de notre mieux pour essayer de résoudre une situation critique. C’est en train de me tuer, c’est en train de le tuer. Cela t’a presque tué, et si nous échouons, beaucoup d’autres gens mourront aussi.

— Tu as un cœur de pierre.

— Je ne suis qu’une série de blips perdus dans les étoiles, voilà ce que je suis.

— Merda de bode. Mais à quoi riment ces sautes d’humeur ?

— Je n’ai pas d’émotions. Je ne suis qu’un programme informatique.

— Nous savons tous que tu possèdes un aiúa. Une âme, si tu préfères, comme tout le monde.

— Les gens qui ont une âme ne peuvent être « éteints » par la déconnection de quelques machines.

— Allons, il leur faudra débrancher des milliards d’ordinateurs et des milliers d’ansibles à la fois pour se débarrasser de toi. Je trouve cela plutôt impressionnant. Une seule balle suffirait à me tuer. Une clôture électrique un peu haute a presque suffi à le faire.

— J’espérais sans doute finir mes jours dans un grand plouf, ou une odeur de grillé, enfin quelque chose dans le genre. Si seulement j’avais un cœur. Tu ne connais sans doute pas la chanson du Magicien d’Oz.

— Nous avons grandi en regardant les grands classiques. Cela a aidé à faire passer pas mal de choses déplaisantes à la maison. Tu as l’esprit et la volonté, je pense que tu as aussi un cœur.

— Mais je n’ai pas les souliers en rubis. Je sais qu’on n’est jamais aussi bien qu’à la maison, mais je ne peux pas y retourner.

— Parce que Ender utilise encore le corps de Val ?

— Je ne suis pas aussi empressée de prendre possession de ce corps que tu veux bien le croire. Celui de Peter ferait aussi bien l’affaire. Même celui d’Ender, du moment qu’il ne s’en sert pas. Je ne suis pas forcément de sexe féminin. C’était uniquement un choix de ma part pour me rapprocher d’Ender, puisqu’il avait du mal à se rapprocher des hommes. Mais le dilemme persiste : si Ender abandonne un de ces corps pour moi, je ne sais pas comment m’y introduire. Tout comme toi, je ne sais pas où se trouve mon aiúa. Peux-tu transférer ton aiúa où bon te semble ? Où se trouve-t-il maintenant ?

— Mais la Reine est en train d’essayer de te retrouver. Elle peut le faire – c’est son peuple qui t’a créée.

— Oui, elle, ses filles et les arbres-pères sont en train de mettre en place un réseau, mais cela n’a jamais été tenté auparavant – d’attraper quelque chose de vivant pour le diriger vers un corps déjà occupé par un aiúa. Cela ne marchera pas, je vais mourir, mais que je sois damnée si je laisse courir les salauds qui ont fabriqué la descolada, si je les laisse exterminer toutes les autres espèces intelligentes après ma mort. Les humains me débrancheront, certes, en se disant que je ne suis qu’un programme informatique incontrôlable, mais je n’ai pas envie pour autant de voir quelqu’un faire la même chose avec la race humaine. Ni avec les reines. Ni avec les pequeninos. Si nous voulons les arrêter, nous devons le faire avant que je meure. Ou, dans le pire des cas, je dois vous emmener là-bas, Val et toi, pour que vous puissiez agir sans moi.

— Si nous sommes encore là-bas quand tu mourras, nous ne pourrons jamais rentrer.

— Difficile à admettre, hein ?

— Ainsi il s’agit d’une mission suicide.

— La vie est une mission suicide, Miro. Tu peux te reporter à n’importe quel cours de philosophie élémentaire. Tu passes ta vie à consommer ton carburant, et en bout de course, couic, c’est la mort qui t’attend.

— On dirait Mère qui parle maintenant.

— Non. Je prends la chose avec bonne humeur. Ta mère a toujours vu son destin comme une tragédie. »

Miro cherchait une repartie, mais Val interrompit la conversation.

« Je déteste ça ! cria-t-elle.

— Quoi donc ? » Miro se demandait ce qu’elle avait dit avant d’exploser ainsi.

« Que tu me mettes sur la touche pendant que tu parles avec elle.

— Avec Jane ? Mais je parle tout le temps avec elle.

— Oui, mais avant tu m’écoutais de temps en temps.

— Toi aussi, avant tu m’écoutais, Val, mais apparemment ça a bien changé. »

Val bondit de son fauteuil et fonça sur lui d’un air menaçant. « Ah c’est comme ça ? Tu aimais la femme muette, timide, celle qui te laissait toujours dominer la conversation. Mais maintenant que je suis enthousiaste, maintenant que je me sens vraiment moi-même, je ne suis plus la femme que tu voulais, je me trompe ?

— Là n’est pas la question. Entre une femme qui se tient tranquille et…

— Non, bien sûr, jamais Monsieur n’admettra être aussi rétrograde ! Non, Monsieur se veut d’une vertu parfaite et… »

Miro bondit à son tour – ce qui n’était pas chose facile, Val étant si proche de lui – et lui hurla au visage. « La question est de pouvoir terminer mes phrases de temps en temps !

— Et combien de mes phrases as-tu…

— C’est ça, retourne l’argument…

— Tu voulais me déposséder de ma propre vie pour la redonner à quelqu’un d’autre qui…

— Ah, c’est donc de ça qu’il s’agit ? Eh bien, rassure-toi, Val, Jane a dit…

— Jane a dit, Jane a dit ! Tu m’as dit que tu m’aimais, mais aucune femme ne peut rivaliser avec une salope qui est toujours là, pendue à ton oreille, à chacun des mots que tu prononces et…

— Maintenant, on dirait ma mère ! Nossa Senhora, je ne sais pas pourquoi Ender l’a suivie au monastère, elle n’arrêtait pas de se plaindre qu’il aimait Jane plus qu’elle…

— Eh bien, au moins, il a essayé d’aimer autre chose qu’un agenda électronique surdoué ! »

Ils étaient face à face – ou presque, puisque Miro, bien que légèrement plus grand, avait les genoux pliés, n’ayant pu se relever complètement de son fauteuil en raison de la proximité de Val – et là, comme il sentait son souffle sur son visage, la chaleur de son corps à quelques centimètres du sien, il se dit : c’est le moment où…

Puis il formula à haute voix sa pensée inachevée. « C’est le moment dans les vidéos où les deux amants qui se déchiraient quelques minutes plus tôt se regardent dans les yeux puis s’enlacent en riant de leurs réactions et s’embrassent.

— Ouais, eh bien, ça c’est du cinéma. Touche-moi et je te ferai remonter les testicules si haut qu’il te faudra une opération à cœur ouvert pour les récupérer. »

Elle fit demi-tour et retourna à son pupitre.

Miro reprit lui aussi sa place et dit – à voix haute cette fois, mais suffisamment distinctement pour que Val comprenne qu’il ne s’adressait pas à elle : « Bien, Jane, où en étions-nous avant cet ouragan ? »

La réponse de Jane arriva lentement ; Miro reconnut là le maniérisme d’Ender lorsqu’il se montrait subtilement ironique. « Tu comprends maintenant pourquoi je risque d’avoir du mal à utiliser quelque partie que ce soit de son corps.

— Oui, je rencontre le même problème », dit Miro à voix basse, avant de lâcher un gloussement qui allait certainement exaspérer Val. À la façon dont elle se raidit sur son fauteuil, sans rien dire, il comprit que cela avait fonctionné.

« J’aimerais mieux que vous ne vous disputiez pas, dit Jane d’un ton apaisant. Et vous voir travailler ensemble. Parce que vous risquez d’avoir à le faire sans moi par la suite.

— En ce qui me concerne, dit Miro, il semblerait que c’est sans moi que Val et toi avez travaillé jusqu’à présent.

— Val s’est occupée de tout parce que en ce moment elle est tellement pleine de… de ce dont elle est pleine, quoi que ce puisse être.

— Cela a pour nom : Ender », dit Miro.

Val fit pivoter son fauteuil pour lui faire face. « Ça ne te pose pas de problème quant à ta propre identité sexuelle, sans parler de ta santé mentale, de savoir que les deux femmes que tu aimes sont, respectivement, une femme virtuelle n’existant de façon transitoire que dans le réseau ansible informatique, et une femme dont l’âme est celle d’un homme qui se trouve être le mari de ta mère ?

— Ender est en train de mourir. À moins que tu ne sois déjà au courant ?

— Jane a dit qu’il semblait inattentif.

— Il est en train de mourir, répéta Miro.

— Je pense que cela en dit beaucoup sur la nature de l’homme. Qu’Ender et toi puissiez prétendre aimer une femme de chair et de sang, sans être capable de pouvoir lui accorder la moindre attention.

— Eh bien, tu as toute mon attention, Val. Quant à Ender, s’il ne s’est pas occupé de Mère, c’est parce qu’il a reporté son attention sur toi.

— Tu veux dire sur ma tâche. Celle qui nous occupe en ce moment même. Pas sur moi en particulier.

— Eh bien, c’est cette même tâche qui t’absorbait avant que tu ne fasses une pause pour me reprocher de trop parler à Jane et de ne pas t’écouter.

— C’est exact. Tu crois que je ne me rends pas compte de ce qui m’arrive ces jours-ci ? Brusquement, je ne peux plus m’empêcher de parler à tout bout de champ, je suis tellement tendue que je n’arrive plus à dormir, je… Ender était censé être ma véritable volonté, mais jusqu’à présent il m’avait laissée tranquille et tout se passait bien. Maintenant, ce qu’il est en train de faire me fait peur. Tu ne vois pas que j’ai peur ? C’est trop dur. Je ne peux pas le supporter. Je ne peux pas contenir autant d’énergie en moi.

— Alors parle-m’en au lieu de me hurler après.

— Mais tu ne m’écoutes pas. J’ai essayé, mais tu parles à Jane en m’ignorant complètement.

— Parce que j’en avais assez d’entendre tes énumérations de données et d’analyses que je pouvais aussi bien obtenir d’un ordinateur. Comment pouvais-je deviner que tu cesserais ton monologue pour me parler enfin de quelque chose d’humain ?

— Tout ce qui arrive en ce moment me dépasse complètement. Je n’ai aucune expérience en la matière. Au cas où tu l’aurais oublié, je ne vis pas depuis bien longtemps. Mes connaissances sont limitées. Beaucoup de choses me sont encore inconnues. Je ne sais pas pourquoi je me soucie autant de toi, par exemple. C’est pourtant toi qui essayes de me faire remplacer dans ce corps. Toi qui fais la sourde oreille à mon égard ou m’écrases de ta supériorité. Ce que je ne peux pas accepter, Miro. Pour l’instant ce dont j’ai vraiment besoin, c’est d’un ami.

— Moi aussi.

— Mais je ne sais pas comment m’y prendre.

— Moi, en revanche, je le sais parfaitement. Mais la seule fois où cela s’est produit, je suis tombé amoureux d’une femme qui s’est avérée être ma demi-sœur, car son père avait été l’amant secret de ma mère. L’homme que je croyais être mon père était en fait stérile, parce qu’il mourait d’une maladie qui le rongeait de l’intérieur. Tu peux donc comprendre pourquoi je me montre un peu hésitant.

— Valentine était ton amie, et elle le reste toujours.

— C’est vrai, oui, je l’avais oublié. J’ai eu deux amies.

— Et il y a Ender.

— Trois, donc. Et ma sœur Ela, ce qui fait quatre. Humain était aussi mon ami, ce qui fait cinq en tout.

— Tu vois ? Je crois que cela te rend suffisamment compétent pour m’enseigner comment on devient ami.

— Pour devenir ami, déclara Miro, se faisant l’écho de ce que disait sa mère, il faut se comporter en ami.

— J’ai peur, Miro.

— Peur de quoi ?

— De ce que nous cherchons, de ce que nous allons trouver. De ce qui va m’arriver si Ender meurt. Ou si Jane devient mon… feu intérieur, et moi sa marionnette. Ou de ce que je ressentirais si tu ne m’aimais plus.

— Et si je te promettais de t’aimer quoi qu’il arrive ?

— Tu ne peux pas faire une telle promesse.

— Très bien. Si je me réveille un jour et que je te surprenne à vouloir m’étrangler ou m’étouffer, je ne t’aimerai plus.

— Et si je cherche à te noyer ?

— Impossible, je ne pourrai pas garder les yeux ouverts sous l’eau et donc savoir que c’est toi. »

Ils s’esclaffèrent tous les deux.

« Dans les vidéos, c’est là que le héros et l’héroïne éclatent de rire et se prennent dans les bras. »

La voix de Jane jaillit soudain de leurs ordinateurs respectifs, brisant leur élan. « Désolée d’interrompre cet instant si émouvant, mais nous arrivons en vue d’une nouvelle planète et j’ai repéré des messages électromagnétiques transitant entre la surface et des satellites artificiels. »

Ils retournèrent immédiatement à leurs ordinateurs pour étudier les données que Jane leur communiquait.

« Pas besoin d’un examen approfondi pour voir que ce monde regorge de technologie, dit Val. Si ce n’est pas la planète de la descolada, je parie qu’ils savent où elle se trouve.

— Ce qui m’inquiète, c’est de savoir s’ils nous ont repérés et ; si oui, ce qu’ils ont l’intention de faire. S’ils ont de quoi envoyer des engins dans l’espace, ils risquent d’avoir de quoi abattre ceux qui en viennent.

— J’essaye de repérer d’éventuels objets qui se dirigeraient vers nous, dit Jane.

— Voyons si certaines de ces ondes RM ressemblent à un quelconque langage, dit Val.

— Ce sont des listes de données, dit Jane. Je suis en train de les analyser pour voir si elles suivent un schéma binaire. Mais comme vous le savez, le décryptage d’un langage informatique demande trois ou quatre niveaux de décodage au lieu des deux habituels, et ce n’est pas facile.

— Je croyais que les systèmes binaires étaient plus faciles à décoder que des langues parlées, dit Miro.

— C’est vrai quand il s’agit de programmes et de données numériques. Mais lorsqu’il s’agit de visuels digitalisés ? Quelle peut être la longueur d’une ligne d’affichage cathodique ? Quelle partie de l’information est essentielle ? Combien de données sont des correcteurs d’erreurs ? Jusqu’à quel point s’agit-il d’une transcription binaire de langue parlée ? Et y a-t-il un autre système de cryptage pour éviter une interception ? Je n’ai aucune idée du type de machine pouvant fabriquer ce code ni de celle qui le reçoit. Et comme j’utilise toutes mes capacités pour résoudre le problème, j’ai de sérieuses difficultés, sauf que là… »

Un schéma apparut sur l’écran.

« Je crois qu’il s’agit d’une représentation de molécule génétique.

— Une molécule génétique ?

— Se rapprochant sensiblement de la descolada, précisa Jane. C’est-à-dire dans sa façon de se distinguer des molécules génétiques que l’on trouve sur Terre, et de celles que l’on trouvait à l’origine sur Lusitania. Ça vous paraît plausible ? »

Une masse de chiffres étincelèrent au-dessus de leur terminal. Pour se rematérialiser aussitôt en notation hexadécimale. Puis en image cathodique s’apparentant plus à une interférence statique qu’à quelque chose de cohérent.

« On numérise mal de cette manière. Mais comme instructions vectorielles, je ne trouve que des schémas de ce type. »

Des images de molécules génétiques s’affichaient désormais les unes après les autres.

« Pourquoi irait-on transmettre des informations génétiques ? demanda Val.

— Peut-être est-ce là une forme de langage, se hasarda Miro.

— Mais qui pourrait lire un tel langage ? continua Val.

— Peut-être le genre de personnes capables de fabriquer la descolada, dit Miro.

— Tu veux dire qu’ils communiquent en manipulant des gènes ? demanda Val.

— Peut-être arrivent-ils à sentir ces gènes, dit Miro. Mais en articulant le tout de manière extraordinaire. Avec des subtilités et des nuances de sens. Lorsqu’ils ont envoyé des colons dans l’espace, ils ont dû trouver ce moyen de communiquer : en leur adressant des images à partir desquelles ils pouvaient reconstruire le message et… heu, le sentir.

— C’est bien l’explication la plus farfelue que j’aie jamais entendue, dit Val.

— Eh bien, comme tu l’as dit toi-même, tu ne vis pas depuis très longtemps. Il y a beaucoup d’explications farfelues en ce bas monde, et je doute d’avoir touché le gros lot avec celle-ci.

— Il s’agit probablement d’une expérience à laquelle ils se livrent, émit Val. Ils envoient des données pour les récupérer ensuite. Toutes les communications ne représentent pas des schémas similaires, n’est-ce pas Jane ?

— Non, bien sûr, pardonnez-moi si je vous ai donné cette impression. Il s’agissait simplement d’une série de données que j’ai pu décoder afin de leur donner un sens. Il y a aussi ce truc qui me paraît plus analogique que digital, et si je le transforme en sons comme ceci… »

L’ordinateur se mit à cracher des sons statiques aigus.

« Ou encore, si je les transforme en rayons lumineux comme cela, voilà ce que ça donne. »

L’ordinateur envoya de vives lumières qui clignotaient sans ordre logique apparent.

« Qui peut dire à quoi ressemble une langue extraterrestre ? dit Jane.

— À mon avis, ça ne va pas être du gâteau, dit Miro.

— Il faut reconnaître qu’ils ont quelques solides connaissances en mathématiques, observa Jane. La partie mathématiques est relativement facile à cerner, et certains éléments m’indiquent qu’ils travaillent à un très haut niveau.

— Une petite question, Jane. Si tu n’étais pas là pour nous aider, combien de temps cela nous prendrait-il pour analyser les données et obtenir les mêmes résultats ? En utilisant uniquement les ordinateurs de bord.

— Eh bien, en les programmant pour chaque…

— Non, non, partons du principe qu’ils sont déjà programmés.

— Un peu plus de sept générations à l’échelle humaine, répondit Jane.

— Sept générations ?

— Et encore, il ne s’agirait pas de se lancer là-dedans avec seulement deux personnes non formées et deux ordinateurs dépourvus des logiciels adéquats. En mettant à l’œuvre des centaines de personnes, cela ne prendrait alors que quelques années.

— Et tu t’imagines que l’on va pouvoir continuer ce travail quand on t’aura débranchée ?

— J’espère avoir terminé avant qu’on ne me grille. Alors taisez-vous et laissez-moi me concentrer un instant. »


Grace Drinker était trop occupée pour recevoir Wang-mu et Peter. En fait, elle les vit alors qu’elle flânait d’une pièce à l’autre de sa maison tout en rondins et en nattes. Elle les salua même de la main. Mais son fils continua de leur expliquer qu’elle n’était pas là pour l’instant, qu’elle serait là plus tard, et que s’ils voulaient bien l’attendre, autant le faire en acceptant de dîner avec la famille. Il était difficile de prendre la mouche quand le mensonge était si flagrant et l’hospitalité si généreuse.

Le dîner apporta une réponse à la question de savoir pourquoi les Samoans étaient aussi imposants à tous points de vue. Il leur fallait être grands parce que, plus petits, ils auraient tout simplement explosé à la fin de leurs repas. Comment supporter autrement de telles agapes ? Les fruits, les poissons, le taro, les patates douces, et encore du poisson, et des fruits… Peter et Wang-mu pensaient être bien nourris à l’hôtel, mais en cet instant, le chef cuistot de l’hôtel leur semblait n’être qu’un marmiton de second rang comparé à ce qui se passait chez Grace Drinker.

Elle était mariée à un homme d’un appétit et d’une joie de vivre hors du commun, qui riait dès qu’il cessait de mâcher ou de parler, et parfois même pendant, il semblait prendre un réel plaisir à raconter à ces visiteurs papalagi ce que signifiaient certains mots. « Le nom de ma femme, voyez-vous, veut dire « Protectrice des Ivrognes ».

— C’est faux, dit son fils. Ça signifie : « Celle qui remet les choses en place ».

— Pour boire ! cria le père.

— Le nom de famille n’a rien à voir avec le prénom. » Le fils s’énervait. « Il n’y a pas forcément de sens caché dans tout.

— On met facilement les enfants mal à l’aise, dit le père. Ils ont honte. Ils veulent toujours garder la tête haute. L’île sainte, son véritable nom est ’Ata Atua, ce qui veut dire « Ris, Dieu ! ».

— Il faudrait alors prononcer ’Atatua au lieu de ’Atatua, corrigea le fils. « L’Ombre du Dieu », voilà ce que ce nom signifie vraiment, s’il doit signifier autre chose que l’île sainte.

— Mon fils prend tout au pied de la lettre, dit le père. Toujours trop sérieux. Il n’entendrait pas une blague même si Dieu la lui hurlait dans les oreilles.

— C’est toi qui me les hurles aux oreilles, père, dit le fils en souriant. Comment pourrais-je entendre celle de Dieu ? »

Pour la première fois le père ne rit pas. « Mon fils est hermétique à la plaisanterie. Il croyait faire de l’humour. »

Wang-mu regarda Peter s’esclaffer comme s’il comprenait en quoi ces gens étaient si drôles. Elle se demanda s’il avait remarqué qu’aucun de ces hommes ne s’était présenté autrement qu’à travers leur lien avec Grace Drinker. N’avaient-ils pas de noms ?

Peu importe, la nourriture est bonne, et même si tu ne comprends pas l’humour samoan, leur bonne humeur et leur joie de vivre sont si contagieuses qu’il est impossible de ne pas se sentir heureux et à l’aise en leur compagnie.

« Tu penses qu’il y en aura assez ? » demanda le père, alors que sa fille apportait le dernier poisson, une énorme bête à chair rose présentée sous une croûte brillante – Wang-mu pensa d’abord qu’il s’agissait de sucre glace, mais qui préparerait du poisson ainsi ?

Ses fils répondirent au père comme s’il s’agissait d’un rituel familial : « Ua Lava ! »

Était-ce le nom du courant philosophique ? Ou simplement de l’argot samoan signifiant « c’est assez » ? Ou les deux ?

Ce ne fut qu’au moment où le dernier poisson était presque terminé que Grace Drinker entra, sans s’excuser de ne pas leur avoir adressé la parole lorsqu’elle les avait croisés deux heures plus tôt. Une brise marine rafraîchissait la pièce aux murs ouverts, et dehors, une pluie fine tombait par intermittence alors que le soleil essayait sans succès de plonger dans l’océan à l’ouest. Grace s’assit à table, juste entre Peter et Wang-mu, qui ne pensaient pas qu’une autre personne puisse se mettre entre eux, surtout quelqu’un de l’envergure de Grace. Mais d’une façon ou d’une autre, elle trouva l’espace nécessaire, et lorsque c’en fut fini des salutations, elle réussit là où sa famille avait échoué : elle termina le dernier plat en se léchant les doigts puis éclata d’un rire aussi hystérique que celui de son mari chaque fois qu’il racontait une blague.

Puis, de manière très soudaine. Grace se pencha vers Wang-mu et lui dit très sérieusement : « Très bien, petite Chinoise, à quel jeu jouez-vous ?

— Comment cela, quel jeu je joue ?

— Vous voulez que j’essaye de tirer les vers du nez du garçon blanc ? Ils sont conditionnés à mentir, vous savez ? Quand vous êtes blanc, on ne vous laisse pas arriver à l’âge adulte sans que vous ayez maîtrisé l’art de dire ceci tout en ayant l’intention de faire cela. »

Peter était abasourdi.

Brusquement, la famille tout entière éclata de rire. « Quelle façon de recevoir nos hôtes ! hurla le mari de Grace. Vous avez vu leurs visages ? ils ont bien cru qu’elle était sérieuse !

— Mais j’étais sérieuse, dit Grace. Vous aviez tous les deux l’intention de me mentir. Alors comme ça, vous êtes arrivés hier ? De Moscou ? »

Elle se mit à parler dans un russe très convaincant, sans doute le dialecte parlé sur Moscou.

Wang-mu ne savait pas quoi lui répondre. Mais elle n’eut pas à le faire. Peter pouvait compter sur l’aide de Jane, et ce fut lui qui lui répondit. « J’espère apprendre le samoan pendant que je serai en poste sur Pacifica. Je n’y arriverai pas si nous bavardons en russe, mais vous pouvez toujours essayer de me piquer au vif en me rappelant les propensions amoureuses de mes concitoyens ou leur manque de beauté. »

Grace s’esclaffa. « Vous voyez, petite Chinoise ? Mensonges, mensonges, toujours des mensonges. Et de manière si condescendante. Mais bien sûr, il a cette pierre à l’oreille qui l’aide. Dites-moi la vérité, vous ne parlez pas le moindre mot de russe. »

Peter arbora un air sombre, presque nauséeux. Wang-mu abrégea ses souffrances – au risque de le rendre furieux.

« C’est un mensonge, bien évidemment. La vérité est tout simplement impossible à croire.

— Mais la vérité est la seule chose en laquelle il faut croire, non ? demanda un des fils de Grace.

— Si vous pouvez la connaître, répondit Wang-mu. Mais si vous n’y croyez pas, il faut bien que quelqu’un trouve un mensonge plausible, non ?

— Je peux imaginer ma propre version des choses, dit Grace. Avant-hier, un jeune Blanc et une jeune Chinoise ont rendu visite à mon ami Aimaina Hikari sur une planète se trouvant à une vingtaine d’années d’ici. Ce qu’ils lui ont dit l’a complètement déstabilisé. Aujourd’hui, un jeune Blanc et une jeune Chinoise viennent me raconter des mensonges, différents certes, mais des mensonges énormes, et ces deux-là viennent me voir pour essayer d’obtenir mon aide, ma permission ou des conseils pour rencontrer Malu…

— Malu signifie « être calme », intervint le mari de Grace, jovial.

— Tu es toujours avec nous ? demanda Grace. Tu n’avais pas faim ? Tu n’as pas assez mangé ?

— Je suis gavé, mais fasciné. Allez, démasque-les !

— Je veux savoir qui vous êtes et comment vous êtes arrivés ici, reprit Grace.

— Ça va être très difficile à expliquer, dit Peter.

— Nous avons tout le temps devant nous. Un temps infini, vraiment. Vous, en revanche, vous me semblez plutôt pressés. Tellement pressés que vous êtes capables de franchir l’immense gouffre qui sépare une étoile d’une autre. Ce qui pose un problème de crédibilité, puisque voyager à la vitesse de la lumière est théoriquement impossible. D’un autre côté, il est aussi impensable de croire que vous ne puissiez pas être les personnes mêmes qui ont rendu visite à mon ami de Vent Divin. Voilà où nous en sommes. En admettant que vous puissiez voyager à la vitesse de la lumière, en quoi cela peut-il nous renseigner sur votre provenance ? Aimaina pense que vous avez été envoyés par les dieux, et plus particulièrement par ses ancêtres. Ce en quoi il a peut-être raison ; il est dans la nature même des dieux d’être imprévisibles et capables de réaliser ce qui n’a jamais été tenté auparavant. Pour ma part, j’ai toujours préféré les explications rationnelles, surtout dans les articles que j’espère voir publier. L’explication rationnelle serait donc de penser que vous venez d’un monde bien réel, et non pas du pays de la fée Clochette. Et puisque vous êtes capables d’aller d’une planète à une autre en un instant ou en un jour, vous pourriez venir de n’importe où. Ma famille et moi-même, cependant, pensons que vous venez de Lusitania.

— Pas moi, dit Wang-mu.

— Quant à moi, je suis originaire de la Terre, si je peux parler d’origines.

— Aimaina pense que vous venez de Dehors », dit Grace. L’espace d’un instant, Wang-mu crut qu’elle avait découvert comment Peter avait été créé. Puis elle s’avisa que Grace avait employé ces mots dans un sens théologique et non littéral. « La Terre des Dieux. Mais Malu m’a dit qu’il ne vous avait jamais vus là-bas, ou si c’est le cas, il ne savait pas que c’était vous. Ce qui me ramène au point de départ. Vous mentez sur tous les points, alors à quoi bon vous poser ces questions ?

— Je vous ai raconté la vérité, dit Wang-mu. Je viens de La Voie. Quant à Peter, ses origines, pour autant qu’il en ait, sont sur Terre. Mais le moyen de transport qui nous a amenés ici provient de Lusitania. »

Peter blêmit. Elle savait ce qu’il devait penser en ce moment : Pourquoi ne pas leur tendre la corde pour nous pendre, pendant que tu y es ? Mais Wang-mu devait se fier à son intuition, et celle-ci lui disait que Grace Drinker et sa famille ne représentaient pas une menace pour eux. En effet, si elle avait voulu les remettre aux mains des autorités, ne l’aurait-elle pas déjà fait ?

Grace regarda Wang-mu au fond des yeux et ne dit rien pendant un long moment. Puis elle lança : « Le poisson est bon, vous ne trouvez pas ?

— Je me demandais de quoi le glaçage était fait. Est-ce du sucre ?

— Du miel, quelques herbes, et pour tout dire, un peu de gras de cochon. J’espère que vous n’êtes pas un de ces rares métissages de religion chinoise, juive ou musulmane, parce que si c’est le cas, vous êtes désormais impure et cela me peinerait vraiment. Il est tellement compliqué de retrouver la pureté, m’a-t-on dit – en tout cas, ça l’est dans notre culture. »

Peter, rassuré du manque d’intérêt de Grace pour leur vaisseau miraculeux, tenta de revenir au sujet principal. « Alors, vous nous laisserez rencontrer Malu ?

— Malu décide de qui il veut voir ou non, mais il m’a dit que c’était vous qui décideriez de cette rencontre. C’est là sa façon de se montrer énigmatique.

— Gnomique », dit Wang-mu. Peter tressaillit.

« Pas vraiment, pas dans le sens de vouloir se montrer obscur. Malu entend être parfaitement clair, et selon lui, le spirituel n’est absolument pas mystique, il fait simplement partie de la vie. Je n’ai, pour ma part, jamais marché avec les morts, ni entendu les héros chanter leurs propres chansons, ni eu aucune vision de la création, mais je suis certaine que Malu, oui.

— Je vous prenais pour une intellectuelle, dit Peter.

— Si vous voulez parler avec cette Grace Drinker là, lisez mes articles et inscrivez-vous à un cours. Je croyais que c’était à moi que vous vouliez parler.

— C’est le cas, s’empressa de répondre Wang-mu. Peter est très pressé. Beaucoup d’éléments nous limitent dans le temps.

— À mon avis, la Flotte lusitanienne fait partie de ces éléments. Mais il y a moins urgence de ce côté-là que pour l’autre problème. L’ordre de fermeture du système informatique qui a été envoyé. »

Peter se raidit. « L’ordre a été envoyé ?

— Oui, il y a plusieurs semaines de cela, dit Grace d’un air perplexe. Oh, mon pauvre ami, je ne parlais pas de l’ordre de fermeture lui-même. Je parlais de celui nous invitant à nous y préparer. Vous en avez sûrement eu vent. »

Peter secoua la tête puisse détendit, affichant de nouveau une expression des plus sombres.

« Vous voulez sans doute parler à Malu avant que les réseaux ansibles soient fermés. Mais dans quel but ? continua-t-elle, comme si elle pensait à haute voix. Après tout, si vous pouvez voyager à la vitesse de la lumière, vous pouvez certainement adresser vos messages vous-mêmes. À moins que… »

Son fils lança une hypothèse. « Ils doivent envoyer leurs messages sur plusieurs planètes à la fois.

— Ou à plusieurs dieux à la fois ! » cria le père, qui éclata de rire à cette plaisanterie que Wang-mu, pour sa part, ne trouva pas le moins du monde amusante.

« Ou bien… » dit sa fille qui, allongée à côté de la table, rotait occasionnellement pour accélérer la digestion de son gargantuesque repas. « Ou bien ils ont besoin du réseau ansible pour voyager aussi vite qu’ils le font. »

Grace regarda Peter, qui avait instinctivement porté la main à l’oreille pour toucher la pierre. « Ou bien vous êtes connectés au virus que nous essayons d’éliminer en fermant tous les systèmes informatiques, et qui, précisément, vous permet de voyager plus vite que la lumière.

— Ce n’est pas un virus, dit Wang-mu. C’est une personne. Une entité vivante. Et vous allez aider le Congrès à la tuer, alors qu’il s’agit de l’unique exemplaire de son espèce et qu’elle n’a jamais fait de mal à personne.

— Ils deviennent nerveux quand quelque chose – ou quelqu’un, si vous préférez – peut faire disparaître leur Flotte.

— N’empêche qu’elle est toujours là, objecta Wang-mu.

— N’allons pas nous quereller, dit Grace. Disons que maintenant que j’ai obtenu de vous la vérité, il serait peut-être bon que Malu prenne le temps d’écouter ce que vous avez à lui dire.

— Détient-il la vérité ? demanda Peter.

— Non. Mais il sait où la trouver, et il peut en apercevoir des fragments et nous en faire part. J’estime que ce n’est déjà pas si mal.

— Et nous pouvons le voir ?

— Il faudra vous purifier pendant une semaine avant de pouvoir poser le pied sur Atatua…

— Les pieds impurs chatouillent les Dieux ! hurla son mari en s’esclaffant de nouveau. C’est pour cela qu’on l’appelle « l’île du Dieu Riant » ! »

Peter s’agita, mal à l’aise.

« Les blagues de mon mari ne vous font pas rire ? demanda Grace.

— Non, je crois que… je veux dire qu’elles ne sont pas… enfin, je ne les comprends pas toujours, voilà.

— C’est parce qu’elles ne sont pas toujours drôles. Mais mon mari se fait fort d’être toujours de bonne humeur et de rire de tout pour éviter de s’énerver et de vous tuer de ses propres mains. »

Wang-mu manqua de s’étouffer, car elle comprit immédiatement que ce n’était pas une exagération ; sans l’admettre, elle s’était rendu compte de la rage qui se cachait sous le rire tonitruant du colosse, et en regardant ses énormes mains calleuses, elle comprit qu’il pouvait la réduire en miettes sans le moindre effort.

« Pourquoi nous menacer ? demanda Peter, un peu trop agressif au goût de Wang-mu.

— Au contraire, dit Grace. Je viens de vous dire que mon mari a bien l’intention de ne pas laisser votre audace et votre attitude blasphématoire le mettre en colère. Vous voulez visiter Atatua sans prendre la peine de savoir cela : vous laisser y poser ne serait-ce qu’un orteil sans être purifiés et sans y être invités serait un déshonneur pour notre famille sur cent générations ! Il me semble qu’il fait un effort considérable pour ne pas venger cet affront.

— Nous ne pouvions pas savoir, dit Wang-mu.

— Lui le savait, dit Grace en désignant Peter. Parce qu’il a l’oreille qui entend tout. »

Peter rougit. « J’entends ce qu’elle me dit. Mais je ne peux entendre ce qu’elle ne veut pas me dire.

— Ainsi… on vous dirige. Aimaina avait raison, vous obéissez bien à un être supérieur. De votre propre volonté ? Ou vous force-t-on ?

— C’est une question idiote, maman, dit sa fille. Si on les forçait, comment pourraient-ils l’admettre ?

— Les gens peuvent dire beaucoup de choses par leurs silences, lui retourna Grace. Tu t’en rendrais compte, si tu examinais de plus près les visages éloquents de ces menteurs étrangers.

— Ce n’est pas un être supérieur, dit Wang-mu. Pas comme vous l’entendez. Ce n’est pas un dieu. Bien qu’elle puisse contrôler beaucoup de choses et que sa connaissance soit immense. Mais elle n’est pas omnipotente, ni quoi que ce soit de ce genre, elle ne connaît pas tout, il lui arrive de se tromper, je ne peux pas dire non plus qu’elle fasse toujours preuve de bonté, on peut donc difficilement la qualifier de dieu parce qu’elle n’est pas parfaite. »

Grace secoua la tête. « Je ne parlais pas d’un dieu platonicien, de quelque perfection éthérée incomprise, seulement appréhendée. Ni de quelque être paradoxal comme on en débattait à Nicée, dont l’existence était constamment remise en cause par sa non-existence. Votre être supérieur, cette amie-pierre précieuse que votre compagnon porte à l’oreille comme un parasite – mais qui profite vraiment de l’autre ? – pourrait très bien être une déesse selon la définition qu’en donnent les Samoans. Vous pourriez être ses glorieux serviteurs. Vous pourriez l’incarner, autant que je sache.

— Mais vous êtes une intellectuelle, dit Wang-mu. Comme mon professeur Han Fei-Tzu, qui avait découvert que ce que nous appelions dieu n’était en réalité que des obsessions d’origine génétique, interprétées de façon à maintenir notre obédience à…

— Ce n’est pas parce que vos dieux n’existent pas qu’il en va de même des nôtres.

— Elle a sans doute traversé des champs entiers de dieux morts pour arriver jusqu’ici ! » lâcha son mari en hurlant de rire. Mais maintenant qu’elle savait ce que cachait ce rire, Wang-mu se sentit prise de peur.

Grace posa son énorme bras sur l’épaule frêle de Wang-mu. « Ne vous inquiétez pas. Mon mari est un homme civilisé et il n’a jamais tué personne.

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé ! gronda-t-il. Non, je plaisante ! » Il riait au point d’en avoir presque les larmes aux yeux.

« Vous ne pouvez pas aller voir Malu, dit Grace, parce qu’il faudrait vous purifier, et je ne crois pas que vous soyez capables de tenir les promesses que vous êtes censés faire – êtes-vous seulement prêts à les faire en toute sincérité ? Ces promesses doivent pourtant être tenues. C’est pourquoi Malu va venir ici. Quelqu’un l’emmène en pirogue en ce moment même – il ne supporte pas les bateaux à moteur, ce qui devrait vous donner une idée des énormes efforts que tout le monde déploie pour que vous puissiez le rencontrer. Je voudrais simplement ajouter ceci : c’est un honneur extraordinaire que l’on vous fait et je vous conseille vivement de ne pas regarder cet homme de haut ni de l’écouter avec quelque arrogance académique ou scientifique. J’ai rencontré beaucoup de gens célèbres, certains d’une intelligence hors du commun, mais celui-ci est sans doute le plus grand sage que vous puissiez rencontrer, et si jamais vous deviez vous ennuyer, gardez bien ceci à l’esprit : Malu n’est pas stupide au point de penser que l’on peut isoler un fait de son contexte et le comprendre tel quel. Ainsi, tout ce qu’il dit, il le replace dans son contexte d’origine, et si cela signifie passer en revue toute l’histoire de l’humanité avant qu’il ne dise quelque chose qui vous paraisse pertinent, eh bien, je vous conseille de vous taire et d’écouter, parce que la plupart du temps, ce qu’il dit de plus intéressant est accidentel et hors propos, et si vous êtes assez malins pour vous en rendre compte, c’est que vous avez bien de la chance. Ai-je été assez claire ? »

Wang-mu regrettait d’avoir autant mangé. Elle se sentait malade de trac, et si elle vomissait, elle était persuadée qu’il lui faudrait une demi-heure pour se vider entièrement.

Peter, en revanche, se contenta d’acquiescer calmement. « Nous n’avions pas compris, Grace, même si ma partenaire a lu certains de vos écrits. Nous pensions rencontrer un philosophe, comme Aimaina, ou une intellectuelle, comme vous. Mais je comprends maintenant que nous sommes venus écouter un homme d’une grande sagesse et dont l’expérience atteint des sphères que nous n’avons jamais rencontrées, ni seulement imaginé rencontrer un jour. Nous écouterons donc en silence jusqu’à ce qu’il nous demande de lui poser des questions, et nous ferons confiance en son savoir, qui doit certainement dépasser le nôtre et dont nous avons grand besoin. »

Wang-mu reconnut là une forme de capitulation et fut heureuse de constater que tous acquiesçaient en silence sans que l’on se sente obligé de faire un bon mot.

Elle ajouta : « Nous sommes aussi extrêmement reconnaissants que le grand sage ait bien voulu sacrifier de son temps, avec beaucoup d’autres, pour venir personnellement à notre rencontre et nous inonder de son immense sagesse, bien que nous en soyons indignes. »

À son grand dam, Grace éclata de rire au lieu d’acquiescer respectueusement.

« Tu as un peu forcé la dose, dit Peter.

— Ne la critiquez pas. Elle est chinoise. De La Voie, c’est bien ça ? Et je parie que vous étiez servante. Comment pourriez-vous faire la différence entre respect et obséquiosité ? Les maîtres se contentent rarement du simple respect de leurs serviteurs.

— Mon maître si, dit Wang-mu, cherchant à défendre Han Fei-Tzu.

— Le mien aussi, conclut Grace. Comme vous le constaterez bientôt. »


« C’est l’heure », dit Jane.

Miro et Val levèrent la tête, les yeux fatigués, des documents qu’ils étudiaient sur l’ordinateur de Miro, pour apercevoir, au-dessus de l’écran de Val, le visage virtuel de Jane qui les observait.

« Ils nous ont laissés les observer suffisamment longtemps, dit Jane. Mais trois vaisseaux viennent à l’instant de quitter la couche supérieure de l’atmosphère et se dirigent vers nous. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’armes téléguidées, mais je n’en suis pas sûre. Ils semblent aussi nous envoyer des sortes de messages, toujours les mêmes, qui reviennent en boucle.

— Quel genre de messages ?

— Le truc à base de molécules génétiques. Je peux vous donner la composition des molécules, mais je n’ai aucune idée de ce qu’elles signifient.

— Quand vont-ils nous intercepter ?

— Dans trois minutes, à peu de chose près. Ils sont en train de zigzaguer, sans doute parce qu’ils ont quitté le puits de gravité. »

Miro acquiesça. « Ma sœur Quara pensait que le virus de la descolada était en partie une forme de langage. Je pense aujourd’hui que nous pouvons conclure qu’elle avait raison. Il y a bien un sens à tout ceci. Mais je pense qu’elle avait tort en affirmant que ce virus était intelligent. À mon avis, le virus de la descolada a systématiquement reconstruit les parties de lui-même qui constituaient un rapport.

— Un rapport, reprit Val. Ce n’est pas impossible. Ceci afin de rendre compte à ses créateurs de tout ce qu’il a accompli sur les planètes qu’il a… sondées.

— La question qui se pose maintenant, dit Miro, c’est de savoir si nous nous contentons de disparaître en les laissant s’interroger sur notre arrivée et notre départ soudains. Ou si nous laissons Jane leur transmettre l’intégralité du… heu… texte de la descolada.

— C’est dangereux, dit Val. Le message qu’il contient peut aussi indiquer à ces gens tout ce qu’ils ont envie de savoir sur la génétique humaine. Après tout, nous faisons partie des créatures sur lesquelles la descolada a fonctionné, et son message les renseignera sur les stratégies employées pour lutter contre elle.

— Sauf la dernière, dit Miro. Parce que Jane ne leur enverra pas la descolada telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est-à-dire parfaitement sous contrôle – ce qui les inciterait à la modifier pour contrer notre défense.

— Nous ne leur enverrons aucun message, et nous ne retournerons pas sur Lusitania non plus, dit Jane. Nous n’avons plus le temps.

— Nous n’avons pas non plus le temps de ne pas réagir, dit Miro. La situation a beau te sembler des plus urgentes, Jane, Val et moi ne pouvons continuer sans aide extérieure. Celle de ma sœur Ela, par exemple, qui connaît bien le virus. Et il y a Quara, qui est peut-être la deuxième plus grosse tête de mule que je connaisse – et ne cherche pas la flatterie, Val, en me demandant qui est la première –, mais dont nous pourrions bien avoir besoin.

— Et soyons honnêtes, dit Val. Nous sommes sur le point de rencontrer une autre espèce intelligente. Pourquoi les humains devraient-ils être les seuls représentés ? Pourquoi pas un pequenino ? Ou une reine – du moins une ouvrière ?

— Surtout une ouvrière, dit Miro. Si nous devons être coincés ici, la présence d’une ouvrière nous permettra de garder le contact avec Lusitania – réseau ansible ou non, Jane ou pas, des messages pourraient être…

— Très bien, dit Jane. Vous m’avez convaincue. Même l’agitation récente au sein du Congrès Stellaire me fait penser qu’ils risquent de fermer le réseau ansible à tout moment.

— Nous nous dépêcherons, dit Miro. Nous leur demanderons de se presser pour faire monter ceux dont nous avons besoin à bord.

— Ainsi que des réserves en quantité suffisante, dit Val. Et des…

— Alors faites, dit Jane. Vous venez de quitter l’orbite de la planète de la descolada. Et je leur ai transmis une infime partie du virus. Celle que Quara avait identifiée comme langage, mais qui a subi le moins de modifications lors de sa lutte contre les humains. Ce devrait être suffisant pour leur indiquer quelle est celle de leurs sondes qui nous a atteints.

— Parfait, comme ça ils pourront nous envoyer une flotte, dit Miro.

— Vu la tournure que prennent les événements, avant qu’une quelconque flotte puisse arriver où que ce soit, Lusitania est l’adresse la plus sûre qu’on puisse leur donner, dit Jane d’un ton sec. Parce qu’elle n’existera plus.

— J’aime ton optimisme, dit Miro. Je reviens dans une heure avec tout le monde. Val, occupe-toi des réserves dont nous avons besoin.

— J’en prévois pour combien de temps ?

— Charge au maximum. Comme quelqu’un l’a dit l’autre jour, la vie est une mission suicide. Nous ne savons pas combien de temps nous allons être coincés là-bas, il est donc difficile de savoir de quelle quantité nous aurons besoin. » Il ouvrit la porte du vaisseau et se retrouva sur le terrain d’atterrissage près de Milagre.

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