16 « Comment savoir s’ils ne sont pas déjà en train de trembler de peur ? »

« Ô Dieux ! Comme vous êtes injustes !

Ma mère et mon père

Méritaient

Un meilleur enfant

Que moi ! »

Murmures divins de Han Qing-Jao


« Vous aviez le Petit Docteur et vous l’avez rendu ? » demanda Quara, d’un ton dubitatif. Tout le monde, Miro y compris, pensait qu’elle voulait dire par là qu’elle ne faisait aucune confiance à la flotte.

— Il a été démonté devant moi, dit Peter.

— Et il ne peut pas être remonté ? »

Wang-mu essaya d’expliquer la situation. « L’amiral Lands n’est pas en mesure de recommencer. Nous n’aurions jamais laissé les choses en l’état. Lusitania est sauvée.

— Elle ne parle pas de Lusitania, dit Ela avec froideur. Elle parle d’ici. De la planète de la descolada.

— Suis-je donc la seule personne à y avoir pensé ? dit Quara. Regardez les choses en face – cela résoudrait tous nos problèmes de sondes, de versions encore plus virulentes de la descolada…

— Vous avez l’intention de faire sauter une planète sur laquelle vit une race intelligente ? demanda Wang-mu.

— Pas dans l’immédiat, dit Quara comme si elle s’adressait à la personne la plus stupide du monde. Si nous arrivons à déterminer s’ils sont… vous savez, comme Valentine les appelait. Varelses. Impossibles à raisonner. Et avec qui il est impossible de cohabiter.

— Donc ce que vous dites, s’aventura Wang-mu, c’est…

— Ce que j’ai dit. »

Wang-mu poursuivit : «… que l’amiral Lands n’avait pas tort sur le principe, mais s’était simplement trompé de cible. Si la descolada avait toujours été une menace pour Lusitania, il aurait dû faire sauter la planète.

— Que représentent les vies de quelques personnes sur une planète, comparées à celles de toutes les espèces intelligentes ? demanda Quara.

— Est-ce là la même Quara Ribeira qui voulait nous empêcher d’éradiquer le virus de la descolada parce qu’il y avait une chance qu’il soit intelligent ? » demanda Miro d’un air amusé.

« J’y ai beaucoup réfléchi depuis. Mais à l’époque j’étais puérile et sentimentale. La vie est précieuse. Celle d’une espèce l’est davantage. Mais lorsque la vie d’une espèce menace la survie d’une autre, le groupe menacé a le droit de se défendre. N’est-ce pas là ce qu’Ender n’a cessé de faire ? »

Quara les regarda triomphalement les uns après les autres.

Peter acquiesça. « Oui. C’est ce qu’Ender a fait.

— Lors d’un jeu, dit Wang-mu.

— Lorsqu’il s’est battu avec les deux garçons qui voulaient le tuer. Il s’est assuré qu’ils ne le menaceraient plus jamais. C’est comme cela que l’on mène une guerre, au cas où certains d’entre vous penseraient bêtement le contraire. On ne se bat pas avec le minimum de moyens, il faut employer les grands moyens en étant prêt à en payer le prix. Il ne faut pas se contenter d’égratigner son ennemi, ni de le blesser, il faut détruire jusqu’à sa capacité de contre-attaquer. C’est la stratégie que l’on emploie face aux maladies. On ne se contente pas de trouver un vaccin qui détruit quatre-vingt-dix-neuf pour cent des bactéries ou du virus. Car en faisant cela, on ne fait que créer une nouvelle base résistante aux remèdes. Il faut tuer à cent pour cent. »

Wang-mu essaya de contrer l’argument. « Une maladie est une comparaison valable à votre avis ?

— Pourquoi ? Quelle analogie avez-vous en tête ? Un match de catch ? Se battre en cherchant à épuiser l’adversaire ? Ce serait parfait – à condition que votre adversaire suive vos règles. Mais si vous êtes là, prêt à vous battre, et qu’il vous sorte un couteau ou un pistolet, qu’allez-vous faire ? Ou bien prenons un match de tennis. Faut-il coller au score en attendant que votre adversaire fasse sauter une bombe sous vos pieds ? Il n’y a pas de règles. Pas dans une guerre.

— Mais sommes-nous en guerre ? demanda Wang-mu.

— Comme vient de le dire Quara, si nous nous apercevons qu’il n’y a aucun moyen de discuter avec eux, alors oui, nous serons en guerre. Ce qu’ils ont fait aux malheureux pequeninos sur Lusitania était effarant, une guerre sans merci où l’on ne se souciait guère des droits des victimes. Ce sont nos ennemis, à moins que nous arrivions à leur faire comprendre la portée de leurs actes. C’est bien ce que tu disais, Quara ?

— Absolument. »

Wang-mu savait que quelque chose clochait dans cette façon de raisonner mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. « Peter, si c’est vraiment ce que tu penses, pourquoi n’as-tu pas gardé le Petit Docteur ?

— Parce que nous pouvons nous tromper. Et le danger n’est pas imminent. »

Quara fit claquer sa langue d’un air méprisant. « Tu n’étais pas ici, Peter. Tu n’as pas vu ce qu’ils nous ont balancé – un virus totalement nouveau, fabriqué spécialement pour nous paralyser comme des imbéciles heureux attendant qu’ils viennent récupérer notre vaisseau.

— Et ils vous l’ont envoyé comment ce virus, dans un paquet cadeau ? Ils vous ont envoyé un petit chiot infecté, en se disant que vous ne pourriez pas vous empêcher de le prendre dans vos bras ?

— Ils nous ont transmis le code. Mais ils s’attendaient à ce qu’on l’interprète en fabriquant cette molécule, qui aurait alors accompli sa besogne.

— Non, dit Peter. Vous êtes partis de l’hypothèse que leur langage fonctionnait de cette manière, puis vous avez agi en conséquence.

— Et toi, tu es convaincu du contraire, n’est-ce pas ? demanda Quara.

— Je n’en sais rien. C’est là toute la question. Nous n’en savons rien. Nous ne pouvons pas savoir. Maintenant, si nous les surprenions à lancer des sondes, ou s’ils essayaient de faire sauter ce vaisseau, il ne nous resterait plus qu’à agir. On enverrait des vaisseaux récupérer ces sondes pour étudier les virus. Et s’ils attaquaient le vaisseau où nous nous trouvons, nous nous lancerions dans une action défensive pour étudier leurs armes et leurs tactiques.

— C’est très bien maintenant, dit Quara. Maintenant que Jane est sauvée, que les arbres-mères sont intacts et qu’elle a retrouvé ses pouvoirs. Maintenant elle peut rattraper ces sondes et échapper à un tir de missiles ou Dieu sait quoi. Mais avant, lorsque nous étions en position vulnérable ? Lorsque nous pensions n’avoir plus que quelques semaines à vivre ?

— À ce moment-là, vous n’aviez pas le Petit Docteur non plus. Vous n’auriez donc pas pu faire sauter cette planète. Nous n’avons pas pu mettre la main sur le Dispositif DM avant que Jane puisse de nouveau nous faire voyager instantanément. Et une fois ce pouvoir retrouvé, il devenait inutile de détruire la planète de la descolada à moins que celle-ci ne représente un danger immédiat pour qu’une autre forme de résistance soit envisagée. »

Quara s’esclaffa. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Je croyais que Peter était la partie malfaisante d’Ender. On dirait que tu es devenu la gentillesse même » il sourit. « Il y a des moments où l’on est amené à se défendre ou à défendre les autres contre un mal impitoyable. Et dans de tels moments, la seule défense ayant une chance de réussir est l’utilisation ponctuelle d’une force brutale et destructrice. Dans de tels moments, les plus paisibles des individus peuvent se révéler brutaux.

— Tu ne serais pas en train de te justifier ? dit Quara. Tu es le successeur d’Ender. Cela t’arrange donc bien de croire que ces deux garçons qu’Ender a tués sont l’exception qui confirme ta règle.

— Je justifie Ender en mettant en avant son ignorance et sa vulnérabilité. Nous ne sommes pas vulnérables. Le Congrès Stellaire et la Flotte lusitanienne n’étaient pas vulnérables. Ils ont pourtant choisi d’agir avant de combler cette ignorance.

— Ender a choisi d’utiliser le Petit Docteur alors que lui était dans l’ignorance.

— Non, Quara. Il s’est fait manipuler par les adultes qui le contrôlaient. Ils auraient pu intercepter et annuler sa décision, il leur restait largement assez de temps pour utiliser les systèmes d’annulation. Ender se croyait dans un jeu. Il pensait que le fait d’utiliser le Petit Docteur lors de la simulation le ferait passer pour un irresponsable, voué à désobéir et trop violent pour qu’on puisse lui confier un commandement. Il essayait de se faire expulser de l’École de Guerre. C’est aussi simple que ça. Il faisait ce qu’il pouvait pour les empêcher de le torturer. Ce sont les adultes qui ont pris la décision de lâcher leur arme la plus redoutable : Ender Wiggin. Il n’était plus question d’essayer de parler aux doryphores, de communiquer avec eux. Même vers la fin, lorsqu’ils savaient pertinemment qu’Ender était sur le point de détruire la planète mère des doryphores. Ils ont opté pour le massacre, à n’importe quel prix. Comme l’amiral Lands. Comme toi, Quara.

— J’ai bien précisé que l’on attendrait avant d’agir.

— Tant mieux. Nous sommes donc sur la même longueur d’onde.

— Mais nous devrions avoir le Petit Docteur ici, avec nous !

— Le Petit Docteur n’aurait jamais dû exister. Il n’a jamais été nécessaire. Jamais approprié. Parce que le prix à payer est trop élevé.

— Le prix ! lâcha Quara. Il coûte moins cher que toutes les armes nucléaires jadis utilisées !

— Il nous a fallu trois mille ans pour nous remettre de la destruction de la planète des reines. Voilà le prix qu’il a fallu payer. Si nous utilisons le Petit Docteur, nous deviendrons des individus capables de rayer de l’existence des espèces entières. L’amiral Lands était exactement le même genre d’homme que ceux qui ont manipulé Ender Wiggin. Leur avis était bien arrêté. Et c’était là le danger. C’était là que résidait le mal. Il fallait détruire. Ils pensaient tous bien faire. Ils rendaient service à l’humanité. Mais ce n’était pas le cas. D’autres éléments les motivaient, mais en choisissant d’utiliser cette arme, ils refusaient toute tentative de communiquer avec l’ennemi. Pourquoi ne pas avoir fait une démonstration du Petit Docteur sur une lune voisine ? Pourquoi Lands ne s’est-il pas renseigné pour savoir si la situation sur Lusitania avait évolué ? Quant à toi, Quara… quelle était au fond la méthode que tu avais envisagée pour décider du sort des descoladores ? À partir de quel moment allais-tu juger qu’ils représentaient un danger insupportable pour les autres espèces ?

— Retourne l’argument. Peter. À partir de quel moment peux-tu dire qu’ils ne sont pas dangereux ?

— Nous avons des armes plus efficaces que le Petit Docteur. Ela a déjà fabriqué une molécule capable d’empêcher la descolada de nuire sans pour autant détruire sa faculté d’aider la faune et la flore de Lusitania à subir ses transformations. Qui sait si nous ne sommes pas capables d’en faire autant avec chaque détestable petit virus qu’ils nous enverront jusqu’à ce qu’ils en aient assez ? Qui sait s’ils ne sont pas en train d’essayer désespérément de communiquer avec nous en ce moment même ? Comment savoir si la molécule qu’ils nous ont envoyée n’était pas une tentative pour nous rendre aussi heureux qu’eux, s’ils n’opéraient pas de la seule façon qu’ils connaissent, en nous envoyant une molécule qui nous débarrasse de notre haine ? Comment savoir s’ils ne sont pas déjà en train de trembler de peur sur cette planète parce que nous avons un vaisseau capable d’apparaître et de disparaître où bon lui semble ? Avons-nous essayé de communiquer avec eux ? »

Peter les regarda chacun à son tour.

« Ne comprenez-vous pas ? Il n’existe qu’une seule espèce qui, à ce jour, a délibérément, en toute conscience et en toute connaissance de cause, essayé de détruire une autre espèce intelligente sans faire le moindre effort pour communiquer avec elle ou la mettre en garde. Et c’est de nous qu’il s’agit. Le premier xénocide a échoué parce que les victimes de cette attaque ont réussi à sauver une femelle porteuse. Le second, pour une meilleure raison – parce que certains représentants de l’espèce humaine étaient déterminés à l’éviter. Pas seulement quelques-uns parmi eux, mais un nombre assez important. Le Congrès. Une puissante entreprise. Un philosophe de Vent Divin. Un homme sacré des Samoa et ses disciples sur Pacifica. Wang-mu et moi-même. Jane. Et les propres hommes et officiers de l’amiral Lands, lorsqu’ils ont enfin compris la situation. Ne voyez-vous pas que nous sommes en train de faire des progrès ? Mais les faits demeurent : nous autres humains sommes la seule espèce intelligente à montrer autant de dispositions à refuser catégoriquement toute communication avec d’autres espèces, préférant les exterminer. Peut-être que les descoladores sont varelses, peut-être ne le sont-ils pas. Mais ce qui m’inquiète davantage c’est que nous sommes nous-mêmes varelses. Voilà le prix qu’il faut payer lorsqu’on utilise le Petit Docteur quand ce n’est pas indispensable et que ce ne le sera jamais étant donné ce que nous avons en réserve. Si nous utilisons la Dispositif DM, nous ne pouvons plus nous considérer comme une race raman. On ne pourra plus nous faire confiance. Et c’est nous qui mériterons de mourir pour que les autres espèces vivent. »

Quara secoua la tête, mais sa suffisance avait disparu. « J’ai encore l’impression d’entendre quelqu’un qui essaye de se faire pardonner ses crimes passés.

— C’était valable pour Ender. Il a passé toute sa vie à essayer de devenir raman et d’encourager les autres à le devenir aussi. Je regarde autour de moi dans ce vaisseau, je repense à ce que j’ai vu, aux gens que j’ai rencontrés ces derniers mois, et je finis par penser que la race humaine ne se débrouille finalement pas si mal. Nous sommes sur la bonne voie. Il y a bien quelques rechutes ici et là. Quelques discours emportés. Mais dans l’ensemble, nous méritons tout de même de nous associer aux reines et aux pequeninos. Et si les descoladores sont moins prédisposés à devenir raman que nous, ceci ne nous donne en aucun cas le droit de les détruire. Cela signifie au contraire que nous avons d’autant plus de raisons de nous montrer patients et de leur montrer la voie. Combien d’années nous a-t-il fallues pour arriver où nous en sommes depuis le temps reculé où nous empilions les crânes de nos ennemis sur les champs de bataille ? Des milliers d’années. Et pendant tout ce temps, nous avions des maîtres pour nous apprendre à changer. Et petit à petit nous avons appris. Apprenons-leur à notre tour – s’ils sont plus ignorants que nous.

— Il nous faudra peut-être des années avant d’apprendre leur langage, dit Ela.

— Le transport ne nous coûte pas cher. Sans vouloir t’offenser, Jane. Nous pouvons envoyer plusieurs équipes se relayer sans que cela soit trop pesant pour qui que ce soit. Nous pourrons ainsi garder un œil sur cette planète. Des pequeninos et des ouvrières de la Reine coude à coude avec les humains. Pendant des siècles, des millénaires. Il n’y a pas urgence.

— Je pense que c’est dangereux, dit Quara.

— Et moi je pense que tu fais preuve du même désir instinctif que nous avons tous et qui a le don de nous mettre dans un sacré pétrin à chaque fois. Tu sais que tu vas mourir, et tu veux que tout soit réglé avant de quitter ce monde.

— Je ne suis quand même pas si âgée ! »

Miro prit la parole. « Il a raison, Quara. Depuis que Marcão n’est plus, l’ombre de la mort t’a toujours suivie. Pensez-y, tous. Les humains sont une espèce à la vie courte. Les reines pensent vivre éternellement. Les pequeninos ont l’espoir de vivre de nombreux siècles dans leur troisième vie. Mais nous, nous sommes constamment pressés. Déterminés à prendre des décisions avant même de nous renseigner, parce que nous voulons agir tout de suite, tant que nous en avons encore le temps.

— Alors ça y est ? dit Quara. On en reste là ? On va laisser ce fléau sur sa planète, à préparer tranquillement ses plans d’attaque tandis que nous l’observerons du ciel ?

— Pas nous, dit Peter.

— C’est vrai. Tu ne fais pas partie de ce projet.

— Moi si. Mais toi, non. Tu vas repartir sur Lusitania, et Jane ne te fera jamais revenir ici. Pas avant que tu aies prouvé sur plusieurs années que tu as réussi à te libérer de tes cauchemars.

— Arrogant fils de pute ! s’écria Quara.

— Tous ceux présents ici savent que j’ai raison. Tu es comme Lands. Trop prompte à prendre des décisions aux conséquences terriblement dangereuses, refusant tout argument qui pourrait te faire changer d’avis. Tu n’es pas la seule, Quara. Mais nous ne pouvons pas laisser de telles personnes s’approcher de cette planète avant d’en savoir plus. Un jour viendra peut-être où toutes les espèces intelligentes arriveront à la conclusion que les descoladores sont bien varelses et méritent la mort. Mais je doute qu’aucun d’entre nous ici, à part Jane, sera vivant le jour où cela se produira.

— Quoi ? Tu penses que je vais vivre éternellement ? demanda Jane.

— Il vaudrait mieux. À moins que Miro et toi n’arriviez à trouver un moyen d’avoir des enfants capables d’envoyer des vaisseaux dans l’espace une fois adultes. » Il la regarda. « Tu peux nous ramener à la maison maintenant ?

— C’est comme si c’était fait. »

Ils ouvrirent la porte, puis quittèrent le vaisseau. Ils foulèrent tous le sol d’une planète qui n’allait finalement pas être détruite.

Tous, sauf Quara.

« Quara ne vient pas avec nous ? demanda Wang-mu.

— Elle a peut-être besoin de rester seule un instant, dit Peter.

— Partez devant, dit Wang-mu.

— Tu penses t’en sortir avec elle ? demanda Peter.

— Je peux toujours essayer. »

Il l’embrassa. « Ça a été dur pour elle. Dis-lui que je suis désolé.

— Tu pourras peut-être le lui dire toi-même plus tard. »

Wang-mu retourna au vaisseau. Quara se trouvait toujours devant son ordinateur. Les dernières données qu’elle regardait avant que Peter et Wang-mu fassent irruption dans le vaisseau étaient encore affichées.

« Quara, dit Wang-mu.

— Laisse-moi. » Sa voix cassée indiquait qu’elle venait de pleurer.

« Tout ce que vient de raconter Peter est vrai.

— C’est ce que tu es venue me dire ? Histoire de remuer le couteau dans la plaie ?

— Sauf que, selon moi, il surestime la race humaine lorsqu’il parle de notre légère amélioration. »

Quara renifla. C’était pratiquement une façon d’acquiescer.

« Parce qu’il me semble que lui et tous ceux qui étaient présents avaient décidé à l’avance que toi, tu étais varelse. À bannir sans circonstances atténuantes. Sans qu’ils fassent le moindre effort pour essayer de te comprendre.

— Oh, ils me comprennent très bien. La petite fille anéantie par la perte de son père bestial mais pourtant adoré. À la recherche perpétuelle de l’image du père. Réagissant toujours face aux autres avec la même rage aveugle qu’elle voyait chez son père. Tu crois que je ne sais pas ce qu’ils ont décidé ?

— Ils t’ont rivé ton clou.

— Ça ne me rend pas justice. J’ai peut-être suggéré de garder le Petit Docteur au cas où on en aurait besoin, mais je n’ai jamais dit qu’il fallait l’utiliser sans tenter le dialogue. Peter s’est contenté de me traiter comme si j’étais un autre amiral Lands.

— Je sais.

— Ouais, c’est ça. Je suis persuadée que tu me prends en pitié et que tu sais qu’il a tort. Allons, Jane nous a déjà dit que vous deux étiez – c’est comment déjà, cette expression débile ? – amoureux.

— Je ne suis pas particulièrement fière de la façon dont Peter t’a traitée. Il a fait une erreur. Ça lui arrive parfois, il lui arrive de me blesser. Toi aussi. Tu viens de le faire à l’instant. Je ne sais pas pourquoi. Mais moi aussi il m’arrive de blesser les gens. Et il m’arrive parfois de faire de terribles choses parce que je suis convaincue d’être dans le vrai. Nous sommes tous comme ça. Une partie de nous est un peu varelse et l’autre un peu raman.

— En voilà une belle philosophie ras-les-pâquerettes de collégienne.

— C’est tout ce que j’ai trouvé. Je n’ai pas été éduquée, moi.

— C’est censé me donner des remords ?

— Dis-moi, Quara. Si tu n’es pas vraiment en train de rejouer le rôle de ton père ou d’essayer de le faire revivre, quelle que soit l’interprétation de tout ça, pourquoi te montres-tu systématiquement aussi agressive envers les autres ? »

Quara finit par faire pivoter son siège pour faire face à Wang-mu. Elle avait effectivement pleuré. « Tu veux vraiment savoir pourquoi j’éprouve continuellement cette fureur incompréhensible ? » Sa voix trahissait encore le mépris. « Tu veux vraiment jouer à la psy avec moi ? Eh bien, ouvre grand tes oreilles. Ce qui me rend si folle de rage, c’est que durant toute mon enfance, mon frère aîné, Quim, me faisait subir des attouchements en secret, et maintenant il est devenu un martyr, on va bientôt en faire un saint et personne ne saura jamais quel être vil c’était, ni les terribles choses qu’il m’a faites. »

Wang-mu resta figée sur place, horrifiée. Peter lui avait raconté l’histoire de Quim. Comment il était mort. Le genre d’homme qu’il était. « Quara, je suis désolée. »

Celle-ci lui lança un regard de mépris. « Tu es vraiment une imbécile. Quim ne m’a jamais touchée, pauvre petite sainte-nitouche. Tu voulais tellement une explication logique à ce qui faisait de moi une pareille salope que tu étais prête à entendre n’importe quoi qui soit un tant soit peu crédible. Tu dois sans doute être encore en train de te demander si mon histoire ne serait pas vraie et si je ne cherche pas à nier tout cela à cause des répercussions que pourrait entraîner une telle merda. Eh bien, tiens-toi bien, fillette. Tu ne me connais pas. Tu ne me connaîtras jamais. Je ne veux pas que tu me connaisses. Je n’ai pas besoin d’une amie, et quand bien même, je ne voudrais pas que ce soit la greluche de Peter qui me fasse cet honneur. Suis-je assez claire ? »

Dans sa vie, Wang-mu avait déjà été battue par des experts et mise plus bas que terre par des champions. Quara était sacrément bonne dans ce domaine, mais pas suffisamment pour que Wang-mu supporte cela sans ciller. « Je constate pourtant qu’après ce déballage de haine envers l’un des membres les plus nobles de ta famille, tu n’as pu me laisser croire jusqu’au bout que c’était vrai. Tu as donc quand même fait preuve d’une certaine loyauté envers un autre, même s’il s’agit d’un mort.

— Tu ne veux vraiment pas voir les choses en face, hein ?

— Je constate aussi que tu continues à me parler, même si tu me méprises et essayes de m’offenser.

— Si tu étais un poisson, tu serais un rémora, tu aimes te coller aux autres et leur pomper la vie.

— Parce que tu pouvais partir d’ici à n’importe quel moment sans avoir à m’écouter alors que j’essaye pathétiquement de sympathiser avec toi. Mais tu n’es pas partie.

— Tu es incroyable. » Quara débloqua sa ceinture de sécurité, quitta son siège et franchit la porte restée ouverte.

Wang-mu la regarda partir. Peter avait raison. Les humains étaient vraiment une des espèces les plus étranges. Toujours la plus dangereuse, la moins raisonnable et la moins prévisible.

Malgré cela, Wang-mu se risqua à quelques prédictions.

Tout d’abord, elle était persuadée que l’équipe de recherche arriverait un jour, d’une manière ou d’une autre, à communiquer avec les descoladores.

Sa deuxième prédiction était un peu plus hasardeuse. Elle tenait plus de l’espoir. Voire du simple désir. Un jour, peut-être, Quara raconterait à Wang-mu la vérité. Un jour, la blessure enfouie de Quara serait guérie. Un jour, elles deviendraient peut-être amies.

Mais ce n’était pas pour aujourd’hui. Il n’y avait pas urgence. Wang-mu essayerait d’aider Quara parce qu’elle paraissait réellement en avoir besoin, et parce que ceux qui l’entouraient depuis si longtemps ne la supportaient plus assez pour vouloir l’aider. Mais aider Quara n’était pas la seule chose, ni même la plus importante, qu’elle ait à accomplir. Épouser Peter, fonder une famille avec lui – tout cela était une plus grande priorité. Puis trouver quelque chose à manger, un verre d’eau, aller aux toilettes – telles étaient les autres priorités de sa vie à ce moment précis.

Je suppose que je ne suis qu’un être humain, après tout, pensa Wang-mu. Et non pas une déesse. Peut-être même simplement un animal. À moitié raman. A moitié varelse. Mais plus raman que varelse, en tout cas dans ses bons jours. Et Peter était comme elle. Tous deux faisaient partie de la même espèce imparfaite, bien déterminés à s’accoupler pour lui ajouter quelques membres de plus. Peter et moi, ensemble, nous appellerons un aiúa de Dehors pour contrôler le petit être que nos corps auront créé, et nous observerons cet enfant se comporter en raman certains jours, et en varelse à d’autres. Il y aura des jours où nous serons de bons parents et d’autres où nous échouerons lamentablement dans ce rôle. Des jours où nous serons désespérément tristes et d’autres où nous baignerons dans le bonheur. Cette perspective ne me déplaît pas.

Загрузка...