CHAPITRE X LE FUGITIF

Myrlyn Terens n’était pas un homme d’action. C’était L’excuse qu’il se donnait à lui-même tandis qu’il quittait l’astrodrome, l’esprit encore paralysé.

Il fallait prendre garde à maintenir une allure uniforme. A ne pas aller trop lentement Pour ne pas avoir l’air de flâner et à ne pas aller trop vite pour ne pas avoir l’air de courir. Il fallait marcher d’un pas vif comme un patrouilleur qui vaque à ses affaires et est prêt à sauter dans sa voiture de service.

Si seulement Terens Pouvait sauter dans une voiture ! Malheureusement, on n’apprenait pas à conduire aux Floriniens, même aux Prud’hommes. Aussi essayait-il de réfléchir tout en avançant. Mais il n’y parvenait pas. Il avait besoin Pour cela de silence et de temps.

Et il se sentait si faible qu’il pouvait à Peine mettre un pied devant l’autre. Peut-être n’était-il pas un homme d’action mais il avait agi tambour battant pendant un jour et demi. Il avait épuisé sa réserve de dynamisme. Cependant il n’osait pas s’arrêter.

S’il avait fait nuit, il aurait eu quelques heures de répit pour réfléchir. Mais l’après-midi n’en était qu’à son début.

S’il avait su conduire, il aurait pu mettre pas mal de milles entre lui et la Cité. Cela lui aurait donné un sursis suffisant pour réfléchir un peu sur ce qu’il convenait de faire. Mais il n’avait que ses jambes.

S’il pouvait réfléchir… C’était toute la question. S’il pouvait réfléchir, suspendre, tout mouvement, toute activité. Ordonner à l’univers de se figer, de s’immobiliser entre deux points de la durée pour examiner la situation. Il devait exister un moyen…

Terens s’enfonça dans l’ombre accueillante de la Cité Basse. Il se dandinait avec raideur comme il avait vu les patrouilleurs se dandiner, la neuromatraque se balançant à son poing. Les rues étaient vides. Les indigènes étaient tapis au fond de leurs masures. C’était une bonne chose.

Le Prud’homme choisit avec soin la maison. Il était préférable qu’il jetât son dévolu sur les demeures les plus élégantes, avec des briques de plastique polychrome et des fenêtres aux vitres polarisées. Les membres des castes inférieures étaient rétifs. Ils avaient moins à perdre. Un « supérieur » bondirait pour l’aider.

Il repéra une maison qui lui parut convenir. On y accédait par une petite allée car elle était située un peu en retrait de la rue, ce qui était également un signe d’opulence. Il savait qu’il serait inutile de marteler la porte à coups de poing ou de l’enfoncer : il avait nettement vu quelque chose bouger derrière la fenêtre à son approche. (Au cours des générations, les Floriniens avaient appris par nécessité à flairer les patrouilleurs à distance.) La porte s’ouvrirait.

Elle s’ouvrit.

Une jeune fille aux yeux cerclés de blanc se tenait sur le seuil, guindée dans sa robe dont les fanfreluches montraient la volonté arrêtée de ses parents de s’élever au-dessus de la condition ordinaire de la « racaille florinienne ». Le souffle court, elle s’effaça pour le faire entrer.

Le Prud’homme lui fit signe de refermer.

— Ton père est là, ma fille ?

Elle appela : « Papa ! » avant de répondre dans un murmure :

— Oui, chef.

« Papa » surgit d’une pièce voisine, l’excuse à la bouche : il se déplaçait difficilement. L’apparition d’un patrouilleur chez lui n’était pas une nouveauté. Simplement, il était moins risqué de laisser une jeune fille l’accueillir : si, d’aventure, le patrouilleur était de méchante humeur, il serait moins enclin à la maltraiter qu’à bousculer le maître de céans.

— Ton nom ? demanda le Prud’homme.

— Jacof, chef.

Il y avait un mince carnet dans l’une des poches de son uniforme. Terens l’ouvrit, l’examina rapidement, griffonna quelque chose et dit :

— Jacof… C’est cela. Je veux voir tous les membres de ta famille. Vite !

Si la tension qui l’habitait avait été moins terrible et n’avait pas oblitéré en lui toute faculté d’émotion, Terens aurait presque éprouvé un certain plaisir. Il n’était pas inaccessible aux attraits de l’autoritarisme.

Bientôt, tout le monde fut réuni, une femme maigre à l’air soucieux tenant dans ses bras un enfant de deux ans qui gigotait, le père, la fille qui avait ouvert et son jeune frère.

— C’est tout ?

— Oui, chef, répondit humblement Jacof.

— Est-ce que je peux m’occuper du bébé ? fit la femme d’une voix anxieuse. C’est l’heure de la sieste. J’étais en train de le mettre au lit.

Elle souleva le nourrisson comme si son innocence pouvait attendrir le cœur d’un patrouilleur.

Le Prud’homme ne regarda même pas la femme. Un patrouilleur ne l’aurait pas regardée, et il était un patrouilleur.

— Posez-le et donnez-lui une sucette pour qu’il se tienne tranquille. Approche, Jacof.

— Oui, chef.

— Tu es un garçon qui a le sens des responsabilités, n’est-ce pas ?

Quel que fût son âge, un indigène était évidemment un « garçon ».

— Oui, chef. – Les yeux de Jacof brillèrent et il redressa très légèrement les épaules. – Je suis employé au centre alimentaire. J’ai suivi des cours de mathématiques. Je connais la division avec diviseur supérieur à 12. Je sais utiliser les logarithmes.

Oui, songea le Prud’homme. On t’a montré à te servir d’une table de logarithmes et on t’a appris à prononcer le mot.

Il connaissait ce genre d’individus. L’homme était aussi fier de ses logarithmes qu’un petit Écuyer de son astronef de plaisance. Les vitres polarisées étaient la conséquence des logarithmes et les briquettes multicolores le signe visible de sa capacité à effectuer une division par 12. Il avait pour les indigènes sans instruction le même mépris que l’Écuyer moyen professait à l’égard de tous les indigènes ; sa haine envers eux était d’autant plus vive qu’il était obligé de les côtoyer et que ses maîtres le confondaient avec eux.

— Tu as foi en la loi et en la bienveillance des Écuyers, mon garçon, n’est-ce pas ?

Terens feignait toujours de consulter son carnet pour impressionner ses interlocuteurs.

— Mon mari est un honnête homme, s’écria la femme avec véhémence. Il n’a jamais eu d’ennuis avec les autorités. Il ne fréquente pas la racaille. Moi non plus. Les enfants non plus. Nous vous sommes toujours !…

Terens lui imposa le silence d’un geste.

— Oui, je sais. Tu vas t’asseoir là, mon garçon, et tu vas faire ce que je vais te dire. Je veux la liste de tous les gens de l’îlot que tu connais. Nom, adresse, ce qu’ils font, quel genre de types ils sont… Surtout ça. S’il y a des trublions, je veux le savoir. On va procéder à une opération de nettoyage. Tu comprends ?

— Oui, chef, oui… D’abord, il y a Husting. Il habite un peu plus bas. Il…

— Non, pas comme ça. Donnez-lui un bout de papier. Bien… Toi, assieds-toi et note tout par écrit. Avec les détails. Et écris lentement parce que vos pattes de mouche, à vous autres indigènes, sont indéchiffrables.

— J’ai l’habitude des écritures, chef.

— Eh bien, on va voir.

Jacof se pencha sur la table et se mit à écrire avec lenteur. Sa femme regardait par-dessus son épaule.

Terens se tourna vers la jeune fille.

— Poste-toi devant la fenêtre et avertis-moi si tu vois d’autre patrouilleurs arriver, lui ordonna-t-il. Je veux leur parler. Mais ne les appelle pas. Contente-toi de me prévenir.

A présent, il pouvait enfin se détendre. Il s’était construit un petit asile au milieu des périls.

Il régnait un silence raisonnable que brisait seulement le bruit de succion que faisait le bébé. Si l’ennemi approchait, il serait alerté et aurait une chance de lui échapper.

Maintenant, il pouvait réfléchir.

Pour commencer, il faudrait bientôt renoncer à jouer aux patrouilleurs. Il y avait probablement des barrages à toutes les sorties et ses poursuivants savaient que le Prud’homme était incapable de se servir d’un véhicule plus compliqué qu’un scooter diamagnétique Il ne tarderait pas à tomber sur des patrouilleurs. La machine grinçante de la Patrouille ne pouvait espérer mettre la main sur un fugitif qu’en quadrillant systématiquement la ville, en la fouillant îlot par îlot, maison par maison.

Quand elle prendrait la décision de mettre ce dispositif en place, elle commencerait par passer les faubourgs au peigne fin et progresserait ensuite vers le centre. Dans ce cas, la demeure de Jacof serait l’une des premières à être visitée de sorte que le temps dont Terens disposait était particulièrement limité.

Jusqu’à présent, son uniforme de patrouilleur lui avait été utile, si voyant qu’il fût. Les indigènes eux-mêmes ne s’étaient pas posé de questions. Ils ne s’arrêtaient pas pour s’étonner du teint pâle de celui qui le portait. Ils ne scrutaient pas ses traits.

La vue de l’uniforme était suffisante.

Mais avant longtemps, la meute lancée aux trousses du Prud’homme aurait compris. On donnerait comme instructions à la population indigène de retenir tout patrouilleur qui ne pourrait faire preuve de son identité, particulièrement s’il s’agissait d’un patrouilleur à la peau claire et aux cheveux roux. On remettrait aux vrais patrouilleurs des sauf-conduits provisoires. Une récompense serait promise à qui permettrait la capture du simulateur. Peut-être qu’un seul indigène sur cent aurait le courage de s’en prendre à un homme en uniforme, même si la supercherie sautait aux yeux. Un sur cent serait amplement suffisant.

Donc, il fallait abandonner cette défroque.

C’était une chose. Mais il y avait une autre question. Désormais, Terens ne serait nulle part en sécurité sur Florina. Tuer un patrouilleur était le crime des crimes. Dans cinquante ans, à supposer qu’il puisse échapper aussi longtemps aux recherches, la chasse à l’homme durerait encore. Il fallait donc quitter Florina.

Comment »

Terens s’accordait un sursis de vingt-quatre heures. Une évaluation optimiste tablant sur un maximum de stupidité de la part des patrouilleurs et un maximum de chance.

En un sens, c’était un avantage. Quand on n’a que vingt-quatre heures à vivre, on peut prendre des risques devant lesquels un individu reculerait normalement.

Terens se leva.

Jacof tourna la tête vers lui.

— Je n’ai pas tout à fait fini, chef. Je calligraphie.

— Montre un peu ce que tu as écrit.

Il examina le papier.

Ça ira comme ça. Si d’autres patrouilleurs viennent, ne leur fais pas perdre leur temps en leur disant que tu as déjà préparé une liste. Ils seront pressés et ils auront peut-être autre chose à te demander. Obéis-leur, c’est tout. Il n’y en a pas en vue pour le moment ?

— Non, chef, répondit la jeune fille qui surveillait la fenêtre. Faut-il que j’aille voir dans la rue ?

— Ce n’est pas la peine. Bien !… Où est l’ascenseur le plus proche ?

— A un quart de mille, chef. En sortant de la maison, vous tournez à gauche. Vous…

— Parfait. J’y vais.

Au moment où la porte de l’ascenseur se refermait sur le Prud’homme, une escouade de patrouilleurs s’engagea dans la rue. Le cœur de Terens battait à grands coups. La Patrouille avait probablement commencé de ratisser méthodiquement la Cité. Ses poursuivants étaient sur ses talons.

Une minute plus tard, il émergeait de la cabine. Son cœur battait toujours la chamade. Dans la Cité Haute, il ne trouvait pas d’abri. Il n’y avait pas de piliers, pas de plaque d’alliage de ciment pour le dissimuler aux regards des patrouilleurs dans leurs véhicules aériens.

Il avait l’impression d’être une tache noire se mouvant sur le fond éclatant des édifices polychromes, d’être visible à deux milles de distance. Il lui semblait que de grandes flèches étaient pointées sur lui.

Il n’y avait pas de patrouilleurs en vue. Le regard des Écuyers qu’il croisait le traversait comme s’il était transparent. Si un patrouilleur était un objet de terreur pour un Florinien, il était inexistant pour un Écuyer. C’était peut-être l’unique planche de salut.

Terens avait une vague idée de la topographie de la Cité Haute. Quelque part, il y avait un parc. La solution la plus logique aurait été de demander son chemin. Il pouvait également entrer dans un immeuble un peu élevé et examiner les lieux du haut d’une terrasse. La première solution était impraticable : un patrouilleur n’a pas besoin de demander son chemin. La seconde était trop risquée. La présence d’un patrouilleur à l’intérieur d’un édifice eût attiré l’attention.

Terens préféra se fier à sa mémoire. Il avait déjà eu l’occasion de voir des cartes de la Cité Haute. Ses souvenirs ne le trahirent pas : Il atteignit le Parc au bout de cinq minutes.

Le Parc était un espace vert d’une superficie de quatre cents hectares. Sur Sark même, il jouissait d’une réputation exagérée, pour bien des choses, depuis la paix bucolique qui régnait sous ses charmilles jusqu’aux orgies nocturnes dont il était le théâtre. Sur Florina, ceux qui en avaient plus ou moins entendu parler l’imaginaient de dix à cent fois plus vaste et de cent à mille fois plus luxuriant qu’il n’était en réalité.

Le cadre était néanmoins agréable. Grâce à la douceur du climat florinien, le Parc était verdoyant d’un bout à l’autre de l’année. On y trouvait des pelouses, des bosquets, des grottes artificielles, un petit bassin peuplé de poissons décoratifs, un autre plus grand, où les enfants pouvaient barboter. La nuit, avant la légère averse quotidienne, il s’embrasait d’illuminations multicolores. C’était entre le crépuscule et le moment de la pluie qu’il était le plus animé. Il y avait des bals, des spectacles en trois dimensions et les couples se perdaient dans ses allées sinueuses.

Terens n’était jamais entré dans le Parc. D’emblée, le caractère artificiel du paysage le révolta. Il savait que le sol et les pierres qu’il foulait, que les pièces d’eau et les arbres qui l’entouraient reposaient sur une assise d’alliage de ciment inerte et plat. C’était attristant. Songeant aux vastes champs de kyrt, aux montagnes qui s’élevaient au sud, il n’éprouvait que mépris envers les étrangers qui s’employaient à fabriquer des jouets à leur usage au milieu de ces splendeurs.

Une demi-heure durant, Terens erra à l’aventure. C’était seulement ici, dans le Parc, qu’il pourrait faire ce qu’il avait à faire. Cela se révélerait peut-être impossible mais, ailleurs, il n’y fallait même pas songer.

Personne ne le voyait. Personne n’avait conscience de sa présence. Il en avait la certitude. Qu’on demande donc aux Écuyers et aux Ecuyères qui le croisaient : « Avez-vous remarqué un patrouilleur dans le Parc, hier ? » Ils ouvriraient de grands yeux. Autant leur demander s’ils avaient remarqué un moucheron !

Ce Parc était trop apprivoisé. Un sentiment de panique se fit jour en Terens. Il gravit un escalier taillé entre des blocs de rochers, qui redescendait ensuite vers une sorte de crique bordée de petites grottes où les couples surpris par l’ondée nocturne pouvaient s’abriter. (Les couples qui se faisaient ainsi surprendre par la pluie étaient trop nombreux pour que la chose puisse s’expliquer par les lois du hasard.)

C’est alors que Terens trouva ce qu’il cherchait.

Un homme. Ou, plus exactement, un Écuyer. Il faisait fébrilement les cent pas, fumait nerveusement une cigarette, jetait le mégot dans un cendrier –, au bout d’un instant, il disparaissait en jetant un éclair, puis consultait sa montre.

Personne d’autre aux environs. Les lieux étaient réservés aux activités nocturnes.

L’Écuyer attendait quelqu’un, c’était visible. Terens se retourna. Nul ne l’avait suivi. Il n’y avait pas un chat dans l’escalier.

Peut-être en existait-il un autre. Sûrement. Tant pis. Il était impossible de laisser passer l’occasion.

Le Prud’homme se dirigea vers l’Écuyer. Evidemment, celui-ci ne lui prêta pas attention.

— Je vous demande pardon…

Terens avait parlé sur un ton respectueux mais un Écuyer n’avait pas l’habitude qu’un patrouilleur le prit par le coude, même avec respect.

— Que diable voulez-vous ?

La voix de Terens demeurait déférente et en même temps pressante. (Le faire parler… l’obliger à le regarder pendant une demi-minute encore …)

— Par ici, messire. Il s’agit de l’opération déclenchée dans la Cité pour capturer l’indigène meurtrier.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Cela ne vous prendra qu’un instant, messire.

Discrètement, Terens avait empoigné sa neuromatraque. L’Écuyer n’eut pas le temps de la voir. Il y eut un léger bourdonnement et, soudain rigide, il s’effondra.

C’était la première fois de sa vie que Terens portait la main sur un Écuyer. Il fut étonné de la nausée qui s’empara de lui.

Étonné de se sentir coupable.

Toujours personne dans les parages. Il tira le corps raide comme un morceau de bois, le regard fixe et vitreux, au fond de la grotte la plus proche.

Là, il déshabilla sa victime sans difficulté, dépouilla son, uniforme souillé de taches de transpiration et enfila les sous-vêtements de l’Écuyer. Le contact du kyrt sur son corps était nouveau pour lui.

Quand il fut habillé, il coiffa la calotte de l’Écuyer. C’était une nécessité. La calotte n’était pas considérée comme une coiffure très élégante par tous les jeunes gandins, mais il était heureux que cet Écuyer en portât une, car c’était un accessoire indispensable pour masquer les cheveux roux de Terens qui l’auraient trahi. Il l’enfonça sur son crâne, la tirant jusqu’aux oreilles.

Ensuite, il fit ce qu’il fallait faire. Tuer un patrouilleur n’était peut-être pas le pire des crimes, après tout, songea-t-il subitement.

Il régla son fulgurant sur « dispersion maximale » et le braqua sur l’Écuyer inconscient. Dix secondes plus tard, il ne restait plus de ce dernier qu’une masse informe et carbonisée. Cela retarderait l’identification du corps et sèmerait la confusion chez les patrouilleurs.

Cela fait, il réduisit son uniforme en un petit tas de cendres blanches, prenant soin de récupérer les boutons et les boucles qui n’étaient plus que des fragments d’argent noirci afin de compliquer encore la tâche de ses poursuivants. Peut-être ne gagnerait-il ainsi qu’une heure de répit mais cela en valait la peine.

Maintenant, il lui fallait s’éloigner sans plus attendre. Terens s’immobilisa à l’entrée de la grotte et renifla. Le fulgurant faisait du travail propre. Le Prud’homme ne sentit qu’une infime odeur de chair brûlée que la brise aurait dissipée en quelques instants.

Comme il redescendait l’escalier, il croisa une jeune femme. La force de l’habitude lui fit baisser les yeux. C’était une Ecuyère. Il eut le temps de constater qu’elle était bien faite et paraissait pressée.

Il serra les mâchoires. Elle ne trouverait évidemment pas celui qui l’attendait. Mais elle était en retard sinon le mort n’aurait pas regardé sa montre de cette façon. Peut-être se dirait-elle qu’il en avait eu assez de faire le pied de grue et qu’il s’en était allé. Terens accéléra un peu l’allure. Il n’avait aucune envie que la femme revînt sur ses pas pour lui demander s’il avait vu un jeune homme.

Il sortit du Parc et se mit à flâner. Une demi-heure s’écoula.

Que faire maintenant ? Il n’était plus un patrouilleur mais un Écuyer.

Mais que faire ?

Il s’arrêta devant une petite place. Une fontaine se dressait au centre de la pelouse. On avait dû ajouter un peu de détergent à l’eau car elle bouillonnait et écumait dans un miroitement irisé.

S’appuyant à la rambarde, il laissa lentement tomber les fragments d’argent noirci dans le bassin.

Il revoyait la fille qui l’avait croisé dans l’escalier. Une fille très jeune. Il songea à la Cité Basse et l’étreinte fugace du remords qui l’étreignait s’évanouit.

Les débris de métal avaient disparu. Terens se fouilla en s’efforçant d’agir avec nonchalance. Le contenu de ses poches n’avaient rien de particulièrement extraordinaire : un trousseau de clés dépliant, quelques pièces de monnaie et une carte d’identité. (Par tous les diables de Sark ! Même les Écuyers devaient posséder des papiers ! Seulement, ils n’étaient pas tenus de les présenter à tous les patrouilleurs qu’ils rencontraient.)

Terens s’appelait donc à présent Alstare Deamone. Il espérait qu’il ne serait pas obligé d’utiliser ce nom. La population de la Cité Haute ne s’élevait qu’à une dizaine de milliers de personnes – hommes, femmes et enfants compris. Le risque de tomber sur quelqu’un qui connaîtrait personnellement Deamone était faible. Mais il n’était quand même pas nul.

Il avait vingt-neuf ans. A nouveau, il éprouva une vague nausée en songeant à ce qu’il avait laissé dans la grotte mais il serra les dents. Un Écuyer était un Écuyer. Combien de Floriniens de vingt-neuf ans étaient morts de la main des Écuyers ou à cause des ordres donnés par les Écuyers ? Combien ?

Il avait aussi une adresse mais elle ne signifiait rien pour Terens car sa connaissance de la topographie de la Cité Haute était rudimentaire.

Il tomba en arrêt devant un portrait en pseudo-relief. Le portrait d’un enfant qui pouvait avoir trois ans. Les couleurs fulgurèrent quand il le sortit de l’enveloppe. S’agissait-il du fils de la victime ? D’un neveu ? La fille rencontrée dans le Parc… Non, ce ne pouvait être son fils.

A moins que Deamone n’eût été marié ? S’agissait-il d’un rendez-vous « clandestin » comme on les appelait ? Mais donnait-on un rendez-vous clandestin en plein jour ? Pourquoi pas dans certaines circonstances ?

Terens espérait que tel était bien le cas. Si la fille avait eu rendez-vous avec un homme marié, elle ne se hâterait pas de signaler son absence. Elle penserait qu’il n’avait pu se débarrasser de l’épouse légitime. Cela donnerait du temps au Prud’homme.

Non, se dit-il avec un brusque découragement. Non, il n’y avait pas d’espoir de gagner du temps de ce côté-là. Des enfants, découvriraient les restes macabres en jouant à cache-cache et ils ameuteraient tout le monde. Cela se produirait inévitablement dans les vingt-quatre heures.

Terens reprit l’examen des objets contenus dans les poches de Deamone. Une licence de pilotage, catégorie plaisance. Il ne s’attarda pas sur ce document. Tous les Sarkites riches possédaient leur yacht qu’ils pilotaient eux-mêmes. C’était la grande mode.

Il y avait encore des lettres de crédit en devises sarkites. Voilà qui pourrait être utile. Terens se rappela tout à coup qu’il n’avait pas mangé depuis la veille au soir : son dernier repas, il l’avait pris chez le Boulanger. Comme on devient vite conscient de la faim !

Soudain Terens reprit la licence de pilotage. Attention… Ce yacht n’était pas en service puisque son propriétaire était mort. Et, à présent, il lui appartenait en propre ! Hangar 26, port 9.

Où se trouvait ce port 9 ? Terens n’en avait pas la moindre idée.

Il posa son front sur le rebord de la fontaine. Que faire ? Que faire ?

Une voix le fit sursauter :

— Bonjour ! Vous n’êtes pas malade ?

Terens leva la tête. Un Écuyer d’un certain âge se tenait devant lui, fumant une longue cigarette d’herbes aromatiques. Une pierre verte était suspendue à un bracelet d’or lui entourant le poignet. Son expression aimable stupéfia Terens qui en perdit l’usage de la parole. Jusqu’au moment où il se rappela… Maintenant, il faisait lui-même partie du clan. Entre eux, les Écuyers étaient peut-être des êtres humains d’un commerce agréable.

— Je me repose, répondit le Prud’homme. J’avais décidé de faire une promenade et j’ai perdu la notion du temps. J’ai un rendez-vous et j’ai bien peur d’y arriver en retard.

Il eut un geste d’impuissance. Il était capable de fort bien imiter l’accent sarkite grâce aux longues années qu’il avait passées sur Sark mais il ne commit pas l’imprudence de l’exagérer. Il était plus facile de déceler l’exagération que l’insuffisance.

— Vous êtes parti sans mousticule ?

L’Écuyer était l’image même du vieillard qu’amuse l’insouciance de la jeunesse.

— Oui. Je suis parti sans mousticule, reconnut Terens.

— Prenez le mien, lui dit aussitôt son interlocuteur. Il est parqué tout à côté. Vous n’aurez qu’à passer sur l’automatique pour me le renvoyer quand vous n’en aurez plus besoin. Je peux vous le laisser pour une heure.

C’était presque la solution idéale. Les mousticules étaient des engins extrêmement rapides, capables de surclasser n’importe quel véhicule de la Patrouille sur le plan de la vitesse comme sur celui de la maniabilité. Le seul ennui était que Terens était incapable de piloter un mousticule.

— Jusqu’à Sark et au-delà. – Il connaissait cette formule remerciements propre à l’argot en usage chez les Écuyers et ne manqua pas de la placer. – Je crois que j’irai à pied. Nous sommes pas loin du port 9.

— Effectivement, acquiesça l’autre.

La réponse n’avançait guère le Prud’homme. Il essaya une autre tactique.

— Bien sûr, je préférerais que ce soit encore plus près la promenade jusqu’à la route du Kyrt est à elle seule suffisamment hygiénique…

— La route du Kyrt ? Je ne vois pas le rapport…

L’Écuyer ne le dévisageait-il pas avec curiosité ? Terens songea subitement que son costume n’était sans doute pas parfaitement à ses mesures.

— Attendez ! s’empressa-t-il de dire. Je me suis embrouillé Je ne sais plus du tout où je me trouve. Voyons…

Il jeta un regard circulaire autour de lui.

— Ici, c’est la rue Recket, dit l’autre. Vous n’avez qu’à suivre jusqu’à Triffis. Là, vous tournez à gauche et continuez tout droit jusqu’au port.

Machinalement, le Sarkite avait tendu le doigt pour lui indiquer la direction à prendre.

Terens sourit.

— Vous avez raison. Je crois qu’il est temps que j’arrête de rêvasser. Jusqu’à Sark et au-delà, messire.

— Ma proposition tient toujours. Si vous voulez mon mousticule…

— Vous êtes trop aimable…

Terens, déjà, s’éloignait en agitant le bras. Il marchait peut-être un petit peu trop vite. L’Écuyer le regardait.

Demain, quand on aurait retrouvé le corps dans la grotte et commencé de rechercher le meurtrier, il se rappellerait peut-être cette rencontre. Il avait un je ne sais quoi de bizarre si vous voyez ce que je veux dire, expliquerait-il probablement aux autorités. Une étrange façon de s’exprimer. Et il ne savait pas où il était. Je jurerais qu’il n’avait jamais entendu parler de l’avenue Triffis.

Mais ce serait le lendemain.

Terens suivit à la lettre les instructions de l’Écuyer. Quand il vit scintiller une plaque portant l’indication « Avenue Triffis » elle était presque terne par contraste avec le miroitement irisé de la façade orange où elle était fixée –, il prit à gauche.

Le port 9 fourmillait de jeunes gens en costume de yachtman – casquette effilée et culottes ajustées aux hanches. Terens avait l’impression d’attirer les regards mais son arrivée passa inaperçue. Il ne comprenait rien aux expressions dont étaient émaillées les conversations.

Il repéra le hangar 26 mais attendit quelques minutes pour s’en approcher. Il ne tenait pas à ce qu’il y ait des Écuyers à proximité car l’un d’eux pourrait fort bien avoir un yacht dans un hangar voisin, connaître le véritable Alstare Deamone et voir qu’un inconnu s’approchait illégalement de l’astronef.

Finalement, estimant qu’il n’y avait pas de danger, le Prud’homme s’avança vers le hangar. Le nez du yacht émergeait à l’air libre. Il tordit le cou pour l’examiner.

Que faire maintenant ?

Il avait tué trois hommes en l’espace de douze heures. De Prud’homme, il était devenu patrouilleur, puis Écuyer. Il avait quitté la Cité pour la Cité Haute et avait abouti à un astrodrome. Il était quasiment propriétaire d’un vaisseau capable de le conduire vers la sécurité, vers n’importe quel monde habité de ce secteur de la galaxie.

Il n’y avait qu’une seule difficulté : Terens ne savait pas piloter.

Il était exténué et affamé. Toute cette longue route pour finir par se heurter à une impasse ! Il avait atteint la frontière de l’espace libre mais il était dans l’incapacité de la franchir.

A l’heure qu’il était, les patrouilleurs étaient sûrement parvenus à la conclusion que l’homme qu’ils recherchaient n’était pas dans la Cité Basse. Ils se mettraient à fouiller la Cité Haute dès que germerait dans leur épaisse cervelle l’idée qu’un Florinien avait pu avoir l’audace de s’y réfugier. Alors, on découvrirait le cadavre de Deamone et les recherches prendraient une orientation nouvelle. L’objectif serait de mettre la main sur un faux Écuyer.

Voilà… Terens avait le dos au mur. Il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre que le filet se refermât sur lui.

Trente-six heures auparavant, il avait en main la plus grande chance de sa vie. Maintenant, c’était fini et il n’avait plus longtemps à vivre.

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