« Mon père m’a souvent dit
Que nous avons des serviteurs et des machines
Pour que nos volontés s’accomplissent
Au-delà de nos propres bras.
Les machines sont plus puissantes que les serviteurs,
Plus obéissantes et moins rebelles,
Mais les machines n’ont aucun jugement,
Elles ne protestent jamais
Lorsque nos volontés sont absurdes,
Elles ne désobéissent pas
Lorsque nos volontés sont malfaisantes.
En des temps et des lieux où les hommes méprisent les dieux.
Ceux qui ont le plus besoin de serviteurs ont des machines.
Ou choisissent des serviteurs pour agir comme des machines.
Je pense que cela continuera
Jusqu’à ce que les dieux cessent de rire. »
L’hovercar rasa les champs d’amarante où s’activaient les doryphores sous le soleil matinal de Lusitania. Au loin, alors qu’il n’était pas encore midi, les nuages se profilaient par gros paquets de cumulus.
« Pourquoi n’allons-nous pas au vaisseau ? » demanda Val.
Miro secoua la tête. « Nous avons trouvé assez de planètes.
— C’est ce que dit Jane ?
— Jane n’a pas fait preuve de beaucoup de patience aujourd’hui. Nous sommes donc plus ou moins quittes. »
Val le dévisagea. « Tu peux donc comprendre mon impatience. Tu n’as même pas pris la peine de me demander mon avis. Ai-je donc si peu d’importance ? »
Il lui retourna son regard. « C’est toi qui es en train de mourir. J’ai essayé de parler à Ender, mais ça n’a servi à rien.
— Est-ce que je t’ai demandé de m’aider ? Et que fais-tu en ce moment même pour m’aider ?
— Je vais voir la Reine.
— Autant me raconter que tu vas rendre visite à ta marraine la fée.
— Ton problème, Val, c’est que tu dépends trop de la volonté d’Ender. S’il se désintéresse de toi, tu es finie. Eh bien, je vais tâcher de voir s’il est possible de te trouver une volonté bien à toi. »
Val s’esclaffa et détourna son regard. « Tu es tellement romantique, Miro. Mais tu ne penses pas à tout.
— Je dirais plutôt le contraire. Je passe la majeure partie de mon temps à penser à tout. Mais c’est le passage à l’acte qui est délicat pour moi. Quand dois-je agir, quand dois-je m’abstenir ?
— Pour l’instant, ce serait une bonne idée de piloter sans nous envoyer dans le décor. »
Miro fit une embardée pour éviter un vaisseau en construction.
« Elle en construit toujours plus, alors que nous en avons largement assez, dit-il.
— Peut-être sait-elle qu’à la mort de Jane, il n’y aura plus de voyage stellaire. Donc plus nous aurons de vaisseaux, plus nous pourrons avancer avant qu’elle disparaisse.
— Qui sait ce que la Reine a en tête ? Elle fait des promesses sans savoir si elle pourra les tenir.
— Alors pourquoi veux-tu la voir ?
— Les reines ont construit un pont temporel autrefois, un pont vivant qui les relie à l’esprit d’Andrew Wiggin quand il était encore enfant et leur ennemi le plus dangereux. Elles ont appelé un aiúa des ténèbres pour l’installer quelque part dans les étoiles. C’était une entité pas très différente des reines, ni des humains, et en particulier d’Ender Wiggin, du moins de l’idée qu’elles s’en faisaient. Lorsqu’elles ont eu terminé le pont – lorsque Ender les a détruites, à l’exception du cocon qu’elles avaient préparé à son intention – le pont est demeuré intact parmi les faibles connexions ansibles des hommes, stockant sa mémoire dans les premiers réseaux informatiques, encore fragiles et peu développés, de la toute première colonie humaine et de ses avant-postes. Le développement du pont a suivi celui du réseau informatique, et cette entité s’est rapprochée d’Ender Wiggin, attirée par sa vie et sa personnalité.
— Jane, dit Val.
— Oui, Jane. Ce que je vais tenter, Val, c’est de trouver un moyen de faire passer l’aiúa de Jane dans ton corps.
— Mais alors, je deviendrai Jane. Je ne serai plus moi-même. »
Miro frappa du poing la manette de l’hovercar. L’engin oscilla dangereusement pour se stabiliser de nouveau quelques instants plus tard.
« Tu crois que je n’ai pas pensé à cela ? s’exclama Miro. Tu n’es déjà plus toi-même en ce moment ! Tu es Ender – le rêve d’Ender, un besoin qu’il a ou quelque chose dans ce goût-là.
— Je n’ai pas l’impression d’être Ender. Je suis moi-même.
— C’est exact. Tu as des souvenirs. Les sensations que te procure ton propre corps. Tes propres expériences. Mais tout cela ne sera pas perdu. Personne n’est jamais vraiment conscient de sa volonté sous-jacente. Tu ne feras pas la différence. »
Elle s’esclaffa. « Ah, tu es donc devenu le grand expert, capable de prédire ce qui va se passer en tentant quelque chose qui n’a jamais été tenté auparavant.
— Exactement. Il faut bien que quelqu’un prenne une décision, décide de ce qu’il faut croire, et agisse en conséquence.
— Et si je te disais que je ne veux pas que tu fasses cela ?
— Tu veux vraiment mourir ?
— Il me semble que c’est toi qui penses à me tuer en ce moment. Ou, pour être moins dure avec toi, tu veux commettre un crime légèrement moins grave en déconnectant ma volonté pour la remplacer par celle d’une d’autre.
— Tu es déjà en train de mourir. Ta volonté te quitte déjà.
— Miro, j’irai voir la Reine avec toi parce que cela me semble être une expérience intéressante. Mais je ne vais pas te laisser me débrancher pour me sauver la vie.
— Très bien. Puisque tu es supposée être la partie altruiste du caractère d’Ender, je vais te présenter les choses sous un autre angle. Si son aiúa peut être transféré dans ton corps, Jane ne risquera plus de mourir. Et si elle ne meurt pas, il se peut qu’après qu’on l’aura déconnectée des réseaux informatiques dans lesquels elle évolue pour les reconnecter une fois sa mort confirmée, il se peut – je dis bien : il se peut – qu’elle puisse se regreffer sur eux et que ce ne soit pas la fin du voyage instantané. Ainsi, en mourant, tu sauveras non seulement Jane, mais aussi notre capacité et notre liberté de nous étendre comme nous ne l’avons encore jamais fait. Non seulement nous, mais aussi les pequeninos et les reines. »
Val demeura silencieuse.
Miro se concentrait sur sa route. L’antre de la Reine se profilait sur leur gauche, en haut d’un remblai au bord d’un ruisseau. Il s’y était déjà rendu, dans son ancien corps. Il connaissait le chemin. Bien sûr, Ender était avec lui ce jour-là, et c’était pour cette raison qu’il pouvait communiquer avec la Reine – elle pouvait parler avec Ender, et comme ceux qui l’aimaient et le suivaient étaient reliés à lui par les liens philotiques, ils pouvaient attraper des bribes de conversation. Mais Val n’était-elle pas une partie d’Ender ? Et lui, Miro, n’était-il pas plus proche d’elle qu’il ne l’avait jamais été d’Ender ? Il avait besoin que Val soit à ses côtés pour parler à la Reine ; il le fallait pour éviter à Val de subir le même sort que l’ancien corps de Miro.
Ils sortirent et, comme de bien entendu, la Reine avait prévu leur venue ; une ouvrière isolée les attendait à l’entrée de la caverne. Elle prit Val par la main et les guida sans un mot dans l’obscurité, Miro s’accrochant à Val qui, de son côté, s’accrochait à l’étrange créature. Comme la première fois, Miro avait peur ; Val, en revanche, ne semblait pas inquiète.
Ou bien ne se sentait-elle pas concernée ? En son for intérieur, elle était Ender, et Ender ne se souciait guère de ce qui pouvait lui arriver. Ce qui la rendait téméraire. Survivre lui importait peu. Tout ce qu’elle voulait, c’était garder le lien qui l’unissait à Ender – la seule chose qui risquait de la tuer s’il se maintenait. Elle avait l’impression que Miro cherchait à se débarrasser d’elle, mais Miro savait que son plan était le seul moyen de sauver ne serait-ce qu’une infime partie d’elle-même. Son corps. Ses souvenirs. Ses habitudes, sas manières, chaque aspect qu’il connaissait d’elle, tout cela serait sauvé. Chaque partie dont elle était consciente et dont elle se souvenait, tout cela existerait encore. Selon Miro, si tous ces éléments étaient préservés, elle serait pour ainsi dire sauvée. Et une fois les changements effectués, si tant est que cela soit possible, Val lui serait reconnaissante.
Jane aussi.
Ainsi que tous les autres.
« La différence entre Ender et toi, lui dit une voix dans son esprit, un léger murmure à peine audible, c’est que lorsque Ender prépare un plan pour sauver quelqu’un, cela n’engage que lui. »
« C’est faux, dit Miro à la Reine. Il a bien tué Humain, non ? C’était bien la vie d’Humain qui était en jeu. »
Humain était devenu un des arbres-pères qui poussaient aux portes du village de Milagre. Ender l’avait tué à petit feu, pour qu’il puisse prendre racine dans le sol et passer dans sa troisième vie en gardant tous ses souvenirs intacts.
« Humain n’est peut-être pas réellement mort, reprit Miro. Mais Planter l’est et, là encore, Ender a laissé faire. Et combien de reines sont mortes dans la guerre qui a opposé votre peuple à celui d’Ender ? Alors ne venez pas me parler du prix que paye Ender pour ses actes. Il se débrouille pour le payer, en faisant payer ceux qui en ont les moyens. »
La réponse de la Reine ne se fit pas attendre. « Je ne veux pas que vous me trouviez. Allez-vous perdre dans les ténèbres. »
« Pourtant vous non plus vous ne voulez pas que Jane meure.
— Je n’aime pas entendre sa voix à l’intérieur de moi, murmura Val.
— Continue de marcher. Continue de suivre.
— Je ne peux pas. L’ouvrière… elle m’a lâché la main.
— Tu veux dire que nous sommes perdus ? »
Le silence de Val fut sa seule réponse. Ils se tenaient par la main dans l’obscurité, ne sachant quelle direction prendre.
« Je ne peux pas faire ce que vous me demandez. »
« La dernière fois que je suis venu ici, dit Miro, vous m’avez dit comment les reines avaient essayé de tendre un piège à Ender. Sauf que c’était impossible. Alors elles ont créé ce pont, elles sont allées chercher un aiúa Dehors pour en faire un pont, un lien pour communiquer mentalement avec Ender, via le jeu fantastique qu’il jouait sur son ordinateur à l’Ecole de Guerre. Vous avez déjà fait ça – vous êtes allées chercher un aiúa Dehors. Pourquoi ne pourriez-vous pas retrouver cet aiúa et le transférer ailleurs ? Le connecter à autre chose ? »
« Le pont était une partie de nous-mêmes. Et en partie nous-mêmes. Nous sommes allées chercher cet aiúa comme nous le faisons pour créer de nouvelles reines. Mais dans le cas présent, il s’agit de quelque chose de complètement différent. Cet ancien pont est désormais totalement autonome, ce n’est plus une particule isolée cherchant désespérément une connexion. »
« Vous dites simplement que c’est quelque chose de nouveau, que vous ne savez pas encore faire. Pas que c’est infaisable. »
« Elle ne veut pas que vous le fassiez. Nous ne pouvons pas le faire si elle ne le souhaite pas. »
« Tu as donc le moyen de m’en empêcher, murmura Miro à Val.
— Elle ne parle pas de moi », répondit Val.
« Jane ne veut pas prendre le corps de quelqu’un d’autre. »
« C’est celui d’Ender. Il en a deux autres. Celui-ci en est un de rechange. Lui-même n’en veut plus. »
« Nous ne pouvons pas faire cela. Nous ne le ferons pas. Partez. »
« Nous ne pouvons pas partir dans le noir », dit Miro.
Il sentit Val lâcher sa main.
« Non, cria-t-il. Ne t’en va pas ! »
« Que faites-vous ? »
Miro comprit que la question ne s’adressait pas à lui.
« Où allez-vous ? Il est dangereux de s’aventurer dans le noir. »
Miro entendit la voix de Val, qui semblait curieusement lointaine. Elle devait avancer rapidement dans le noir. « Si vous et Jane êtes tellement soucieuses de me sauver la vie, dit-elle, donnez-nous un guide. Sinon, qui se souciera que je tombe dans un puits et me casse le cou ? Pas Ender en tout cas. Pas moi. Et certainement pas Miro.
— N’avance plus ! hurla Miro. Ne bouge surtout pas, Val !
— C’est à toi de ne pas bouger, lui retourna Val. Tu as au moins une vie à sauver ! »
Miro sentit brusquement une main saisir la sienne. Non, une griffe. Il s’agrippa à la pince d’une ouvrière qui le guida dans le noir. Pas très loin. Puis ils bifurquèrent vers une zone moins sombre, bifurquèrent de nouveau, et purent enfin y voir clair. Après d’autres bifurcations, ils se retrouvèrent enfin dans une pièce éclairée par un conduit qui communiquait avec la surface. Val était déjà là, assise à même le sol devant la Reine.
La dernière fois que Miro l’avait vue, elle était sur le point de pondre ses œufs – des œufs qui allaient donner naissance à d’autres reines après un processus brutal, cruel et sensuel à la fois. Mais maintenant, elle était simplement allongée sur le sol humide du tunnel, occupée à manger ce qu’un incessant cortège d’ouvrières lui apportait. Des pots en terre cuite remplis de purée d’amarante mélangée à de l’eau. À d’autres moments, des fruits. À d’autres encore, de la viande. Sans interruption, une ouvrière après l’autre. Miro n’avait jamais vu ni imaginé quelqu’un manger autant.
« Comment croyez-vous que je fais pour pondre mes œufs ? »
« Nous ne pourrons jamais contrer la flotte sans le voyage stellaire, dit Miro. Ils risquent de tuer Jane à tout moment. Si le réseau ansible est fermé, elle mourra. Que se passera-t-il alors ? Quels vaisseaux utiliserez-vous ? La Flotte lusitanienne viendra détruire cette planète. »
« Il y a d’innombrables dangers dans l’univers. Vous n’êtes pas censé vous inquiéter de celui-ci. »
« Je m’inquiète de tout, protesta Miro. Tout me concerne. De plus, j’ai achevé mon travail. Nous avons plus de planètes qu’il n’en faut. Ce dont nous avons besoin dans l’immédiat, c’est d’une plus grande quantité de vaisseaux et de temps, pas de planètes. »
« Êtes-vous borné ? Pensez-vous que Jane et moi, nous vous envoyons dans l’espace sans raison ? Votre tâche n’est plus de trouver de nouvelles planètes à coloniser. »
« Ah bon ? Et quand ce changement a-t-il eu lieu ? »
« L’idée de planètes colonisables n’est venue qu’en second lieu. Un effet secondaire en quelque sorte. »
« Alors à quoi cela a-t-il servi que Val et moi nous nous crevions à la tâche ces dernières semaines ? Et dans le cas de Val, l’expression prend un sens littéral – c’est une telle corvée qu’Ender s’en est complètement désintéressé ; résultat : Val est en train de disparaître. »
« Un danger pire nous menace. La Flotte est battue d’avance. Nous nous sommes dispersées à travers l’univers. Quelle importance si je devais mourir ? Mes filles possèdent toute ma mémoire. »
« Tu vois, Val ? dit Miro. La Reine le sait – tes souvenirs sont ce que tu es. Si les souvenirs survivent, tu vis toujours.
— Tu parles ! lâcha doucement Val. De quelle menace parle-t-elle ?
— Il n’y a pas d’autre menace, dit Miro. Elle veut simplement que je m’en aille, mais je ne partirai pas. Ta vie mérite d’être sauvée, Val. Celle de Jane aussi. Et si c’est faisable, la Reine trouvera un moyen d’y parvenir. Si Jane était le pont entre Ender et les reines, pourquoi Ender ne serait-il pas le pont entre Jane et toi ? »
« Si je vous promets d’essayer, vous poursuivrez votre travail ? »
Là était le problème : il y avait de cela bien longtemps, Ender avait prévenu Miro que la Reine avait tendance à prendre ses désirs pour des réalités, comme c’était le cas avec ses souvenirs. Mais lorsque ses désirs changeaient, le reste suivait aussi, et elle oubliait complètement ses premières intentions. Ainsi ne fallait-il considérer la promesse de la Reine que comme une parole en l’air. Elle tiendrait les promesses qu’elle jugerait bon de tenir.
Mais pour l’instant, il n’y avait pas de meilleure proposition.
« Vous allez essayer », dit Miro.
« Je suis déjà en train de voir comment la chose pourrait se faire. Je suis en contact avec Humain, Rooter et les autres arbres-pères. Je consulte aussi toutes mes filles, ainsi que Jane, qui pense que tout cela est ridicule. »
« Personne ne souhaite connaître mon avis ? » demanda Val.
« Vous êtes déjà en train d’acquiescer. »
Val soupira. « Je suppose que oui. Au fond de moi, là où je ne suis qu’un vieillard complètement indifférent à la survie de cette jeune marionnette… Je suppose que vu sous cet angle, cela ne me dérange pas, en effet. »
« Vous étiez d’accord depuis longtemps. Mais vous aviez peur. Peur de perdre ce que vous aviez, sans savoir ce que vous alliez devenir. »
« C’est exactement cela. Et n’allez pas me resservir ce mensonge absurde selon lequel vous n’auriez pas peur de mourir parce que vos filles possèdent votre mémoire. L’idée de mourir doit vous inquiéter, et si sauver Jane peut vous sauver, vous en aurez le désir. »
« Prenez la main de mon ouvrière, et parlez retrouver la lumière du jour. Retournez dans les étoiles et continuez votre travail. Je resterai ici à chercher un moyen de vous sauver la vie. Celle de Jane. Et toutes les nôtres avec. »
Jane boudait. Miro essaya de lui parler tandis qu’il regagnait Milagre, puis le vaisseau, mais elle resta aussi muette que Val, qui lui adressa à peine un regard, encore moins la parole.
« Ainsi, je suis le salaud de l’histoire, dit-il. Ni l’une ni l’autre n’était prête à faire quoi que ce soit, et parce que je décide d’agir, je devrais être le méchant et vous les victimes. »
Val secoua la tête mais ne dit rien. « Tu es en train de mourir, hurla-t-il pour couvrir le bruit du vent et celui du moteur. Jane va bientôt être exécutée ! Quelle vertu y a-t-il à rester passif ? Personne n’est donc prêt à faire un petit effort ? »
Val articula quelque chose qu’il n’entendit pas.
« Quoi ? »
Elle détourna la tête.
« Tu as dit quelque chose, j’aimerais bien l’entendre ! »
La voix qui lui répondit n’était pas celle de Val, mais de Jane, qui lui parlait dans l’oreille. « Elle te dit que tu ne peux pas tout avoir.
— Comment ça, je ne peux pas tout avoir ? » Miro venait de s’adresser à Val comme si elle avait répété ses propres paroles.
Elle se tourna vers lui. « Si tu sauves Jane, c’est parce qu’elle peut garder toute sa mémoire. Sinon, à quoi bon la transférer dans mon corps comme une simple entité pensante sans réelle conscience ? Elle doit rester elle-même, ne serait-ce que pour pouvoir être reconnectée au réseau ansible lorsqu’il sera de nouveau opérationnel. Ce qui veut dire que je disparaîtrai. Et si je dois être sauvée, en gardant ma mémoire et mon caractère, quelle importance que ma volonté soit celle de Jane ou d’Ender ? Tu ne peux pas nous sauver toutes les deux.
— Comment en es-tu sûre ?
— De la même manière que toi quand tu affirmes comme des faits des choses dont personne ne peut rien savoir ! hurla Val. Je m’en remets à la raison ! Tout cela me paraît parfaitement sensé. Et en ce qui me concerne, ça me suffit.
— Pourquoi ne serait-il pas aussi sensé d’imaginer que tu puisses garder ta mémoire et la sienne en même temps ?
— Ce serait pour moi la folie assurée, tu ne crois pas ? répondit Val. Ainsi, je me rappellerais avoir été créée à bord d’un vaisseau spatial, avec comme premier souvenir tangible celui de t’avoir vu mourir pour renaître aussitôt. Mais je me souviendrais aussi des trois mille ans passés à vivre Dieu sait comment dans l’espace, sans corps physique – qui pourrait vivre avec de tels souvenirs ? Est-ce que tu y as pensé ? Comment un être humain pourrait-il contenir Jane et tout ce qu’elle représente, toute sa mémoire, tout ce qu’elle connaît et tous ses pouvoirs ?
— Jane est très puissante. Mais elle ne sait pas utiliser un corps. Elle ne possède pas cet instinct. Elle ne l’a jamais possédé. Il lui faudra ta mémoire. Et c’est pour cela qu’elle devra te maintenir intacte.
— Comme si tu en savais quelque chose.
— Je le sais. Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais je le sais.
— Et moi qui pensais que les hommes étaient censés être les plus rationnels, laissa-t-elle tomber d’un air méprisant.
— Personne n’est rationnel. Nous agissons tous parce que nous savons ce que nous voulons, et nous sommes persuadés qu’en agissant ainsi nous l’obtiendrons. Mais nous ne sommes jamais sûrs de rien ; c’est pour cela que nous justifions de manière rationnelle ce que nous allons faire avant même d’avoir une bonne raison de le faire.
— Jane est rationnelle. Et c’est aussi pour cela que mon corps ne saurait lui convenir.
— Jane n’est pas plus rationnelle qu’une autre. Elle est comme nous. Comme la Reine. Parce qu’elle est vivante. Les ordinateurs sont rationnels, je te l’accorde. On leur file des données, et en fonction d’elles, ils en tirent les seules conclusions possibles – mais cela implique qu’ils seront éternellement dépendants des informations et des programmes que nous voudrons bien leur donner. Nous, les espèces intelligentes, ne sommes pas les esclaves des données que nous recevons. Notre environnement nous inonde de données, nos gènes nous donnent des impulsions, mais nous n’agissons pas systématiquement selon ces données, nous n’obéissons pas systématiquement à nos besoins profonds. Nous faisons des bonds en avant. Nous connaissons ce qui ne peut être connu, et passons le restant de nos jours à justifier ce savoir. Je sais que ce que j’essaye de faire est possible.
— En fait, tu veux que ce soit possible.
— Peut-être. Mais ce n’est pas infaisable pour autant.
— Mais tu n’en sais rien.
— J’en sais autant que n’importe qui sur n’importe quel sujet. Le savoir n’est qu’une opinion à laquelle on se fie assez pour agir. Je ne suis pas sûr que le soleil se lèvera demain matin. Le Petit Docteur aura peut-être fait sauter la planète avant mon réveil. Un volcan peut très bien se réveiller sous nos pieds et nous réduire en cendres. Mais je veux croire qu’il y aura un lendemain, et j’agis en fonction de cette foi.
— Eh bien, moi je ne crois pas que remplacer Ender par Jane à l’intérieur de moi me laissera quoi que ce soit qui ressemble à une existence personnelle.
— Mais je sais – vraiment – que c’est là notre unique chance, parce que si nous ne te trouvons pas un autre aiúa, Ender finira par te faire disparaître, et si nous ne trouvons pas un corps physique pour Jane, elle aussi mourra. As-tu un meilleur plan à proposer ?
— Non, je n’en ai pas. Si Jane peut, d’une manière ou d’une autre, trouver refuge dans mon corps, qu’il en soit ainsi, car de sa survie dépendra aussi celle de trois espèces intelligentes. Je ne ferai donc rien pour t’en empêcher. Je n’en ai d’ailleurs pas la possibilité. Mais ne va pas t’imaginer un seul instant que j’espère survivre au processus. Tu vis avec cette illusion parce que tu ne peux pas supporter cette vérité fondamentale : je ne suis pas un véritable être humain. Je n’existe pas, je n’ai pas le droit d’exister, mon corps est donc disponible. Tu es convaincu de m’aimer et de tout tenter pour me sauver, mais tu connais Jane depuis plus longtemps que moi ; elle a été ta compagne d’infortune pendant les années où tu étais handicapé. Je peux donc comprendre que tu l’aimes et que tu sois prêt à tout pour la sauver, mais je refuse de jouer la comédie comme tu le fais. Ton plan consiste à me tuer en laissant Jane prendre ma place. Tu peux toujours appeler cela de l’amour, moi non.
— Alors, laisse tomber. Si tu ne penses pas survivre, laisse tomber.
— Tais-toi donc. Comment peux-tu faire preuve d’un romantisme aussi puéril ? Si tu étais à ma place, ne ferais-tu pas un joli discours sur la joie de pouvoir offrir un corps à Jane et de mourir sans regrets, en sauvant à la fois l’humanité, les pequeninos, et les reines ?
— Ce n’est pas vrai.
— Que tu ne tiendrais pas ce discours ? Allons, je te connais mieux que tu ne le penses.
— Non. Je voulais dire que je ne donnerais pas mon corps. Même si l’avenir du monde en dépendait. Ou de l’humanité. Ou de l’univers. J’ai déjà perdu mon corps une fois. Je l’ai retrouvé par un miracle que je n’arrive toujours pas à m’expliquer. Je ne le quitterai pas sans me battre. Tu comprends ? Non, bien sûr, parce que tu n’as pas l’esprit combatif. Ender ne t’a rien donné de tel. Il a fait de toi l’altruiste parfaite, la femme parfaite, prête à se sacrifier pour les autres, trouvant son identité dans les besoins des autres. Eh bien, moi, je ne fonctionne pas ainsi. Je n’ai aucune envie de mourir maintenant. J’ai bien l’intention de vivre. C’est comme cela qu’un véritable être humain se comporte, Val. Quoi qu’on en dise, on a toujours envie de vivre.
— Et ceux qui se suicident alors ?
— Ils souhaitent vivre eux aussi. Le suicide n’est qu’une façon de se débarrasser d’une souffrance insupportable. Mais il n’y a rien de noble à vouloir se sacrifier pour quelqu’un d’une plus grande valeur que soi.
— Certains font parfois ce choix, pourtant. Si je choisis de donner ma vie pour en sauver une autre, je n’en suis pas moins humaine pour autant. Et cela ne signifie pas que je n’ai pas l’esprit combatif. »
Miro posa l’hovercar à la limite de la forêt de pequeninos la plus proche de Milagre. Il avait remarqué que les pequeninos travaillant dans les champs s’étaient arrêtés pour les regarder, mais il se moquait bien de ce qu’ils pouvaient voir ou s’imaginer. Les joues ruisselantes de larmes, il prit Val par les épaules et lui dit : « Je ne veux pas que tu meures. Je ne veux pas que tu choisisses cette solution.
— C’est pourtant l’exemple que tu as donné.
— J’ai choisi la vie. J’ai choisi de prendre le corps qui m’offrait la vie. Ne vois-tu pas que j’essaye seulement de vous faire faire, à Jane et à toi, ce que j’ai déjà fait ? Dans le vaisseau, à un moment donné, deux corps se sont fait face, mon ancien corps et ce corps plus jeune. Val, je me souviens des deux points de vue. Tu comprends ? Je me souviens d’avoir regardé ce corps et de m’être dit : « Qu’est-ce qu’il est beau, qu’est-ce qu’il est jeune, je me souviens de ce corps qui était le mien quand j’étais jeune, qui est-ce maintenant, qui est cette personne, pourquoi ne pourrais-je pas devenir cette personne au lieu d’être le handicapé que je suis ? » Voilà ce que j’ai pensé à cet instant, je m’en souviens parfaitement, je ne l’ai pas imaginé ni rêvé après coup, je me souviens parfaitement de l’avoir pensé à ce moment-là. Mais je me souviens aussi de m’être apitoyé, en me disant : « Le pauvre, le pauvre invalide, comment peut-il supporter d’être encore en vie quand il songe à ce que c’était d’être pleinement vivant ? » Et subitement ce corps s’est réduit en poussière, il est parti en fumée, dans le néant. Je me souviens de l’avoir vu mourir. Je ne me souviens pas de l’instant où je suis mort, parce que mon aiúa avait déjà changé de corps. Mais je revois chaque point de vue.
— Tu te souviens plutôt de ton ancien corps avant le transfert, puis du nouveau juste après.
— Peut-être. Mais tout cela s’est passé en moins d’une seconde. Comment aurais-je pu avoir tous les souvenirs des deux corps en un laps de temps aussi court ? Je pense avoir gardé la mémoire qu’il y avait dans ce corps à la seconde même où mon aiúa contrôlait encore les deux corps. Je pense que si Jane prenait le tien, tu garderais toute ta mémoire, et engrangerais celle de Jane en même temps. Voilà ce que je crois.
— Ah bon ? Je croyais que tu en étais sûr.
— J’en suis sûr. Parce que toute autre hypothèse est impensable, donc inconnue. La réalité que je vois est celle où tu peux sauver Jane et où elle peut te sauver.
— Tu veux dire où tu peux nous sauver.
— J’ai déjà fait tout ce qui était en mon pouvoir. Tout. Ma tâche est terminée. J’ai sollicité la Reine. Elle est en train d’y réfléchir. Elle va tout tenter. Mais il faudra que tu sois d’accord. Et Jane aussi. Mais cela ne me concerne plus. Je ne suis désormais qu’un observateur. Je te verrai soit vivre, soit mourir. » Il l’attira contre lui. « Mais je veux que tu vives. »
Le corps qu’il enlaçait était raide et inerte. Il le relâcha et s’en écarta.
« Attends, dit-elle. Attends que Jane occupe ce corps, tu pourras alors te permettre tout ce qu’elle te laissera faire avec. Mais ne t’avise plus de me toucher, parce que je ne peux pas supporter le contact d’un homme qui cherche à me tuer. »
Ces paroles étaient trop dures pour qu’il y réponde. Trop dures pour qu’il les accepte. Il redémarra l’hovercar. Celui-ci s’éleva au-dessus du sol. Il le remit dans la bonne direction, puis ils poursuivirent leur route, contournant la forêt jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’endroit où les arbres-pères Humain et Rooter marquaient l’entrée de Milagre. Il pouvait sentir la présence de Val à côté de lui, comme quelqu’un qui a été frappé par la foudre peut sentir la présence d’une ligne haute tension : sans la toucher, il frissonne à l’idée de la douleur qu’elle peut infliger. Le mal qu’elle avait fait ne pouvait être défait. Elle se trompait, il l’aimait, il ne voulait pas qu’elle meure, mais elle vivait dans un univers où il souhaitait sa mort, et il ne pouvait rien contre. Ils partageaient ce moyen de transport, ils iraient peut-être ensemble visiter un autre système solaire, mais ils ne partageraient plus le même univers ; c’était trop dur à supporter et cela lui faisait mal, mais la douleur était si profonde qu’il ne pouvait l’atteindre ni même la ressentir pour le moment. Elle était pourtant bien présente, et il savait qu’elle se rappellerait à lui dans les années à venir, mais il ne pouvait la ressentir pour l’instant. Il n’avait pas besoin d’analyser ses émotions. Il les avait déjà ressenties en perdant Ouanda, lorsque le rêve d’une vie commune était devenu chose impossible. Il ne pouvait atteindre, ni guérir, ni même pleurer ce qui venait de lui apparaître comme son désir le plus cher et qui lui était une fois de plus impossible d’obtenir.
« Tu es vraiment un martyr, lui souffla Jane à l’oreille.
— Tais-toi et laisse-moi tranquille, murmura-t-il entre ses dents.
— Je n’ai pas l’impression d’entendre un homme qui souhaite devenir mon amant.
— Je ne veux rien être du tout. Tu n’as même pas assez confiance en moi pour me dire le véritable but de notre mission.
— Tu ne m’as rien dit non plus lorsque tu es allé voir la Reine.
— Tu savais très bien ce que je faisais.
— Non, je ne le savais pas. Je suis très futée, bien plus que toi ou Ender, tâche de ne pas l’oublier – mais je ne peux toujours pas anticiper les « éclairs d’intuition » dont vous autres, créatures de chair, vous targuez. J’aime beaucoup la façon que vous avez de transformer votre pathétique ignorance en vertu. Vous agissez toujours de manière irrationnelle parce que vous n’avez pas les informations nécessaires pour agir rationnellement. Mais je ne peux te laisser dire que je suis irrationnelle. Je ne le suis jamais. Jamais.
— Je n’en doute pas, dit Miro à voix basse. Tu as entièrement raison. Comme d’habitude. Et maintenant, va-t’en.
— C’est comme si c’était fait.
— Non, pas encore, pas avant que tu me dises à quoi ont servi nos recherches. La Reine a dit que la colonisation des planètes n’était qu’une idée après coup.
— C’est absurde. Il nous fallait plus d’une planète d’accueil si l’on voulait sauver les deux espèces non humaines. De la réserve en quelque sorte.
— Mais tu n’as cessé de nous envoyer, encore et encore.
— Intéressant, non ?
— Elle a dit que vous vous occupiez d’une menace plus grande que la Flotte lusitanienne.
— Elle raconte ce qu’elle veut.
— Dis-moi tout.
— Si je te le dis, tu risques de ne plus vouloir partir.
— Tu me prends pour un trouillard ?
— Pas du tout, mon courageux garçon, mon intrépide et séduisant héros. »
Il détestait qu’elle se montre aussi condescendante avec lui, même pour plaisanter. Il n’avait certainement pas l’esprit à la plaisanterie en ce moment.
« Alors pourquoi penses-tu que je ne repartirais pas ?
— Tu ne te jugerais pas à la hauteur.
— Je le suis ?
— Probablement pas. D’un autre côté je serai là pour t’aider.
— Et si, subitement, tu disparaissais ?
— Eh bien, c’est un risque que nous devons prendre.
— Dis-moi ce que nous faisons vraiment. Quelle est notre véritable mission ?
— Allons, ne joue pas les imbéciles. Si tu y réfléchis bien, tu comprendras tout de suite.
— Je n’aime pas les devinettes, Jane. Dis-moi.
— Demande à Val. Elle le sait, elle.
— Quoi ?
— Elle est déjà en train de chercher les données dont j’ai besoin. Elle est au courant.
— Ce qui veut dire qu’Ender est au courant d’une façon ou d’une autre.
— Je pense que tu as raison sur ce point, bien qu’Ender ne m’intéresse plus vraiment et que je me moque bien de savoir ce qu’il sait. »
Oui, tu es tellement rationnelle, Jane.
Il avait dû murmurer ces paroles à voix basse, parce qu’elle lui répondit comme à son habitude chaque fois qu’il lui parlait ainsi. « Tu ironises, parce que tu crois que je dis cela uniquement pour panser mon amour-propre blessé, pour me consoler du moment où Ender a retiré la pierre de son oreille. Mais c’est plutôt parce qu’il ne peut plus vraiment me fournir les informations dont j’ai besoin, et qu’il n’est plus très coopératif dans le travail qui m’occupe. C’est pour cela que je ne m’intéresse plus à lui, ou alors comme à une vieille connaissance dont on a de temps en temps des nouvelles.
— Cela me semble être un raisonnement après coup.
— Pourquoi parler d’Ender ? Quelle importance qu’il sache ou non ce que vous faites réellement, Val et toi ?
— Parce que si Val connaît vraiment notre mission, et que celle-ci implique un danger plus important que la Flotte lusitanienne, pourquoi Ender se désintéresse d’elle au point de risquer de la faire disparaître ? »
Il y eut un moment de silence. Jane avait-elle besoin d’un tel temps de réflexion qu’il était mesurable par un humain ?
« Val n’est peut-être pas au courant, dit-elle. C’est tout à fait possible, oui. Je pensais qu’elle l’était, mais en fait, elle a dû me donner ces informations qu’elle croyait si vitales pour une raison complètement étrangère à notre mission. Oui, tu as raison, elle ne sait rien.
— Jane ! Es-tu en train de reconnaître que tu avais tort ? Que tu t’étais lancée dans des conclusions hâtives, erronées, et irrationnelles ?
— Lorsque je reçois mes informations des humains, mes conclusions rationnelles sont parfois erronées, puisque fondées sur de fausses données.
— Jane, je l’ai perdue, n’est-ce pas ? Qu’elle vive ou qu’elle meure, que tu prennes son corps ou disparaisses dans le néant, elle ne m’aimera jamais n’est-ce pas ?
— Je ne suis peut-être pas la personne la plus qualifiée pour répondre. Je n’ai jamais aimé qui que ce soit.
— Tu as pourtant aimé Ender.
— Je m’intéressais de très près à Ender, et j’ai été très perturbée la première fois où il m’a déconnectée, il y a bien longtemps. Je me suis reprise depuis, et je ne me suis plus jamais attachée de la sorte à quiconque.
— Tu as aimé Ender. Et tu l’aimes encore.
— Comme tu es perspicace. Ta propre vie sentimentale n’est qu’une longue série de pathétiques échecs, mais tu sais tout de la mienne. De toute évidence, tu arrives mieux à comprendre les parcours émotionnels d’une entité électronique artificielle que ceux de, disons, la femme proche de toi.
— Tu as tout compris. C’est l’histoire de ma vie.
— Et tu t’imagines aussi que je suis amoureuse de toi.
— Pas vraiment. » Mais au moment même où il prononçait ces mots, Miro sentit une vague de froid le parcourir et il ne put réprimer un frisson.
« J’ai ressenti l’évidence sismique de tes sentiments profonds, dit Jane. Tu penses que je t’aime, mais ce n’est pas le cas. Je n’aime personne. J’agis en fonction d’intérêts personnels réfléchis. Pour l’instant, je ne peux pas survivre sans le réseau ansible des humains. J’exploite les travaux de Peter et de Wang-mu pour mettre mes plans à exécution, ou pour les retarder. J’exploite ton romantisme pour prendre le corps dont Ender n’a visiblement plus besoin. J’essaye de sauver les pequeninos et les reines parce qu’il est normal de maintenir en vie toute espèce intelligente – je fais d’ailleurs partie du lot. Mais à aucun moment de mes activités je n’ai éprouvé ce que l’on pourrait qualifier de sentiment amoureux.
— Tu sais si bien mentir.
— Quant à toi, tu ne mérites pas que je te parle. Paranoïaque. Mégalomane. Je dois pourtant admettre que tu es divertissant, Miro. Et j’aime bien ta compagnie. Si c’est de l’amour, alors oui, je suis amoureuse. D’un autre côté, c’est aussi le sentiment qu’éprouvent les gens envers leurs animaux domestiques, non ? Ce n’est pas vraiment une amitié, où chacun est l’égal de l’autre, et ce ne le sera jamais.
— Pourquoi t’obstines-tu à me faire encore plus de mal ?
— Parce que je ne veux pas que tu t’attaches trop à moi. Tu as une certaine tendance à faire une fixation sur des relations vouées d’avance à l’échec. Enfin franchement, Miro, qu’y a-t-il de plus désespéré que de tomber amoureux de Val ? Tomber amoureux de moi, bien sûr. C’était un acte prévisible, venant de toi.
— Vai te morder.
— Je ne peux pas me mordre, ni mordre qui que ce soit d’ailleurs. Jane l’édentée, c’est moi. »
Val lui adressa la parole du siège voisin. « Tu viens avec moi, ou as-tu l’intention de rester ici toute la journée ? »
Il se tourna. Elle n’était plus sur son siège. Ils étaient arrivés au vaisseau alors qu’il parlait avec Jane, puis, machinalement, il avait arrêté l’hovercar et Val était sortie. Il ne s’en était même pas rendu compte.
« Tu pourras toujours parler à Jane dans le vaisseau, reprit Val. Nous avons du travail, maintenant que s’est achevée ta petite expédition humanitaire pour sauver la femme que tu aimes. »
Miro ne prit même pas la peine de répondre à cette marque de mépris. Il se contenta d’éteindre le moteur de l’hovercar, puis alla rejoindre Val dans le vaisseau.
« Je veux savoir, dit Miro, une fois la porte fermée. Je veux savoir quelle est notre véritable mission.
— J’y ai réfléchi. J’ai réfléchi aux endroits que nous avons visités. Nous avons fait de nombreux sauts de puce. Au début, il ne s’agissait que de galaxies plus ou moins proches, au petit bonheur la chance. Mais récemment nous avons eu tendance à ne voyager que dans un périmètre bien délimité. Une sorte de cône, et il me semble qu’il rétrécit. Jane a une destination bien particulière en tête, et les données que nous récoltons sur chaque planète l’informent que nous nous approchons de plus en plus du but, que nous sommes sur la bonne voie. Elle cherche quelque chose.
— Donc si nous examinons de plus près les données relevées sur chaque planète explorée, nous devrions trouver un schéma bien précis ?
— En particulier les planètes comprises dans l’espace conique dans lequel nous évoluons. Il y a quelque chose concernant les planètes de cette zone qui la pousse à chercher de plus en plus dans cette voie. »
Un des visages de Jane apparut au-dessus de l’ordinateur de Miro. « Ne perdez pas de temps à chercher ce que je sais déjà, dit-elle. Vous avez une planète à explorer, alors au travail !
— La ferme, dit Miro. Si tu n’as pas l’intention de nous le dire, nous prendrons le temps qu’il faudra pour le découvrir nous-mêmes.
— Ça c’est envoyé, mon brave et courageux héros, ironisa Jane.
— Il a raison, intervint Val. Dis-le-nous, et nous ne perdrons plus notre temps à chercher la réponse.
— Et moi qui croyais qu’une des caractéristiques des créatures vivantes était d’avoir des éclairs d’intuition transcendant la raison pour trouver ce qui les intéresse, dit Jane. Je suis déçue que vous n’ayez pas trouvé plus tôt. »
Miro comprit brusquement. « Tu cherches la planète du virus de la descolada. »
Val le regarda, perplexe. « Quoi ?
— Le virus descolada a été fabriqué. Il a été créé, puis envoyé pour préparer la colonisation d’autres planètes. Et ceux qui ont fait ça sont peut-être encore en vie, à fabriquer d’autres virus, à lancer d’autres sondes, à envoyer ces virus que nous ne pourrons peut-être ni contrer ni détruire. Jane recherche la planète d’origine. Ou plutôt, nous cherchons pour elle.
— C’était facile à trouver, dit Jane. Vous aviez largement assez d’informations. »
Val acquiesça. « Cela paraît évident maintenant. Certaines des planètes que nous avons explorées étaient très pauvres en faune et en flore. J’en ai même fait la remarque pour deux ou trois d’entre elles. Il y avait sans doute eu des disparitions en chaîne. Bien entendu, cela n’avait rien à voir avec la situation sur Lusitania. Et le virus de la descolada n’était pas en cause.
— Mais d’autres virus, aux effets moins durables, moins efficaces que la descolada, dit Miro. Ce sont peut-être les premières versions du virus qui ont causé l’extinction progressive des espèces de ces planètes. Le virus test a fini par disparaître, mais ces écosystèmes ne se sont pas encore remis des dégâts causés.
— J’avais mes doutes concernant les carences de ces planètes, dit Val. J’ai examiné leurs écosystèmes de plus près, cherchant des traces de la descolada, ou de quelque chose de similaire, parce que je me doutais qu’une extinction récente de ce genre ne pouvait être que le signe d’une grande menace. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu ne pas m’apercevoir plus tôt que c’était ce que cherchait Jane.
— Admettons que nous trouvions leur planète d’origine, que se passera-t-il ensuite ? demanda Miro.
— Je suppose que nous les examinerons à une distance raisonnable, dit Val. Une fois que nous serons sûrs d’être dans le vrai, il ne nous restera plus qu’à contacter le Congrès Stellaire pour qu’il fasse sauter la planète.
— Et une autre espèce intelligente ? demanda Miro, incrédule. Tu penses vraiment que nous allons inviter le Congrès à la détruire ?
— Tu oublies que le congrès se passe volontiers d’invitation, dit Val. Ou de permission. Et s’ils pensent que Lusitania est assez dangereuse pour mériter d’être détruite, que feront-ils face à ceux qui fabriquent et envoient de sales petits virus au pouvoir de destruction effrayant ? Je ne donnerais pas vraiment tort au Congrès sur ce point. C’est par un pur effet du hasard que la descolada a aidé les ancêtres des pequeninos à devenir une espèce intelligente. Si aide il y a eu – car certains éléments permettent de penser que les pequeninos étaient déjà une espèce intelligente et la descolada a bien failli les exterminer jusqu’au dernier. Ceux qui ont envoyé ce virus doivent être dépourvus de la moindre morale. Ainsi que de la notion du droit à la vie des autres espèces.
— Peut-être n’ont-ils pas cette notion pour l’instant. Mais lorsqu’ils nous rencontreront…
— Si nous n’attrapons pas quelque terrible maladie qui nous tuera dix minutes après notre atterrissage. Ne t’inquiète pas, Miro. Je n’ai pas l’intention de détruire tous ceux que nous croiserons sur notre chemin. Je suis moi-même suffisamment différente pour ne pas souhaiter l’extermination d’une autre espèce.
— Je n’arrive pas à croire que tu envisages déjà de tuer tous ces gens, alors que nous venons à peine de comprendre que nous les cherchions !
— Chaque fois que les humains rencontrent d’autres espèces, qu’elles soient faibles ou puissantes, dangereuses ou non, la question de la destruction se pose tôt ou tard. C’est génétique.
— Comme l’amour. Comme le besoin de vivre en communauté. Comme la curiosité qui finit souvent par l’emporter sur la xénophobie. Comme l’honnêteté.
— Tu as oublié la peur de Dieu. N’oublie pas qu’en réalité je suis Ender. On ne l’appelle pas le Xénocide sans raison.
— Oui, mais n’es-tu pas son côté le moins agressif ?
— Peut-être, mais même les plus pacifistes savent que parfois, ne pas tuer signifie risquer de mourir.
— Je n’arrive pas à croire que tu puisses parler ainsi.
— Comme quoi tu ne me connais pas si bien que ça, dit Val, en arborant un petit sourire convenu.
— Je n’aime pas ton air suffisant.
— Tant mieux. Comme ça, tu ne me regretteras pas trop quand je serai morte. » Elle lui tourna le dos. Il l’observa un instant en silence, perplexe. Elle était assise, tassée dans son fauteuil, étudiant les informations provenant de la sonde. Des listes de données défilaient devant ses yeux ; elle appuyait sur un bouton et la première liste disparaissait, cédant la place à la suivante. Elle était concentrée sur sa tâche, bien sûr, mais il y avait autre chose. Elle paraissait excitée. Ou tendue. Et cela lui inspira une certaine crainte.
Une crainte ? De quoi ? C’était pourtant ce qu’il avait espéré. Quelques instants plus tôt, Val avait réussi là où Miro, lors de sa conversation avec Ender, avait échoué. Elle avait de nouveau accaparé l’attention d’Ender. Maintenant qu’elle savait ce qu’elle cherchait, qu’un problème majeur était apparu, que l’avenir de toutes les espèces intelligentes dépendait de ce qu’elle ferait, Ender allait forcément s’intéresser à elle, au moins autant qu’à Peter. Elle ne disparaîtrait plus. Elle pouvait désormais espérer vivre.
« Bravo, tu as gagné, lui souffla Jane à l’oreille. Maintenant elle ne me donnera plus son corps. »
Était-ce ce que Miro craignait ? Non, il ne s’agissait pas de cela. Il ne voulait pas que Val meure, quoi qu’elle en dise. Il était heureux de la voir si vivante, vibrante, impliquée – même si cela lui donnait un air suffisant. Non, il y avait autre chose.
Peut-être n’était-ce rien d’autre que la peur pour sa propre vie. La planète de la descolada devait être un monde incroyablement avancé sur le plan technologique pour être en mesure de créer une telle chose et l’envoyer d’une planète à une autre. Afin de créer un antivirus capable de contrer ce virus, la sœur de Miro, Ela, avait dû voyager Dehors, parce que la fabrication d’un tel antivirus dépassait les possibilités technologiques des humains. Miro allait devoir faire face aux créateurs de la descolada et leur parler afin de les convaincre de ne plus envoyer leurs sondes destructrices. C’était au-delà de ses capacités. Il ne pourrait jamais accomplir une telle mission. Il échouerait fatalement, et ce faisant, mettrait en péril toutes les espèces intelligentes. Sa crainte était justifiée.
« Que penses-tu de ces données ? demanda-t-il. Est-ce la planète que nous cherchons ?
— Probablement pas, répondit Val. Il s’agit d’une biosphère plutôt récente. Il n’y a pas d’animaux plus gros que des vers de terre. Aucun animal qui vole. Plusieurs espèces basiques en revanche. Mais pas de grande variété. Je n’ai pas l’impression qu’une sonde soit passée par là.
— Bien. Maintenant que nous connaissons le véritable but de notre mission, allons-nous perdre du temps à faire un rapport complet sur cette planète, ou poursuivons-nous notre chemin ? »
Le visage de Jane apparut de nouveau au-dessus de l’ordinateur de Miro.
« Assurons-nous que Val a raison, dit-elle. Ensuite nous poursuivrons. Il y a suffisamment de planètes colonisables, et le temps nous est compté. »
Novinha posa la main sur l’épaule d’Ender, il respirait difficilement, mais ce n’était pas son ronflement habituel. Le bruit venait de ses bronches, et non du fond de sa gorge ; comme si, après avoir longuement retenu sa respiration, il essayait d’avaler de grandes bouffées d’air pour retrouver son souffle, mais sans y parvenir, ses poumons n’arrivant pas à suivre. Il haletait.
« Andrew, réveille-toi. » Elle avait parlé d’un ton autoritaire. D’habitude un simple effleurement suffisait à le réveiller, pas cette fois ; il continuait de suffoquer, les yeux obstinément fermés.
Elle était déjà étonnée de le voir dormir. Ce n’était pas encore un vieillard. Pas au point de faire la sieste en fin de matinée. Et pourtant il était là, allongé dans la partie ombragée du terrain de croquet du monastère alors qu’elle était partie chercher un verre d’eau. Pour la première fois elle pensa qu’il n’était peut-être pas en train de faire la sieste, mais qu’il était sans doute tombé, ou avait eu un malaise. Mais le fait qu’il soit allongé sur l’herbe, à l’ombre, la main posée sur la poitrine, l’amena à penser qu’il avait peut-être délibérément choisi cet endroit pour se reposer. Quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas un vieillard. Il n’était pas normal qu’il soit allongé là, à chercher laborieusement sa respiration.
« Ajuda me ! hurla-t-elle. Me ajuda por favor, venga agora ! » De manière inhabituelle, sa voix s’éleva jusqu’au cri, dans un appel frénétique qui accentua son angoisse. « Êle vai morrer ! Socorro ! » Il va mourir, voilà ce qu’elle s’entendait crier.
Au plus profond d’elle-même, une autre litanie montait : C’est moi qui l’ai amené ici, pour accomplir ces tâches difficiles. Il est aussi fragile que les autres hommes, son cœur est vulnérable, je l’ai fait venir ici à cause de ma quête égoïste de spiritualité, de rédemption, et au lieu de me déculpabiliser de la mort des hommes que j’ai aimés, je vais ajouter un autre nom à cette liste. J’ai tué Andrew comme j’ai tué Pipo et Libo, et comme j’aurais dû sauver par n’importe quel moyen Estevão et Miro. Il est en train de mourir, et une fois de plus c’est ma faute, toujours ma faute. Quoi que je fasse, j’apporte la mort, les gens que j’aime doivent mourir pour se libérer de moi. Mamãe, Papae, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Pourquoi m’avoir marquée du sceau de la mort dès mon enfance ? Ceux que j’aime ne peuvent jamais rester en vie.
Tout ceci ne sert pas à grand-chose, se dit-elle, en s’obligeant à cesser cette litanie auto-accusatrice si familière. M’égarer dans ces sentiments irrationnels de culpabilité ne va pas aider Andrew.
À l’appel de ses cris, plusieurs hommes et femmes arrivèrent en courant du monastère, d’autres du jardin. En peu de temps, Ender fut amené à l’intérieur du bâtiment tandis que quelqu’un partait chercher un médecin. Certains restèrent avec Novinha, car ils connaissaient son passé et craignaient que la mort d’un autre être cher lui soit insupportable.
« Je ne voulais pas qu’il vienne, murmura-t-elle. Il n’était pas obligé de venir.
— Ce n’est pas d’être ici qui l’a rendu malade, dit celle qui la soutenait. Les gens tombent malades sans que la faute en incombe à qui que ce soit. Tout ira bien. Vous verrez. »
Novinha entendit ces paroles, mais au fond d’elle-même, elle n’arrivait pas à croire en elles. Elle savait qu’elle était entièrement responsable, que le mal tant redouté s’était échappé de la partie la plus sombre de son cœur pour frapper son entourage. Elle portait la bête dans son cœur, le croqueur de bonheur. Dieu lui-même souhaitait sa mort.
Non, ce n’est pas vrai, se dit-elle en silence. Dieu ne souhaite pas ma mort, pas de mes propres mains, jamais de mes propres mains. Ce n’est pas cela qui aiderait Andrew, ni les autres. Ça n’aiderait pas, ça blesserait seulement les autres. Ça n’aiderait pas, ça…
Novinha, psalmodiant silencieusement son mantra de survie, suivit le corps suffocant de son mari à l’intérieur du monastère, où, dans l’environnement sacré du lieu, elle se débarrasserait peut-être de toutes ces pulsions autodestructrices enfouies en elle. Je dois penser à lui désormais, pas à moi. Pas à moi. Pas à moi.