« Mon père m’a dit un jour
Qu’il n’y avait pas de dieux,
Mais seulement les manipulations cruelles
De gens malfaisants
Qui prétendent que leur pouvoir est bon
Et qu’il n’en ressort que de l’amour.
Mais si les dieux n’existent pas,
Pourquoi éprouvons-nous le besoin de croire en eux ?
Ce n’est pas parce que des menteurs malfaisants
Se trouvent entre eux et nous
Et nous empêchent de les voir
Que le halo lumineux
Qui enveloppe chaque menteur
Ne représente pas les contours d’un dieu, attendant
Que nous trouvions notre chemin à travers le mensonge. »
« Ça ne marche pas, dit La Reine.
— Pouvons-nous faire autre chose ? demanda Humain. Nous avons le réseau le plus puissant qui soit. Nous nous sommes connectés aux reines et entre nous de façon complètement inédite, au point de trembler comme si un vent chatoyant nous faisait danser tout en illuminant nos feuilles de la lumière du soleil. Et cette lumière, c’est toi et tes filles, et tout l’amour que nous avons pour nos petites mères et nos chers arbres-mères muets, nous te l’offrons à toi, notre Reine, notre sœur, notre mère, notre femme la plus chère. Comment Jane pourrait-elle ne pas voir ce que nous avons accompli et ne pas vouloir en faire partie ?
— Elle n’arrive pas à trouver le chemin qui mène jusqu’à nous. Il y a un peu de nous en elle, mais elle nous a tourné le dos depuis longtemps pour aller vers Ender, à qui elle appartenait. Elle était le pont qui nous reliait à lui. Maintenant, il est son seul pont vers la vie.
— De quel genre de pont peut-il s’agir ? Il est lui-même en train de mourir.
— Sa partie la plus vieille est en train de mourir. Mais rappelle-toi, c’est celui qui vous a le plus aimé et le mieux compris, vous autres pequeninos. Le corps mourant de sa jeunesse ne pourrait-il pas donner un arbre pour le faire passer dans sa troisième vie, comme il l’a fait avec toi ?
— Je ne comprends pas ton plan. » Mais derrière cette interrogation, un autre message subconscient arrivait jusqu’à elle : « Chère Reine bien-aimée », disait-il, et elle entendait : « Ma tendre et sainte Reine. »
« Je n’ai pas de plan, dit-elle. Seulement un espoir.
— Alors parle-moi de cet espoir.
— Ce n’est qu’un rêve d’espoir. Une simple intuition de rêve d’espoir.
— Explique-toi.
— Elle était le pont qui nous reliait à Ender. Celui-ci ne pourrait-il pas être désormais le pont la reliant à nous ? Elle a passé sa vie, hormis ces dernières années, à suivre le cœur d’Ender, à écouter ses pensées les plus secrètes, laissant son aiúa donner un sens à sa propre existence. S’il l’appelle, elle l’entendra, même si elle ne nous entend plus. Et cela l’attirera vers lui.
— Vers le corps qu’il occupe le plus en ce moment. Le corps de la jeune Valentine. Ils risquent de se battre involontairement pour l’avoir. Ils ne peuvent pas régner tous les deux sur le même royaume.
— Voilà pourquoi mon espoir est si infime. Mais Ender t’a aimé toi aussi – toi, l’arbre-père Humain, et tous les autres pequeninos, les arbres-pères, femmes et sœurs, les arbres-mères, vous tous, même les arbres de bois des pequeninos qui n’ont jamais été des pères mais ont déjà été des fils, il vous aimait et vous aime toujours. Ne peut-elle suivre ce lien philotique pour rejoindre notre réseau à travers vous ? Et ne peut-elle pas ensuite le suivre pour arriver jusqu’à nous ? Nous pouvons la contenir, nous pouvons contenir tout ce que la jeune Valentine ne peut contenir.
— Alors Ender doit vivre pour pouvoir l’appeler.
— C’est aussi pourquoi mon espoir n’est que l’ombre furtive d’un minuscule nuage passant devant le soleil, car il doit l’appeler et la faire venir jusqu’à lui, puis lui échapper et la laisser vivre en paix dans la jeune Valentine.
— Il doit donc mourir pour la sauver.
— Il doit mourir en tant qu’Ender. Il doit mourir en tant que Valentine. Mais ne peut-il pas trouver son chemin jusqu’à Peter et vivre dans son corps ?
— C’est la partie de lui-même qu’il déteste. Il me l’a dit.
— C’est surtout celle qui lui fait peur. Mais ne la craint-il pas parce que c’est aussi la plus puissante ? Le plus puissant de ses visages ?
— Comment peux-tu dire que la partie la plus puissante d’un homme aussi bon qu’Ender est la plus destructrice, la plus ambitieuse, la plus cruelle et la plus impitoyable ?
— Ce sont ses propres mots lorsqu’il décrit sa création nommée Peter. Mais n’est-ce pas son livre, L’Hégémon, qui indique que c’est précisément sa sauvagerie qui lui a donné la force de bâtir ? Qui lui a donné la force face à ses agresseurs ? Ni lui ni Peter n’ont été cruels pour être cruels. Ils l’ont été afin d’accomplir leur devoir, un devoir indispensable ; il s’agissait de sauver le monde, pour Ender en détruisant un ennemi – ce qu’il croyait que nous étions –, et pour Peter en brisant les frontières des nations pour réunir la race humaine sous une seule bannière. Ces deux tâches doivent être accomplies à nouveau. Nous avons délimité les frontières d’un terrible ennemi, la race extraterrestre que Miro appelle les descoladores. Et en ce qui concerne nos frontières, entre humains et pequeninos, pequeninos et reines, reines et humains, entre nous et Jane, quelle que puisse être en définitive sa nature… n’avons-nous pas tous besoin du pouvoir d’Ender-Peter pour nous regrouper et ne former plus qu’un ?
— Tu m’as convaincu, tendre sœur, mère et femme, mais c’est Ender qui ne voudra pas croire qu’il a tant de bonté en lui, il pourra attirer Jane du ciel jusque dans le corps de Valentine, mais il ne pourra jamais quitter ce corps lui-même, il n’abandonnera pas sa propre bonté pour prendre le corps de celui qui représente toutes ses craintes.
— Dans ce cas, il mourra. »
La peine et l’angoisse d’Humain se répercutèrent le long du réseau le liant à tous les arbres-pères et les reines, mais cela leur était doux, car ces sentiments provenaient de l’amour si puissant qu’il éprouvait pour cet homme.
« Ender est de toute façon en train de mourir. Si nous lui expliquons tout cela, ne préférera-t-il pas mourir si cela peut sauver Jane ? Celle qui possède le pouvoir du voyage instantané ? La seule à savoir ouvrir la porte qui nous mène Dehors, qui parvient à nous y faire entrer et sortir grâce à sa puissante volonté et à son esprit lumineux ?
— Oui, il préférera la mort, si c’est le seul moyen de la sauver.
— Il ferait quand même mieux de la guider dans le corps de Valentine, et de décider de vivre. Oui, ce serait encore mieux. »
Mais le désespoir transpirait derrière ses paroles. Tous ceux qui étaient liés au réseau qu’elle avait aidé à tisser pouvaient en goûter le poison, car il provenait de la peur pour la vie d’un homme, et tous en éprouvaient un immense chagrin.
Jane eut la force de faire un dernier voyage. Elle maintint la navette, avec ses six occupants vivants, garda une image parfaite d’eux, suffisamment longtemps pour les envoyer Dehors puis les faire revenir en les plaçant en orbite autour de la planète qui avait créé la descolada. Mais une fois cela accompli, elle perdit contrôle d’elle-même car elle ne pouvait plus se retrouver telle qu’elle avait été. Sa mémoire la fuyait ; les liens qui l’attachaient à des planètes depuis longtemps aussi familières que les membres d’un corps humain, à des reines, à des arbres-pères, avaient désormais disparu, et lorsqu’elle voulait les utiliser, rien ne se produisait, elle se sentait complètement engourdie, en train de rapetisser, non qu’elle se trouvât réduite à son ancien noyau, mais elle se répartissait en menus fragments, en morceaux disparates trop petits pour la contenir.
Je suis en train de mourir, se répétait-elle, détestant les mots qu’elle prononçait, détestant la panique qui s’emparait d’elle.
Elle communiquait par le biais de l’ordinateur de Val – en se contentant de parler car elle avait oublié comment matérialiser le masque qu’elle avait utilisé durant tant de siècles. « Maintenant, j’ai peur. » Mais cela dit, elle ne se rappelait plus si c’était bien à Val qu’elle s’adressait. Cette part d’elle-même s’était envolée elle aussi ; elle était là un instant plus tôt, mais elle était désormais hors de sa portée.
Et pourquoi s’adressait-elle à cet ersatz d’Ender ? Pourquoi pleurait-elle doucement à l’oreille de Miro, à celle de Peter, en disant : « Parle-moi, parle-moi, j’ai peur » ? Ce n’étaient pas ces formes humaines dont elle avait besoin en ce moment. C’était celui qui l’avait arrachée à son oreille. Celui qui l’avait repoussée poursuivre une humaine triste et lasse parce que – croyait-il – Novinha avait encore plus besoin de lui. Mais comment peut-elle avoir plus besoin de toi que moi en ce moment ? Si tu meurs, elle continuera de vivre. Mais moi, je suis en train de mourir parce que tu as détourné ton regard de moi.
Wang-mu l’entendit murmurer quelque chose à ses côtés sur la plage. Ai-je dormi, se demanda-t-elle ? Elle releva sa joue du sable, puis se redressa sur ses bras. La marée s’était retirée, l’eau se trouvait à son niveau le plus bas. Peter était à côté d’elle, assis en tailleur sur le sable, se balançant d’avant en arrière, parlant à voix basse. « Jane, je t’entends. Je te parle. Je suis là. » Des larmes coulaient le long de ses joues.
Et à ce moment-là, en entendant Peter parler ainsi à Jane, deux choses lui parurent évidentes. D’abord, Jane était en train de mourir, car ce que disait Peter ne pouvait être que des paroles de réconfort, et pourquoi Jane aurait-elle eu besoin de réconfort si elle ne vivait pas ses dernières heures ? Ensuite, Wang-mu s’avisa de quelque chose de plus terrible encore. En voyant les larmes de Peter – en voyant, pour la première fois, qu’il était capable de pleurer lui aussi –, elle comprit qu’elle aurait voulu toucher son cœur comme Jane y parvenait ; ou plutôt, qu’elle aurait voulu être la seule dont la mort puisse lui faire autant de peine.
Quand est-ce arrivé ? se demanda-t-elle. Quand ai-je commencé à vouloir qu’il m’aime ? Cela venait-il de se produire à l’instant, ce désir enfantin de le vouloir pour elle uniquement parce qu’une autre femme – une autre créature – le hantait ? Ou est-ce qu’après toutes ces journées passées ensemble, j’ai fini par vouloir qu’il m’aime sans arrière-pensée ? Est-ce que ses railleries, sa condescendance, ses souffrances aussi, ses peurs secrètes m’ont attirée à lui ? Était-ce le dédain dont il faisait preuve à mon égard qui me poussait à vouloir, non pas son approbation, mais son amour ? Ou était-ce sa souffrance qui me faisait souhaiter le voir se tourner vers moi pour le consoler ?
Pourquoi tant vouloir son amour ? Pourquoi suis-je si jalouse de Jane, cette étrangère mourante que je connais à peine ? Se pourrait-il qu’après toutes ces années où j’étais fière de ma solitude, je me sois subitement découvert une passion d’adolescente qui avait toujours été là ? Et pour assouvir ce besoin d’affection, aurais-je pu faire un pire choix ? Il aime quelqu’un que je ne pourrai jamais égaler, surtout après sa mort ; il sait que je suis ignorante et se moque bien de toutes mes autres qualités ; lui-même n’est qu’une partie d’être humain, et pas la plus sympathique.
Ai-je perdu la tête ?
Ou ai-je, enfin, trouvé mon cœur ?
Elle se sentit soudain submergée par une émotion inhabituelle. Toute sa vie, elle avait tellement mis ses sentiments à l’écart, qu’elle éprouvait à présent le plus grand mal à les contenir. Je l’aime, pensa Wang-mu, et son cœur fut sur le point d’éclater tant la passion était intense. Il ne m’aimera jamais, pensa-t-elle, et son cœur se brisa comme jamais cela ne lui était arrivé lors des mille et une déceptions qu’elle avait connues dans sa vie.
Mon amour ne peut se comparer à ce qu’il éprouve pour elle, à ce qu’il connaît d’elle. Car les liens qui l’attachent à elle sont plus forts que les quelques semaines écoulées depuis qu’il a été créé lors de ce premier voyage Dehors. Pendant toutes les années d’errances solitaires d’Ender, Jane a été son amie la plus fidèle, et c’est cet amour qui émane des larmes de Peter. Je ne représente rien pour lui, je ne suis qu’un élément ajouté tardivement à sa vie, je n’ai aperçu qu’une partie de lui, et au bout du compte, mon amour lui importe peu.
Elle se mit à pleurer elle aussi.
Mais elle se détourna de Peter lorsqu’elle entendit un cri provenant des Samoans se trouvant sur la plage. Son regard noyé se tourna vers la mer, et elle se releva pour mieux voir ce qu’ils regardaient. C’était le bateau de Malu. Il avait fait demi-tour et revenait vers eux.
Avait-il vu quelque chose ? Avait-il entendu l’appel de Jane à Peter ?
Grace était à côté d’elle, la tenant par la main. « Pourquoi revient-il ? demanda-t-elle à Wang-mu.
— Vous devriez le savoir mieux que moi.
— Il m’échappe complètement. Sauf ses paroles, dont j’arrive à comprendre le sens usuel. Mais lorsqu’il parie, je sens que les mots ont du mal à exprimer tout ce qu’il voudrait réellement dire, et ils n’y arrivent pas toujours. Ses mots ne sont pas suffisamment riches, bien qu’il parle notre langue la plus courante ; même lorsqu’il réunit les mots pour les charger de sens, de pensées, je n’arrive à en cerner que le contour et à en déduire ainsi le sens. Mais je n’arrive pas à le comprendre.
— Alors comment le pourrais-je ?
— Parce qu’il revient pour vous parler.
— Il revient parler à Peter. C’est lui qui est en contact avec la déesse, comme Malu l’appelle.
— Tu n’aimes pas cette déesse, n’est-ce pas ? »
Wang-mu secoua la tête. « Je n’ai rien contre elle. En dehors du fait qu’elle le possède complètement et ne me laisse rien.
— C’est une rivale, quoi. »
Wang-mu lâcha un soupir. « J’ai grandi sans attendre quoi que ce soit de la vie, et je n’ai d’ailleurs jamais reçu grand-chose d’elle. Mais j’ai toujours eu plus d’ambition que de capacités. J’ai parfois tenté ma chance, et obtenu plus que je ne le méritais, plus que je ne pouvais gérer. Je la tente aussi parfois sans obtenir ce que je veux.
— Et vous le voulez, lui ?
— Je viens de me rendre compte que je voudrais qu’il m’aime comme je l’aime, il a toujours été en colère, cherchant à me blesser par ses paroles, mais il a travaillé à mes côtés, et lorsqu’il me faisait des compliments, j’y ai cru.
— Il me semble que votre vie n’a pas toujours été simple.
— Ce n’est pas tout à fait vrai. Jusqu’à présent je n’ai jamais eu ce dont je n’avais pas besoin, comme je n’ai jamais eu besoin de ce que je n’avais pas.
— Vous aviez besoin de tout ce que vous n’avez pas eu. Et j’ai du mal à croire que vous soyez faible au point de ne pas tenter aujourd’hui d’avoir ce que vous voulez.
— J’ai perdu Peter avant même de comprendre que je le désirais. Regardez-le. »
Il se balançait, murmurant tout seul, plongé dans sa litanie, son dialogue avec son amie moribonde.
« Je le vois, dit Grace. Je le vois là, en chair et en os, aussi présent que vous l’êtes, et je ne vois pas comment une jeune fille aussi intelligente que vous peut dire qu’il est parti quand vos yeux vous prouvent le contraire de manière aussi nette. »
Wang-mu considéra l’énorme femme qui la dominait telle une montagne, riva son regard aux yeux lumineux qui la fixaient. « Je ne vous ai jamais demandé de conseil.
— Je ne vous ai rien demandé non plus, mais vous êtes quand même venus ici pour me faire changer d’avis concernant la Flotte lusitanienne, non ? Vous vouliez obtenir de Malu qu’il me dise de parler à Aimaina pour qu’il parle à son tour aux Nécessariens de Vent Divin, pour que ceux-ci parlent à leur tour au groupe du Congrès qui n’a soif que de leur considération, afin que la coalition qui a envoyé la flotte s’effondre et annule l’ordre d’attaquer Lusitania. N’était-ce pas là votre plan ? »
Wang-mu acquiesça.
« Eh bien, vous vous êtes trompée. Vous ne pouvez pas comprendre ce qui pousse quelqu’un à prendre telle ou telle décision. Aimaina m’a écrit, mais je n’ai aucun pouvoir sur lui. Je lui ai enseigné la voie de l’Ua Lava, certes, mais c’est l’Ua Lava qu’il suit et non moi. Il le suit parce qu’il y voit une certaine vérité. Si je me mettais soudain à lui raconter que l’Ua Lava implique aussi de ne pas envoyer de flottes exterminer d’autres planètes, il écouterait poliment ce que j’ai à lui dire mais l’ignorerait, parce que cela n’a aucun rapport avec l’Ua Lava dans lequel il croit. Il y verrait, à juste titre, la tentative d’une vieille amie et professeur pour lui imposer sa volonté. Ce serait la fin de la relation de confiance qu’il y a entre nous, et cela ne le ferait pas changer d’avis.
— Alors nous avons échoué, dit Wang-mu.
— Je ne sais pas si vous avez échoué ou non. Lusitania n’a pas encore été détruite. Mais êtes-vous vraiment sûre que c’était vraiment là la véritable raison de votre visite ?
— C’est ce que Peter m’a dit. Ce que Jane a dit.
— Et comment connaissent-ils leur véritable but ?
— Eh bien, en suivant votre raisonnement, aucun d’entre nous n’a jamais de but bien précis. Nos vies dépendent uniquement de notre génétique et de notre éducation. Nous ne faisons que suivre le scénario qui nous a été donné.
— Ah, fit Grace, une légère déception dans la voix. Je suis désolée de vous entendre dire quelque chose d’aussi stupide. »
La pirogue fut de nouveau traînée sur le sable. Une fois de plus, Malu se leva de son siège pour débarquer sur la plage. Mais cette fois – était-ce possible ? – il semblait pressé. Tellement pressé d’arriver jusqu’à eux qu’en effet il y perdait un peu de sa dignité. Si lente que fût sa progression, Wang-mu avait l’impression qu’il bondissait sur la plage. Et en lisant dans son regard, elle comprit qu’il ne se dirigeait pas vers Peter, mais vers elle.
Novinha se réveilla dans le fauteuil confortable qu’on lui avait apporté et en oublia un instant l’endroit où elle se trouvait. Durant ses années de xénobiologiste, elle s’était souvent endormie dans un des fauteuils du laboratoire, aussi regarda-t-elle instinctivement autour d’elle en se demandant sur quoi elle était en train de travailler avant de s’endormir. Quel problème essayait-elle de résoudre ?
Puis elle vit Valentine penchée sur le lit d’Ender. Le lit sur lequel reposait son corps. Son cœur était ailleurs.
« Tu aurais dû me réveiller, dit Novinha.
— Je viens juste d’arriver. Et je n’osais pas te réveiller. On m’a dit que tu ne dormais presque plus en ce moment. »
Novinha se leva. « C’est étrange, j’ai pourtant l’impression de passer mon temps à ça.
— Jane est en train de mourir », lâcha Valentine.
Le cœur de Novinha fit un bond.
« Ta rivale, je sais », ajouta Valentine.
Novinha plongea son regard dans celui de l’autre femme, cherchant à y déceler une trace de colère, ou de moquerie. Mais ce ne fut pas le cas. Elle n’y lut que de la compassion.
« Je sais ce que tu ressens, crois-moi, continua Valentine. Avant d’aimer et d’épouser Jakt, Ender était toute ma vie. Ce que je n’ai jamais été pour lui. Oh, peut-être ai-je beaucoup compté pour lui dans son enfance – mais c’était un cadeau empoisonné, car les militaires m’utilisaient pour le contrôler, le pousser de l’avant lorsqu’il voulait abandonner. Après cela, c’était toujours Jane qui avait droit à ses blagues, ses réflexions, ses pensées les plus intimes. Jane qui voyait ce qu’il voyait et entendait ce qu’il entendait. J’ai écrit mes livres, et lorsqu’ils ont été terminés, il m’a accordé son attention quelques heures, quelques semaines. Il a exploité mes idées et cela m’a donné l’impression qu’il portait une partie de moi-même en lui. Mais c’était à elle qu’il appartenait. »
Novinha acquiesça. Elle comprenait parfaitement.
« Mais j’ai Jakt, je ne suis donc plus malheureuse. Et j’ai mes enfants. Aussi grand qu’ait pu être mon amour pour Ender, aussi grand soit cet homme, même ainsi, allongé là, dépérissant lentement… les enfants seront toujours plus importants pour une femme que n’importe quel homme. Nous prétendons parfois le contraire. Nous prétendons les porter pour lui, les élever pour lui. Mais c’est faux. Nous les élevons pour eux-mêmes. Nous restons avec nos hommes pour les enfants. » Valentine sourit. « C’est ce que tu as fait.
— Je ne suis pas restée avec le bon.
— Non, tu as fait ce qu’il fallait. Ton Libo avait une femme et des enfants – elle était celle qu’il lui fallait, et ils avaient le droit de lui demander de rester avec eux. Tu es restée avec un autre homme pour protéger tes enfants, et même si parfois ils l’ont détesté, ils l’ont aussi aimé. Et s’il s’est montré faible à certains moments, il s’est aussi montré fort à d’autres. Il était juste que tu sois avec lui pour leur bien. Il a été une protection pour eux pendant tout ce temps.
— Pourquoi me dis-tu tout cela ?
— Parce que Jane est en train de mourir. Mais elle pourrait vivre si seulement Ender essayait de l’atteindre.
— En remettant sa pierre à l’oreille ? dit Novinha, d’un air méprisant.
— Ils peuvent s’en passer depuis bien longtemps. De même qu’Ender n’a plus besoin de continuer à vivre dans ce corps.
— Il n’est pas si vieux.
— Trois mille ans.
— Simple effet de la relativité. En fait, il a…
— Trois mille ans, répéta Valentine. L’humanité tout entière a été sa famille durant presque tout ce temps ; il était comme un père parti en voyage d’affaires, revenant de temps en temps, mais qui, lorsqu’il était présent, représentait le juge impartial, celui qui règle tous les problèmes. C’est ce qui s’est produit chaque fois qu’il est arrivé sur une planète humaine pour y raconter la mort de quelqu’un ; il se tenait au courant de tout ce qui était arrivé à la famille depuis son départ. Il a vécu pendant trois mille ans, il n’en voyait pas la fin, et il a fini par – en avoir assez. Il a donc décidé d’abandonner cette grande famille pour aller vers une famille plus petite, la tienne ; il t’a aimée, et il s’est éloigné de Jane pour toi, Jane qui avait été comme sa femme pendant toutes ces années d’errances, qui était restée à la maison, pour ainsi dire, s’occupant de ses millions d’enfants, le tenant au courant de tout ce qu’ils faisaient, gardant son foyer.
— Et son œuvre lui vaudra les louanges devant les portes divines.
— Oui, c’est une femme vertueuse. Comme toi. »
Novinha releva la tête, pleine de hauteur. « Moi ? Jamais. Mon œuvre ne suscite que moqueries.
— Il t’a choisie et il t’a aimée, et il a aimé tes enfants en étant un père pour eux, ces enfants qui avaient déjà perdu deux pères ; et il est toujours leur père, il est toujours ton mari, mais tu n’as plus vraiment besoin de lui.
— Comment peux-tu dire cela ? s’emporta Novinha. Comment peux-tu savoir ce dont j’ai besoin ?
— Tu le sais toi-même. Tu le savais en venant ici. Tu le savais lorsque Estevão a trouvé la mort dans l’étreinte mortelle d’un arbre-père isolé. Tes enfants menaient leurs propres vies désormais, tu ne pouvais plus les protéger et Ender non plus. Tu l’as quand même aimé, et lui aussi t’a aimée, mais la vie de famille avait disparu. Tu n’avais alors plus vraiment besoin de lui.
— Il n’a jamais eu besoin de moi.
— Il avait désespérément besoin de toi. Il avait tellement besoin de toi qu’il en a abandonné Jane.
— Non. Il avait besoin que j’aie besoin de lui. Il voulait avoir l’impression de s’occuper entièrement de moi, de me protéger.
— Mais tu n’as plus besoin qu’il s’occupe de toi, ni qu’il te protège. »
Novinha secoua la tête.
« Réveille-le, dit Valentine. Et laisse-le partir. »
Novinha se rappela toutes les fois où elle s’était retrouvée confrontée à la mort. Elle se rappela l’enterrement de ses parents, morts pour avoir voulu sauver Milagre de la descolada lors de la première épidémie. Elle se rappela Pipo, torturé à mort, écorché vif par les piggies qui pensaient ainsi faire pousser un arbre, mais n’engendrèrent que de la douleur, ainsi que de la souffrance dans le cœur de Novinha – c’était ce qu’elle avait découvert qui l’avait conduit chez les pequeninos cette nuit-là. Et puis il y avait eu Libo, torturé à mort comme son père, et une fois de plus à cause d’elle, mais cette fois parce qu’elle ne lui avait rien dit. Et ensuite Marcão, dont la vie n’avait été qu’une éternelle souffrance à cause d’elle avant qu’il ne meure enfin du mal qui le rongeait depuis son enfance. Et Estevão, qui avait laissé sa foi démesurée le conduire au martyre pour devenir un venerado et sans nul doute, plus tard, un saint comme ses parents.
« Je suis fatiguée de laisser les autres partir, dit Novinha avec amertume.
— Je ne vois pas comment tu pourrais l’être. Parmi tous ceux qui sont morts autour de toi, il n’y en a pas un seul dont tu puisses honnêtement dire que tu l’as « laissé partir ». Tu t’es accrochée à eux jusqu’au bout.
— Et alors ? Tous ceux que j’aime sont morts en me laissant seule !
— C’est une excuse pathétique. Tout le monde meurt. Tout le monde part. Ce qui compte, c’est ce que vous avez construit ensemble avant qu’ils partent. Ce qui compte, c’est la part d’eux-mêmes qui continue de vivre en toi. Tu as continué l’œuvre de tes parents, celle de Pipo, et celle de Libo – et tu as élevé ses enfants. Ils étaient aussi en quelque sorte les enfants de Marcão, non ? Une part de lui a continué de vivre avec eux, et non la pire. Quant à Estevão, sa mort a eu une conséquence heureuse, du moins je le pense, mais au lieu de le laisser partir, tu continues de lui en vouloir. Tu lui en veux d’avoir accompli quelque chose qu’il chérissait plus que sa propre vie. D’avoir aimé Dieu et les pequeninos plus que toi. Tu t’accroches toujours à eux. Tu ne laisses personne partir.
— Pourquoi me fais-tu un tel procès ? C’est peut-être vrai, mais ma vie n’a jamais consisté qu’à perdre, perdre, toujours perdre.
— Pourquoi n’essayerais-tu pas, pour une fois, de laisser l’oiseau s’envoler, au lieu de le garder dans sa cage jusqu’à ce qu’il meure ?
— Tu fais de moi un monstre ! se récria Novinha. Comment oses-tu me juger ?
— Si tu étais un monstre, Ender ne t’aurait jamais aimée, répondit Valentine, opposant la douceur à la colère. Tu as été une grande femme, Novinha, une femme au destin tragique, mais qui a accompli de grandes choses. Tu as beaucoup souffert, et je suis sûre que l’on fera une émouvante saga de ton histoire lorsque tu mourras. Mais au bout du compte, ne préférerais-tu pas tirer quelque expérience de tout cela au lieu de rejouer toujours la même tragédie ?
— Je ne veux pas qu’une autre personne que j’aime meure devant moi ! hurla Novinha.
— Qui a parlé de mort ? »
La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas. Plikt se trouvait dans l’encadrement. « Je peux ? dit-elle. Que se passe-t-il ?
— Elle veut que je le réveille, dit Novinha. Pour lui dire qu’il peut mourir.
— Je peux regarder ? » demanda Plikt.
Novinha s’empara du verre posé à côté de son fauteuil, et lui lança l’eau qu’il contenait au visage. « Je ne veux plus te voir ! Il est à moi maintenant, pas à toi ! » hurla-t-elle.
Plikt, dégoulinant d’eau, était tellement abasourdie qu’elle en resta muette.
« Plikt ne va pas te l’enlever, dit posément Valentine.
— Elle est comme les autres, elle cherche à s’emparer d’une part de lui, à l’arracher morceau par morceau pour le dévorer. Ce sont tous des cannibales.
— Quoi ? dit Plikt, furieuse. Quoi ? Vous vouliez le garder pour vous ? C’était vouloir trop embrasser. Qu’y a-t-il de pire, des cannibales rongeant quelques morceaux par-ci, par-là, ou une cannibale qui veut se garder l’homme tout entier quand elle en a plus qu’elle n’en peut absorber ?
— C’est certainement la discussion la plus répugnante que j’ai jamais entendue, dit Valentine.
— Cela fait des mois qu’elle tourne autour de lui, comme un vautour, dit Novinha. Collée à lui, fouinant dans sa vie, sans jamais prononcer plus de six mots à la fois. Et maintenant qu’elle se décide à parler, entends-la cracher son venin.
— Je n’ai fait que vous renvoyer votre propre bile, dit Plikt. Vous n’êtes qu’une femme perfide et avide, vous l’avez utilisé, encore et encore, sans jamais rien lui donner. S’il est en train de mourir, c’est seulement pour être débarrassé de vous. »
Novinha ne répondit pas. Les mots ne venaient pas, parce que dans son cœur, elle venait de comprendre que Plikt disait vrai.
Valentine, en revanche, contourna le lit et se dirigea vers la porte pour gifler violemment Plikt. Celle-ci vacilla sous le choc et se retrouva plaquée contre l’encadrement avant de glisser jusqu’au sol, une main sur sa joue endolorie, les joues ruisselantes de larmes. Valentine se tenait au-dessus d’elle. « Ne raconte jamais sa mort, tu entends ? Une femme capable de dire un pareil mensonge dans la seule intention de nuire, de blesser quelqu’un parce qu’elle l’envie… tu n’es pas digne d’être une porte-parole des morts. J’ai honte de t’avoir confié l’éducation de mes enfants. Et si tes mensonges avaient déteint sur eux ? Tu me donnes envie de vomir !
— Non, dit Novinha. Ne sois pas furieuse après elle. Elle dit vrai, elle dit vrai.
— Cela te paraît vrai, dit Valentine, parce que tu es toujours prête à croire en ce qu’il y a de pire en toi. Mais ce n’est pas vrai. Ender t’a aimée librement, tu ne lui as rien volé, et la seule raison pour laquelle il est encore en vie sur ce lit, c’est qu’il t’aime. C’est la seule raison pour laquelle il ne peut pas abandonner cette vie – et parce qu’il veut aider Jane à trouver un endroit où elle puisse continuer à vivre.
— Non, Plikt a raison, je consume les gens que j’aime.
— Non ! cria Plikt en s’effondrant en larmes sur le sol. Je vous ai menti ! Je ne l’aime tant et ne suis si jalouse de vous que parce qu’il vous appartenait sans que vous le désiriez.
— Je n’ai jamais cessé de l’aimer, dit Novinha.
— Vous l’avez quitté. Vous êtes venue ici sans lui.
— Je suis partie parce que je ne pouvais pas… »
Valentine compléta la phrase qu’elle était devenue incapable de continuer. « Parce que tu ne pouvais pas te résoudre à le laisser te quitter. Tu l’avais senti, n’est-ce pas ? Tu avais déjà commencé à sentir qu’il s’éloignait de toi. Tu savais qu’il devait partir, qu’il devait mettre un terme à sa vie, et tu ne pouvais supporter qu’un autre homme te quitte, tu as donc décidé de le quitter la première.
— Peut-être, dit Novinha d’un ton las. Mais ce sont des histoires. Nous faisons ce que nous faisons, et nous nous trouvons des raisons après coup, mais ce ne sont jamais les véritables raisons, la vérité est toujours ailleurs.
— Écoute donc cette histoire-ci, dit Valentine. Pour une fois, au lieu de laisser quelqu’un que tu aimes te trahir et partir sur la pointe des pieds pour aller mourir contre ta volonté, et sans ta permission… pourquoi ne pas te contenter de le réveiller, de lui dire qu’il peut vivre, de lui faire tes adieux et de le laisser partir avec ton assentiment ? Rien qu’une fois ? »
Novinha pleura de nouveau, profondément lasse. « Je veux que tout cela cesse. Je veux mourir.
— C’est pour cela qu’il reste, dit Valentine. Dans son intérêt, ne peux-tu pas choisir de vivre et de le laisser partir ? Reste à Milagre, sois la mère de tes enfants, et la grand-mère de tes petits-enfants, et raconte-leur les histoires d’Os Venerados, de Pipo, de Libo et d’Ender Wiggin venu panser les blessures de ta famille et resté là pour devenir ton mari et le rester pendant de longues, de très longues années, avant de mourir. Il ne s’agit pas de raconter sa mort, ni de te lancer dans une oraison funèbre, ni de picorer son corps comme Plikt voulait le faire, mais de raconter les histoires qui le feront vivre dans les esprits de la seule famille qu’il ait jamais eue. Il mourra de toute manière, bien assez tôt. Pourquoi ne pas le laisser partir en emportant ton amour et ta bénédiction, plutôt que la rage et le chagrin avec lesquels tu t’accroches à lui…
— C’est une belle histoire que tu contes. Mais finalement, ce que tu me demandes, c’est de le donner à Jane.
— Comme tu l’as dit toi-même, ce sont des histoires. Mais ce qui importe c’est de savoir quelle histoire croire. »