L’Écuyer de Fife était le personnage le plus éminent de Sark : c’était pour cette raison qu’il n’aimait pas être debout. Comme sa fille. – il était petit mais, contrairement à elle, il n’était pas parfaitement proportionné. C’étaient en effet ses jambes qui étaient trop courtes. Il avait un torse puissamment musclé, une physionomie indéniablement majestueuse mais son tronc était planté sur une paire de jambes rabougries qui donnaient à l’Écuyer de Fife une démarche de canard, incapables qu’elles étaient de supporter le poids de son corps.
En dehors de sa fille, des serviteurs attachés à sa personne et de feu son épouse, nul ne l’avait jamais vu qu’assis derrière son bureau.
Dans cette position, il avait l’air d’être celui qu’il était. Il avait une tête massive, une grande bouche presque dépourvue de lèvres, un nez écarté aux larges narines, un menton pointu creusé d’une fente médiane et son visage arborait avec une égale aisance une expression bonasse ou une mine inflexible. Ses cheveux qui lui tombaient presque jusqu’aux épaules au mépris de la mode étaient aile-de-corbeau ; on n’y distinguait pas le moindre fil d’argent. Ses joues étaient bleuâtres et son barbier florinien devait lutter deux fois par jour contre une barbe opiniâtre.
L’écuyer de Fife affichait en pleine connaissance de cause un maintien affecté. Sa physionomie était volontairement vide d’expression. Il avait croisé ses mains épaisses terminées par des doigts courts sur le plateau lisse et poli de son bureau nu. Rien – pas un papier. Pas un tube de communication, pas un bibelot. Ce dépouillement ne faisait que souligner la présence de l’Écuyer de Fife.
Il parlait à son secrétaire, un Florinien au teint blême de poisson sur le ton monocorde qu’il réservait aux ustensiles mécaniques et aux fonctionnaires de Florina.
— Je présume qu’ils ont tous accepté ?
La réponse ne faisait aucun doute.
Le secrétaire répondit de la même voix blanche :
— L’Écuyer de Bort a déclaré qu’en raison d’engagements antérieurs, il ne pourrait assister à la conférence qu’à partir de trois heures.
— Et que lui avez-vous dit ?
— Que, eu égard à la nature de l’affaire en question, tout retard serait inopportun.
— Le résultat ?
— Il sera là, messire. Les autres n’ont fait aucune difficulté.
Fife sourit. Une demi-heure de plus ou de moins n’eût rien changé. C’était un nouveau principe qu’il avait établi, rien de plus. Les Grands Écuyers étaient trop ombrageux en ce qui concernait leur indépendance : cette susceptibilité devait disparaître.
Il n’y avait plus qu’à attendre. La pièce était vaste. Tout était prêt. Le gros chronomètre, dont l’infime étincelle de radioactivité qui était sa source d’énergie palpitait sans défaillance depuis un millénaire, indiquait deux heures vingt et une.
Que d’événements en deux jours ! L’antique chronomètre serait peut-être témoin de bouleversements sans précédent.
Pourtant, il avait vu bien des choses en mille ans. A l’époque où il avait commencé d’égrener les minutes, Sark était un monde jeune ; ses cités à l’architecture rudimentaire, n’entretenaient que des rapports incertains avec les mondes plus anciens. Un vieux bâtiment dont le chronomètre était alors fixé au mur dont les briques étaient depuis longtemps retombées en poussière. Son mécanisme avait fredonné sa chanson régulière tandis que se succédaient trois « empires » éphémères : une demi-douzaine de planètes proches livrées pendant des laps de temps plus ou moins longs à la loi des soldats indisciplinés de Sark. Ses atomes radioactifs s’étaient désintégrés selon une séquence strictement statistique pendant deux périodes alors que les flottes militaires des mondes voisins avaient dicté la politique sarkite.
Cinq cents ans auparavant, Sark avait découvert que la planète la plus proche, Florina, recelait dans son sol un trésor échappant à toute évaluation. Le chronomètre avait débité le temps en tranches égales pendant deux guerres victorieuses et solennellement enregistré l’instauration de la paix du conquérant. Sark avait renoncé à son empire, absorbé Florina et acquis une puissance qui laissait loin derrière elle celle de Trantor lui-même.
Trantor avait des vues sur Florina. Et il n’était pas le seul. De tous les points de l’espace, des mains avides se tendaient vers Florina, mais s’avaient été celles de Sark qui s’étaient refermées sur le butin et, plutôt que de relâcher son étreinte, Sark eût pris le risque d’une guerre galactique.
Trantor le savait ! Trantor le savait !
C’était comme si le rythme silencieux du chronomètre était comme s’il avait fait naître une petite ariette dans la tête de l’Écuyer de Fife.
Il était deux heures vingt-trois.
Près d’un an auparavant, les cinq Grands Écuyers de Sark avaient eu une réunion. Cette fois déjà, elle s’était tenue dans la demeure de Fife. Aucun des Écuyers disséminés d’un bout à l’autre de la planète n’avait quitté le continent qui était le sien. L’entrevue s’était déroulée par projection tridimensionnelle.
Ce système équivalait en gros à une sorte d’émission de télévision en relief, en couleurs et grandeur nature. On trouvait des duplicateurs chez tous les Sarkites un peu à l’aise. Mais ce qui sortait de l’ordinaire, c’était l’absence de tout récepteur visible. A l’exception de Fife, puissance invitante, les quatre Écuyers étaient présents dans tous les sens possibles, à ceci près que leur présence n’était pas réelle. On ne voyait pas le mur derrière eux, leur image ne scintillait pas mais on aurait pu passer la main à travers leur corps.
L’Écuyer de Rune en chair et en os se trouvait aux antipodes. A l’heure où la conférence s’était ouverte, son continent était plongé dans la nuit. Le volume cubique entourant immédiatement sa représentation dans le bureau de Fife avait l’éclat blanc et froid de l’éclairage artificiel.
C’était Sark elle-même qui, réellement ou en effigie, était rassemblée dans la salle. Étrange incarnation de la planète… Incarnation qui n’était d’ailleurs pas totalement placée sous le signe de la grandeur. Rune était chauve, obèse et avait la peau rose tandis que Balle avait les cheveux gris, un corps efflanqué et un visage parcheminé. Steen affichait sous sa toison blanche et hirsute le sourire désespéré d’un homme usé feignant de posséder encore la force vitale qui l’a déserté. Quant à Bort, il manifestait un mépris complet envers les autres au point d’avoir une barbe de deux jours et les ongles en deuil.
Pourtant, c’étaient les cinq Grands Écuyers de Sark.
Ils représentaient l’échelon suprême du pouvoir. Ces échelons étaient au nombre de trois. Le plus bas était constitué, évidemment, par l’administration florinienne qui était restée immuable à travers les vicissitudes marquant l’essor et la chute des grandes familles sarkites. C’était elle qui faisait effectivement tourner sans qu’ils grincent les rouages du gouvernement. Au-dessus des fonctionnaires floriniens, on trouvait les ministres et les directeurs de cabinet nommés par le chef de l’État dont le poste était héréditaire – et qui était impuissant. Il était nécessaire que son nom et celui des excellences figurât sur les actes officiels afin de conférer à ces derniers l’estampille légale qui les rendait exécutoires, mais signer des textes était le seul devoir qui incombait à ces personnages.
L’étage supérieur de la hiérarchie était celui des cinq Grands Écuyers, chacun reconnaissant tacitement les droits de propriété de ses collègues sur leurs continents respectifs. Les cinq étaient les chefs de file des familles qui contrôlaient la majeure partie de l’industrie du kyrt et les revenus afférents. C’était l’argent qui conférait la puissance et dictait en dernier ressort la politique de Sark.
Or, les cinq avaient l’argent. Et, de tous, C’était Fife qui en possédait le plus.
Ce jour-là, presque un an plus tôt, l’Écuyer de Fife avait annoncé à ses pairs, les autres maîtres de la planète, qui arrivaient à la seconde place pour ce qui était de la richesse (la première revenant à Trantor qui, après tout, avait un demi-million de mondes à exploiter au lieu de deux)
— J’ai reçu un curieux message.
Les quatre autres n’avaient rien répondu. Ils avaient attendu la suite.
Fife avait alors tendu une feuille de métallite à son secrétaire qui l’avait présentée à chacun des Écuyers afin que tous pussent la lire.
Chacun des quatre hommes réunis dans le bureau de Fife avait le sentiment que c’était lui qui était réel, que ses collègues, y compris Fife, étaient des ombres. La pellicule de métallite était une ombre, elle aussi. Ce que les Écuyers avaient sous les yeux dans leur résidence n’était qu’un jeu d’optique. Les mots qu’ils lisaient, rayons lumineux réfractés d’un bout à l’autre de la planète, n’étaient que des ombres sur une ombre.
Seul Bort, qui allait toujours droit au but et ne se souciait pas de subtilités, l’oublia et tendit la main vers le message.
Sa main sortit du cadre de réception et disparut. Elle se referma sur le néant, passant au travers de la pellicule impalpable. Fife sourit. Les autres l’imitèrent. Steen pouffa.
Bort rougit. Sa main réapparut.
— Eh bien, tout le monde a lu ce texte. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais maintenant le lire à haute voix afin que vous puissiez en saisir toute l’importance.
Le secrétaire se hâta de lui tendre le message à la hauteur voulue pour que le Grand écuyer n’ait pas à attendre.
Fife se mit à lire d’une voix de velours, faisant un sort aux mots comme s’il était l’auteur du texte et se plaisait à le déclamer :
— Voici ce qu’il dit : « Vous êtes un Grand Écuyer de Sark nul ne peut rivaliser avec vous, ni par la puissance ni par la richesse-. Pourtant, cette puissance et cette richesse reposent sur une base fragile. Vous pensez peut-être qu’une réserve de kyrt à l’échelle planétaire comme celle que recèle Florina constitue une base rien moins que fragile. Mais demandez-vous combien de temps durera Florina. Eternellement ?
« Non ! Demain, Florina sera peut-être détruite. Elle peut vivre encore mille ans. De ces deux hypothèses, la première est la plus plausible. Sa destruction ne sera certes pas mon fait mais elle arrivera d’une façon que vous ne saurez prévoir. Réfléchissez à ce que signifiera sa destruction. Songez également que votre puissance et votre richesse sont déjà anéanties car j’en exige la majeure partie. Vous avez le temps de réfléchir. Mais un temps limité.
« Si vous cherchez à employer des manœuvres dilatoires, je proclamerai la vérité sur cette destruction imminente à la face de la-galaxie et tout particulièrement sur Florina. Alors, plus de kyrt, plus de puissance, plus de richesse. Pour moi non plus, mais j’en ai l’habitude. Mais pour vous ce serait extrêmement grave puisque vous êtes nés dans l’opulence.
« J’exige la plus grande part de vos domaines. Je vous ferai savoir dans un avenir prochain comment il vous faudra procéder pour cette dévolution et je chiffrerai mes exigences. Le reliquat restera en votre possession. Certes, ce sera peu par rapport à vos critères actuels mais cela vaudra mieux que rien. Autrement, il ne vous restera rien. Ne méprisez pas non plus la portion congrue qui vous reviendra. Il se peut que Florina ne disparaisse qu’après votre mort et vous vivrez, sinon dans le luxe, du moins dans le confort. »
Fife avait fini. Il tourna la pellicule de métallite dans sa main avant de la glisser avec soin dans un étui cylindrique fait d’une substance argentée et translucide à travers laquelle des lignes se fondirent en une tache rougeâtre.
Reprenant sa voix normale, il dit :
— Amusante, cette lettre. Elle n’est pas signée. Vous avez remarqué son style ampoulé et pompeux. Qu’en pensez-vous, messieurs ?
Le mécontentement se lisait sur le visage rougeaud de Rune qui répondit :
— Il est visible que celui qui a écrit cela est un névrosé ou peu s’en faut. On dirait un roman historique. Franchement, Fife, je ne crois pas que de telles niaiseries soient une excuse valable pour cette convocation contraire à toutes nos traditions d’autonomie continentale. Et je n’apprécie pas la présence de votre secrétaire.
— Mon secrétaire ? Parce qu’il est florinien ? Craindriez-vous qu’une missive de ce genre ne lui mette la tête à l’envers ? C’est ridicule ! – Il abandonna le ton vaguement amusé avec lequel il avait prononcé ces mots pour ordonner d’une voix monocorde : Tournez-vous vers l’Écuyer de Rune.
Le secrétaire obéit. Il gardait les yeux baissés avec déférence. Pas une ride ne creusait son visage blanc et sa physionomie était totalement vide d’expression. C’est à peine s’il semblait vivant.
Ce Florinien est à mon service personnel, reprit Fife comme si l’homme n’était pas là. Mais ce n’est pas là la raison de son absolue loyauté. Regardez-le. Regardez ses yeux. Ne vous rendez-vous pas compte qu’il est décervelé ? Il est incapable de nourrir la moindre pensée déloyale à mon égard. N’y voyez aucune offense mais je peux dire que j’aurais plus confiance en lui qu’en aucun d’entre vous.
Bort eut un rire étouffé.
— Je ne vous le reprocherai pas. Aucun d’entre nous ne vous doit la loyauté que vous pouvez attendre d’un Florinien au cerveau lavé.
Steen gloussa à nouveau et s’agita sur son siège comme si celui-ci lui chauffait le postérieur.
Nul ne fit de commentaires sur le fait que Fife soumît ses serviteurs au sondage psychique. Il aurait été profondément, stupéfait si ses pairs s’étaient permis une remarque à ce propos… Le lavage de cerveau était interdit, sauf pour corriger les désordres mentaux ou éliminer les impulsions criminelles. A. strictement parler, il était interdit aux Grands Écuyers eux-mêmes.
Néanmoins, Fife recourait à la technique du lavage de, cerveau chaque fois qu’il le jugeait nécessaire, en particulier si le sujet était florinien. Soumettre un Sarkite à ce traitement, était beaucoup plus délicat. L’Écuyer de Steen – dont les trémoussements n’avaient pas échappé à Fife – avait la réputation d’utiliser des Floriniens décervelés des deux sexes à des fins qui n’avaient aucun rapport avec les travaux de secrétariat. Fife joignit ses doigts aux extrémités carrées.
— Je ne vous ai pas réunis pour vous lire la lettre d’un détraqué. J’espère que cela, vous le comprenez. La vérité est que je crains que nous ne soyons confrontés avec un grave problème. Tout d’abord, je me suis posé la question : pourquoi adresser ce poulet uniquement à votre serviteur ? Certes, je suis l’Écuyer dont la fortune est la plus grande mais je ne contrôle qu’un tiers du commerce du kyrt. A nous cinq, nous le contrôlons totalement. Il est aussi facile d’établir cinq duplicata d’une lettre que d’en écrire une.
— Abrégez, grommela Bort. Qu’est-ce que vous voulez ?
Les lèvres décolorées et flétries de Balle remuèrent dans son visage cendreux.
— Il veut savoir si nous avons reçu copie de cette lettre, seigneur de Bort.
— Eh bien, qu’il le dise !
— Je croyais l’avoir dit, répliqua Fife d’une voix égale. Alors ?
Les Écuyers s’entre-regardèrent, les uns d’un air de défi, les autres avec méfiance selon leur tempérament.
Rune parla le premier. Sur son front rose perlaient des gouttelettes de sueur ; sortant un délicat carré de kyrt, il épongea sa peau moite, sillonnée de rides allant d’une oreille à l’autre.
— Je n’en sais rien, Fife. Je peux m’informer auprès de mes secrétaires – qui sont tous sarkites, soit dit en passant. Après tout, si une lettre pareille était parvenue à mes services, elle aurait été considérée comme émanant… quelle expression avez-vous employée ?… d’un détraqué. On ne me l’aurait jamais transmise. C’est à l’organisation particulière de votre secrétariat que vous devez d’être importuné par des sottises de ce genre.
Il dévisagea ses collègues en souriant. Ses gencives luisaient d’un éclat humide au-dessus et au-dessous de ses dents en acier chromé, profondément implantées dans le maxillaire. Elles étaient plus solides qu’aucune dent d’émail. Le sourire du sieur de Rune inspirait plus d’effroi qu’un froncement de sourcils, Balle haussa les épaules.
— Ce que Rune vient de dire vaut probablement pour chacun de nous.
Steen eut un petit rire affecté.
— Je ne lis jamais le courrier. Parole ! C’est tellement fastidieux et cela entraîne tellement de corvées que je n’en aurais pas le temps.
Il regarda les autres d’un air pénétré comme s’il était vraiment nécessaire de convaincre la compagnie de la véracité de cet important détail.
— Sornettes ! laissa tomber Bort. Qu’est-ce qui vous prend ?
C’est Fife qui vous fait peur ? Écoutez-moi, Fife. Je n’ai pas de secrétariat parce que je n’ai pas besoin d’intermédiaire entre moi et mon travail. J’ai reçu une copie de cette lettre et je suis sûr que ces messieurs en ont reçu une, eux aussi. Voulez-vous savoir ce que j’en ai fait ? Je l’ai flanquée dans le vide-ordures et je vous conseille d’imiter mon exemple, messires. Finissons-en ! J’en ai assez de cette histoire.
Il tendit la main vers le contacteur pour couper la projection.
— Attendez, Bort ! lança Fife d’une voix impérative. Je n’ai pas terminé. Si nous prenions des décisions en votre absence, je suis sûr que vous le regretteriez. N’est-ce pas ?
— Patientez, sire Bort, renchérit Rune.
— Il s’exprimait avec plus d’aménité que Fife mais il n’y avait rien de particulièrement aimable dans le regard qui brillait au fond de ses petits yeux porcins.
— J’aimerais savoir pourquoi de pareilles vétilles tracassent tellement l’Écuyer de Fife.
— Peut-être, répondit Balle sur un ton sec et grinçant, peut-être pense-t-il que notre correspondant détient des informations relatives à une attaque trantorienne dirigée contre Florina.
Fife émit un grognement dédaigneux.
— Comment pourrait-il être au courant, quel que soit cet individu ? Je vous assure que notre service de renseignements fonctionne de manière efficace. Et comment ce personnage empêcherait-il une attaque s’il recevait nos biens en guise de pourboire ? Non ! Quand il évoque la destruction de Florina, c’est à une destruction d’ordre matériel et non d’ordre politique qu’il pense.
— Nous nageons en pleine démences s’exclama Steen.
— Vous croyez ? C’est donc que vous n’avez pas compris la portée des événements de ces deux dernières semaines ?
— Quels événements ? s’enquit Bort.
Il paraît qu’un spatio-analyste a été porté disparu. Vous avez certainement entendu parler de cette affaire.
Bort prit un air ennuyé – et il ne paraissait nullement apaisé.
— Oui, Abel de Trantor m’a parlé de cela. Et alors ? Je ne sais rien des spatio-analystes.
Vous avez au moins eu entre les mains un double du dernier message qu’il a envoyé à sa base sur Sark avant de disparaître ?
— Abel me l’a montré. Je n’y ai pas prêté attention.
— Et vous, messires ? – Le regard de Fife se posa tour à tour avec défi, sur chacun des trois autres. – Votre mémoire est-elle capable de retrouver un souvenir vieux d’une semaine ?
— J’ai eu ce message sous les yeux, dit Rune. Et je m’en souviens, évidemment ! Il y était également fait allusion à une destruction. C’est à cela que vous vouliez en venir ?
— Il était rempli de sous-entendus déplaisants qui n’avaient aucun sens, fit Steen sur un timbre aigu. Ma parole, j’espère que nous n’allons pas discuter de cela ! J’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser d’Abel. Et c’était juste avant le dîner par-dessus le marché ! Un souvenir des plus pénibles… Parole !
— Je regrette, Steen, mais il faut reparler de cette affaire rétorqua Fife dont l’impatience était manifeste. (Que fait un être comme Steen ?) Ce spatio-analyste évoquait la destruction de Florina. Des lettres où il est également question de la destruction de Florina nous parviennent. Et elles coïncident avec la disparition de cet analyste. Croyez-vous vraiment qu’il s’agisse d’une coïncidence ?
Selon vous, ces lettres auraient été envoyées par le spatio-analyste devenu maître chanteur ? murmura le vieux Balle.
— Non, ce serait peu vraisemblable. Pourquoi aurait-il commencé par lancer cet avertissement sans cacher son identité pour le reprendre ensuite anonymement ?
— La première fois qu’il a parlé de cela, il s’adressait à son organisation, pas à nous, dit Balle.
— Ça n’est pas une raison. Un maître chanteur ne traite jamais qu’avec sa victime lorsque c’est possible.
— Alors ?
— Il a disparu. Admettons que notre spatio-analyste soit sincère. Seulement, il propage une information dangereuse. Il est actuellement à la merci d’autres gens qui, eux, ne sont pas honnêtes et qui font du chantage.
— Qui sont ces gens ?
Fife se laissa aller au fond de son fauteuil, la mine sévère. Ses lèvres remuaient à peine.
Vous parlez sérieusement ? Trantor !
Steen frissonna.
— Trantor ? répéta-t-il sur un timbre aigu.
Sa voix se brisa.
Et pourquoi pas ? N’est-ce pas le meilleur moyen de s’assurer le contrôle de Florina, ce qui est l’un des buts essentiels de la politique étrangère trantorienne. Si les Trantoriens peuvent réaliser cet objectif sans recourir à la guerre, ce serait tout bénéfice. Réfléchissons. Si nous cédons devant cet ultimatum impossible, Florina est à eux. Ils nous proposent un petit dédommagement mais pour combien de temps ? Que se passera-t-il si nous ne tenons pas compte de cet ultimatum ? – et, à la vérité, nous n’avons pas d’autre choix. Que fera Trantor ? Il répandra le bruit qu’une menace de mort imminente pèse sur Florina. Ce sera la panique chez les paysans floriniens. Et le désastre est inévitable. Quelle force est capable de contraindre à travailler un homme qui croit que la fin du monde est pour demain ? La récolte pourrira sur pied. Les entrepôts resteront vides.
Steen, les yeux fixés sur un miroir situé hors du champ de projection, égalisa du doigt le fard sur sa joue.
— Je ne pense pas que cela nous gênerait beaucoup, fit-il. S’il y a pénurie de matière première, les prix monteront, n’est-ce pas ? Au bout d’un certain temps, on constatera que Florina est toujours à sa place et les paysans se remettront au travail. D’ailleurs, nous aurons toujours la possibilité de menacer de bloquer les exportations. Je ne vois pas comment une planète civilisée pourrait vivre sans kyrt. Sa Majesté le kyrt… Voilà beaucoup de bruit pour rien si vous voulez mon avis.
Et, le doigt délicatement glissé sous le menton, Steen s’enferma dans un silence boudeur.
Pendant qu’il parlait, Balle avait baissé ses paupières fripées.
Il prit la parole à son tour :
— Les prix ne peuvent plus monter. Nous avons atteint le plafond absolu.
— Exactement, acquiesça Fife. N’importe comment, la crise n’ira pas jusqu’à la catastrophe. Trantor guette les premiers symptômes de désordre sur Florina. Si les Trantoriens peuvent démontrer à la galaxie que Sark est dans l’incapacité d’assurer les expéditions de kyrt, quoi de plus naturel pour eux que d’intervenir afin de maintenir ce qu’ils appellent l’ordre et de prendre des mesures en vue de garantir les livraisons ? Le danger, c’est que les mondes indépendants marcheraient probablement avec eux à cause du kyrt. Surtout si Trantor acceptait d’abolir le monopole, augmentait la production et réduisait les prix. Ce qu’il ferait ensuite, c’est une autre histoire mais, entre-temps, Trantor serait soutenu par les mondes indépendants. C’est le seul moyen logique de mettre la main sur Florina. Si Trantor employait purement et simplement la force pour parvenir à ses fins, les planètes libres situées en dehors de sa sphère d’influence se rallieraient à nous dans un réflexe d’autodéfense.
— Où votre spatio-analyste entre-t-il en jeu ? s’enquit Rune. Est-il nécessaire ? Si votre théorie est correcte, elle devrait expliquer son rôle.
— Je crois qu’elle l’explique. Les spatio-analystes sont pour la plupart des gens déséquilibrés et celui-ci a élaboré… – Fife ébaucha un geste comme s’il dessinait une vague construction… – une doctrine farfelue. Laquelle ? Aucune importance : Trantor ne peut pas la laisser diffuser. Elle serait étouffée par le Bureau d’Analyse de l’Espace. Cependant, si les Trantoriens capturaient l’homme et le cuisinaient, les détails qu’ils apprendraient présenteraient sans doute un semblant de véracité qui convaincrait les profanes. Ils pourraient les utiliser, leur donner l’apparence de la réalité. Le B.I.A.S. est une marionnette dont ils tirent les fils et, une fois que cette histoire d’allure pseudo-scientifique se serait répandue, aucun démenti du Bureau ne serait assez catégorique pour démolir l’imposture.
— Cela me semble rudement compliqué, murmura Bort. Vous divaguez : ils ne peuvent pas se permettre de laisser l’histoire s’ébruiter… et ensuite, ils autorisent sa propagation !
— Vous ne comprenez pas qu’ils ne peuvent pas la rendre publique sous forme d’une déclaration scientifique sérieuse mais qu’ils peuvent en revanche la divulguer sous forme de rumeurs ?
— Dans ce cas, pourquoi Abel perdrait-il son temps à rechercher ce spatio-analyste ?
— Vous le voyez clamant sur tous les toits qu’il s’est assuré de sa personne ? Ce qu’Abel fait et ce qu’il donne l’impression de faire sont deux choses différentes.
— Admettons que vous ayez raison, dit Rune. Quelle solution envisagez-vous ?
— Nous sommes prévenus du danger et c’est là la chose importante – Nous retrouverons le spatio-analyste si nous le pouvons. Il faut surveiller de près tous les agents trantoriens connus tout en leur laissant les coudées franches. Leur activité nous permettra peut-être de déterminer le cours que prendront les événements. Il faut réprimer énergiquement sur Florina toute propagande tendant à accréditer la légende de la destruction de la planète. La moindre insinuation doit susciter immédiatement une réaction brutale. Et, surtout, il faut que nous restions unis. La création d’un front commun est à mes yeux la raison d’être fondamentale de cette conférence. Nul n’est plus attaché que moi à la notion d’autonomie continentale. Dans les circonstances ordinaires. Or, les circonstances présentes ne sont pas ordinaires. Je pense que vous en êtes conscients ?
Avec plus ou moins de répugnance, car l’autonomie continentale n’était pas une chose à laquelle on renonçait à la légère, les interlocuteurs reconnurent le bien-fondé des propos de Fife.
— Puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus qu’à attendre le prochain mouvement de l’adversaire, conclut ce dernier.
Tel avait été le débat qui s’était instauré l’année précédente. Les Écuyers s’étaient séparés. Par la suite, le Sieur de Fife avait rencontré l’échec le plus étrange et le plus complet qu’il eût connu au cours d’une carrière modérément longue et plus que modérément audacieuse.
L’adversaire n’avait plus donné signe de vie. Les Écuyers n’avaient plus reçu de lettres. Le spatio-analyste n’avait pas été retrouvé, bien que Trantor continuât de poursuivre sporadiquement ses recherches. Il n’y eut pas de rumeurs apocalyptiques à propos de Florina où rien ne vint troubler la culture et le traitement du kyrt.
L’Écuyer de Rune avait pris l’habitude d’appeler Fife toutes les semaines.
Quoi de neuf, Fife ? lui demandait-il.
Son lard en tremblotait de ravissement et il pouffait sans retenue.
Fife conservait son flegme. Que pouvait-il faire ? Sans cesse, il reprenait l’analyse des faits mais c’était en vain. Il manquait un élément. Un élément d’une importance vitale.
Et, soudain, tout avait explosé à nouveau. En même temps, Fife avait sa réponse. Il savait que c’était la réponse et ce n’était pas celle à laquelle il s’était attendu.
Il avait convoqué une seconde conférence.
Deux heures vingt-neuf, disait le chronomètre.
Les Grands Écuyers arrivaient. D’abord le Sieur de Bort, lèvres serrées, grattant sa joue mal rasée d’un doigt dont la propreté laissait à désirer. Puis Steen dont le visage, récemment débarrassé de son fond de teint, était blême et d’une couleur malsaine. Balle, indifférent et las, les joues creuses, enfoncé dans son fauteuil rembourré, un verre de lait à portée de la main. Deux minutes plus tard, Rune, bon dernier, apparut à son tour, la babine molle et boudeuse. La nuit régnait encore sur son continent. Mais, cette fois, l’éclairage de son bureau était tamisé et il n’était qu’une masse indistincte au milieu d’un cube d’ombre que les lampes de Fife n’auraient pu dissiper même si elles avaient eu l’intensité du soleil de Sark.
Fife ouvrit la séance :
— L’année dernière, messires, je vous ai parlé d’un danger compliqué et lointain. Ce faisant, je suis tombé dans le piège. Ce danger existe mais il n’est pas lointain. Il est tout près de nous. L’un d’entre vous au moins sait déjà ce que je veux dire. Les autres le comprendront bientôt.
— Que voulez-vous donc dire ? demanda Bort.
— Quelqu’un est coupable du crime de haute trahison, répondit laconiquement l’Écuyer de Fife.