On eût dit qu’ils étaient tous frappés d’une paralysie des cordes vocales. Rik lui-même ne pouvait que contempler Valona et Terens d’un regard incrédule.
Le rire strident de Steen brisa enfin le silence.
— C’est la vérité. Parole ! Je le dis depuis le commencement. L’indigène était à la solde de Fife. Voilà qui montre bien l’homme qu’il est ! Il a payé un indigène pour…
— C’est un mensonge infernal !
Ce n’était pas Fife qui protestait ainsi mais le Prud’homme. Il avait sauté sur ses pieds et une flamme passionnée brillait dans ses prunelles.
— Qu’est-ce qui est un mensonge ? demanda Abel qui paraissait le moins ému.
Terens le contempla un instant d’un air incompréhensif avant de répondre d’une voix entrecoupée :
— Ce qu’a dit l’Écuyer. Je n’ai jamais été à la solde d’un Sarkite.
— Et ce que disait cette fille ? Est-ce aussi un mensonge ?
Terens se passa la langue sur les lèvres.
— Non. C’est vrai. C’est moi qui ai psychosondé Rik. – Il ajouta avec vivacité : – Ne me regarde pas de cette façon, Lona. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je n’avais pas prévu ce qui est arrivé ensuite.
Il se rassit.
— C’est une machination ! s’écria Fife. Je ne sais pas exactement ce que vous avez tramé, Abel, mais il est totalement impossible que ce criminel se soit rendu coupable d’un pareil délit. Seul un grand Écuyer aurait eu les connaissances requises et disposé des moyens d’exécution indispensables pour perpétrer ce forfait, c’est indiscutable. Cherchez-vous à tirer votre ami Steen du pétrin en manigançant une fausse confession ?
Terens se pencha en avant, les mains étroitement nouées.
— Je ne suis pas non plus à la solde des Trantoriens.
Fife fit mine de l’ignorer.
Le dernier à reprendre ses esprits fut Junz. Pendant de longues minutes, il avait été incapable d’accepter le fait que Rik n’était pas réellement dans la pièce mais se trouvait quelque part à l’ambassade trantorienne, qu’il ne voyait qu’une image aussi impalpable que celle de Fife. Il aurait voulu prendre le Prud’homme par l’épaule et lui parler seul à seul. Mais c’était impossible…
— Inutile de discuter avant d’avoir entendu cet homme, dit-il enfin. Nous avons besoin de connaître tous les détails. S’il est vraiment responsable de ce lavage de cerveau, ces détails nous seront indispensables. Et s’il ne l’est pas, nous en aurons la preuve par le récit qu’il essaiera de nous faire avaler.
— Si vous voulez savoir ce qui s’est passé, je vais vous le dire ! s’exclama Terens. Conserver le silence ne peut plus me servir à rien. Après tout, c’est Sark ou c’est Trantor. Alors, quelle importance ? J’aurai au moins l’occasion d’étaler une ou deux choses au grand jour.
Méprisant, il tendit le bras vers Fife.
— Voici un Grand Écuyer. Seul un Grand Écuyer, prétend ce Grand Écuyer, possède les connaissances et les moyens nécessaires pour opérer un psychosondage. Et il le croit ! Mais que sait-il ! Que savent les Sarkites ?
« Ce ne sont pas eux qui gouvernent. Ce sont les Floriniens ! Les Floriniens de l’administration civile. Ils reçoivent des papiers, ils remplissent des papiers, ils classent des papiers. Ce sont les papiers qui gouvernent Sark. Certes, la plupart des Floriniens sont broyés au point de ne même plus pouvoir gémir, mais vous ne savez pas ce que nous pourrions faire, si nous le voulions, au nez et à la barbe de ces damnés Écuyers ! Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai fait, moi !
« L’année dernière, J’ai exercé à titre temporaire les fonctions de directeur du trafic à l’astrodrome. Cela faisait partie de ma formation. C’est enregistré aux archives. Vous aurez un peu de mal à retrouver le rôle parce que le directeur du trafic officiel est un Sarkite. Il en a le titre mais c’était moi qui faisais le travail. Mon nom est porté dans un état signalétique spécial sous la rubrique « personnel indigène ». Jamais un Sarkite ne se salirait les mains avec cette liste.
« Quand la délégation du B.I.A.S. a transmis le message du spatio-analyste au port en demandant qu’une ambulance attende le navire, c’est moi qui l’ai reçu. Je n’ai pas rendu compte de la partie de ce message qui parlait d’un danger menaçant Florina.
« Je me suis arrangé pour rencontrer le spatio-analyste sur un petit astrodrome de dégagement. Cela m’a été facile. Tous les leviers dont dépend l’administration de Sark étaient à portée de main. J’étais fonctionnaire civil, ne l’oubliez pas. Un Grand Écuyer n’aurait pas pu faire ce que j’ai fait à moins de donner l’ordre à un Florinien d’agir à sa place. Moi, je n’avais besoin de personne. Voilà en ce qui concerne la connaissance et les moyens.
« J’ai donc rencontré le spatio-analyste à l’insu des Sarkites et du B.I.A.S. Je lui ai arraché le maximum d’informations et je me suis employé à les utiliser en faveur de Florina et contre Sark.
Fife ne put s’empêcher de demander :
— Les lettres, c’est vous qui nous les avez envoyées ?
— C’est moi, Grand Écuyer, répondit calmement Terens. Je pensais pouvoir m’emparer d’une quantité suffisante de terres à kyrt pour traiter avec les Trantoriens en leur mettant le couteau sous la gorge et vous chasser de la planète.
— C’était de la folie !
— Peut-être. En tout cas, cela n’a pas marché. J’ai dit au spatio-analyste que j’étais l’Écuyer de Fife. Il le fallait parce qu’il savait que Fife était l’homme le plus puissant de Sark. Tant qu’il me prendrait pour lui, il parlerait librement. J’ai bien ri car il s’imaginait que Fife ne cherchait que le bien de Florina.
« Malheureusement, il était plus pressé que moi. Chaque jour perdu, affirmait-il, était une catastrophe. Moi, j’avais avant tout besoin de temps pour manipuler Sark. Il devenait de plus en plus difficile à contrôler et, finalement, j’ai dû le soumettre à la psychosonde. Il m’a fallu me procurer un appareil. J’avais vu comment on s’en sert à l’hôpital. J’avais une idée de son fonctionnement. Une idée hélas insuffisante.
— J’ai réglé la sonde de façon à effacer l’anxiété des couches superficielles du cerveau. C’est une opération simple. J’ignore encore ce qui s’est produit. J’imagine que l’angoisse était profonde, très profonde. La sonde l’a automatiquement poursuivie jusqu’à ses racines, éliminant du même coup la majeure partie de la conscience. Il n’est plus resté qu’une créature démentalisée. Je vous demande pardon, Rik.
Rik, qui avait écouté Terens avec une attention intense, dit tristement :
— Vous n’auriez pas dû vous livrer à cette intervention sur moi, Prud’homme, mais, je sais ce que vous éprouviez.
— Oui, vous avez vécu sur Florina. Vous connaissez les patrouilleurs, les Écuyers, la différence qu’il y a entre la Cité Basse et la Cité Haute.
Terens reprit le fil de son récit :
— Le spatio-analyste était donc réduit à un état végétatif. Il ne fallait pas qu’il fût découvert par quelqu’un qui réussirait à l’identifier. Je ne pouvais pas le tuer. J’étais certain qu’il recouvrerait la mémoire et j’avais encore besoin des renseignements qu’il détenait. Sans compter que, si je le tuais, je me discréditais aux yeux de Trantor et du B.I.A.S. dont l’aide me serait plus tard nécessaire. D’ailleurs, à cette époque, j’étais incapable de tuer.
« Je me suis débrouillé pour me faire transférer sur Florina en tant que Prud’homme et j’ai amené le spatio-analyste avec moi en me servant de faux papiers. Je me suis alors arrangé pour qu’on le découvre et pour que Valona prenne soin de lui. Par la suite, je n’ai plus couru de danger sauf une seule fois : quand il s’est fait examiner par un médecin. J’ai dû pénétrer dans la génératrice de la Cité Haute. Ce n’était pas impossible. Les ingénieurs étaient sarkites mais les gardiens étaient floriniens. J’avais acquis suffisamment de connaissances en matière d’énergétique sur Sark pour savoir comment réaliser un court-circuit. Il m’a fallu attendre trois jours le moment favorable. Après cela, il ne m’a plus été difficile de tuer. Mais j’ignorais que le médecin conservait le double de ses dossiers dans ses deux cabinets. Je regrette de l’avoir ignoré.
De sa place, Terens voyait le chronomètre mural dans le bureau de Fife.
— Et il y a cent heures – j’ai l’impression qu’il y a cent ans ! Rik a commencé de se souvenir. Vous savez tout, maintenant.
— Non, fit Junz, nous ne savons pas tout. Vous n’avez pas donné de détails sur la catastrophe planétaire annoncée par le spatio-analyste.
— Vous vous figurez que j’ai saisi les détails de son histoire ? C’était – excusez-moi, Rik – c’était totalement délirant.
Les yeux de Rik flamboyèrent.
— Non ! Ce ne pouvait pas être du délire.
— Il avait un vaisseau. Où est-il ?
— A la ferraille et depuis longtemps. Ordre a été donné de l’envoyer à la casse. Signé par mon chef hiérarchique. Un Sarkite ne lit naturellement jamais les papiers qu’on lui soumet. L’astronef a été détruit sans que personne ait posé de questions.
— Et ses documents ? Vous avez dit qu’il vous les avait montrés.
Fife intervint soudain dans le dialogue :
— Livrez-nous cet homme et nous découvrirons ce qu’il sait.
— Non, répondit Junz. Son premier crime a été commis à l’encontre du B.I.A.S. Il a enlevé un spatio-analyste et a attenté à sa santé mentale. Il nous appartient.
— Junz a raison, dit Abel.
Terens reprit la parole :
— Sachez que j’ai pris mes précautions avant de partir. Je sais où sont les documents. Ni les Sarkites ni les Trantoriens ne trouveront leur cachette. Si vous les voulez, il faudra d’abord que vous acceptiez de m’accorder le statut de réfugié politique. J’ai agi par patriotisme, uniquement pour défendre les intérêts de ma planète. Un Sarkite, un Trantorien ont le droit de se proclamer patriotes. Pourquoi un Florinien n’aurait-il pas le même droit ?
— L’ambassadeur a promis que vous serez remis au B.I.A.S., fit Junz. Je vous donne l’assurance que nous ne vous livrerons pas aux Sarkites. Vous aurez à répondre devant la justice du traitement que vous avez fait subir au spatio-analyste. Je ne saurais préjuger la décision du tribunal mais si vous vous montrez coopératif, cela jouera en votre faveur.
Terens dévisagea Junz d’un regard aigu.
— Soit ! Je prends le risque, docteur, et je vous fais confiance… Selon les dires du spatio-analyste, le soleil de Florina est au stade pré-nova.
— Quoi ?
Cette exclamation ou son équivalent avait fusé de toutes les bouches sauf de celle de Valona.
— Il va exploser, fit Terens avec un sourire sardonique. Alors, Florina tout entière se volatilisera comme une bouffée de fumée.
— Je ne suis pas spatio-analyste mais j’ai entendu dire qu’il n’existe aucun moyen de prédire à quel moment une étoile doit exploser, laissa tomber Abel.
— C’est vrai, acquiesça Junz. Jusqu’à présent, tout au moins.
Rik vous a-t-il expliqué les raisons qui l’avaient conduit à cette conclusion ?
— Je suppose qu’elles sont précisées dans ses documents. Je me rappelle seulement qu’il était question du courant de carbone.
— Pardon ?
— Il ne cessait de répéter : « Le courant du carbone dans l’espace… Le courant du carbone dans l’espace… » Et aussi l’expression « effet catalytique ». C’est tout.
Steen pouffa, Fife fronça les sourcils et Junz écarquilla les yeux. Soudain, il murmura :
— Excusez-moi un moment. Je reviens tout de suite.
Il quitta le champ de réception du cube et parut se dématérialiser.
Un quart d’heure plus tard, il réapparaissait.
La stupéfaction se peignit sur ses traits : il n’y avait plus personne sinon Fife et Abel.
— Où sont passés…
Abel ne le laissa pas continuer.
— Nous vous attendions, Dr Junz. Le spatio-analyste et la Florinienne sont en route pour l’ambassade. La conférence est terminée.
— Terminée ! Sainte Galaxie, nous avons à peine commencé ! Il me faut vous expliquer les conditions qui permettent la formation des novae.
Abel s’agita avec gène sur son siège.
— Ce n’est pas nécessaire, Dr Junz.
— Oh si ! C’est essentiel ! Accordez-moi cinq minutes.
— Laissez-le parler, dit Fife.
Il souriait.
— Prenons les choses au début. Les plus anciens documents scientifiques de la civilisation galactique prouvent que l’on savait dès cette époque que l’énergie des étoiles provient de leurs transformations nucléaires internes. On sait aussi que, du fait de la structure interne des étoiles, deux types de transformation nucléaire, et deux seulement, sont capables de dégager l’énergie nécessaire. Dans l’un et l’autre cas, il y a conversion de l’hydrogène en hélium. La première réaction est directe : deux atomes d’hydrogène se combinent avec deux neutrons pour donner un noyau d’hélium. La seconde est indirecte et comporte plusieurs étapes. Au terme de la dernière, l’hydrogène devient de l’hélium mais des noyaux carbone interviennent au cours des phases intermédiaires. Ils ne sont pas utilisés mais se reconstituent à mesure que les réactions se succèdent, de sorte qu’une infime dose de carbone qui se reforme constamment peut servir à convertir de très grosses quantités d’hydrogène en hélium. En d’autres termes, le carbone agit comme un catalyseur. Cela, on le savait déjà dans la préhistoire, à l’époque – si elle a jamais existé – l’humanité était concentrée sur une unique planète.
— Si tout le monde le sait, vous nous faites perdre notre temps, me semble-t-il, dit Fife.
— Mais c’est là tout ce que nous savons ! On n’a jamais pu déterminer lequel de ces deux processus nucléaires se manifeste au sein des étoiles ou si les deux entrent en jeu. Il y a toujours eu deux écoles de pensée. En général, l’opinion dominante a été en faveur de la conversion directe de l’hydrogène en hélium parce que c’était l’explication la plus simple.
« Or, la théorie de Rik doit être la suivante : la conversion directe de l’hydrogène est la source normale de l’énergie stellaire mais, dans certaines conditions, l’action catalytique du carbone intervient pour accélérer le processus, pour précipiter la réaction, pour augmenter la chaleur de l’étoile.
« Il y a des courants dans l’espace. Personne ne l’ignore. Entre autres, des courants de carbone. Les étoiles qui traversent ces courants s’emparent d’innombrables atomes. Toutefois, la masse totale des atomes qu’elles attirent ainsi est microscopique par rapport à celle des corps célestes qui ne sont aucunement affectés. Sauf lorsqu’il s’agit du carbone ! Une étoile qui rencontre un courant d’une densité en carbone anormale devient instable. Je ne sais combien il faut d’années, de siècles ou de dizaines de millénaires pour que les atomes de carbone diffusent jusqu’au noyau d’une étoile, mais cela demande probablement beaucoup de temps, ce qui signifie que le courant de carbone doit être large et que l’angle selon lequel l’étoile le coupe doit être faible. Toujours est-il que lorsque la quantité de carbone qui s’infiltre dépasse un seuil critique, le rayonnement stellaire prend des proportions formidables. Les couches supérieures cèdent sous l’effet d’une explosion d’une puissance inimaginable et vous avez une nova. Est-ce que vous comprenez ?
Junz se tut.
— Et vous avez découvert tout cela en l’espace de deux minutes à partir d’une vague formule que, selon les dires du Prud’homme, le spatio-analyste a prononcée voici un an ? dit Fife.
— Parfaitement, et ce n’est pas surprenant. L’analyse spatiale est mûre pour cette théorie. Si Rik ne l’avait pas avancée, quelqu’un d’autre l’aurait rapidement fait à sa place. En fait, on a déjà soutenu des théories analogues mais elles n’ont jamais été prises au sérieux. A cette époque, les méthodes de l’analyse spatiale n’étaient pas encore au point et personne ne pouvait expliquer pourquoi une étoile donnée se trouvait brutalement saturée de carbone en excès.
« Mais nous connaissons maintenant l’existence des courants de carbone. Nous sommes en mesure de définir leurs trajectoires, d’identifier les étoiles qui les ont croisés depuis dix mille ans et d’établir une comparaison avec la formation des nove et les variations de rayonnement enregistrées. C’est à ce travail que Rik a dû s’atteler. Ce sont ses calculs et ses observations qu’il a dû essayer de montrer au Prud’homme. Mais c’est là un aspect secondaire du problème. Il faut organiser l’évacuation immédiate de Florina.
— Je savais bien que nous finirions par en arriver là, dit calmement Fife.
— Je regrette, Junz, fit Abel, mais c’est tout à fait impossible.
— Pourquoi ?
— Quand le soleil de Florina explosera-t-il ?
— Je ne sais pas mais, à en juger par l’inquiétude que Rik manifestait l’année dernière, je pense que nous n’avons guère de temps devant nous.
— Mais vous êtes dans l’incapacité de fixer une date ?
— Évidemment.
— Quand serez-vous en mesure de la fixer ?
— Je ne peux pas le dire. Même si nous retrouvons les calculs de Rik, il faudra tous les vérifier.
— Pouvez-vous nous donner l’assurance que la théorie du spatio-analyste s’avérera ?
Junz fronça les sourcils.
— Je suis personnellement convaincu qu’elle l’est, mais aucun savant ne vous garantira à l’avance qu’une théorie est juste.
— Par conséquent, vous voulez que Florina soit évacuée sur la foi d’une simple hypothèse ?
— Je considère que la destruction de toute une population planétaire constitue un risque qu’il est impossible de prendre.
— Si Florina était une planète ordinaire, je serais de votre avis. Mais Florina est la réserve galactique du kyrt On ne peut pas faire ce que vous demandez.
— Vous vous êtes entendu avec Fife pendant mon absence ? demanda Junz avec colère.
— Laissez-moi vous expliquer, Dr Junz, fit l’Écuyer. Le gouvernement de Sark ne consentira jamais à évacuer Florina, même si le B.I.A.S. affirmait avoir la preuve du bien-fondé de votre théorie de la nova. Trantor ne pourrait pas nous forcer la main : la galaxie accepterait peut-être que l’on déclare la guerre à Sark pour le maintien du marché du kyrt mais elle n’admettra jamais une guerre ayant pour but la destruction de ce marché.
— Exact, approuva Abel. Je crains que, dans un conflit de ce type, la population ne nous soutienne pas.
Un profond dégoût envahissait Junz. Toute une population planétaire ne comptait pas en face des impératifs de la nécessité économique !
— Écoutez-moi. Il ne s’agit pas d’une planète mais d’une galaxie tout entière. Actuellement, vingt novae naissent chaque année dans la galaxie. En outre, sur les cent milliards d’étoiles qui composent celle-ci, il y en a environ deux mille dont le rayonnement se modifie suffisamment pour rendre inhabitables leurs éventuelles planètes satellites. Les humains occupent un million de systèmes stellaires. Cela signifie qu’une fois tous les cinquante ans en moyenne, une planète habitée devient trop chaude pour que la vie s’y maintienne. C’est là un fait historique. Tous les cinq mille ans, une planète habitée à cinquante chances sur cent d’être volatilisée par une nova.
« Si Trantor ne fait rien pour Florina, s’il permet que la planète et sa population soient gazéifiées, tous les peuples de la galaxie sauront que, lorsque leur tour viendra, ils ne pourront compter sur aucune aide si cette aide va à l’encontre des intérêts économiques d’une poignée de ploutocrates. Pouvez-vous prendre un risque pareil, Abel ?
« En revanche, aidez Florina et vous montrerez que Trantor place sa responsabilité envers la population galactique au-dessus de la sauvegarde des simples droits de propriété. Trantor en retirera un avantage qu’il n’obtiendrait jamais par la force.
Abel inclina le front et hocha la tête d’un air las.
— Non, Junz. Je trouve votre thèse séduisante mais elle n’est pas réaliste. Je ne peux pas tabler sur une option passionnelle face aux conséquences politiques certaines qu’aurait toute tentative en vue de mettre fin à la production du kyrt. En fait, je pense qu’il serait sage d’éviter d’approfondir votre théorie. L’idée qu’elle pourrait être vraie ferait trop de mal.
— Mais si elle l’est ?
— Nous devons partir du postulat qu’elle ne l’est pas. Je suppose que c’était pour prendre contact avec le B.I.A.S. que vous vous êtes absenté tout à l’heure ?
— Oui.
— Cela ne fait rien. Trantor possède assez d’influence pour convaincre le Bureau de renoncer à enquêter.
— Je ne le crois pas. Messieurs, nous posséderons bientôt le secret du kyrt bon marché. Nova ou pas, il n’y aura plus de monopole du kyrt dans un an.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous en arrivons au point essentiel de ce débat, Fife. Le kyrt pousse sur Florina à l’exclusion de toute autre planète habitée. Ailleurs, sa graine ne donne que de la cellulose banale. Sur la base des lois du hasard, Florina est probablement la seule planète habitée dont le soleil a atteint le stade pré-nova. Sans doute en est-il ainsi depuis qu’il est entré dans le courant de carbone, il y a peut-être des milliers d’années de cela si l’angle de pénétration était petit. Il semble donc plausible que le kyrt et la phase pré-nova aillent de pair.
— C’est insensé ! s’écria Fife.
— Vraiment ? Il faut bien qu’il existe une raison pour que le kyrt soit du kyrt sur Florina et du coton ailleurs. Les savants ont multiplié les essais de production artificielle de kyrt mais, comme ils travaillaient en aveugles, ils ont toujours échoué. Désormais, ils sauront que l’apparition du kyrt est liée à certains facteurs dépendant du passage d’un système stellaire à l’état de pré-nova.
— Les savants ont tenté de reconstituer les caractéristiques du rayonnement du soleil florinien, objecta Fife.
Son ton était méprisant.
— Oui, avec des arcs électriques qui ne reproduisaient que le spectre visible et l’ultra-violet. Mais le rayonnement infrarouge et les longueurs d’onde inférieures ? Et les champs magnétiques ?
« Et les émissions d’électrons ? Et l’effet des rayons cosmiques ? Je ne suis ni physicien ni biochimiste et il se peut qu’il existe des facteurs que j’ignore totalement. Mais, maintenant, les physiciens et les biochimistes sauront dans quelle direction chercher. Et ils sont légion. Je vous garantis que le problème sera réglé avant un an.
« A présent, l’économie est du côté de l’humanité. La galaxie veut du kyrt bon marché et si elle le trouve ou imagine qu’elle le trouvera bientôt, elle réclamera l’évacuation de Florina. Pas par bonté d’âme mais pour en finir enfin avec le despotisme de Sark qui lui tient la dragée haute.
— Vous bluffez ! gronda Fife.
— Est-ce également votre avis, Abel ? Si vous aidez les Écuyers, Trantor apparaîtra comme le sauveur, non pas du commerce du kyrt, mais du monopole du kyrt. Pouvez-vous encourir ce risque ?
— Trantor peut-il encourir celui d’une guerre ? demanda Fife.
— Une guerre ? Vous déraisonnez ! Nova ou pas nova, nos domaines floriniens ne vaudront plus rien, messire. Vendez !
Vendez Florina. Trantor peut payer.
— Vous voulez que nous achetions une planète ? s’exclama.
Abel avec effarement.
— Et pourquoi pas ? Trantor est assez riche pour cela et la popularité que lui vaudra ce geste le remboursera au centuple. S’il ne suffit pas d’annoncer aux peuples de l’univers que vous sauvez cent millions de vies humaines, dites-leur que vous leur fournirez le kyrt à bas prix. Il n’en faudra pas plus.
— Il faut que je réfléchisse, murmura Abel.
Son regard se posa sur l’Écuyer. Fife baissa les yeux.
— Il faut que je réfléchisse, fit à son tour le Sarkite après un long silence.
Junz éclata d’un rire rauque.
— Réfléchissez vite. Cette histoire de kyrt ne va pas tarder à s’ébruiter. Rien ne peut empêcher qu’elle se répande et, à ce moment, vous n’aurez plus ni l’un ni l’autre votre liberté d’action. A l’heure qu’il est, vous pouvez encore vous entendre.
Le Prud’homme était accablé.
— C’est vrai ? répétait-il inlassablement. C’est vrai ? Florina est condamnée ?
— C’est vrai, répondit Junz.
Terens leva les bras au ciel et les laissa retomber le long de son corps.
— Si vous voulez les papiers de Rik, vous les trouverez dans les archives de mon village natal. Je les ai substitués à des pièces d’état civil vieilles d’un siècle et plus. Personne ne pouvait avoir de raison d’y mettre le nez.
— Je suis certain que nous pouvons conclure un arrangement avec le B.I.A.S., Terens. Il nous faut quelqu’un sur Florina, un homme qui connaisse les Floriniens, qui nous dise comment leur présenter les choses, comment organiser l’évacuation dans les meilleures conditions, quelle planète choisir pour qu’elle convienne à la population transférée. Acceptez-vous de nous prêter votre concours ?
— Et m’en tirer sans être inquiété ni poursuivi pour meurtre ? Pourquoi pas ? – Soudain, les yeux du Prud’homme s’embuèrent. Mais, n’importe comment, je suis perdant. Je n’aurai plus de patrie, plus de foyer. Nous sommes tous perdants. Les Floriniens perdent leur planète, les Sarkites perdent leur richesse, les Trantoriens perdent leur espoir d’hériter cette richesse. Il n’y a pas de gagnants.
Junz répliqua doucement :
— A moins que vous ne teniez compte du fait que, dans la nouvelle galaxie – une galaxie libérée de la Menace de l’instabilité stellaire, une galaxie où le kyrt sera à la portée de tous, une galaxie qui aura fait un bond immense en direction de l’unification politique, où il y aura quand même des gagnants. Un quadrillion de gagnants. Les peuples de la galaxie. Les vainqueurs, ce sont eux.