CHAPITRE VII LE PATROUILLEUR

Rik vit le Boulanger mourir. Il le vit s’écrouler sans une plainte, la poitrine carbonisée d’un silencieux coup de fulgurant. Ce spectacle effaça de son esprit le souvenir de presque tout ce qui avait précédé et de presque tout ce qui suivit.

Il se rappelait vaguement l’arrivée du patrouilleur, le geste calme mais terriblement résolu avec lequel il avait sorti son arme. Le Boulanger avait levé la tête, il avait ouvert la bouche pour une dernière parole qu’il n’avait pas eu le temps de prononcer. Après le meurtre, Rik ne se rappelait plus rien sinon le martèlement du sang contre ses tempes et les hurlements affolés de la foule qui s’enfuyait dans tous les sens comme un fleuve qui déborde.

L’événement avait provisoirement annulé les progrès qu’avait fait son esprit pendant son sommeil. Le patrouilleur s’était précipité dans sa direction, fendant la masse humaine vociférant, semblable à une mer visqueuse, à une coulée de boue à travers laquelle il lui fallait se frayer un chemin. Rik et Lona furent roulés, emportés par le flot. Il y eut des remous, des lames de fond, des ressacs quand les voitures des patrouilleurs commencèrent de survoler la foule. Valona entraîna Rik au loin, au-delà même des limites de la Cité. Il avait cessé d’être celui qui s’était réveillé presque adulte pour redevenir l’enfant terrifié de la veille.

Ce matin, quand il avait émergé du sommeil, il s’était retrouvé dans une pièce sans fenêtre où ne pénétrait pas la lumière grise de l’aube. Il était resté longtemps immobile à fouiller son esprit. Pendant la nuit, quelque chose s’était cicatrisé, réparé. Recousu. Le processus de cette régénération s’était engagé deux jours plus tôt quand Rik avait commencé à se « souvenir » et il s’était accéléré au cours de la journée précédente. Le voyage à la Cité Haute, la visite de la bibliothèque, l’agression contre le patrouilleur et la fuite qui s’était ensuivie – tout cela avait agi à la manière d’un ferment. Les fibres recroquevillées de son esprit depuis si longtemps assoupi s’étaient tendues et raidies, elles avaient été forcées de fonctionner, de sortir laborieusement de leur engourdissement et, maintenant que Rik avait dormi, quelque chose d’impalpable y palpitait, frémissant.

Rik songeait à l’espace et aux étoiles, à des étendues désolées et infinies, à d’immenses silences.

Enfin, il tourna la tête et appela :

— Lona !

Valona se réveilla en sursaut.

— Oui, Rik ? fit-elle, appuyée sur un coude, le couvant des yeux.

— Je suis là, Lona.

— Tu vas bien ?

— Oh ! oui. – Impossible de calmer son excitation. – Merveilleusement ! Écoute ! D’autres souvenirs me sont revenus. J’étais sur un navire et je sais exactement…

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle enfilait sa robe. Tournant le dos à Rik, elle passa sa main sur le devant du vêtement pour le fermer et s’escrima fébrilement avec sa ceinture.

Quand elle fut prête, elle s’approcha de lui sur la pointe des pieds.

— J’ai peu dormi, Rik. J’ai essayé de rester éveillée.

La nervosité de Valona était contagieuse.

— Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?

— Chut ! Ne parle pas si fort. Tout va bien.

— Où est le Prud’homme ?

— Il n’est pas là. Il,… il a dû s’absenter. Tu devrais te rendormir, Rik.

Il repoussa son bras.

— Je suis en pleine forme et je ne veux plus dormir. J’aurais voulu parler de ce navire au Prud’homme.

Seulement, le Prud’homme n’était pas là, et Lona ne l’écouterait pas. Il se résigna mais, pour la première fois, il se sentit irrité contre Valona. Elle le traitait comme un enfant alors qu’il commençait à redevenir un homme.

Un flot de lumière envahit tout à coup la pièce et le Boulanger fit son apparition. Rik le regarda en clignant des yeux, intimidé maintenant, et ne repoussa pas le bras de Valona quand elle le prit par les épaules d’un geste maternel.

Un sourire étira les lèvres épaisses du Boulanger.

— On se réveille tôt !

Ni Valona ni Rik ne répondirent.

Le Boulanger poursuivit :

— C’est aussi bien comme ça. Vous allez déménager.

— Vous ne nous livrerez pas aux patrouilleurs ?

Valona avait la gorge sèche. Elle se rappelait la manière dont le gros homme avait contemplé Rik après le départ du Prud’homme. Cette fois encore, c’était Rik qu’il regardait. Rien que lui.

— Non, je ne vous livrerai pas aux patrouilleurs. J’ai prévenu qui de droit et vous ne risquez rien.

Le Boulanger s’éloigna. Son absence fut de courte durée. Quand il revint, il apportait de la nourriture, des vêtements et deux cuvettes remplies d’eau. Les vêtements étaient neufs et d’une coupe insolite.

Tandis que Rik et Valona se restauraient, le Boulanger prit la parole :

— Je vais vous donner des noms et un passé nouveaux. Soyez attentifs : il ne faut pas que vous oubliiez. Vous n’êtes pas floriniens, comprenez-vous ? Vous êtes le frère et la sœur, et vous êtes nés sur la planète Wotex. Vous êtes venus sur Florina en touristes…

Et le Boulanger continua, précisant les détails, posant des questions.

Rik était content d’être capable de démontrer que sa mémoire fonctionnait et qu’il apprenait sans difficulté mais le regard de Valona était sombre et soucieux.

Le Boulanger ne s’y trompa point.

— Si vous me causez le moindre ennui, fit-il en la regardant dans les yeux, il partira seul et vous resterez là.

Les grosses mains de Valona se crispèrent convulsivement.

— Je ne vous causerai pas d’ennuis.

La matinée était bien avancée quand le Boulanger se leva.

— Allons-y ! lança-t-il.

Avant de partir, il glissa dans la poche de Valona et de Rik une chose qui ressemblait à un étui de cuir. C’était noir, et avait un aspect cartonné.

Une fois dehors, Rik s’examina avec stupéfaction. Il ne s’était jamais douté qu’un costume pût être aussi compliqué. Le Boulanger l’avait aidé à l’endosser mais qui l’aiderait à l’ôter ? Valona n’avait absolument pas l’air d’une paysanne. Ses jambes elles-mêmes étaient protégées par un tissu léger et ses souliers étaient munis de hauts talons qui l’obligeaient à marcher avec précaution pour garder l’équilibre.

Les passants se rassemblèrent ; bouche bée, les yeux écarquillés, ils s’interpellaient. Il y avait surtout des enfants, des femmes qui se rendaient au marché et des vagabonds déguenillés. Le Boulanger semblait ne pas s’apercevoir de leur présence. Il tenait un lourd bâton qui se mettait parfois, comme par inadvertance, dans les jambes de ceux qui s’approchaient d’un peu trop près.

Le trio n’avait guère fait plus d’une centaine de pas quand une soudaine agitation parcourut les rangs des curieux. Rik distingua l’uniforme noir et argent d’un patrouilleur.

Ce fut alors que la chose se produisit. L’arme dégainée, l’éclair, puis la fuite éperdue… Y avait-il jamais eu un moment où la peur n’eût pas desserré son étreinte, où l’ombre du patrouilleur n’eût pas suivi Rik ?

Ils avaient atteint un sordide quartier de la périphérie. Valona était haletante. Des cernes de transpiration maculaient sa robe neuve.

— Je ne peux plus courir, hoqueta Rik.

— Il faut continuer.

— Pas comme ça. Ecoute… – Il se débattit violemment pour libérer son poignet de l’étreinte de Valona. – Ecoute-moi.

La peur refluait, la panique s’éloignait.

— Pourquoi ne pas aller là – le Boulanger voulait que nous allions et ne pas faire ce qu’il voulait que nous fassions ?

— Comment veux-tu savoir ce qu’il voulait que nous fassions ? répondit Valona.

Elle était inquiète et désirait poursuivre son chemin.

— Nous devions prétendre que nous venions d’une autre planète. Et il nous a donné ceci.

Rik sortit avec excitation le petit rectangle que Khorov avait fourré dans sa poche et l’examina dans tous les sens, essayant de l’ouvrir comme s’il se fût agi d’un livret.

Il n’y parvint pas. C’était une simple feuille recto verso. Comme il en explorait la tranche, ses doigts se posèrent sur le coin et il entendit – ou, plutôt, il sentit – quelque chose qui cédait. Mystérieusement, la surface de l’objet devint d’un blanc opalin et un texte aux lignes serrées y apparut. Rik déchiffra avec peine les premières syllabes.

— C’est un passeport, annonça-t-il enfin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Quelque chose qui nous permet de partir.

Il en était certain. La réponse avait brusquement jailli dans sa tête. Un seul mot : « passeport ».

— Tu ne vois pas ? Le Boulanger devait nous faire quitter Florina. Sur un navire. Il n’y a qu’à suivre ses instructions.

— Non, Rik. Ils l’ont empêché de faire ce qu’il voulait faire. Ils l’ont tué. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible.

Mais Rik insista avec tant de véhémence qu’il en bégayait presque.

— C’est la meilleure solution, voyons ! Ils ne s’attendent pas que nous filions. Et puis, nous ne prendrons pas le navire sur lequel le Boulanger voulait que nous embarquions. Il doit être surveillé. Nous en prendrons un autre. N’importe lequel.

Un navire. N’importe quel navire… Ses propres paroles résonnaient dans son crâne. Que l’idée fût bonne ou mauvaise, cela n’avait aucune importance. Son seul désir était d’être à bord d’un navire. D’être dans l’espace.

— Je t’en supplie, Lona !

— Si tu le crois vraiment… soit ! Je sais où se trouve le port spatial. Quand j’étais petite, on y allait quelquefois les jours de congé pour regarder de loin les navires qui décollaient. Ils repartirent. Seul un vague malaise remuait en vain dans l’inconscient de Rik. Le souvenir d’un passé proche, très proche. Quelque chose qu’il devrait se rappeler mais qui lui échappait. Quelque chose…

Puis ses pensées se concentrèrent sur le navire qui les attendait.

Le Florinien de garde à l’entrée du port spatial allait avoir une journée agitée. Mais ce serait pour plus tard. Il courait des rumeurs fantaisistes : des patrouilleurs avaient été attaqués la veille au soir. On parlait d’évasion audacieuse. Ce matin, ces bruits n’avaient fait que croître et embellir. On murmurait que des patrouilleurs avaient été tués.

Le garde n’osait pas quitter son poste mais il tordait le cou pour voir passer les véhicules volants de la Patrouille. Les patrouilleurs s’en allaient, le visage sombre. Le contingent affecté au spatiodrome fondait à vue d’œil.

On les regroupe dans la Cité, se disait le garde, à la fois effrayé et grisé à cette idée. Pourquoi se réjouissait-il à la pensée que l’on tuait les patrouilleurs ? Ils ne l’avaient jamais embêté. Pas beaucoup, en tout cas. Il avait une bonne place. Ce n’était pas comme s’il avait été un abruti de paysan.

Mais il était content.

Il ne perdit pas de temps avec le couple qui se présentait. Des étrangers, cela se voyait immédiatement. Gênés, transpirant dans leurs vêtements bizarres. La femme lui tendit un passeport à travers la fente du guichet.

Un coup d’œil sur elle, un autre sur le passeport, un troisième sur la liste des réservations. Il appuya sur le bouton approprié et deux rubans translucides jaillirent sous le nez des voyageurs.

— Alors, qu’est-ce que vous attendez ? grogna le garde avec impatience. Attachez-vous ça au poignet et avancez !

— Quel est notre navire ? s’enquit la femme.

Elle parlait à voix basse et son ton était poli.

Cela plut au préposé. Les étrangers étaient rares, sur Florina.

Depuis quelques années, on en voyait de moins en moins souvent. Mais ce n’étaient ni des patrouilleurs ni des Écuyers. Ils n’avaient pas l’air de se rendre compte que vous n’étiez qu’un Florinien et ils s’adressaient à vous avec courtoisie.

Le garde avait l’impression d’avoir grandi de deux pouces.

— Il est en partance au poste 17, madame. Je vous souhaite bon voyage, fit-il, grandiloquent.

Puis il retourna à ses occupations qui consistaient à appeler ses amis, mine de rien, pour avoir des détails sur ce qui se passait dans la Cité et à essayer, de façon encore plus discrète, d’écouter les conversations sur les lignes privées de la Cité Haute.

Bien plus tard, seulement, il s’apercevrait de la monstrueuse bévue qu’il avait commise.

— Lona !

Rik tira Valona par la manche, leva un instant le bras et chuchota :

— Celui-ci.

Elle considéra avec méfiance l’astronef qu’il désignait. Il était beaucoup plus petit que celui du poste 17 pour lequel étaient délivrés leurs billets. Les quatre sas étaient ouverts et le maître sabord béait ; une rampe inclinée en sortait comme si le navire leur tirait la langue ; elle allait jusqu’au sol.

Ils aèrent. On ventile généralement les bâtiments de plaisance pour les débarrasser de l’odeur de l’oxygène de recyclage qui s’accumule.

Valona le dévisagea.

— Comment sais-tu ça ?

Rik éprouva un chatouillement de vanité.

— Je le sais, c’est tout. Il ne devrait y avoir personne à bord pour le moment. C’est désagréable avec la soufflerie en marche.

Il jeta un regard circulaire autour de lui et ajouta, le front plissé :

— Quand même, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas plus de monde dans les environs. C’était comme cela quand tu y venais voir les navires s’envoler ?

Valona en doutait mais ses souvenirs d’enfance étaient flous.

C’était si lointain !…

Les jambes tremblantes, ils escaladèrent l’échelle de coupée. Il n’y avait Pas de patrouilleurs en vue. On n’apercevait que des employés civils affairés que la distance faisait paraître tout petits.

Le courant d’air les gifla de plein fouet quand ils eurent franchi l’opercule et Valona dut retenir des deux mains sa robe qui s’envolait.

C’est toujours comme ça ? demanda-t-elle.

Elle n’était jamais montée à bord d’un navire et n’avait jamais rêvé que cela pût lui arriver. Ses lèvres étaient crispées et son cœur battait fort.

— Non, répondit Rik. Cela ne dure que pendant la ventilation.

Il parcourut joyeusement les coursives aux solides parois de métallite, examinant avec intérêt les compartiments vides.

— Ah ! voilà !

Il était entré dans la cambuse.

— Il n’y a pas tellement de vivres, dit-il d’une voix rapide. On pourra tenir un bon moment sans manger. Mais-il faut de l’eau.

Il fouilla les ustensiles et fit main basse sur un vaste récipient muni d’un bouchon. Il chercha un robinet en faisant des vœux silencieux pour que l’équipage n’ait pas négligé de remplir les réservoirs. Il eut un sourire de soulagement en entendant le martèlement feutré des pompes. L’eau se mit à couler.

— On va juste prendre quelques litres.

— Pas trop, pour que personne ne s’en aperçoive.

Il se creusait désespérément la tête pour trouver un moyen de ne pas se faire repérer. A nouveau, il tâtonnait pour mettre le doigt sur quelque chose qui lui échappait. Il arrivait encore a sa pensée de trébucher et il se rétractait alors lâchement, niant l’existence de ces trous de mémoire.

Il ouvrit la porte d’une petite chambre servant à entreposer le matériel de lutte contre l’incendie, la pharmacie de secours, les instruments de chirurgie et l’équipement de soudure.

— Personne ne viendra ici, sauf en cas d’urgence, fit-il avec une confiance mitigée. Tu as peur, Lona ?

— Avec toi, je n’aurai pas peur, Rik, répondit-elle humblement.

Deux jours, non, douze heures plus tôt, elle eût tenu un tout autre langage. Mais à bord du navire, par la suite d’une sorte de transfert de personnalité qu’elle acceptait sans poser de questions, c’était Rik qui était l’adulte et elle l’enfant.

Il ne faudra pas allumer car ils remarqueraient la perte d’énergie, reprit Rik. On utilisera les toilettes seulement pendant les Périodes de repos en faisant attention à ne pas tomber sur le personnel de garde.

La soufflerie s’arrêta brutalement. Ils ne sentirent plus la caresse froide de l’air sur leur visage et cessèrent d’entendre le bourdonnement lointain et régulier. Ce fut soudain le silence.

— Ils ne vont pas tarder à embarquer, murmura Rik. On va bientôt être dans l’espace.

Jamais Valona ne lui avait vu une expression aussi heureuse. C’était un amant allant à la rencontre de sa bien-aimée.

Si, au réveil, Rik s’était senti un homme, il était maintenant un géant dont les bras étreignaient la galaxie entière. Les étoiles étaient ses billes, les nébuleuses des toiles d’araignée à épousseter.

Il était à bord d’un astronef ! Un raz de marée de souvenirs jaillissait dans sa mémoire, effaçant tout pour faire place nette. Rik oubliait les champs de kyrt, la filature, Valona qui lui fredonnait des chansons, la nuit venue. Ce n’étaient là que des accrocs fugaces dans une étoffe qui, lentement, retrouvait son intégrité.

Tout cela à cause de ce navire !

S’il était monté plus tôt à bord d’un astronef, il n’aurait pas eu à attendre si longtemps que ses cellules cérébrales brûlées se restaurent d’elles-mêmes.

Sa voix s’éleva doucement dans l’obscurité.

— Ne t’inquiète pas, Lona. Il va y avoir une vibration et du bruit. Ce seront seulement les moteurs. Et puis, tu auras l’impression qu’un poids s’abattra sur toi. Ce sera l’accélération.

Il n’y avait pas de mot florinien simple pour exprimer ce concept et il avait employé un terme qui s’était présenté spontanément à son esprit. Valona ne comprit pas.

— Est-ce que cela fera mal ? demanda-t-elle.

— Ce sera très désagréable parce que nous n’avons pas de dispositif anti-accélération pour compenser la pression mais cela ne durera pas. Appuie-toi contre la paroi et relâche tes muscles. Tiens ! Ça commence, tu vois ?

Il s’était collé contre la cloison de droite. Le grondement des générateurs hyper-atomiques s’enfla, le champ de gravité apparent bascula et la cloison cessa d’être verticale pour faire un angle de plus en plus accusé.

Valona poussa un gémissement et l’on n’entendit plus que sa respiration rauque. Leur souffle à tous deux était grinçant car leur cage thoracique que rien ne protégeait, ni courroies de maintien ni amortisseur hydraulique, peinait pour faire pénétrer un minimum d’air dans leurs poumons oppressés.

Rik s’efforça de proférer quelques mots haletants, n’importe lesquels, afin que Valona sût qu’il était là, afin d’atténuer la peur terrible de l’inconnu qui, il le savait, devait l’habiter. Ce n’était qu’un navire, un merveilleux navire mais jamais elle n’avait mis les pieds sur le pont d’un navire.

— Il va y avoir le saut, évidemment, quand nous allons plonger dans l’hyperespace et franchir d’un seul coup la plus grande partie de la distance séparant les étoiles. Tu ne sentiras rien du tout. Tu ne t’en rendras même pas compte. Ce n’est rien comparé à ce que tu éprouves pour le moment. Juste une petite secousse à l’intérieur et ce sera fini.

Tout cela dit d’une voix hachée, syllabe par syllabe. Il lui fallut longtemps.

Progressivement, le poids qui leur comprimait la poitrine s’allégea et la chaîne invisible qui les liait à la cloison se distendit avant de se briser. Ils s’écroulèrent, un râle à la bouche.

— Tu es blessé, Rik ? demanda enfin Valona.

— Moi ? Blessé ?

Il réussit à éclater de rire. Il n’avait pas encore retrouvé sa respiration mais l’idée qu’il pût lui arriver malheur sur un navire était par trop cocasse.

— J’ai passé des années de ma vie sur des astronefs. Il m’arrivait de rester des mois entiers dans l’espace.

— Pourquoi ? fit Valona.

Elle s’était traînée vers lui et elle lui toucha la joue pour s’assurer qu’il était bien là. Il passa son bras autour de l’épaule de la Florinienne et celle-ci ne bougea plus, acceptant le renversement de situation.

— Pourquoi ? répéta-t-elle.

Rik était incapable de répondre à cette question. Il fuyait les planètes. S’y poser lui répugnait. Rester dans l’espace avait été une nécessité pour lui mais il ne se rappelait pas la raison pour laquelle il en allait ainsi. Cette fois encore, il contourna la faille qui s’ouvrait devant lui.

— J’avais une tâche à accomplir.

— Oui. Tu analysais le Vide.

— C’est ça ! – Il était satisfait. – Exactement ! C’était ce que je faisais. Sais-tu ce que cela signifie ?

— Non.

Il n’espérait pas qu’elle comprendrait mais il fallait qu’il parle. Il fallait qu’il se délecte à évoquer ses souvenirs, qu’il savoure l’ivresse de voir le passé accourir docilement à son appel.

— L’univers, vois-tu, Lona, est composé de centaines de substances différentes. On les appelle les éléments. Le fer, le cuivre sont des éléments.

— Je croyais que c’étaient des métaux.

— Oui, ce sont des métaux mais ce sont aussi des éléments. De même que l’oxygène, l’azote, le carbone et le palladium. Les plus importants de tous sont l’hydrogène et l’hélium qui sont les plus simples et les plus répandus.

Je n’en ai jamais entendu parler, murmura pensivement Valona.

— Quatre-vingt-quinze pour cent de l’univers sont formés d’hydrogène et presque tout le reste est de l’hélium. Même l’espace.

— J’ai entendu dire que l’espace, c’était du vide. Qu’il n’y avait rien dedans. C’est faux ?

— Pas entièrement. Il n’y a presque rien dans l’espace. Presque… Mais j’étais un spatio-analyste, comprends-tu ? J’allais dans l’espace pour recueillir les quantités extrêmement faibles d’éléments qui s’y trouvent et je les analysais. C’est-à-dire que je notais : il y a tant d’hydrogène, tant d’hélium et tant d’autres éléments.

— Pour quoi faire ?

— C’est compliqué à expliquer. Les éléments ne sont pas partout répartis de la même façon. Dans certaines régions, il y a un peu plus d’hélium que la dose normale. Ailleurs, un peu plus de sodium, etc. Ces zones particulières serpentent dans l’espace comme des courants. C’est comme cela qu’on les nomme : ce sont les courants de l’espace. Il est important de connaître l’agencement de ces courants car cela peut nous faire comprendre comment l’univers s’est créé et développé.

— Comment arrive-t-on à expliquer tout ça ?

Rik hésita.

— Personne ne le sait exactement.

Il continua rapidement, déconcerté à l’idée que l’immense savoir dont il disposait laissait si facilement place au mystère et à l’inconnu devant les questions de… de… il songea brusquement que, après tout, Valona n’était jamais qu’une paysanne florinienne.

— On détermine la densité – l’épaisseur, si tu préfères – de ces gaz dans toutes les régions de la galaxie. Elle varie selon les lieux et il est nécessaire de la connaître avec précision afin que les astronefs puissent calculer sans erreur les sauts qu’ils doivent faire à travers l’hyperespace. C’est comme…

Il se tut.

Valona se raidit, attendant qu’il poursuive. Mais Rik demeurait muet.

— Rik ? – Dans les ténèbres, sa voix avait des résonances gutturales. – Ou est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Il ne répondit pas. Valona le prit aux épaules et le secoua.

— Rik ! Rik !

Et ce fut alors l’ancien Rik qui parla. D’une voix faible, effrayée. Toute son allégresse, toute son assurance s’étaient évanouies.

— Lona… Nous avons commis une erreur.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal ?

Rik revoyait avec une parfaite netteté la scène de la mort du Boulanger. Le souvenir était aussi clair que ceux qui remontaient à la surface de son esprit.

— Nous n’aurions pas dû nous enfuir. Nous n’aurions pas dû monter dans ce navire.

Un tremblement incoercible agitait Rik. Tant bien que mal, Valona essaya d’essuyer de sa main amie la sueur dont son front était baigné.

— Pourquoi ? Pourquoi, Rik ?

— Parce que si le Boulanger était disposé à nous faire évader en plein jour, c’est qu’il ne s’attendait pas à avoir des ennuis de la part des patrouilleurs. Est-ce que tu te souviens de celui qui l’a tué ?

— Oui.

— Est-ce que tu te rappelles sa figure ?

— Je n’ai pas osé le regarder en face.

— Moi, je l’ai regardé. Et il y avait quelque chose de bizarre mais je n’y ai pas fait attention. Ce n’était pas un patrouilleur, Lona. C’était le Prud’homme. Le Prud’homme habillé en patrouilleur.

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