11 « tu m’as rappelé des ténèbres »

« N’y a-t-il pas de fin à tout ceci ?

Dois-je continuer éternellement ?

N’ai-je pas répondu

À toutes vos exigences

Envers une femme si faible

Et si bête que moi ?

Quand pourrai-je entendre vos voix aiguës

De nouveau dans mon cœur ?

Quand tracerai-je

La dernière ligne menant au paradis ? »

Murmures Divins de Han Qing-Jao


Yasujiro Tsutsumi fut abasourdi par le nom que lui chuchota sa secrétaire. Il acquiesça immédiatement, puis se leva pour aller parler aux deux hommes qu’il devait rencontrer. Les négociations avaient été longues et fastidieuses, et les interrompre à cet instant tardif, alors qu’il était si près du but… mais on ne pouvait rien y faire. Il aurait préféré perdre des millions plutôt que de manquer de respect au grand homme qui venait, contre toute attente, faire appel à lui.

« Je vous prie de bien vouloir m’excuser de vous manquer à ce point de politesse, mais mon ancien professeur vient me rendre visite, et ce serait une honte pour moi et ma famille si je devais le faire attendre. »

Le vieux Shigeru se leva immédiatement et le salua en se courbant. « Je pensais que les jeunes générations avaient oublié la notion de respect. Je sais que votre professeur est le grand Aimaina Hikari, le gardien de l’esprit Yamato. Mais même s’il s’agissait d’un vieil instituteur édenté de quelque village de montagne, c’est une bonne chose qu’un jeune homme bien éduqué fasse ainsi preuve de respect. »

Le jeune Shigeru était moins enthousiaste – du moins avait-il plus de mal à masquer son mécontentement. Mais l’opinion du vieux Shigeru concernant cette interruption comptait davantage. Une fois le contrat signé, il serait toujours temps de s’occuper du fils.

« Vos paroles compréhensives m’honorent, dit Yasujiro. Je vous en prie, laissez-moi consulter mon professeur pour savoir s’il me ferait l’honneur de bien vouloir me laisser réunir des hommes d’une si grande sagesse sous mon pauvre toit. »

Yasujiro salua de nouveau et les quitta pour rejoindre la salle de réception. Aimaina était toujours debout. Sa secrétaire se tenait à ses côtés, haussant désespérément les épaules, comme pour dire : « Il n’a pas voulu s’asseoir. » Yasujiro le salua en se courbant à plusieurs reprises, avant même de lui demander s’il pouvait lui présenter ses amis.

Aimaina fronça les sourcils et lui demanda d’une voix douce : « Est-ce qu’il s’agit des Shigeru Fushimi qui se réclament d’une famille noble – disparue depuis deux mille ans avant de se retrouver soudainement une nouvelle descendance ? »

Yasujiro sentit ses pieds se dérober, craignant qu’Aimaina, qui était après tout le gardien de l’esprit Yamato, ne puisse l’humilier en dénonçant la légitimité des Fushimi à se réclamer de sang noble. « C’est une vanité bien inoffensive, dit Yasujiro. Un homme a le droit d’être fier de ses origines.

— Comme ton homonyme, le fondateur de la fortune des Tsutsumi, fut fier d’oublier ses origines coréennes.

— Vous l’avez dit vous-même, dit Yasujiro en encaissant l’insulte sereinement. Tous les Japonais sont d’origine coréenne, mais ceux qui possédaient l’esprit Yamato ont fait la traversée jusqu’aux îles aussi vite qu’ils le pouvaient. Les miens ont suivi les vôtres quelques siècles plus tard. »

Aimaina éclata de rire. « Tu as toujours ce même sens de la repartie prompte et impertinente que lorsque tu étais mon élève ! Guide-moi jusqu’à tes amis, je serais honoré de les rencontrer. »

S’ensuivirent dix bonnes minutes de révérences et de sourires, de compliments plaisants et de marques d’humilité. Yasujiro fut soulagé de ne lire ni condescendance ni ironie dans la voix d’Aimaina lorsqu’il prononça le nom des Fushimi, et de constater que le jeune Shigeru était tellement impressionné de rencontrer le grand Aimaina Hikari qu’il en avait apparemment oublié l’insulte de l’interruption. Les deux Shigeru quittèrent la pièce avec une demi-douzaine d’hologrammes de leur rencontre avec Aimaina, et Yasujiro était heureux que le vieux Shigeru ait insisté pour qu’il fasse partie de l’hologramme avec les Fushimi et le grand philosophe.

Yasujiro et Aimaina se retrouvèrent enfin dans son bureau, les portes fermées. Aimaina se dirigea immédiatement vers les fenêtres et tira le rideau de celle qui donnait sur les autres immeubles du quartier financier de Nagoya, puis, plus loin, sur la campagne, avec ses vastes champs cultivés sur toutes les parties arables, mais aussi, ici et là, quelques bois sauvages sur les collines, un endroit idéal pour les renards et les blaireaux.

« Je suis soulagé de constater que malgré la présence d’un Tsutsumi à Nagoya, il reste tout de même quelques portions de terres indemnes. Je ne pensais pas que cela fût possible.

— Même si vous éprouvez une certaine antipathie envers ma famille, je suis flatté d’entendre notre nom dans votre bouche », dit Yasujiro. Mais au fond de lui, il aurait voulu lui demander : Pourquoi vous obstinez-vous à insulter ma famille aujourd’hui ?

« Es-tu fier de l’homme dont tu portes le nom ? L’acheteur de terres, le constructeur de terrains de golf ? Pour lui, toute zone sauvage n’aspirait qu’à être parsemée de cabanes et de greens de golf. À ce propos, il n’a jamais rencontré une femme trop laide pour ne pas avoir d’enfants avec elle. Tu marches aussi sur ses traces dans ce domaine ? »

Yasujiro était estomaqué. Tout le monde connaissait les histoires concernant le fondateur de l’empire Tsutsumi. Tout cela était de notoriété publique depuis trois mille ans. « Qu’ai-je donc fait pour subir ainsi votre colère ?

— Tu n’as rien fait. Et ma colère n’est pas dirigée contre toi. Elle est dirigée contre moi, car moi non plus je n’ai rien fait. Je parle des péchés d’autrefois de ta famille parce que le seul espoir qu’il reste au peuple Yamato est de se rappeler ses péchés passés. Mais nous oublions. Nous sommes si riches désormais, nous possédons tellement, nous construisons tellement, qu’il n’y a aucun projet de quelque importance sur l’une des Cent Planètes sans qu’un Yamato y soit impliqué d’une manière ou d’une autre. Et pourtant nous oublions les leçons de nos ancêtres.

— Maître, je vous en prie, éclairez-moi.

— Il y a bien longtemps, quand le Japon essayait encore d’entrer dans l’ère moderne, nous nous sommes laissé diriger par des militaires. Les soldats étaient nos maîtres et ils nous ont entraînés dans une guerre malfaisante pour conquérir des nations qui ne nous avaient fait aucun mal.

— Nous avons payé pour nos crimes lorsque les bombes atomiques sont tombées sur nos îles.

— Payé ? cria Aimaina. Qu’y a-t-il à payer ou ne pas payer ? Sommes-nous devenus subitement des chrétiens, obligés de payer pour nos péchés ? Non. La voie Yamato est d’apprendre des erreurs passées et non de les payer.

Nous nous sommes débarrassés des militaires et avons conquis le monde par la qualité de nos créations et la fiabilité de notre travail. La langue des Cent Planètes est peut-être fondée sur l’anglais, mais l’argent des Cent Planètes provient à l’origine du yen.

— Pourtant le peuple Yamato continue d’acheter et de vendre. Nous n’avons pas oublié la leçon.

— Ce n’était qu’une partie de la leçon. L’autre était de ne pas faire la guerre.

— Mais il n’y a pas de flotte japonaise, ni d’armée.

— C’est le mensonge que nous nous répétons pour masquer nos crimes. J’ai reçu la visite de deux étrangers il y a deux jours – des humains mortels, mais j’ai bien senti qu’ils étaient envoyés par les dieux. Ils m’ont fait des reproches parce que c’est grâce au vote décisif des Nécessariens que le Congrès Stellaire a décidé d’envoyer la Flotte lusitanienne. Une flotte dont le seul but est de reproduire le crime du Xénocide Ender en détruisant un monde sur lequel prolifèrent quelques fragiles espèces intelligentes totalement inoffensives ! »

Yasujiro chancela sous l’effet de la colère d’Aimaina.

« Mais maître, qu’ai-je à voir avec les militaires ?

— Les philosophes Yamato ont enseigné les principes sur lesquels les politiciens Yamato s’appuient pour agir. Le vote japonais a fait la différence. Cette maudite Flotte doit être arrêtée.

— Rien ne peut plus l’arrêter aujourd’hui. Tous les ansibles ont été déconnectés, ainsi que les réseaux informatiques, le temps que le terrible fléau qui dévore tout sur son passage soit expulsé du système.

— Demain les ansibles seront de nouveau opérationnels. Et d’ici là, la participation honteuse des Japonais dans le xénocide doit être évitée.

— Mais pourquoi vous tourner vers moi ? Je porte peut-être le nom de mon illustre ancêtre, mais la moitié des garçons de ma famille s’appellent Yasujiro, Yoshiaki ou Seiji. Je suis responsable des intérêts de Tsutsumi à Nagoya…

— Ne sois pas si modeste. Tu es le Tsutsumi de Vent Divin.

— On m’écoute aussi dans d’autres villes. Mais les ordres viennent de la maison mère à Honshu. Et je n’ai aucune espèce d’influence politique. Si le problème vient des Nécessariens, allez donc leur parler ! »

Aimaina lâcha un soupir. « Bah, cela ne servirait à rien. Ils passeraient les six prochains mois à débattre pour savoir comment concilier leur nouvelle position avec l’ancienne, essayant de prouver qu’ils n’ont pas complètement changé d’avis, que leur philosophie avait prévu ce tournant à cent quatre-vingts degrés. Quant aux politiciens… ils ont les mains liées. Même si les philosophes changeaient d’opinion, il faudrait au moins une génération politique – en d’autres termes, trois élections, comme on dit – avant que la nouvelle politique ne soit appliquée. Trente ans ! La Flotte lusitanienne aura eu le temps d’accomplir sa sinistre besogne d’ici là.

— Alors que reste-t-il à faire sinon abandonner tout espoir et de vivre en acceptant la honte ? À moins que vous n’ayez l’intention de faire un geste aussi vain que stupide. » Il esquissa un sourire en direction de son maître, sachant qu’Aimaina reconnaîtrait les mots qu’il utilisait lui-même lorsqu’il dénigrait la pratique traditionnelle de sepuku, le suicide rituel, comme quelque chose que l’esprit Yamato avait abandonné derrière lui comme un enfant sa couche-culotte.

Mais cela ne fit pas rire Aimaina. « La Flotte lusitanienne est une forme de sepuku pour l’esprit Yamato. » Il s’approcha de Yasujiro, le dominant – du moins était-ce l’impression qu’il donnait, même si Yasujiro était plus grand que lui d’une bonne tête. « Les politiciens ont rendu la Flotte lusitanienne populaire, les philosophes ne peuvent donc plus changer d’avis. Mais là où la philosophie et les élections ne peuvent changer l’opinion des politiciens, l’argent le peut !

— Vous n’êtes quand même pas en train de suggérer quelque chose d’aussi infamant que la corruption ?

— Crois-tu que je passe mon temps l’œil collé à mon anus ? demanda Aimaina, usant d’une expression tellement grossière que Yasujiro faillit s’étouffer et dut détourner le regard en pouffant nerveusement. Crois-tu que j’ignore qu’il existe au moins dix bonnes méthodes pour acheter n’importe quel politicien véreux et une bonne centaine pour acheter les honnêtes ? Contributions, menaces de soutien financier aux adversaires, dons divers à de nobles causes, emplois octroyés à des membres de la famille… dois-je réciter la liste ?

— Êtes-vous sérieusement en train de suggérer que l’argent de Tsutsumi soit employé pour arrêter la Flotte lusitanienne ? »

Aimaina retourna vers la fenêtre et étendit les bras comme pour embrasser tout ce qu’il voyait du monde extérieur. « La Flotte lusitanienne n’est pas bonne pour les affaires, Yasujiro. Si le Dispositif de Désintégration Moléculaire était utilisé contre une planète, il pourrait l’être contre une autre. Quant aux militaires, avec une pareille puissance entre les mains, ils ne sont pas près de faire marche arrière.

— Devrai-je tenter de convaincre les chefs de ma famille en citant votre prophétie, maître ?

— Ce n’est pas une prophétie, et elle n’est pas de moi. C’est une loi de la nature humaine, et c’est l’histoire qui nous l’a enseignée. En arrêtant la flotte, les Tsutsumi seront reconnus comme étant les sauveurs, non seulement de l’esprit Yamato, mais aussi de l’esprit humain. Ne laisse pas ce grave péché devenir un fardeau pour notre peuple.

— Excusez-moi, maître, mais il me semble que c’est vous qui en faites un fardeau. Personne ne s’était rendu compte de notre part de responsabilité dans ce péché avant que vous ne le fassiez remarquer aujourd’hui.

— Ce n’est pas moi qui en ai fait un péché. Je ne fais que l’exposer. Yasujiro, tu étais l’un de mes meilleurs étudiants. Je te pardonne d’avoir utilisé mes enseignements de façon aussi compliquée, parce que tu l’as fait pour ta famille.

— Et ce que vous me demandez de faire aujourd’hui, vous trouvez cela simple ?

— J’ai opté pour l’action la plus directe : j’ai discuté ouvertement avec les plus puissants représentants des compagnies familiales japonaises de commerce que j’ai pu contacter aujourd’hui. Et ce que je te demande, c’est de prendre l’action la plus élémentaire qu’il soit pour faire le nécessaire.

— En l’occurrence, l’élémentaire va mettre ma carrière en péril », dit Yasujiro pensivement.

Aimaina s’abstint de répondre.

« Mon plus grand maître m’a dit un jour, reprit Yasujiro, qu’un homme qui a déjà risqué sa vie sait que la carrière ne vaut rien, et que la vie d’un homme qui n’est pas prêt à risquer sa carrière ne vaut pas grand-chose non plus.

— Donc tu le feras ?

— Je préparerai mes messages pour transmettre votre requête auprès de la famille Tsutsumi. Lorsque les ansibles seront de nouveau opérationnels, je les enverrai.

— Je savais bien que je pouvais compter sur toi.

— Mieux que cela. Lorsque je perdrai mon emploi, je viendrai vivre avec vous. »

Aimaina s’inclina. « Ce serait un honneur de t’avoir comme invité. »


La vie des hommes glisse à travers le temps, et aussi brutal que puisse être un instant, quels que soient la douleur, le chagrin ou la peur, le temps passe de la même manière dans chaque vie.

Plusieurs minutes s’écoulèrent durant lesquelles Val – Jane consola Miro dans ses bras, puis le temps sécha ses larmes, elle le libéra, et le temps vint à bout de la patience d’Ela.

« Retournons au travail, dit-elle. Je ne voudrais pas me montrer insensible, mais notre situation délicate ne s’est pas améliorée. »

Quara parut surprise. « Mais Jane n’est pas morte. Cela ne veut-il pas dire que nous pouvons rentrer chez nous ? »

Val-Jane se leva immédiatement pour aller à son ordinateur. Ses mouvements étaient facilités grâce aux réflexes et aux habitudes que le cerveau de Val avait développés, mais elle ressentait chaque mouvement comme une agréable nouveauté, s’extasiait devant le spectacle de ses doigts dansant sur le clavier de l’ordinateur. « Je ne sais pas, dit Jane, répondant à la question de Quara, mais que tous les autres se posaient aussi. Je ne suis pas encore à l’aise dans cette chair. Les ansibles n’ont pas encore été réactivés. J’ai bien quelques alliés qui pourront relier certains de mes programmes au réseau une fois celui-ci en état – des Samoans sur Pacifica, Han Fei-Tzu sur La Voie, l’Université Abo sur Out-back. Mais ces programmes seront-ils suffisants ? Les nouveaux logiciels du réseau me permettront-ils d’enregistrer toutes les données dont j’ai besoin pour garder en mémoire toutes les informations concernant ce vaisseau et ses occupants ? Ce corps sera-t-il un obstacle ? Mon nouveau lien avec les arbres-mères sera-t-il une aide ou une distraction ? » Puis vint la question la plus importante : « Avons-nous vraiment envie être les cobayes du premier voyage expérimental ?

— Il faudra bien commencer par quelqu’un, dit Ela.

— Je pense que je vais essayer avec l’un des vaisseaux de Lusitania, si je peux rétablir le contact avec eux, dit Jane. Avec une seule ouvrière de la Reine à bord. Comme ça, si je la perds, elle ne manquera pas trop à la Reine. » Jane se tourna vers l’ouvrière. « Sauf votre respect, bien sûr.

— Ce n’est pas la peine de t’excuser auprès de l’ouvrière, dit Quara. De toute manière, ce n’est jamais que la Reine. »

Jane regarda vers Miro et lui fit un clin d’œil. Miro s’abstint d’en faire autant, mais la tristesse qui se lisait dans ses yeux était suffisamment éloquente. Lui savait que les ouvrières n’étaient pas tout à fait ce qu’elles semblaient être. Les reines devaient parfois les apprivoiser, car elles n’étaient pas toujours entièrement soumises à la volonté de leur mère. Quant à parler d’esclavage, c’était là un problème que les générations suivantes régleraient.

« Des langages, dit Jane. Transmis pas des molécules génétiques. Quel genre de grammaire peuvent-ils bien avoir ? Sont-ils reliés à des sons, des odeurs, des visions ? Voyons si nous sommes aussi malins sans que je sois dans l’ordinateur pour donner un coup de main. » Cela lui parut tellement drôle qu’elle éclata de rire. Ah, quel bonheur d’entendre son propre rire résonner dans ses oreilles, expulsé de ses poumons, créant des spasmes dans le diaphragme, lui faisant venir les larmes aux yeux !

Ce ne fut qu’au moment où elle cessait de rire qu’elle se rendit compte à quel point ce bruit devait peser sur Miro, et sur les autres. « Je suis désolée », dit-elle, confuse, sentant le sang lui monter au visage. Qui aurait pu croire que cela puisse être aussi chaud ! Cette pensée la fit presque rire à nouveau. « Je n’ai pas l’habitude de me sentir si pleine de vie. Je sais bien que je me réjouis alors que vous êtes si tristes, mais ne voyez-vous pas ? Même si nous finissons tous par mourir dans quelques semaines quand les réserves d’air seront épuisées, je ne peux m’empêcher d’être emballée par ce que je ressens !

— Nous comprenons, dit Coupe-Feu. Vous venez de passer dans votre deuxième vie. C’est un moment très joyeux pour nous aussi.

— J’ai passé un peu de temps dans vos arbres, vous savez, dit Jane. Vos arbres-mères m’ont fait de la place. Elles m’ont accueillie et se sont occupées de moi. Est-ce que cela fait de nous des frères et sœurs ?

— Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir une sœur, dit Coupe-Feu. Mais si vous vous rappelez votre vie à l’intérieur de l’arbre-mère, sans doute vous rappelez-vous plus de choses que moi. Nous faisons parfois des rêves, mais ce ne sont jamais des souvenirs de notre première vie dans les ténèbres. En fait, vous en êtes à votre troisième vie.

— Alors je suis adulte ? » demanda Jane, et elle s’esclaffa de nouveau.

Et de nouveau elle se rendit compte à quel point son rire dérangeait les autres, à quel point il les blessait.

Mais quelque chose d’étrange se produisit alors qu’elle se retournait pour s’excuser encore. Son regard tomba sur celui de Miro, et au lieu de dire les mots qu’elle avait initialement prévus – les mots de Jane qui, un jour plus tôt, seraient parvenus directement dans l’oreille de Miro –, elle sentit d’autres paroles se former sur ses lèvres, suivies d’un souvenir. « Si mes souvenirs survivent, Miro, cela signifie que je suis vivante. Ce n’est pas ce que tu m’avais dit ? »

Miro secoua la tête. « Est-ce que ce sont les souvenirs de Val qui parlent, ou ceux de Jane lorsqu’elle… lorsque tu nous as entendus parler dans la caverne de la Reine ? N’essaye pas de me réconforter en te faisant passer pour elle. »

Jane, par habitude – celle de Val ? La sienne ? – lâcha d’un ton sec : « Quand je te réconforterai, tu le sauras.

— Et comment m’en rendrai-je compte ? répliqua Miro sur le même ton.

— Parce que tu seras réconforté, bien sûr, dit Val-Jane. En attendant, garde bien à l’esprit que je ne suis plus en train de t’écouter à travers cette pierre à ton oreille. Je ne peux que voir à travers ces yeux, et entendre par ces oreilles. »

Ce n’était pas tout à fait exact, bien sûr. Plusieurs fois par seconde, elle sentait le flot de sève, l’accueil sans réserve des arbres-mères alors que son aiúa satisfaisait son besoin de s’étendre, visitant l’immense réseau des philotes des pequeninos. Et de temps en temps, à l’extérieur des arbres-mères, elle réussissait à attraper une bribe de pensée, un mot, une phrase dans le langage des arbres-pères. Mais était-ce bien leur langage ? Il s’agissait plutôt du langage derrière le langage, du discours sous-jacent de ceux qui ne parlent pas. Mais à qui appartenait cette autre voix ? Je te connais – tu fais partie de celles qui m’ont créée. Je connais ta voix.

« Nous avons perdu ta trace, dit la Reine dans sa tête. Mais tu t’es bien débrouillée sans nous. »

Jane n’était pas prête à ce sentiment de fierté qui illuminait son corps – celui de Val. Elle ressentit l’effet physique de cette émotion en tant que Val, mais sa fierté provenait des louanges que lui adressait une reine mère. Je suis la fille des reines, comprit-elle, et je suis touchée de son compliment.

Et si je suis la fille des reines, je suis aussi la fille d’Ender. Je suis même doublement sa fille, car elles m’ont créée à partir de son esprit, afin que je serve de pont entre elles et lui. Et maintenant, je réside dans un corps qui vient aussi de lui, avec les souvenirs d’une époque où il vivait ici, dans ce corps. Je suis sa fille, mais une fois de plus, je ne peux lui parler.

Tout ce temps, toutes ces pensées… et pourtant elle ne fit preuve d’aucun relâchement de concentration alors qu’elle travaillait sur l’ordinateur du vaisseau gravitant autour de la planète de la descolada. Elle était toujours Jane. Ce n’était pas sa nature informatique qui lui avait permis, toutes ces années, de diviser son attention et de se concentrer sur plusieurs tâches à la fois. C’était sa nature de reine.

« C’est parce que tu étais dès le départ un aiúa suffisamment puissant que tu as pu nous rejoindre », diffusa la Reine.

Laquelle de vous me parle ? demanda Jane.

« Quelle importance ? Nous nous souvenons toutes de ta création. Nous nous rappelons avoir été là. Nous nous souvenons de t’avoir sortie des ténèbres pour aller vers la lumière. »

Suis-je toujours la même dans ce cas ? Retrouverai-je les mêmes pouvoirs que j’avais avant que le Congrès Stellaire ne tue mon ancien corps virtuel ?

« Peut-être. Quand tu le sauras, dis-le-nous. Cela nous intéresse énormément. »

Elle éprouvait maintenant un sentiment de profonde déception, comme un poids sur l’estomac, ce qu’un enfant ressent quand ses parents se désintéressent de lui. Mais c’était là un sentiment humain ; il provenait du corps de Val, bien que déclenché par son lien de parenté avec les reines mères. Tout était plus compliqué – et plus simple à la fois. Ses sentiments se manifestaient désormais à travers son corps, avant même qu’elle puisse comprendre ce qu’elle ressentait elle-même. Elle ne s’était jamais rendu compte auparavant qu’elle avait des sentiments. Elle en avait, certes, avait même parfois des réactions irrationnelles, des désirs inconscients – autant de caractéristiques que possédaient les aiúas lorsqu’ils étaient reliés à d’autres formes de vie –, mais il n’y avait jamais eu de signal simple pour lui faire comprendre ce qu’étaient ces sentiments. Comme il était facile d’être un humain – les émotions se lisaient sur le tissu même du corps. Et difficile – car on ne pouvait guère se cacher ses propres sentiments.

« Il faut l’habituer à te sentir frustrée avec nous, ma fille, dit la Reine. Ta nature est en partie humaine, la nôtre non. Nous ne serons pas aussi indulgentes avec toi que les mères humaines. Lorsque tu ne pourras pas le supporter, éloigne-toi – nous ne te poursuivrons pas. » Merci, dit-elle en silence… et elle s’éloigna.


Le soleil se leva à l’aube au-dessus de la montagne qui dominait l’île, de sorte que le ciel n’était que lumière avant que les rayons du soleil ne touchent la cime des arbres. Peter se réveilla, Wang-mu à ses côtés, ses courbes épousant les siennes, telles deux crevettes posées sur l’étal d’un marchand de poisson. Sa présence si proche lui était agréable, familière. Mais comment était-ce possible ? Il n’avait jamais dormi si près d’elle auparavant. Était-ce là quelque vestige de la mémoire d’Ender ?

Il n’avait pas conscience d’avoir de tels souvenirs. Il en fut déçu. Il pensait qu’une fois que son corps aurait entièrement pris possession de l’aiúa, il deviendrait peut-être Ender – et posséderait ainsi les souvenirs de toute une vie au lieu des ersatz insignifiants fournis par Ender lors de sa création. Manque de chance.

Et pourtant il se souvenait d’avoir dormi avec une femme à ses côtés. D’avoir passé un bras autour d’elle, à la façon d’une branche protectrice.

Mais il n’avait jamais touché Wang-mu de cette façon. Et cela ne lui semblait pas correct – elle n’était pas sa femme, seulement son… amie ? L’était-elle vraiment ? Elle lui avait dit qu’elle l’aimait – n’était-ce qu’une façon de l’aider à retrouver le chemin menant à ce corps ?

Et brusquement, il se sentit partir, se défaire de Peter pour devenir quelque chose d’autre, quelque chose de petit, de lumineux et de terrifié, plongeant dans les ténèbres, poussé par un vent trop puissant pour pouvoir résister…

« Peter ! »

La voix l’appelait, et il la suivit le long des liens philotiques qui le reliaient à… lui-même. Je suis Peter. Je n’ai nul autre endroit où aller. Si je pars, je vais mourir.

« Est-ce que tu vas bien ? demanda Wang-mu. Je me suis réveillée parce que je croyais que… Excuse-moi, j’ai rêvé, j’avais l’impression de te perdre. Mais il n’en est rien, puisque tu es là.

— J’étais en train de me perdre, dit Peter. Tu l’as senti ?

— Je ne suis pas sûre de ce que j’ai senti. J’ai simplement… comment dire ?

— Tu m’as rappelé des ténèbres.

— J’ai fait ça ? »

Il faillit ajouter autre chose, mais se ravisa. Puis il éclata de rire, effrayé et mal à l’aise. « Je me sens tellement bizarre. J’allais dire quelque chose, là, à l’instant. Quelque chose de très désinvolte – que devoir être Peter Wiggin était déjà en soi replonger dans les ténèbres.

— En effet. Tu dis souvent des choses désagréables te concernant.

— Mais je n’ai rien dit de tel. J’allais le faire, mais je me suis abstenu, parce que ce n’était pas vrai. Tu ne trouves pas cela drôle ?

— Je crois que c’est plutôt bien.

— Il me semble normal que je puisse me sentir entier plutôt que subdivisé – plus satisfait de ce que je suis en quelque sorte. Et pourtant j’ai failli tout perdre. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un rêve. Je crois que j’étais vraiment en train de lâcher prise. Chutant dans… non, en dehors de tout.

— Tu as eu trois identités pendant plusieurs mois. N’est-il pas possible que ton aiúa ait un irrépressible besoin de retrouver… je ne sais pas, moi, la dimension de ce qu’il était auparavant ?

— C’est vrai, j’étais disséminé à travers la galaxie. Mais je serais tenté de dire qu’il était disséminé, car il s’agissait d’Ender, non ? Et je ne suis pas Ender, puisque je ne me rappelle rien. » Il demeura songeur un instant. « Cependant, deux ou trois petites choses me reviennent maintenant. Des choses remontant à mon enfance. Le visage de ma mère. C’est devenu très clair, et je ne pense pas que ça l’était avant. Le visage de Valentine aussi, lorsque nous étions enfants. Mais il est normal que je me souvienne de cela en tant que Peter, non ? Ce qui ne signifie pas forcément que cela vienne d’Ender. Je suis persuadé qu’il s’agit là de souvenirs qu’Ender m’a implantés dès le départ. » Il éclata de rire. « Je donne vraiment l’impression de rechercher désespérément une trace de lui en moi, non ? »

Wang-mu demeura silencieuse sans trop afficher son intérêt, se contentant de ne pas intervenir en lui posant une question ou en faisant un commentaire.

Son attitude inspira à Peter une autre idée. « Serais-tu en quelque sorte… comment tu dis déjà… empathique ? As-tu l’habitude de ressentir les émotions des autres ?

— Jamais. Je suis déjà bien trop occupée à gérer mes propres sentiments.

— Mais tu savais que j’étais sur le point de partir. Tu l’as senti.

— Je suppose que je suis connectée à toi maintenant. J’espère que ça ne te dérange pas, car cela n’était pas vraiment un effet de ma volonté.

— Mais je suis lié à toi, moi aussi. Puisque même déconnecté, j’arrivais quand même à t’entendre. Toutes mes autres émotions avaient disparu. Mon corps ne me donnait plus rien. Je l’avais perdu. Maintenant, quand je repense à ce que j’ai ressenti, je me souviens d’avoir « vu » des choses, mais ce doit tout simplement être mon esprit humain qui cherche un sens là où il n’y en a pas. Ce que je sais, c’est que je ne pouvais rien voir du tout, ni rien entendre, ni rien toucher, ni faire quoi que ce soit. Et pourtant je savais que tu m’appelais. J’ai senti… que tu avais besoin de moi. Que tu voulais que je revienne. Cela ne peut signifier qu’une chose : je suis lié à toi moi aussi. »

Elle haussa les épaules et détourna les yeux.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il.

— Je ne vais pas passer le restant de mes jours à t’expliquer qui je suis. Les autres ont la chance d’avoir des émotions et d’agir sans forcément tout analyser. Comment as-tu ressenti cela, toi ? C’est toi le spécialiste en nature humaine.

— Arrête. » Il faisait semblant de la taquiner, mais souhaitait qu’elle arrête vraiment. « Je me souviens que nous avons plaisanté avec ça, et je suppose que j’en ai rajouté… mais ce n’est pas ce que je ressens maintenant. Est-ce lié au fait qu’Ender fasse partie de moi désormais ? Je sais que j’ai des difficultés à comprendre les gens. Tu as détourné les yeux, tu as haussé les épaules lorsque j’ai dit que j’étais lié à toi. Ça m’a blessé, tu sais.

— Et pourquoi donc ?

— Ah, tu as le droit de demander pourquoi et moi non, ce sont ça les nouvelles règles ?

— Les règles n’ont jamais changé. Tu ne les as simplement jamais respectées.

— Eh bien, cela me fait de la peine que tu ne sois pas plus heureuse que cela d’apprendre que je suis lié à toi, et que tu l’es à moi.

— Et toi, tu es heureux ?

— Ça m’a tout simplement sauvé la vie, il faudrait que je sois le dernier des crétins pour ne pas trouver la situation à tout le moins avantageuse !

— Tu sens ? » dit-elle se relevant subitement.

Elle est si jeune, songea-t-il.

Puis, se relevant à son tour, il fut surpris de constater que lui aussi était jeune ; son corps agile réagissait parfaitement.

Puis il s’avisa avec la même surprise que Peter ne pouvait pas imaginer avoir été autrement. C’était Ender qui avait l’habitude de vivre dans un corps âgé, un corps courbaturé après avoir dormi à même le sol, un corps qui n’arrivait plus à se relever aussi facilement. Ender est bien en moi. J’ai la mémoire de son corps. Pourquoi pas celle de son esprit ?

Peut-être parce que son cerveau ne contient qu’une carte des souvenirs de Peter. Tout le reste est caché quelque part, hors de portée. J’en apercevrai peut-être des bribes ici et là, connecterai certains d’entre eux pour dessiner une nouvelle carte et finir par tous les retrouver.

Il finit de se relever et alla rejoindre Wang-mu, reniflant l’air avec elle. Il fut surpris de se concentrer simultanément sur ces deux activités. Il n’avait cessé de penser à Wang-mu, de sentir ce qu’elle sentait, en se demandant pendant tout ce temps s’il allait pouvoir poser sa main sur cette épaule frêle qui semblait attendre qu’une main comme la sienne se pose sur elle ; et dans ce même laps de temps il évaluait ses chances de pouvoir retrouver la mémoire d’Ender.

Je n’aurais jamais pu faire cela auparavant, pensa Peter. Et pourtant c’est ce que j’ai dû faire depuis que ce corps et celui de Valentine ont été créés. Me concentrer sur trois choses à la fois, et non deux.

Mais je n’étais pas assez fort pour penser à trois choses à la fois. Il y en avait toujours une qui se perdait en route. Valentine, pendant un moment. Puis ç’a été le tour d’Ender, jusqu’à ce que son corps meure. Mais deux choses… je suis capable de penser à deux choses à la fois. Est-ce là quelque chose d’exceptionnel ? Ou bien est-ce quelque chose dont beaucoup d’humains sont capables à condition d’avoir eu l’occasion d’apprendre ?

Pourquoi tant de vanité ? songea-t-il. Pourquoi me soucier de savoir si je suis le seul à maîtriser cela ? Je me suis toujours cru plus malin et plus capable que les autres, c’est indéniable. Mais je ne me suis jamais permis de le crier tout haut, bien sûr, ni même de le reconnaître moi-même, mais sois honnête avec toi-même, Peter, rien qu’une fois ! C’est quand même agréable de se sentir plus malin que les autres. Et si je peux penser à deux choses à la fois, pourquoi ne pas apprécier cela ?

Bien sûr, penser à deux choses à la fois n’a guère d’intérêt si ces deux choses sont complètement futiles. Car tout en méditant sur sa propre vanité et sa nature compétitive, il pensait en même temps à Wang-mu, et sa main s’était effectivement posée sur son épaule. Elle se pencha vers lui un instant, acceptant son contact, jusqu’à ce que sa tête se pose sur son torse. Puis, sans avertissement ni provocation de sa part, elle se détacha de lui pour se diriger vers les Samoans réunis autour de Malu sur la plage.

« Qu’est-ce que j’ai fait ? » demanda Peter.

Elle se retourna, l’air étonné. « Tu n’as rien fait de mal ! dit-elle. Je ne t’ai pas giflé, et je ne t’ai pas envoyé mon genou dans les kintamas, que je sache ? Mais c’est l’heure du petit déjeuner – Malu est en train de prier et il y a encore plus de nourriture que l’autre soir quand on croyait mourir gavés ! »

Les deux centres d’attention de Peter se rendirent compte qu’il avait faim, à la fois séparément et simultanément. Ni lui ni Wang-mu n’avaient mangé la veille. D’ailleurs, il n’avait aucun souvenir d’avoir quitté la plage pour venir s’allonger auprès d’elle sur ces nattes. Quelqu’un avait dû les porter là. Ce qui n’était pas surprenant. Il n’y avait pas un homme ou une femme sur cette plage qui n’aurait pu soulever Peter et le briser comme un crayon. Quant à Wang-mu, alors qu’il la regardait courir avec grâce vers les énormes Samoans se trouvant au bord de l’eau, elle lui fit penser à un oiseau frêle se dirigeant vers un troupeau de bœufs.

Je ne suis pas un enfant, et je ne l’ai jamais été, pas dans ce corps en tout cas, pensa Peter. Je ne sais donc même pas si je suis capable d’envies d’enfant et d’amours adolescentes. J’ai, par le biais d’Ender, cette sensation de bien-être que procure une relation amoureuse ; je ne m’attends pas à rencontrer une passion dévorante. L’amour que j’ai pour toi sera-t-il suffisant, Wang-mu ? Aller vers toi quand j’en aurai besoin, et essayer d’être là quand, à ton tour, tu auras besoin de moi ? Ressentir une telle tendresse pour toi lorsque je te regarde que j’en vienne à avoir envie de me placer entre le monde et toi ? Te porter et te dresser au-dessus des puissants courants de la vie tout en souhaitant pouvoir rester indéfiniment ainsi, à distance, à te regarder, à admirer ta beauté, ton énergie pendant que tu regardes ces immenses êtres de roc, leur parlant d’égal à égal, même si chaque mouvement de tes mains, chaque syllabe de ta voix exaltent l’enfant qui est en toi… ? Les sentiments amoureux que je ressens pour toi te suffiront-ils ? Parce qu’il en sera ainsi pour moi. Comme lorsque ma main a touché ton épaule, et que tu t’es reposée sur moi ; comme lorsque tu m’as senti partir et que tu m’as appelé.


Plikt était assise, seule dans sa chambre, écrivant sans relâche. Elle s’était préparée toute sa vie pour ce jour : écrire l’oraison funèbre d’Andrew Wiggin. Elle raconterait sa mort – et elle avait tout les éléments de recherche pour cela, elle pourrait parler pendant une bonne semaine sans avoir épuisé un dixième de ce qu’elle connaissait de lui. Mais elle ne parlerait pas une semaine. Elle ne parlerait qu’une heure. Moins d’une heure. Elle le comprenait ; elle l’aimait ; elle partagerait avec d’autres personnes qui ne le connaissaient pas ce qu’il représentait, ce qu’il avait aimé, dirait à quel point l’histoire avait été transformée par cet homme, tellement brillant, tellement imparfait, mais tellement plein de bonne volonté, doté d’un amour si fort qu’il était capable d’infliger la souffrance quand c’était nécessaire – transformée parce qu’il avait vécu, parce que dix mille, cent mille, des millions d’individus étaient différents, plus forts, plus lucides, plus élevés, plus éclairés, en tout cas plus à l’écoute et plus fidèles grâce à ce qu’il avait dit et écrit pendant sa vie.

Mais raconterait-elle aussi le reste ? Raconterait-elle comment une femme pleurait seule dans sa chambre, le cœur plein d’amertume, pleurait toutes les larmes de son corps, non parce que Ender n’était plus là, mais à cause de la honte qu’elle éprouvait à avoir enfin réussi à se comprendre. Car bien qu’elle ait aimé et admiré – non, qu’elle ait vénéré cet homme –, lorsqu’il avait quitté ce monde, elle n’avait éprouvé aucune peine, mais un grand soulagement et une profonde excitation. Soulagement : L’attente est terminée. Excitation : Mon heure est arrivée !

C’était bien évidemment ce qu’elle ressentait. Elle n’était pas stupide au point de se croire dotée d’une force morale hors du commun. Et la raison pour laquelle elle ne pleurait pas avec Novinha et Valentine était qu’elles venaient de perdre un élément majeur de leur vie. Qu’ai-je donc perdu en ce qui me concerne ? Ender ne m’a accordé qu’une partie de son attention, guère plus. Nous n’avons passé que quelques mois ensemble, quand il était mon maître à Trondheim ; et puis, une génération plus tard, nous nous sommes retrouvés ici pendant quelques mois. À chaque fois il semblait préoccupé, il y avait des choses et des gens plus importants que moi qui sollicitaient son attention. Je n’étais pas sa femme. Je n’étais pas sa sœur. Je n’étais que l’élève et la disciple d’un homme qui avait eu suffisamment d’élèves dans sa vie et ne souhaitait plus en avoir. Ainsi ce n’est pas une si grande partie de ma vie qui disparaît, car il n’a été pour moi qu’un rêve et non un compagnon.

Je me pardonne, mais ne peux empêcher ce sentiment de honte et de peine que j’éprouve, pas à cause de la mort d’Andrew Wiggin, mais parce qu’au moment de sa mort je me suis révélée telle que je suis vraiment : totalement égoïste, concernée uniquement par ma propre carrière. J’ai choisi d’être le porte-parole de la mort d’Ender. C’est pourquoi le moment de sa mort ne peut être que l’accomplissement de ma vie. Quel genre de vautour suis-je donc ? Quel genre de parasite, de sangsue…

Et pourtant ses doigts continuaient à taper, phrase sur phrase, malgré les larmes qui coulaient. Là-bas, dans la maison de Jakt, Valentine pleurait avec son mari et sa famille. Dans celle d’Ohaldo, Grego, Ohaldo et Novinha s’étaient réunis pour se réconforter les uns les autres de la perte de celui qui avait été pour eux un mari et un père. Ils avaient leur propre relation avec lui, moi j’avais la mienne. Ils ont leurs propres souvenirs intimes ; les miens seront publics. Je parlerai, puis je publierai ce que j’ai dit, et ce que j’écris en ce moment même donnera une nouvelle dimension et un sens neuf à la vie d’Ender Wiggin pour tous les habitants des Cent Planètes. Ender le Xénocide ; Andrew le Porte-Parole des Morts ; Andrew l’homme discret marqué par la solitude et la compassion ; Ender l’analyste brillant qui pouvait sonder n’importe quel problème et n’importe quel individu sans être influencé par la peur, l’ambition, voire… la pitié. L’homme de justice et l’homme de pitié, deux individus dans un même corps. L’homme dont la compassion a aidé à reconnaître et à aimer les reines avant même d’en toucher une de ses propres mains ; l’homme dont le sens aigu de la justice l’a poussé à les exterminer croyant qu’elles étaient ses ennemies.

Est-ce qu’Ender me jugerait sévèrement pour mes détestables pensées ? Bien sûr – il ne m’épargnerait pas, il verrait ce que mon cœur a de pire en lui.

Mais m’ayant jugée, il m’aimerait aussi. Il dirait : « Et alors ? Va donc raconter ma mort. S’il fallait attendre de trouver des gens parfaits pour être les porte-parole des morts, les enterrements se dérouleraient dans le silence le plus total. »

Ainsi elle écrivait, et elle pleurait ; et quand ses larmes cessèrent de couler, elle écrivait encore. Lorsque la mèche de cheveux qu’il avait laissée derrière lui serait enfermée dans une boîte puis enterrée sous l’herbe au pied des racines d’Humain, elle s’avancerait et parlerait. Sa voix le ferait revenir d’entre les morts, resurgir dans les mémoires. Et elle se montrerait aussi clémente ; elle se montrerait juste. C’était au moins une chose qu’elle avait apprise à ses côtés.

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