17 « Le chemin continue sans lui désormais »

« J’ai entendu un jour l’histoire d’un homme

Qui s’était divisé en deux.

Une partie de lui n’a jamais changé,

L’autre n’a cessé de se développer.

Celle qui ne changeait pas était toujours authentique,

Celle qui se développait toujours nouvelle,

Et je me suis demandé, une fois l’histoire terminée,

Quelle partie était moi, et laquelle était toi ? »

Murmures Divins de Han Qing-Jao


Le matin de l’enterrement d’Ender, Valentine se réveilla en proie à de sombres pensées. Elle était venue sur Lusitania pour être de nouveau avec lui et l’aider dans son travail. Jakt avait eu de la peine de la voir si avide de partager de nouveau la vie d’Ender, et elle le savait. Pourtant, son mari avait abandonné sa planète natale pour venir avec elle. Que de sacrifices. Et maintenant, Ender n’était plus.

Il n’était plus, et il était toujours là. L’homme dont l’aiúa d’Ender occupait le corps dormait dans sa maison. L’aiúa d’Ender, et le visage de son frère Peter. Quelque part en lui se trouvaient les souvenirs d’Ender. Mais il n’y avait pas encore touché, sauf de manière inconsciente, ponctuelle. En fait, il s’était en quelque sorte réfugié dans sa maison pour ne pas voir resurgir ces souvenirs.

« Et si je rencontrais Novinha ? il l’aimait, non ? avait demandé Peter dès son arrivée. Il était terriblement conscient de ses responsabilités envers elle. Et cela me gêne de me sentir quelque part marié avec elle.

— C’est un problème d’identité intéressant, n’est-ce pas ? » avait répondu Valentine. Mais ce n’était pas qu’un simple problème pour Peter. Il était terrifié à l’idée de devenir prisonnier de la vie d’Ender. Terrifié aussi de vivre une vie rongée par le remords comme cela avait été le cas d’Ender. « C’est un abandon de famille », avait-il dit. Ce à quoi Valentine avait répondu : « L’homme qui a épousé Novinha est mort. Nous l’avons vu mourir. Elle n’a pas besoin d’un jeune mari qui ne voudrait pas d’elle, Peter. Sa vie est suffisamment triste sans cela. Épouse Wang-mu, quitte cet endroit, continue ton chemin, réalise-toi. Deviens le véritable fils d’Ender, vis la vie qu’il aurait voulu vivre si les besoins des autres ne l’avaient pas détourné de son chemin. »

Allait-il suivre son conseil ? Valentine n’aurait su le dire. Il restait cloîtré dans la maison, allant jusqu’à éviter de rencontrer des visiteurs qui auraient pu faire remonter des souvenirs. Ohaldo vint, puis Grego, et Ela, chacun son tour, afin d’exprimer leurs condoléances à Valentine pour la mort de son frère, mais à aucun moment Peter n’entra dans la pièce. En revanche, on y vit Wang-mu. Cette gentille jeune fille qui avait pourtant quelque chose de dur en elle ne déplaisait pas à Valentine. Wang-mu joua le rôle de l’amie compatissante de la famille du disparu, reprenant la conversation lorsque chacun des descendants d’Ender racontait de quelle manière il avait sauvé leur famille, comment il avait été une véritable bénédiction pour eux quand tout espoir était perdu.

Et dans un coin de la pièce se trouvait Plikt, assise, absorbée dans ses pensées, écoutant, étoffant le discours dont elle avait rêvé toute sa vie.

Oh, Ender, les chacals ont mangé sur ton dos pendant trois mille ans. Et maintenant c’est au tour de tes amis. Mais au bout du compte, les morsures sur tes os seront-elles différentes ?

Aujourd’hui tout allait se terminer. D’autres auraient divisé le temps différemment, mais pour Valentine l’Ère d’Ender Wiggin prenait fin. L’ère qui avait commencé par une tentative de xénocide, pour se terminer par d’autres xénocides avortés, ou du moins reportés. Les humains pourraient peut-être vivre en paix avec d’autres peuples de l’espace, œuvrant pour partager leur destinée sur d’autres colonies. Valentine écrirait cette histoire, comme elle avait raconté une histoire sur chaque planète qu’Ender et elle avaient visitée ensemble. Elle écrirait, non un oracle ou un texte sacré, comme Ender avec ses trois livres, La Reine, L’Hégémon et La Vie d’Humain, mais une espèce de manuel pédagogique, en citant ses sources. Elle aspirait à devenir non pas un Paul ou un Moïse, mais plutôt un Thucydide. Bien qu’elle ait toujours écrit sous le nom de Démosthène, héritage de son enfance lorsqu’elle et Peter, le premier Peter, le ténébreux et magnifique Peter, avaient trouvé les mots qui avaient changé le monde. Démosthène publierait un livre faisant la chronologie des efforts humains sur Lusitania, et ce livre accorderait une grande place à Ender – il raconterait comment il avait rapporté le cocon de la Reine avec lui et était devenu un élément central de la famille lorsqu’il avait fallu négocier avec les pequeninos. Mais ce ne serait pas un livre sur Ender. Ce serait un livre sur les utlannings et les framlings, les ramans et les varelses. Ender, qui était un étranger où qu’il aille, sans appartenance aucune, accomplissant son œuvre partout, jusqu’à ce qu’il choisisse cette planète pour s’y installer, non seulement parce qu’une famille avait besoin de lui, mais aussi parce qu’ici il n’était pas obligé d’être un membre à part entière de la race humaine… Ender pouvait faire partie de la famille des pequeninos, de la Reine. Il pouvait faire partie de quelque chose de plus vaste que la race humaine.

Et même si aucun enfant ne portait officiellement son nom, ici il était devenu un père. Celui des enfants de Novinha. Et d’une certaine manière, celui de Novinha. D’une jeune copie de Valentine elle-même. De Jane, première descendance d’une rencontre d’espèces, qui était devenue une superbe et lumineuse créature vivant au sein des arbres-mères, sur des réseaux numériques, sur les liens philotiques des ansibles, et dans un corps qui jadis avait été celui d’Ender et qui, d’une certaine manière, avait aussi été celui de Valentine, car elle se rappelait avoir vu ce visage dans un miroir en se disant que c’était elle.

Il était aussi le père de ce nouvel homme, Peter, cet homme fort et entier. Car ce n’était plus le Peter qui avait été le premier à sortir du vaisseau. Ce n’était pas le garçon malfaisant, cynique et cruel qui avançait dans la vie plein d’arrogance, bouillonnant de rage. Il était devenu entier. On retrouvait chez lui le calme d’une sagesse ancestrale, même si le feu de la jeunesse brûlait encore. Il avait une compagne qui était son égale en intelligence, en vertu et en force. Et devant lui, la perspective d’une espérance de vie d’homme normal. La vie de celui qui était le véritable fils d’Ender serait, sinon aussi profondément influente, du moins plus heureuse. Ender ne lui en aurait pas souhaité plus – ni moins. Changer le monde sert ceux qui veulent voir leur nom inscrit dans les livres d’histoire. Mais être heureux sert ceux qui inscrivent leur nom dans la vie des autres et considèrent leur cœur comme le bien le plus précieux.

Valentine et Jakt, ainsi que leurs enfants, se regroupèrent sur la véranda de leur maison, où Wang-mu attendait, seule. « Puis-je venir avec vous ? » demanda-t-elle. Valentine lui offrit son bras. Quel est donc ce lien qui nous unit ? Est-ce ma future « belle nièce » ? « Amie » serait un terme plus approprié.

Le discours de la mort d’Ender par Plikt était éloquent et percutant. Elle avait profité des leçons du maître. Elle ne perdait pas de temps en futilités. Elle commença par parler de son plus grand crime, en expliquant ce qu’Ender avait cru faire alors, et ce qu’il avait ressenti après avoir été informé de la vérité. « Telle fut la vie d’Ender, dit Plikt. Il a épluché la vérité comme on épluche un oignon. Mais contrairement à nous, il savait qu’il n’y avait pas de noyau doré à l’intérieur. Il n’y avait que des couches d’illusion et d’incompréhension. Ce qui était important, c’était de connaître toutes les erreurs, les excuses bien pratiques, les fautes, les jugements erronés, et d’en faire – et non de trouver – un noyau de vérité. D’allumer une bougie de vérité là où il n’y avait aucune vérité à trouver. Tel a été le cadeau qu’il nous a fait. Il nous a délivrés de l’illusion qu’une explication nous apportera un jour une réponse définitive à tout et pour tous. Il y a toujours plus à apprendre. »

Plikt continua ainsi, rappelant des incidents et des souvenirs, des anecdotes et autres paroles fondamentales ; les gens réunis passèrent du rire aux larmes, puis de nouveau au rire, et gardèrent le silence à plusieurs reprises pour relier ces souvenirs à leurs propres vies. Comme je ressemble à Ender, se disaient-ils parfois, et à d’autres moments, Dieu merci, ma vie ne ressemble pas à la sienne !

Valentine, en revanche, connaissait des histoires dont Plikt ne parlerait pas, car elle ne les connaissait pas, ou du moins, ne pouvait les appréhender sous le regard du souvenir. Ce n’étaient pas des anecdotes importantes. Elles ne révélaient aucune vérité cachée. C’étaient de simples vestiges de moments passés ensemble. Des conversations, des disputes, des moments tendres et drôles sur les différentes planètes qu’ils avaient visitées ou à bord de vaisseaux lors de ces déplacements. Et au cœur de tout cela, il y avait les souvenirs d’enfance. Le bébé dans les bras de la mère de Valentine. Père le lançant en l’air. Ses premiers mots, ses premiers balbutiements. Pas de aga-aga pour bébé Ender ! Il voulait plus de syllabes pour s’exprimer : dadou-dadou. Wagada wagada. Pourquoi est-ce que je me souviens de ce langage de bébé ?

Le bébé à l’adorable visage, plein de vie. Des larmes d’enfant à cause d’une chute. Un rire pour les raisons les plus futiles – une chanson, un visage familier, parce que la vie était tendre et pure en ce temps-là, et que rien ne lui avait encore fait de mal, il était entouré d’amour et d’espoir. Les mains qui le touchaient étaient douces et puissantes à la fois, et il pouvait leur faire confiance. Oh, Ender, pensa Valentine. J’aurais tant voulu que ta vie soit aussi heureuse qu’à cette époque. Mais il n’en est jamais ainsi. Le langage nous vient, et avec lui les mensonges, les menaces, la cruauté et les désillusions. On arrive à marcher, et nos pas nous éloignent du havre protecteur de la famille. Pour préserver le bonheur de son enfance, il faudrait mourir quand on est enfant, ou vivre comme un enfant, sans jamais devenir adulte, sans jamais grandir. C’est pour cela que je pleure l’enfant disparu, sans pour autant regretter l’homme de bonté rongé par la souffrance et le remords, ce qui ne l’empêchait pas de se montrer bon envers moi et envers les autres. Celui que j’aimais, que j’ai presque connu. Presque, mais pas tout à fait.

Valentine laissa ses larmes couler en se remémorant ces souvenirs alors que les mots de Plikt résonnaient encore, la touchant par moments, et à d’autres non, car elle en savait beaucoup plus sur Ender que tous ceux qui étaient présents, et elle avait perdu bien plus qu’eux en le perdant. Plus que Novinha, assise au premier rang, ses enfants autour d’elle. Valentine l’observa alors que Miro passait son bras autour des épaules de sa mère, tout en tenant Jane de son autre main. Valentine remarqua aussi comment Ela prenait la main d’Ohaldo pour l’embrasser. Comment Grego, la larme à l’œil, posait sa tête sur l’épaule de sa sœur Quara, au visage si dur, et comment Quara l’étreignait pour le réconforter. Ils aimaient Ender eux aussi, et ils le connaissaient ; mais dans leur douleur, ils se reposaient les uns sur les autres, en famille suffisamment forte parce que Ender en avait fait partie et les avait guéris, ou du moins les avait mis sur la voie de la guérison. Novinha survivrait, et dépasserait peut-être sa colère à cause des sales tours que la vie lui avait joués. Perdre Ender n’était peut-être pas la pire chose qui lui soit arrivée ; d’une certaine manière, c’était même la meilleure, car c’était elle qui l’avait laissé partir.

Valentine regarda les pequeninos assis parmi les humains ou à part. Pour eux, cet endroit était un lieu doublement sacré, où les quelques restes d’Ender allaient bientôt reposer. Entre les arbres de Rooter et d’Humain, là où Ender avait versé le sang d’un pequenino pour sceller le pacte entre les différentes espèces. Il y avait beaucoup d’amitiés qui s’étaient créées entre pequeninos et humains, même si certaines craintes et inimitiés persistaient, mais les ponts avaient été construits, en grande partie grâce au livre d’Ender qui donnait aux pequeninos l’espoir qu’un jour, peut-être, un humain les comprendrait ; espoir auquel ils s’étaient accrochés jusqu’à ce qu’Ender en fasse une réalité.

Il y avait aussi une ouvrière, totalement inexpressive, assise à quelques mètres de là, sans aucun humain ni pequenino à côté d’elle. Elle n’était qu’un regard. Si la Reine pleurait Ender, elle ne le montrait pas. Elle faisait toujours autant de mystères, mais Ender l’avait aimée elle aussi ; elle avait été sa seule amie pendant trois mille ans, sa seule protection. Ender pouvait même, d’une certaine manière, la considérer comme l’un de ses enfants adoptifs qu’il avait toujours protégés, il ne fallut que trois quarts d’heure à Plikt pour terminer son discours. Elle conclut simplement :

« Même si l’aiúa d’Ender continue de vivre, comme le font tous les aiúas, l’homme tel que nous le connaissions n’est plus avec nous. Son corps n’est plus, et quels que soient les éléments de sa vie et de son œuvre que nous garderons, ils ne seront plus lui, mais nous, ils seront ce qu’il reste d’Ender en nous comme nous avons en nous nos amis, nos professeurs, nos pères et nos mères, nos compagnons ou compagnes, notre descendance, et même les étrangers qui regardent le monde à travers nos yeux et nous aident à lui donner un sens. Dans vos yeux je vois Ender qui me regarde. Comme vous voyez Ender vous regarder à travers les miens. Et pourtant aucun d’entre nous n’est vraiment lui ; nous sommes tous nous-mêmes, tous des étrangers sur nos propres chemins. Nous avons parcouru ce chemin avec Ender Wiggin pendant quelque temps. Il nous a montré ce que nous n’aurions peut-être pas vu autrement. Mais le chemin continue sans lui désormais. En fin de compte, il ne valait pas mieux qu’un autre. Mais il ne valait pas moins non plus. »

Puis ce fut terminé. Pas de prière – elles avaient été dites avant qu’elle ne parle, car le prêtre n’avait pas l’intention de laisser cette cérémonie païenne faire partie du culte de l’Église de la Sainte Mère. Les gens avaient déjà pleuré et surmonté la douleur. Ils se relevèrent du sol, les plus vieux courbaturés, les enfants agités, courant et criant pour se défouler après cette longue attente. Il était bon d’entendre des rires et des cris. C’était aussi une belle façon de dire au revoir à Ender Wiggin.

Valentine embrassa Jakt et ses enfants, puis Wang-mu, et poursuivit son chemin à travers la foule compacte. Tant d’humains avaient fui Lusitania pour aller sur d’autres colonies ; mais maintenant que leur planète était sauvée, bon nombre d’entre eux choisissaient de ne pas rester sur leurs planètes d’accueil. Lusitania était leur foyer. Ce n’étaient pas des pionniers. Beaucoup d’autres, cependant, étaient simplement venus assister à la cérémonie. Jane les renverrait à leurs fermes ou leurs maisons dans les territoires encore vierges. Il faudrait une génération ou deux avant que Milagre ne se repeuple.

Peter l’attendait dans la véranda. Valentine lui sourit. « Je crois que tu as un rendez-vous », dit-elle.

Ils quittèrent Milagre ensemble pour se diriger vers la nouvelle forêt qui n’arrivait pas à masquer les traces du dernier incendie. Ils marchèrent jusqu’à un grand arbre lumineux. Ils arrivèrent presque en même temps que ceux qui venaient de quitter le lieu de l’enterrement. Jane s’approcha de l’arbre-mère flamboyant et le toucha – et par ce geste, c’était une partie d’elle-même qu’elle touchait, ou du moins celle d’une sœur adorée. Puis Peter prit place à côté de Wang-mu, Miro en fit autant avec Jane, et le prêtre maria les deux couples sous l’arbre-mère, sous les yeux de quelques pequeninos et de Valentine, seul témoin humain de cette cérémonie. Personne d’autre ne savait qu’elle avait lieu. Il n’aurait pas été correct, pensaient-ils, que le mariage détourne l’attention des gens de l’enterrement et du discours de Plikt. Il serait toujours temps de leur annoncer les mariages.

Lorsque la cérémonie fut terminée, le prêtre quitta les lieux, quelques pequeninos le guidant à travers la forêt. Valentine embrassa les jeunes mariés, Jane et Miro, Peter et Wang-mu, leur parla un instant tour à tour, murmura des félicitations et des adieux, puis prit un peu de recul et regarda.

Jane ferma les yeux, puis ils disparurent tous les quatre. Il ne restait plus que l’arbre-mère au milieu de la clairière, inondé de lumière, regorgeant de fruits, des bourgeons sur chaque branche, célébration immuable des éternels mystères de la vie.

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