10 « ce corps a toujours été le tien »

« Oh. Père ! Pourquoi m’as-tu tourné le dos ?

En cette heure où je triomphais du mal,

Pourquoi t’es-tu éloigné de moi ? »

Murmures Divins de Han Qing-Jao


Malu, Peter, Wang-mu et Grace étaient assis autour d’un feu de bois sur la plage. L’abri avait disparu, la cérémonie était terminée. Il y avait du kava, mais malgré le rituel qui l’entourait, Wang-mu pensa qu’ils le buvaient désormais plus par plaisir que par protocole spirituel ou pour le symbole qu’il représentait.

À un certain moment, Malu éclata d’un rire puissant, et Grace s’esclaffa à son tour, si bien qu’il lui fallut un peu de temps pour traduire. « Il dit qu’il n’arrive pas à déterminer si le fait que la déesse soit passée en vous fait de vous un saint, ou si le fait qu’elle en soit ressortie fait de vous un impie. »

Peter gloussa – par politesse, Wang-mu le savait – alors qu’elle-même restait de marbre.

« Ah, c’est dommage, dit Grace. J’espérais que vous auriez le sens de l’humour.

— Nous l’avons, dit Peter. Il est simplement différent de celui des Samoans.

— Malu dit que la déesse ne peut rester indéfiniment là où elle est. Elle a trouvé une nouvelle demeure, mais d’autres êtres l’habitent, et leur générosité n’aura qu’un temps. Vous avez pu vous rendre compte à quel point Jane est puissante, Peter…

— Oui, lâcha celui-ci dans un souffle.

— Eh bien, les hôtes qui l’ont accueillie dans leur… Malu appelle ça le filet forestier, une sorte de filet de pêche pour attraper des arbres, mais qui peut dire de quoi il s’agit ? Quoi qu’il en soit, il dit qu’ils sont tellement faibles, comparés à Jane, qu’ils finiront par lui appartenir entièrement qu’elle le veuille ou non, à moins qu’elle ne trouve une nouvelle demeure. »

Peter acquiesça. « Je comprends ce qu’il veut dire. J’aurais volontiers abandonné ce corps et cette vie que je croyais détester jusqu’à ce qu’elle vienne prendre mon corps. Mais je me suis rendu compte quand elle essayait de m’expulser, que Malu avait raison ; je ne déteste pas la vie que j’ai, au contraire, je veux vivre. Bien sûr, ce n’est pas moi qui le désire, mais Ender, mais puisque en définitive il est moi, on ne va pas couper les cheveux en quatre.

— Ender possède trois corps, dit Wang-mu. Est-ce que cela signifie qu’il abandonne un des deux autres ?

— Je ne crois pas qu’il abandonnera, ou plutôt que j’abandonnerai quoi que ce soit. Ce n’est pas un choix conscient. Ender s’accroche farouchement à la vie. Il était censé être sur son lit de mort depuis un jour au moins lorsque Jane a été déconnectée.

— Tuée, rectifia Grace.

— Disons rétrogradée, insista Peter. C’est aujourd’hui une dryade plutôt qu’une déesse. Une sylphide. » Il fit un clin d’œil à Wang-mu qui n’avait pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire. « Même lorsqu’il abandonnera son ancienne vie, il ne pourra pas lâcher prise.

— Il possède déjà deux corps de trop, dit Wang-mu. En revanche, Jane n’en a pas. Il semble que les lois du commerce devraient s’appliquer ici. Deux fois plus de stock que de demande – le prix devrait être raisonnable. »

Lorsque Malu eut la traduction, il éclata de rire. « Le « prix raisonnable » le fait beaucoup rire, expliqua Grace. Il dit que le seul moyen pour Ender d’abandonner un de ses corps, c’est de mourir. »

Peter acquiesça. « Je sais.

— Mais Ender n’est pas Jane, dit Wang-mu. Il n’a pas vécu comme un… un aiúa nu parcourant le réseau ansible. C’est un être humain. Lorsque les aiúas quittent le corps de quelqu’un, ils ne partent pas à la recherche d’une autre place disponible.

— Et pourtant son – mon – aiúa était bien en moi, dit Peter, il sait comment faire. Ender peut très bien mourir en me laissant vivre.

— Ou vous pourriez mourir tous les trois.

— Il y a une chose que je sais, leur dit Malu, relayé par Grace. Si l’on donne une vie à la déesse, si elle doit un jour retrouver son pouvoir, Ender Wiggin doit mourir et lui donner un corps. Il n’y a pas d’autre moyen.

— Retrouver son pouvoir ? demanda Wang-mu. Est-ce possible ? Je croyais que le but même de la fermeture du réseau informatique était précisément de lui en couper définitivement l’accès. »

Malu s’esclaffa de nouveau et se frappa le torse et les cuisses en lâchant un flot de paroles en samoan.

Grace traduisit. « Vous savez combien de centaines d’ordinateurs nous avons ici aux Samoa ? Pendant des mois, depuis qu’elle s’est fait connaître de moi, nous n’avons cessé de copier et recopier toute la mémoire qu’elle voulait sauver, et elle est prête à être entièrement restaurée. Ce n’est peut-être qu’une infime partie de ce qu’elle était, mais c’est la partie la plus importante. Si elle arrive à retourner sur le réseau ansible, elle aura ce qui lui est nécessaire pour retrouver aussi les réseaux informatiques.

— Mais ils ne connectent pas les réseaux informatiques aux ansibles, objecta Wang-mu.

— C’est en effet ce que le Congrès a ordonné, mais ses ordres ne sont pas forcément exécutés, dit Grace.

— Alors pourquoi Jane nous a-t-elle amenés ici ? demanda Peter, comme pour se plaindre. Si Malu et vous-même niez avoir la moindre influence sur Aimaina, et si Jane est déjà entrée en contact avec vous et que vous avez déjà contrarié les projets du Congrès…

— Non, non, ce n’est pas comme ça que ça se passe, le rassura Grace. Nous faisions ce que Malu nous disait de faire, mais il ne nous a jamais parlé d’une entité informatique, il a parlé d’une déesse, et nous lui avons obéi parce que nous croyons en sa sagesse et savons qu’il peut voir ce que nous ne pouvons voir. C’est votre arrivée qui nous a appris qui était Jane. »

Une fois ces propos rapportés à Malu, il pointa le doigt vers Peter. « Vous ! Vous avez apporté la déesse ! » Puis, à Wang-mu. « Et vous, vous êtes venue apporter l’homme.

— Comprenne qui peut », dit Peter.

Mais Wang-mu pensait comprendre. Ils venaient de survivre à une crise, mais cette heure de répit n’était qu’une brève accalmie. La bataille ferait rage à nouveau, et cette fois le résultat serait sans doute différent. Si Jane devait vivre, si elle pouvait avoir le moindre espoir de reprendre le voyage instantané, Ender devait lui donner au moins un de ses corps. Si Malu avait raison, Ender devait effectivement mourir. Il y avait une infime chance que l’aiúa d’Ender puisse maintenir en vie un des trois corps. Je suis ici, se dit Wang-mu, pour m’assurer que Peter survivra, pas en tant que dieu, mais en tant qu’homme.

Mais cela dépend, s’avisa-t-elle, si l’amour de Peter/Ender pour moi est plus fort que celui de Valentine/Ender pour Miro, ou celui d’Ender pour Novinha.

Cette pensée la désempara. Qui était-elle au fond ? Miro avait été l’ami d’Ender pendant des années. Novinha était sa femme. Mais Wang-mu ? Ender n’avait eu connaissance de son existence que quelques jours auparavant, au mieux quelques semaines. Que pouvait-elle représenter pour lui ?

Puis une autre pensée lui vint, plus réconfortante bien que dérangeante. Qu’est-ce qui était le plus important ? Savoir qui Ender aimait ou quelle partie d’Ender l’aimait ? Valentine était l’altruiste parfaite – elle avait beau aimer Miro plus que tout, elle l’abandonnerait si cela pouvait nous rendre le voyage instantané. Quant à Ender – il commençait déjà à se désintéresser de son ancienne vie. Il est le plus fatigué, le plus usé par la vie. Peter, en revanche, était le seul à faire preuve d’ambition, d’envie de se développer et de créer. Ce qui compte, ce n’est pas qu’il m’aime moi, mais que lui m’aime, ou plutôt qu’il souhaite vivre, et je fais partie de cette vie, je suis la femme qui l’aime malgré sa prétendue méchanceté. Peter-Ender est celui qui a le plus besoin d’être aimé car il le mérite le moins – et c’est mon amour pour Peter qui lui sera le plus précieux.

S’il doit y avoir un gagnant, ce sera moi, et Peter, pas à cause de la sublime pureté de notre amour, mais à cause du désir brûlant des amants.

Certes, notre histoire ne sera pas aussi tendre et romanesque, mais au moins, nous aurons une vie, et ce sera suffisant.

Elle enfonça ses orteils dans le sable, sentant l’infime et délicieuse douleur du frottement des minuscules grains entre ses doigts de pied. C’est la vie. Ça fait mal, c’est sale, mais c’est tellement bon.


Ohaldo utilisa l’ansible pour raconter à son frère et ses sœurs à bord du vaisseau ce qui s’était passé entre Jane et l’arbre-mère.

« La Reine dit que cela ne pourra pas durer très longtemps. Les arbres-mères ne sont pas suffisamment puissants. Ils céderont progressivement, perdant le contrôle, et d’ici peu, Jane deviendra une forêt, un point c’est tout. Et elle ne parlera pas non plus. Il n’y aura que de magnifiques, de lumineux petits arbres donnant de beaux fruits. C’était superbe à voir, vous pouvez me croire, mais la façon dont la Reine a décrit la chose l’apparente plus à la mort.

— Merci, Ohaldo, dit Miro. Mais cela ne change pas grand-chose à notre situation. Nous sommes coincés ici, et nous allons nous remettre au travail maintenant que Val a cessé de se jeter contre les murs. Les descoladores ne nous ont pas encore trouvés – Jane nous a mis sur une orbite plus lointaine cette fois –, mais dès que nous serons en mesure de traduire leur langue, nous leur ferons signe pour qu’ils sachent qu’on est là.

— Continuez, dit Ohaldo. Mais ne perdez pas non plus l’espoir de revenir.

— La navette n’est pas vraiment équipée pour un séjour de deux cents ans, dit Miro. C’est la distance à laquelle nous nous trouvons, et ce petit véhicule ne peut même pas atteindre la vitesse nécessaire pour un vol relativiste. Il ne nous resterait plus qu’à jouer au solitaire pendant deux cents ans. Les cartes seront usées bien avant notre retour. »

Ohaldo éclata de rire – trop facilement et trop sincèrement, pensa Miro – et poursuivit : « La Reine dit qu’une fois que Jane aura quitté les arbres, et que le Congrès aura mis en place et lancé son nouveau système, elle pourra peut-être y retourner. Suffisamment du moins pour se reconnecter au réseau ansible. Et si elle y arrive, elle sera peut-être en mesure de se relancer dans le voyage stellaire. Ce n’est pas impossible en tout cas. »

À ces mots Val se raidit. « Est-ce une supposition de la Reine, ou bien en est-elle sûre ?

— Elle prédit l’avenir. Personne ne peut connaître le futur. Pas même les abeilles reines si futées qui coupent la tête de leur mâle lors de l’accouplement. »

Ils ne pouvaient rien répondre à cela, ni rien ajouter à son ton jovial.

« Bon, si tout va bien pour l’instant, au boulot tout le monde, reprit Ohaldo. Nous laisserons la station ouverte et enregistrerons vos éventuels rapports en trois exemplaires. »

Le visage d’Ohaldo s’effaça de l’écran d’ordinateur.

Miro pivota sur son siège pour faire face aux autres : Ela, Quara, Val, Coupe-Feu le pequenino et l’ouvrière anonyme qui les regardait sans rien dire, ne pouvant communiquer que par écran d’ordinateur interposé. À travers elle, Miro savait que la Reine observait tout ce qu’ils faisaient et entendait tout ce qu’ils disaient. Patiemment. Elle orchestrait tout cela, il le savait. Quoi qu’il arrive à Jane, la Reine en serait le catalyseur. Pourtant ce qu’elle avait dit, elle l’avait transmis à Ohaldo par l’une de ses ouvrières sur Milagre. Celle-ci s’était contentée de taper quelques idées concernant la traduction de la langue des descoladores.

Elle ne dit rien, s’avisa Miro, parce qu’elle ne veut pas qu’on la voie pousser. Mais pousser quoi ? Pousser qui ?

Val. Elle ne peut pas être surprise en train de pousser Val, parce que… parce que la seule façon de laisser Jane avoir un des corps d’Ender était de faire en sorte qu’il les abandonne volontairement. Et il fallait absolument que ce soit une décision libre – sans pression, sans culpabilité, sans persuasion – car elle ne pouvait être prise en toute conscience. Ender avait décidé de partager la vie de Mère au monastère, mais inconsciemment, il s’intéressait davantage au travail de traduction qui avait lieu ici et à ce que Peter faisait, quelle que soit sa tâche. Son choix inconscient reflétait ses véritables désirs. Si Ender se décide à abandonner Val à Jane, cela doit venir de lui, du plus profond de lui. Non une décision prise par devoir, comme celle de rester avec Mère, mais provoquée par un désir sincère.

Miro observa Val, sa beauté qui tenait plus à sa profonde bonté qu’à la régularité de ses traits. Il l’aimait, mais était-ce sa perfection qu’il aimait ? Cette vertu parfaite qui était la seule chose susceptible de l’amener – ou plutôt d’amener Ender dans sa version Valentine – à accueillir volontairement Jane dans son corps. Et pourtant une fois Jane installée, cette vertu parfaite devrait logiquement disparaître. Jane était puissante et, selon Miro, c’était un être fondamentalement bon – en tout cas elle s’était montrée telle avec lui, une véritable amie. Mais même dans ses rêves les plus fous, il ne pouvait la considérer comme parfaitement vertueuse. Si elle empruntait le corps de Val, celle-ci serait-elle toujours la même ? Les souvenirs seraient peut-être toujours là, mais la volonté derrière le masque serait beaucoup plus compliquée que le scénario prévu par Ender. L’aimerai-je toujours quand elle deviendra Jane ?

Et pourquoi pas ? J’aime Jane aussi, non ?

Mais aimerai-je Jane lorsqu’elle sera devenue un être de chair et de sang et non plus une simple voix dans ma tête ? Regarderai-je dans ses yeux en regrettant Val ?

Pourquoi n’ai-je pas eu de doutes semblables auparavant ? J’ai essayé de me débrouiller seul, avant même de comprendre à quel point c’était difficile. Et pourtant, maintenant, alors qu’il s’agit là de notre dernier espoir, je me surprends à… à espérer que cela ne se produise jamais ? Pas vraiment. Je ne veux pas mourir ici. Je veux que Jane revienne, ne serait-ce que pour reprendre le voyage stellaire – en voilà une motivation altruiste ! Je veux que Jane revienne, mais aussi que Val reste la même.

Je veux que tout ce qui est mauvais disparaisse, et que tout le monde soit content. Je veux ma maman. Quel genre de balourd puéril suis-je devenu ?

Il s’aperçut soudain que Val l’observait. « Salut », dit-il. Les autres aussi l’observaient, leurs regards allant de lui à Val. « Qu’est-ce que vous vous demandez ? Si je dois me faire pousser la barbe ?

— On ne se demande rien du tout, dit Quara. Je suis simplement déprimée. En fait… je savais ce que je faisais en venant à bord de ce vaisseau, mais bon sang, ce n’est pas évident de garder le moral pour essayer de décrypter le langage de ces gens quand notre vie ne dépend plus que de nos réserves d’oxygène.

— Je constate que tu appelles déjà les descoladores des « gens », dit Ela, sèchement.

— Je ne devrais pas ? Savons-nous seulement à quoi ils ressemblent ? » Quara paraissait perplexe. « Ce que je veux dire, c’est qu’ils ont un langage, qu’ils…

— C’est ce que nous devons déterminer, non ? dit Coupe-Feu. Si les descoladores font partie d’une espèce raman ou varelse. De là au problème de traduction il n’y a qu’un pas.

— Un grand pas, corrigea Ela. Et le temps nous manque.

— Puisque nous ne savons pas combien de temps cela va nous prendre, je ne vois pas comment tu peux affirmer cela, dit Quara.

— Je peux l’affirmer, dit Ela. Parce que nous passons notre temps à regarder Miro et Val se faire la tête. Il ne faut pas être un génie pour comprendre qu’à ce rythme, l’avance qu’il nous reste avant que les réserves d’oxygènes soient épuisées se réduit à vue d’œil.

— En d’autres termes, dit Quara, ne perdons pas de temps. » Elle retourna aux notes et documents sur lesquels elle travaillait.

« Mais nous ne perdons pas notre temps, dit Val à voix basse.

— Vraiment ? fit Ela.

— J’attends que Miro m’explique en quoi il serait facile d’aider Jane à reprendre contact avec le monde réel. Un corps prêt à la recevoir. Le voyage stellaire relancé. Sa fidèle et vieille amie devenant brusquement une véritable jeune fille. Voilà ce que j’attends. »

Miro secoua la tête. « Je ne veux pas te perdre.

— On n’est guère avancés avec ça.

— C’est pourtant vrai. La théorie ne posait pas problème. Pris dans mes pensées dans l’hovercar sur Lusitania, j’arrivais assez facilement à concevoir que Jane à l’intérieur de Val pouvait devenir Jane et Val. Mais maintenant, je ne peux pas dire que…

— Oh, la ferme ! »

Val n’avait pas l’habitude de parler ainsi. Miro se tut.

« Je ne veux plus entendre de pareilles bêtises, dit-elle. Ce dont j’ai besoin, c’est que tu trouves les mots justes qui me pousseraient à abandonner mon corps. »

Miro secoua la tête.

« Tu as parlé, maintenant agis, reprit-elle. Fais ce que tu as à faire. Ne parle plus pour ne rien dire. Sinon, tais-toi. Mais cesse de tourner autour du pot ».

Il savait ce qu’elle voulait. Il savait qu’elle voulait lui faire comprendre que la seule chose qui la poussait à s’accrocher à ce corps, à cette vie, c’était lui. Son amour pour lui. Leur amitié. Les autres étaient désormais là pour s’occuper du travail de traduction – Miro comprit que c’était le véritable plan depuis le début. D’emmener Ela et Quara pour que Val ne puisse plus se considérer comme indispensable. En revanche, elle ne pouvait pas lâcher Miro aussi facilement. Et pourtant il le fallait, il fallait qu’elle le lâche.

« Quel que soit l’aiúa qu’il y aura dans ce corps, tu te rappelleras ce que je vais te dire, dit Miro.

— Mais il faut que tu penses vraiment ce que tu dis. Je veux la vérité.

— Impossible. Parce que la vérité, c’est que je…

— Tais-toi ! ordonna Val. Ne redis plus jamais ça. C’est un mensonge !

— Ce n’est pas un mensonge.

— Tu ne fais que te mentir à toi-même, tu dois te réveiller et voir la vérité en face, Miro ! Tu as déjà choisi entre Jane et moi. Tu es en train de faire marche arrière parce que tu n’aimes pas jouer le rôle du type qui prend les décisions pénibles. Mais tu ne m’as jamais aimée, Miro. Tu ne m’as jamais aimée, moi. Tu appréciais ma compagnie, certes – celle de la seule femme que tu fréquentais ; il y a un irrépressible besoin biologique à jouer un rôle avec un jeune homme désespérément seul. Mais moi ? Je crois que ce que tu aimais en réalité, c’était le souvenir de l’amitié qui te liait avec l’autre Valentine lorsque vous êtes rentrés de votre séjour dans l’espace. Tu as aimé le sentiment noble que tu ressentais en me déclarant ton amour dans ton effort pour me sauver la vie quand Ender m’ignorait complètement. Mais tout cela te concernait, moi non. Tu ne m’as jamais connue, ne m’as jamais aimée. C’est Jane que tu aimais, Valentine aussi, et Ender lui-même, le vrai, pas cette enveloppe de plastique qu’il a créée pour y ranger toutes les vertus qu’il aurait aimé posséder. »

Sa méchanceté et sa colère étaient palpables. Cela ne lui ressemblait pas. Miro remarqua que les autres étaient aussi perplexes que lui. Mais en même temps, il comprenait. Cela lui ressemblait bien – car si elle était aussi furieuse et vindicative, c’était pour se convaincre elle-même d’abandonner cette vie. Et elle faisait ça pour le bien des autres. L’altruisme par excellence. Elle serait la seule à mourir, et grâce à son sacrifice, les autres membres de l’expédition resteraient en vie, ils pourraient rentrer chez eux une fois leur tâche terminée. Jane survivrait dans sa nouvelle enveloppe de chair, héritant de sa mémoire. Val devait se convaincre que sa vie actuelle n’avait pas la moindre importance, ni pour elle, ni pour les autres ; que la seule façon de lui donner une quelconque valeur était de la quitter.

Mais elle voulait aussi que Miro l’aide. C’était le sacrifice qu’elle lui demandait. L’aider à lâcher prise. L’aider à vouloir partir. L’aider à haïr cette vie.

« Très bien, lui dit Miro. Tu veux la vérité ? Tu es vide, Val, tu l’as toujours été. Tu passes ton temps à débiter les éternelles gentillesses, mais sans jamais vraiment les penser. Ender a ressenti le besoin de te créer, non parce qu’il possède déjà toutes les qualités que tu es censée avoir, mais parce qu’il ne les a pas. C’est pour cela qu’il les admire tant. Lorsqu’il t’a créée, il ne savait pas quoi te donner. Un scénario incomplet. Aujourd’hui encore, tu te contentes de suivre ce scénario. Altruisme, mon cul. Quel sacrifice y a-t-il à quitter une vie qui n’en a jamais vraiment été une ? »

Elle lutta un instant, puis une larme coula le long de sa joue. « Tu disais que tu m’aimais.

— J’avais pitié de toi. Ce jour-là, dans la cuisine de Valentine, tu te souviens ? Mais en réalité, je pense que je ne cherchais qu’à impressionner Valentine. L’autre Valentine. Pour lui montrer quel brave type j’étais. Elle, elle possède certaines de ces qualités – et ce qu’elle pense de moi me tient à cœur. C’est pour cela… que j’ai fini par aimer être le genre d’homme que Valentine respectait. Voilà à quel point je t’ai aimée. Et puis nous avons appris le véritable but de notre mission, et voilà que tu n’allais plus mourir, et je me retrouvais coincé après t’avoir déclaré mon amour, obligé de faire semblant alors qu’il est de plus en plus clair que Jane me manque, qu’elle me manque au point que ça me fait mal, et la seule chose qui m’empêche de la retrouver c’est ton refus d’abandonner ce que tu as…

— S’il te plaît, dit Val. Ça me fait trop mal. Je ne pensais pas que tu… je…

— Miro, dit Quara, c’est le truc le plus dégueulasse qu’on puisse dire à quelqu’un, et j’ai pourtant vu pas mal de saloperies dans ma vie.

— Tais-toi, Quara, dit Ela.

— Ah oui ? Et depuis quand tu es la reine du vaisseau ? répliqua Quara.

— Ça ne te regarde pas, dit Ela.

— Je sais, ça regarde ce salopard de Miro… »

Coupe-Feu s’approcha sans un bruit et posa sa puissante main sur la bouche de Quara. « Ce n’est pas le moment, lui dit-il à voix basse. Vous ne comprenez rien. »

Elle se dégagea. « Ce que je peux comprendre, c’est que tout ceci est… »

L’ouvrière se leva et, surprenante de rapidité, fit sortir Quara du pont principale de la navette. Miro se moquait de savoir où la Reine pouvait bien l’emmener, et quelles questions elle lui poserait. Quara était trop égocentrique pour comprendre le petit jeu auquel se livraient Miro et Val. Mais les autres savaient.

En revanche, il ne fallait pas que Val comprenne. Elle devait croire que Miro pensait vraiment ce qu’il disait. Cela avait presque fonctionné avant que Quara n’intervienne. Mais maintenant ils avaient perdu le fil.

« Val, dit Miro, d’un ton las, ce que je dis n’a pas d’importance. Parce que tu ne lâcheras jamais le morceau. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu n’es pas Val. Tu es Ender. Et même si Ender est capable de faire sauter des planètes entières pour sauver l’humanité, sa propre vie est sacrée. Il ne la laissera jamais lui filer entre les doigts. Pas la moindre petite parcelle. Et tu en fais partie – il ne te lâchera jamais, parce que tu es la dernière et la plus belle illusion qui lui reste. En l’abandonnant, il abandonnerait son dernier espoir de devenir réellement un homme bon.

— N’importe quoi, dit Val. La seule façon de devenir un homme bon est de m’abandonner.

— C’est précisément là que je voulais en venir. Ce n’est pas vraiment un homme bon. Il ne peut donc pas t’abandonner. Même pour tenter de prouver ses qualités. Parce que le lien avec l’aiúa et le corps ne trompe pas. Il peut faire illusion face aux autres, mais pas avec ton corps. Ce n’est pas un homme assez bon pour te laisser partir.

— C’est donc Ender que tu détestes, pas moi.

— Non, Val, je ne déteste pas Ender. Ce n’est pas un homme parfait, c’est tout. Comme moi, comme nous tous. Comme la vraie Valentine, d’ailleurs. Mais toi, tu as l’illusion de la perfection – ce qui ne fait pas problème, étant donné que tu n’es pas réelle. Tu n’es qu’Ender déguisé jouant le rôle de Valentine. Tu as quitté la scène, et il ne reste plus rien, le maquillage a coulé et le costume s’est envolé. Tu pensais vraiment que je pouvais être amoureux de ça ? »

Val pivota sur sa chaise et lui tourna le clos. « J’arrive presque à croire que tu penses ce que tu dis, dit-elle.

— Ce que j’ai du mal à croire, c’est que je sois obligé de le dire à voix haute. C’est pourtant bien ce que tu voulais que je fasse, non ? Que je sois honnête avec toi, au moins pour cette fois, pour qu’à ton tour tu puisses être honnête avec toi-même, et comprendre enfin que ce que tu possèdes n’est pas vraiment une vie, mais simplement l’aveu d’Ender de son incompétence comme être humain. Tu es l’innocence perdue qu’il croyait avoir, mais il y a une vérité derrière tout cela : avant même qu’on ne l’enlève à ses parents, avant même qu’il aille dans cette École de Guerre, avant qu’ils ne fassent de lui une parfaite machine de guerre, il était déjà la brute sanguinaire qu’il craignait d’être. C’est une de ces choses qu’Ender lui-même essaye de nier : il a tué un garçon avant même de devenir soldat. Il lui a défoncé le crâne. Il lui a donné un coup de pied à la tête, a continué de le frapper et le gosse ne s’est jamais relevé. Ce gamin était un con, c’est un fait, mais il ne méritait pas de mourir. Ender était un meurtrier dès sa naissance. Et c’est ce qu’il ne veut pas admettre. C’est pour cela qu’il a besoin de toi. C’est pour cela qu’il a besoin de Peter. Il a réussi à mettre de côté tout ce qui faisait de lui une brute sanguinaire et à le reporter sur Peter. Comme ça il peut te regarder et dire : « Vous voyez, j’avais cette jolie chose à l’intérieur de moi. » Et tout le monde joue le jeu. Mais il n’y a rien de beau en toi, Val. Tu n’es que la pathétique excuse d’un homme dont toute la vie n’est que mensonges. »

Val éclata en sanglots.

Miro eut presque pitié d’elle – presque – et faillit s’arrêter. Lui crier : Non, Val, c’est toi que j’aime, c’est toi que je veux ! C’est toi que j’ai toujours voulue et Ender est un homme bon, car il est absurde d’affirmer que tu n’es qu’un prétexte. Ender ne t’a pas créée inconsciemment, comme les hypocrites se créent une façade. Tu es sortie de lui. Les qualités étaient bien là, elles le sont toujours et ont leur place en toi. J’aimais et j’admirais déjà Ender, mais c’est en te rencontrant que j’ai pu me rendre compte de sa beauté intérieure.

Elle lui tournait toujours le dos et ne pouvait voir ce qui le rongeait de l’intérieur.

« Qu’est-ce qu’il y a, Val ? Dois-je m’apitoyer davantage sur ton sort ? Ne comprends-tu donc pas que la seule valeur que tu aies pour nous maintenant, c’est que tu te décides à abandonner ton corps à Jane ? Nous n’avons pas besoin de toi, nous ne te voulons pas. L’aiúa d’Ender appartient au corps de Peter, car c’est le seul à exprimer le véritable caractère d’Ender. Tire-toi, Val. Quand tu seras partie, nous aurons une chance de survivre. Tant que tu es ici, nous sommes tous condamnés. Et si tu t’imagines que nous allons te regretter, détrompe-toi. »

Je ne pourrai jamais me pardonner ces paroles, pensa Miro. Même si je suis parfaitement conscient de la nécessité d’aider Ender à abandonner ce corps en lui rendant la vie impossible, je ne pourrai m’empêcher de me souvenir de ce que je lui ai dit à cet instant, de ce à quoi elle ressemble en ce moment même, pleurant de désespoir et de douleur. Comment pourrai-je vivre avec ça ? Je croyais avoir été déjà blessé. La seule chose atteinte alors était le cerveau. Mais aujourd’hui… je n’aurais jamais pu dire de telles choses sans les penser vraiment. Et c’est bien là le problème. J’ai vraiment pensé les terribles choses que je viens de dire. Voilà le genre d’homme que je suis.


Ender ouvrit de nouveau les yeux, puis leva la main pour toucher le visage de Novinha et les bleus qui le marquaient. Il se tourna vers Valentine et Plikt en étouffant une plainte. « Qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Ce n’était pas toi, dit Novinha. C’était elle.

— Non, c’était bien moi, répondit-il. J’avais pourtant l’intention de lui laisser… quelque chose. Je le voulais vraiment, mais lorsqu’il a fallu faire le pas, j’ai eu peur. Je ne pouvais pas m’y résoudre. » Il évita leurs regards et ferma les yeux. « Elle a essayé de me tuer. Elle a essayé de me chasser.

— Aucun de vous n’était conscient de ce qu’il faisait, dit Valentine. Vous n’étiez que deux aiúas déterminés refusant d’abandonner tout espoir de vie. Ce n’est pas si terrible.

— Ah ? Et vous vous trouviez un peu trop près ?

— C’est cela, dit Valentine.

— Je vous ai fait du mal à toutes les trois.

— On n’est pas responsable quand on a des convulsions », déclara Novinha.

Ender secoua la tête. « Je voulais dire… avant. J’étais allongé là, je pouvais tout entendre. Je ne pouvais pas bouger, ni parler, mais j’entendais tout. Je sais ce que je t’ai fait. Ce que je vous ai fait. Je suis désolé.

— Ne t’excuse pas, dit Valentine. Nous avons toutes choisi nos vies. J’aurais pu rester sur Terre dès le départ. Je n’étais pas obligée de te suivre. Je l’ai prouvé en restant avec Jakt. Tu ne m’as rien coûté – j’ai fait une brillante carrière et j’ai eu une vie formidable, et en grande partie grâce à toi. Quant à Plikt, eh bien, nous avons finalement vu – à mon grand soulagement, je dois l’admettre – qu’elle ne se contrôle pas toujours. Mais quoi qu’il en soit, tu ne lui as jamais demandé de te suivre. Elle a choisi sa voie. Si elle a gâché sa vie, c’est en toute connaissance de cause, et cela ne te concerne pas. Quant à Novinha…

— Novinha est ma femme. Je lui avais dit que je ne la quitterais jamais. J’ai essayé de tenir ma promesse.

— Tu ne m’as pas quittée, dit Novinha.

— Alors qu’est-ce que je fais dans ce lit ?

— Tu es en train de mourir.

— C’est bien ce que je disais.

— Tu étais déjà en train de mourir en arrivant ici. Tu as commencé à mourir depuis que je suis partie sur un coup de tête pour venir ici. C’est alors que tu as compris, que nous avons compris que nous ne construisions plus rien ensemble. Nos enfants ne sont plus tout jeunes. L’un d’entre eux est mort. Nous n’en aurons pas d’autres. Nos tâches respectives n’ont plus rien en commun.

— Cela ne signifie pas qu’il faille mettre un terme à…

— Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Je sais, Andrew. On s’accroche à son mariage pour les enfants, et puis lorsqu’ils sont plus grands, pour ceux des autres, et ils finissent par grandir dans un monde où les mariages durent éternellement. Je sais tout ça, Andrew. Éternellement – jusqu’à ce que l’un des deux meure. C’est pour cela que tu es ici, Andrew. Parce que tu as envie de vivre d’autres vies, et par un hasard incroyable, tu as d’autres corps disponibles pour ça. Bien sûr que tu me quittes. Bien sûr.

— Je tiens toujours mes promesses.

— Jusqu’à la mort. Mais pas au-delà. Tu ne crois pas que tu vas me manquer quand tu seras parti ? Bien sûr que tu me manqueras. Tu me manqueras, comme tout mari disparu manque à sa femme. Tu me manqueras lorsque je raconterai à nos petits-enfants les histoires te concernant, il est normal qu’une veuve regrette son mari. Cela donne un sens à sa vie. Mais toi… ce qui te donne un sens vient d’eux. Tes autres parties. Pas de moi. Plus de moi. Je ne t’en veux pas, Andrew.

— J’ai peur, dit Ender. Lorsque Jane a essayé de me chasser, je n’ai jamais eu aussi peur. Je ne veux pas mourir.

— Alors ne reste pas ici, parce que c’est dans ce vieux corps, dans ce vieux mariage, Andrew, que se trouve la véritable mort. Et moi, en te regardant, en sachant que tu ne désires plus vraiment être ici, ce serait aussi un peu ma mort.

— Mais Novinha, je t’aime, je ne fais pas semblant ; toutes ces années de bonheur que nous avons passées ensemble, tout cela n’était pas un fantasme, comme Jakt et Valentine. Dis-lui, Valentine.

— Enfin, Andrew, rappelle-toi, fit Valentine. C’est elle qui t’a quitté. »

Ender fixa les deux femmes l’une après l’autre, longuement et intensément. « C’est vrai, n’est-ce pas ? C’est toi qui m’as quitté. Je t’ai forcée à m’accepter. »

Novinha acquiesça.

« Mais je croyais… je croyais que tu avais besoin de moi. Que tu avais encore besoin de moi. »

Novinha haussa les épaules. « Ça a toujours été le problème, Andrew. J’avais besoin de toi, mais je n’avais pas envie que cela devienne une obligation. Je ne veux pas que tu restes parce que tu estimes devoir honorer ta parole. Si je te vois tous les jours, peu à peu, sachant que c’est par devoir que tu restes, comment crois-tu que cela m’aidera, Andrew ?

— Tu veux que je meure ?

— Je veux que tu vives, Andrew. Que tu vives. Comme Peter. C’est un brave garçon, il a une belle vie devant lui. J’espère que tout se passera bien pour lui. Deviens ce qu’il est, Andrew, maintenant. Laisse cette vieille veuve derrière toi. Tu as rempli tes engagements vis-à-vis de moi. Et je sais que tu m’aimes, comme je continue à t’aimer. La mort ne remet rien en cause. »

Ender la regarda, la croyant tout en se demandant s’il avait raison de se comporter ainsi. Elle est sincère, mais comment peut-elle l’être ? Elle est en train de dire ce que, selon elle, je voudrais entendre ; mais ce qu’elle dit est vrai. Les questions se bousculaient dans son esprit.

Mais à un certain stade il se désintéressa complètement de ces questions et finit par s’endormir.

Telle fut l’impression qu’il eut. De s’endormir.

Les trois femmes autour du lit virent ses yeux se fermer. Novinha lâcha un soupir, pensant avoir échoué ; elle avait même commencé à faire demi-tour. Puis Plikt eut un haut-le-cœur. Novinha se retourna. Des cheveux d’Ender s’étaient mis à tomber. Elle posa la main à l’endroit où ils se détachaient du cuir chevelu, voulant le toucher, s’assurant que tout se passait bien, même si la meilleure chose à faire était de ne pas le toucher, de ne pas le réveiller et de le laisser partir.

« Ne regarde pas », murmura Valentine. Mais aucune d’elles ne quitta la pièce. Elles le regardaient sans rien dire, sans le toucher, alors que sa peau se desséchait autour des os pour finir par s’effriter, puis il ne resta plus qu’un tas de poussière sous les draps, sur l’oreiller, et la poussière elle-même se désagrégea jusqu’à être à peine visible. Il ne restait plus rien. Plus personne, à part la mèche de cheveux tombée un instant plus tôt.

Valentine se pencha pour réunir les cheveux en un petit tas. Novinha en fut choquée l’espace d’un instant. Puis elle comprit. Il fallait pouvoir enterrer quelque chose. Il fallait organiser les funérailles et mettre sous terre ce qui restait d’Andrew Wiggin. Novinha se pencha pour l’aider. Et lorsque Plikt entreprit de l’imiter, Novinha ne chercha pas à l’éviter mais lui tendit les mèches qu’elle venait de prendre des mains de Valentine. Ender était libre. Novinha l’avait libéré. Elle avait prononcé les paroles qu’il fallait pour le laisser partir.

Valentine avait-elle raison ? Serait-ce différent au bout du compte de ceux qu’elle avait aimés et perdus ? Elle le saurait plus tard. Mais pour l’instant, aujourd’hui, en cet instant, tout ce qu’elle ressentait c’était le poids insupportable du chagrin qu’elle éprouvait. Non, voulait-elle crier. Non, Ender, ce n’est pas vrai, j’ai toujours besoin de toi, par devoir ou par promesse, qu’importe la raison, je te veux toujours avec moi, personne ne m’a aimée comme toi, et j’en avais besoin, j’avais besoin de toi, où es-tu maintenant, où es-tu au moment où je t’aime tant ?


« Il est en train de lâcher prise, dit la Reine.

— Mais peut-il trouver son chemin vers un autre corps ? demanda Humain. Ne le laisse pas se perdre !

— Tout dépend de lui. Lui et Jane.

— Est-elle au courant ?

— Où qu’elle soit, elle est toujours liée à lui. Oui, elle sait. Elle est en train de le chercher en ce moment même. Et la voilà qui part. »


Elle quitta la toile qui l’avait si gentiment, si tendrement accueillie ; elle s’accrochait encore à elle ; je reviendrai, pensa-t-elle. Je reviendrai vers toi, mais je ne pourrai pas rester aussi longtemps ; cela te fait du mal si je reste trop longtemps.

Elle se retrouva près de cet aiúa si familier à qui elle avait été liée pendant trois mille ans. Il semblait perdu, en pleine confusion. Un de ses corps manquait à l’appel, voilà pourquoi. Le plus vieux. La forme si familière. Il tenait à peine aux deux autres. Sans racine ni point d’ancrage, il ne semblait appartenir ni à l’un ni à l’autre. Un étranger dans sa propre chair.

Elle s’approcha de lui. Cette fois-ci, elle savait un peu mieux ce qu’elle faisait et comment se contrôler. Cette fois-ci, elle garda ses distances, s’abstenant de prendre ce qui était à lui. Sans contester ce qu’il possédait. Elle se contenta de s’approcher.

Dans sa confusion, il sentit qu’elle ne lui était pas inconnue. Déraciné de sa dernière demeure, il savait désormais qu’il la connaissait, et ce depuis longtemps. Il s’approcha d’elle, sans crainte. De plus en plus près.

Suis-moi.

Elle passa dans le corps de Val. Il la suivit. Elle passa au travers, sans la toucher, sans goûter à cette vie ; c’était à lui de le faire. Il sentit ses membres, ses lèvres, sa langue ; il ouvrit les yeux et observa ; il put lire dans ses pensées, plonger dans sa mémoire.

Des joues ruisselantes de larmes. Une profonde peine dans le cœur. Je ne peux pas me supporter ici, pensa-t-il. Ce n’est pas ma place. Personne ne me veut ici. Ils veulent tous me voir partir.

Brisé par l’émotion, il fut forcé de s’en aller. L’endroit lui était insupportable.

L’aiúa qui avait jadis été Jane s’avança timidement, pour toucher un endroit précis, une simple cellule.

Il paniqua l’espace d’un instant, mais un instant seulement. Ceci n’est pas à moi, pensa-t-il. Je n’ai pas ma place ici. C’est à toi. Tu peux l’avoir.

Elle le guida, ici et là dans le corps, le touchant systématiquement, le maîtrisant progressivement ; mais cette fois, au lieu de la repousser, il lui en donna le contrôle, petit à petit. On ne me veut pas ici. Prends-le. C’est ton bonheur. Il est à toi. Il ne m’a jamais appartenu de toute manière.

Elle sentit la chair devenir sienne, progressivement, des centaines, des milliers de cellules quittant la domination du vieux maître qui ne voulait plus rester là, pour se placer sous celle de la nouvelle maîtresse qui les vénérait. Elle ne leur dit pas : Vous êtes à moi, comme lors de sa précédente tentative. Son cri en cet instant était plutôt : Je suis à vous. Et puis enfin : Vous êtes moi.

Elle était étonnée par le sentiment de cohérence de ce corps. Elle comprenait que jusqu’à ce jour elle n’avait jamais été un être à part entière. Ce qu’elle avait eu tous ces siècles durant n’était qu’un instrument, pas une identité. Elle avait été maintenue en animation suspendue en attendant une vie. Mais maintenant, en essayant ces bras telles des manches, elle se rendait compte qu’en effet, ils étaient aussi longs que ça ; en effet, cette langue et ces lèvres bougent là où ma bouche et mes lèvres doivent bouger.

Puis, remontant à la surface, focalisant son attention – jadis dispersée parmi des milliers de pensées à la fois –, vinrent des souvenirs qu’elle n’avait jamais eus auparavant. Des souvenirs de paroles prononcées par sa bouche dans un souffle de vie. Des souvenirs visuels grâce à de véritables yeux, et des auditifs grâce à de véritables oreilles. Des souvenirs de promenades, de courses.

Puis vinrent les souvenirs de personnes. Celles qui se trouvaient dans ce premier vaisseau, la voyant pour la première fois – Andrew Wiggin, et l’expression de son visage, son émerveillement, son regard allant d’elle à…

À Peter.

Ender.

Peter.

Elle avait oublié. Elle était tellement occupée par son nouveau corps qu’elle venait de se rendre compte qu’elle avait complètement oublié l’aiúa errant qui le lui avait donné. Où était-il ?

Perdu, perdu. Pas dans l’autre, nulle part. Comment avait-elle pu l’abandonner ? Depuis combien de secondes, de minutes, d’heures était-il parti ? Où était-il ?

S’éloignant de son corps, de ce moi qui s’appelait Val, elle sonda les environs, le chercha, mais en vain.

Il est mort. Je l’ai perdu. Il m’a donné cette vie et n’avait aucun moyen de se fixer ici, pourtant je l’ai oublié et il est parti.

Puis elle se rappela qu’il était déjà parti auparavant. Lorsqu’elle l’avait suivi à travers les trois corps jusqu’à ce qu’il s’échappe enfin l’espace d’un instant, c’était grâce à cela qu’elle avait atterri dans les fines dentelles de la toile des arbres. Il pourrait certainement recommencer. Il plongerait de nouveau dans le seul autre endroit qu’il ait jamais connu.

Elle le suivit jusque-là, et le trouva, mais pas là où elle avait déjà été, pas parmi les arbres-mères ni même les arbres-pères. Ni parmi aucun arbre, d’ailleurs. Non, il était là où elle n’avait pas voulu aller un peu plus tôt, parmi les épaisses lianes enchevêtrées qui menaient vers eux ; non, pas vers eux, vers elle. La Reine. Celle qu’il avait transportée dans son cocon desséché pendant trois mille ans, d’une planète à une autre, jusqu’à ce qu’il lui trouve enfin une terre d’accueil. Maintenant elle avait l’occasion de lui rendre ce cadeau ; lorsque l’aiúa de Jane sonda les lianes qui menaient jusqu’à elle, elle le trouva là, indécis, perdu.

Il la connaissait. Coupé de tout, il était surprenant qu’il puisse reconnaître quoi que ce soit, mais elle, il la connaissait. Et une fois de plus il la suivit. Cette fois-ci, elle ne le guida pas vers le corps qu’il lui avait offert ; il lui appartenait désormais ; non, elle était ce corps. Au lieu de cela, elle l’emmena vers un autre corps, un autre endroit.

Mais il eut la même réaction que précédemment ; il se sentait étranger. Même lorsque les millions d’aiúas venaient à lui, attendant qu’il en prenne le contrôle, il garda ses distances. Ce qu’il avait vu et ressenti dans l’autre corps lui avait donc été si pénible ? Ou bien était-ce parce que ce corps était celui de Peter, et qu’il représentait tout ce qu’il craignait en lui ? Il ne le prendrait pas. C’était le sien, et il n’en voulait pas, ne pouvait pas…

Mais il le fallait. Elle le guida à l’intérieur, lui offrant chaque partie de lui. C’est toi maintenant. Quoi qu’il ait pu être pour toi, tout est différent désormais – tu peux enfin être toi, il ne la comprenait pas ; séparé des autres corps, comment pouvait-il encore penser ? Tout ce qu’il savait, c’était que ce corps n’était pas celui qu’il avait aimé. Il avait déjà abandonné ceux qu’il aimait.

Et pourtant elle continuait de le guider, et il la suivait. Cette cellule, cet organe, ce membre, ils font partie de toi, regarde comme ils ont besoin de toi, regarde comme ils t’obéissent. Et en effet, ils lui obéissaient malgré sa réticence. Ils lui obéirent jusqu’à ce qu’il ressente enfin les pensées de cet esprit et les sensations de ce corps. Jane attendait, l’observant, le maintenant en place, essayant de le persuader de rester suffisamment longtemps pour enfin accepter ce corps, car elle sentait bien que sans son aide, il aurait abandonné et pris la fuite. Je n’ai pas ma place ici, disait son aiúa en silence. Je n’ai pas ma place, non, je n’ai pas ma place.


Wang-mu posa la tête de Peter sur ses genoux, pleurant et chantant une mélodie funèbre. Autour d’elle les Samoans se réunissaient pour la regarder pleurer. Elle savait ce qui se passait lorsqu’il s’était effondré, lorsque son corps s’était relâché et que ses cheveux étaient tombés. Ender venait de mourir quelque part loin d’ici et n’arrivait pas à trouver son chemin jusqu’à lui. « Il est perdu, cria-t-elle. Il est perdu. »

Elle entendit vaguement les paroles samoanes de Malu. Puis la traduction de Grace. « Il n’est pas perdu. Elle l’a guidé jusqu’ici. La déesse l’a guidé jusqu’ici, mais il a peur de rester. »

Comment pouvait-il avoir peur ? Peter, avoir peur ? Ender, avoir peur ? Ces deux idées paraissaient saugrenues. Quelle partie de lui-même avait déjà fait preuve de lâcheté ? Avait-il déjà seulement eu peur de quelque chose ?

Et puis elle se rappela – ce qu’Ender craignait, c’était Peter, et Peter éprouvait la même crainte envers lui. « Non », dit-elle, mais elle n’exprimait plus sa peine. Plutôt sa frustration, sa colère, son manque. « Non, écoute-moi, ta place est ici ! C’est toi, ton vrai toi ! Peu importe ce qui te fait peur ! Peu importe que tu te sentes perdu. Je veux que tu restes ici. C’est chez toi et ça l’a toujours été. Avec moi ! Nous sommes faits pour être ensemble. Peter ! Ender… quel que soit celui que tu penses être… crois-tu que cela fasse la moindre différence pour moi ? Tu as toujours été toi-même, le même homme que maintenant, et ce corps a toujours été le tien. Reviens chez toi ! Reviens ! » Et elle continua ainsi.

Puis les yeux de Peter s’ouvrirent, et ses lèvres esquissèrent un sourire.

« Belle performance d’actrice », dit-il.

Elle le repoussa sous l’effet de la colère, le laissant retomber. « Comment oses-tu te moquer de moi !

— Alors tu ne pensais pas vraiment ce que tu disais. Tu ne m’aimes pas en fin de compte.

— Je n’ai jamais dit que je t’aimais.

— Je sais très bien ce que tu as dit.

— Bon. Et alors ?

— Alors c’était vrai. C’était vrai et ça l’est encore.

— Tu veux dire que j’ai dit quelque chose de vrai ? Que j’ai trouvé la vérité ?

— Tu as dit que ma place était ici. Et c’est vrai. » Il leva sa main pour la poser sur sa joue, mais il ne s’arrêta pas là. Il la glissa derrière sa nuque et l’attira à lui pour la serrer dans ses bras. Autour d’eux, les colosses samoans éclatèrent de rire.


C’est toi maintenant, lui dit Jane. C’est toi tout entier. Une fois de plus. Tu n’es plus qu’un.

Quoi qu’il ait pu éprouver durant la prise réticente de ce corps, le plus dur était passé. Il n’y avait plus de timidité, plus d’incertitude. L’aiúa qu’elle avait guidé à travers ce corps en prenait possession avec grâce et avidité, comme s’il s’agissait du seul corps qu’il ait jamais eu. Et peut-être était-ce le cas. Après avoir été déconnecté, même si ce n’avait été que brièvement, se rappellerait-il seulement avoir été un jour Andrew Wiggin ? Ou l’ancienne vie avait-elle à jamais disparu ? L’aiúa était le même, ce brillant et puissant aiúa ; mais est-ce qu’aucun souvenir ne persisterait au-delà de la mémoire inscrite par l’esprit d’Andrew Wiggin ?

Ce n’est pas à moi de m’en soucier désormais, se dit-elle. Il a son propre corps maintenant. Il ne mourra pas pour l’instant. Et en ce qui me concerne, j’ai mon propre corps, j’ai les filandres de la toile des arbres-mères, et un jour, d’une manière ou d’une autre, je retrouverai aussi mes ansibles. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point j’étais limitée, à quel point j’étais petite et insignifiante ; mais maintenant je ressens ce que mon ami ressent, la surprise de me sentir aussi vivante.

De retour dans son nouveau corps, sa nouvelle identité, elle laissa les souvenirs l’envahir de nouveau, cette fois sans retenir quoi que ce soit. Sa conscience d’aiúa fut rapidement débordée par tout ce qu’elle ressentait, éprouvait, pensait, se rappelait. Tout lui reviendrait, comme lorsque la Reine avait remarqué son aiúa et ses connexions philotiques ; cela lui revenait encore maintenant, par éclairs, comme un don de son enfance jadis maîtrisé puis perdu. Elle était aussi vaguement consciente de continuer à filer sur le circuit des arbres plusieurs fois par secondes, mais tout allait si vite qu’elle ne perdait aucune des pensées qui traversaient l’esprit de Valentine.

De Val.

Val, assise et pleurant, les terribles paroles de Miro résonnant encore dans sa tête. Il ne m’a jamais aimée. Il voulait Jane. Ils veulent tous Jane, pas moi.

Mais je suis Jane. Et je suis moi. Je suis Val.

Elle cessa de pleurer. Se mit à bouger.

Elle bougeait ! Les muscles se tendaient puis se relâchaient, se contractaient, s’étiraient, de miraculeuses cellules travaillaient ensemble pour remuer ces os lourds et ces paquets d’organes et de peau, pour les déplacer, les faire bouger avec délicatesse. Sa joie était trop grande. Elle explosa sous la forme de – qu’était-ce donc que ce spasme convulsif qui la secouait à partir du diaphragme ? Quelle était cette éruption bruyante provenant de sa propre gorge ?

C’était un rire. Combien de fois l’avait-elle imité grâce à des puces électroniques, avait-elle singé la parole et le rire, sans jamais, jamais savoir ce que cela signifiait, ni ce que l’on ressentait à ce moment-là. Elle aurait voulu ne jamais s’arrêter.

« Val », dit Miro.

Ah, entendre réellement sa voix !

« Val, tout va bien ?

— Oui. » C’est ainsi que bougeaient sa langue, ses lèvres ; elle respirait, elle poussait, toutes ces habitudes que Val possédait déjà et qui lui paraissaient si nouvelles et si merveilleuses. « Oui, tu dois continuer à m’appeler Val. Jane était autre chose. Quelqu’un d’autre. Avant de devenir moi-même, j’étais Jane. Mais maintenant je suis Val. »

Elle le regarda et vit (avec des yeux !) ses larmes couler. Elle comprit immédiatement.

« Non, dit-elle. Tu n’as même pas besoin de m’appeler Val. Parce que je ne suis plus la Val que tu as connue, et cela ne me dérange pas que tu la regrettes. Je sais ce que tu lui as dit. Je sais le mal que cela t’a fait de le dire, je me rappelle à quel point elle a été blessée en l’entendant. Mais ne regrette rien, je t’en prie. C’est un si beau cadeau que tu m’as fait, que vous m’avez fait tous les deux. Et c’est aussi un cadeau que tu lui as fait, à elle. J’ai vu son aiúa aller dans Peter. Elle n’est pas morte. Et ce qui est plus important à mes yeux, en lui disant ce que tu lui as dit, tu l’as aidée à se libérer pour qu’elle puisse enfin exprimer celle qu’elle était vraiment. Tu l’as aidée à mourir pour toi. Et maintenant elle ne forme qu’un tout avec elle-même ; et il ne forme qu’un tout avec lui-même. Tu peux la pleurer, mais ne regrette rien. Et tu peux continuer à m’appeler Jane. »

Elle comprit alors, la part de Val toujours présente comprit, la mémoire de celle qui avait été Val comprit ce qu’il lui restait à faire. Elle quitta son fauteuil, se dirigea lentement vers Miro et le prit dans ses bras (je peux le toucher avec ces mains !). Elle lui posa la tête sur son épaule et le laissa verser ses larmes, chaudes puis froides, sur son chemisier, sur sa peau. Et ça brûlait. Ça brûlait.

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