Chacun des quatre Grands Écuyers contemplait le Sieur de Fife à sa manière. Bort avec colère, Rune avec amusement, Balle avec ennui et Steen avec crainte.
Rune parla le premier :
— Haute trahison ? Cherchez-vous à nous faire peur avec des mots ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Trahison à l’endroit de qui ? De Bort ? De moi ? Fomentée par qui ? Et comment ? Ces conférences perturbent mes heures de sommeil, Fife !
— Les conséquences risquent de les troubler bien plus encore, répondit Fife. Il ne s’agit pas d’une trahison dirigée contre l’un ou l’autre d’entre nous mais d’une trahison envers Sark.
— Envers Sark ? répéta Bort. Qu’est Sark sinon nous ?
— Disons que c’est un mythe. Quelque chose qui a une réalité aux yeux des Sarkites ordinaires.
— Je ne comprends pas, grommela Steen. Les joutes oratoires : il n’y a que cela qui semble vous intéresser ! Parole ! J’aimerais qu’on en finisse.
— Steen a raison, s’exclama Balle.
Steen eut l’air flatté par cette approbation.
— Je ne demande pas mieux que de m’expliquer sur-le-champ répliqua Fife. Vous avez sans doute entendu parler des troubles qui ont récemment eu lieu sur Florina ?
— Les dépêches du Depsec font état de l’assassinat de plusieurs patrouilleurs, dit Rune. C’est à cela que vous faites allusion ?
Bort l’interrompit pour jeter d’un ton rageur :
— Puisque conférence il y a, parlons-en donc. On a tué deux patrouilleurs ? Ils méritent qu’on les tue. Voulez-vous dire qu’un indigène peut tout simplement s’approcher d’un patrouilleur et lui cabosser le crâne d’un coup de matraque ? Comment un patrouilleur – n’importe quel patrouilleur – peut-il laisser un indigène – n’importe quel indigène – armé d’une matraque s’approcher assez près de lui pour l’assommer ? Pourquoi l’indigène en question n’a-t-il pas été abattu à vingt pas d’une giclée de fulgurant ? Par Sark, je secouerai la Patrouille du plus haut gradé à la dernière recrue ! Le service dans l’espace, voilà ce que méritent ces abrutis ! La Patrouille florinienne n’est rien de plus qu’un tas de lard. Il faudrait décréter la loi martiale tous les cinq ans pour liquider les agitateurs. Comme cela, les indigènes se tiendraient tranquilles et nos hommes resteraient vigilants.
— Avez-vous terminé ? demanda Fife.
— Pour le moment, oui. Mais nous en reparlerons. Moi aussi, j’ai des intérêts là-bas, vous savez. Ils sont peut-être moins vastes que les vôtres, Fife, mais ils sont quand même suffisamment importants pour que je m’en inquiète.
Fife haussa les épaules et se tourna brusquement vers Steen.
— Et vous ? Avez-vous entendu parler de ces incidents ?
Steen sursauta.
— Oui. C’est-à-dire que je viens d’entendre ce que vous…
— Vous n’avez pas lu les rapports du Depsec ?
— Eh bien, sur ma parole… – Steen parut soudain passionné par ses ongles, longs et effilés, délicatement recouverts d’un enduit cuivré. – Je n’ai pas toujours le temps de lire absolument tous les rapports. Je ne pensais pas que c’était une obligation qui m’était imposée. En fait. – Steen prit son courage à deux mains et regarda Fife dans les yeux. – … en fait, je ne savais pas que c’était vous qui promulguiez les règles. Ma parole !
— Je n’ai rien promulgué. Toutefois, puisque vous êtes, vous tout au moins, dans l’ignorance de cette affaire, je vais vous résumer les faits. Cela pourra d’ailleurs également intéresser les autres.
« Rapportés en quelques mots, les événements des dernières quarante-huit heures paraissaient étonnamment banals. Tout d’abord, quelqu’un avait demandé de façon imprévue des ouvrages traitant de l’analyse spatiale. Puis, un patrouilleur à la retraite avait reçu un coup sur la tête et était mort deux heures plus tard d’une fracture du crâne. Puis il y avait eu une chasse à l’homme qui avait tourné court, les fugitifs s’étant réfugiés chez un agent trantorien – asile inviolable. Puis, à l’aube, ç’avait été le meurtre d’un autre patrouilleur dont l’agresseur avait revêtu l’uniforme pour échapper à ses poursuivants et, un peu plus tard, l’agent trantorien était mort à son tour.
« Si vous voulez les toutes dernières nouvelles, voici encore un détail à ajouter à ce catalogue de faits en apparence insignifiants, conclut Fife. Il y a quelques heures, on a découvert un cadavre – ou, plus exactement, ce qu’il en restait – dans le Parc de la Cité de Florina.
— Le cadavre de qui ? demanda Rune.
— Un instant, je vous prie. A côté de ce cadavre, on a trouvé un tas de cendres qui semblaient être les restes de vêtements carbonisés. Quelqu’un avait pris soin de récupérer tous les objets de métal mais l’analyse a révélé que c’était un uniforme de patrouilleur qui avait brûlé de la sorte.
— La victime était-elle notre ami l’imposteur ? s’enquit Balle.
— C’est peu vraisemblable. Qui l’aurait tué en secret ?
— Il s’est suicidé, siffla Bort. Combien de temps cette crapule pouvait-elle espérer conserver la liberté ? J’imagine qu’il a choisi la mort la plus douce. Personnellement, j’aimerais savoir à qui, dans la Patrouille, incombe la responsabilité de l’avoir laissé se suicider et je remettrais aux intéressés un fulgurant. Avec une seule charge.
— Je ne crois pas à la théorie du suicide, rétorqua Fife. Il aurait fallu qu’après s’être fait justice notre homme ait enlevé son uniforme, l’ait brûlé et se soit enfin débarrassé des boucles et des insignes. Ou alors, il a commencé par se déshabiller et par brûler sa tenue, il a récupéré les insignes, quitté la grotte, nu ou en sous-vêtements, pour les faire disparaître ; après quoi, il y est retourné et s’est donné la mort.
— Le corps était dans une grotte ? demanda Bort.
— Oui, dans une des grottes d’agrément du Parc.
— Il a donc eu tout son temps et il a pu opérer en toute tranquillité, s’exclama Bort avec un accent belliqueux. – Il détestait renoncer à une théorie. – Il a pu se défaire de ses insignes en un premier temps et ensuite…
Fife l’interrompit pour lui demander avec ironie :
— Avez-vous déjà essayé d’arracher la passementerie d’un uniforme de patrouilleur ? Et si le corps était celui de l’imposteur, quel motif pouvez-vous proposer pour expliquer son acte ? D’ailleurs, j’ai un rapport d’autopsie. D’après l’examen des os, le cadavre n’est ni celui d’un patrouilleur ni celui d’un Florinien. Le mort était un Sarkite.
— Ma parole ! s’écria Steen.
Balle écarquilla les yeux. Rune referma la bouche et ses dents métalliques, qui, de temps à autre, accrochaient un reflet de lumière apportant un frémissement de vie dans le cube d’ombre à l’intérieur duquel il se tenait, disparurent. Bort lui-même était médusé.
— Vous me suivez ? reprit Fife. Comprenez-vous maintenant pourquoi les parties métalliques de l’uniforme ont été enlevées ? L’assassin voulait que l’on croie que les vêtements brûlés étaient ceux du Sarkite qu’il avait tué. Le meurtre aurait alors passé pour un suicide ou pour un règlement de comptes entre particuliers sans aucun rapport avec notre ami le pseudo-patrouilleur. Mais il ne savait pas que l’analyse des cendres permettrait de différencier le kyrt d’un costume sarkite de la cellulose d’un uniforme de patrouilleur, même privé de ses ornements de métal. Un Sarkite mort et un uniforme de patrouilleur brûlé… Une seule supposition est possible : il y a quelque part dans la Cité Haute un Prud’homme vivant déguisé en Sarkite. Notre Florinien ayant joué assez longtemps le rôle de patrouilleur et estimant que le danger était trop grand, qu’il grandissait de plus en plus, a décidé de se métamorphoser en Écuyer. Et il n’avait qu’un seul moyen de parvenir à ses fins.
— L’a-t-on arrêté ? s’informa Bort d’une voix pâteuse.
— Non.
— Comment cela se fait-il, au nom de Sark ?
— On l’arrêtera, laissa tomber Fife sur un ton indifférent. Pour l’instant, nous avons des choses plus importantes à débattre. Par comparaison, cette dernière atrocité n’est qu’une broutille.
— Allez au fait ! le supplia Rune.
— Un peu de patience ! Je voudrais d’abord savoir si vous vous souvenez de ce spatio-analyste qui a disparu depuis un an ? Steen émit un petit rire nerveux.
— Encore cette histoire ? murmura Bort avec un mépris infini.
— Y a-t-il un lien entre les deux choses ou va-t-il encore falloir revenir en long et en large sur cette horrible affaire de l’an passé ? s’exclama Steen. Je suis fatigué !
Fife ne s’émut pas.
— L’explosion d’hier et d’avant-hier a commencé après qu’on eut demandé des ouvrages de spatio-analyse à la bibliothèque de Florina. Le lien me paraît amplement suffisant. Voyons si je ne réussirai pas à vous convaincre de cette évidence. Je commencerai par décrire les trois personnes impliquées dans l’incident de la bibliothèque et je vous serai reconnaissant de ne pas m’interrompre.
« D’abord, le Prud’homme. C’est l’homme dangereux du trio. Excellent dossier : un élément intelligent et loyal, disent les archives. Malheureusement, il s’est retourné contre nous. Il ne fait pas de doute qu’il soit l’auteur des quatre crimes actuellement connus. Un joli record pour n’importe qui ! Compte tenu qu’il y a deux patrouilleurs et un Sarkite parmi ses victimes, ce bilan est remarquable pour un indigène. C’est incroyable… Et il est toujours en liberté.
« En numéro deux, nous avons une Florinienne. Sans instruction et totalement insignifiante. Toutefois, l’enquête fouillée qui se poursuit depuis deux jours afin d’élucider tous les aspects de cette affaire nous a permis de reconstituer son passé. Ses parents étaient membres de « l’Ame du Kyrt », si quelqu’un se rappelle encore cette ridicule conspiration paysanne qui a été liquidée sans difficulté il y a une vingtaine d’années.
« Reste le troisième individu. Le plus étonnant. Employé comme manœuvre dans une filature. Par-dessus le marché, c’était un demeuré.
Bort s’ébroua et Steen émit à nouveau un gloussement de sa voix haut perchée. Les yeux de Balle demeurèrent clos. Rune ne fit pas un mouvement dans son cube de nuit.
Je n’emploie pas le terme de « demeuré » au sens figuratif. Le Depsec n’a pas ménagé sa peine mais il n’a pu reconstituer que la toute dernière période de son existence. L’homme en question a été découvert il y a dix mois et demi dans un village voisin de la métropole florinienne. Il était dans un état de crétinisme intégral. Incapable de marcher, incapable de parler. Incapable, même, de se nourrir.
« Vous remarquerez que son entrée en scène intervient quelques semaines après la disparition du spatio-analyste. Notez encore qu’en quelques mois il a appris à parler et a obtenu un emploi dans une filature. Étrange, cet idiot qui apprend aussi rapidement, vous ne trouvez pas ?
— Oh, s’il avait subi un bon lavage de cerveau, commença Steen sur un ton presque passionné, il aurait pu…
La phrase demeura en suspens. Fife lui adressa un regard sarcastique. Je ne vois personne qui fasse autant autorité sur ce point ! Toutefois, même sans l’avis éclairé de Steen, j’ai eu la même idée. C’était la seule explication possible. Or, il n’existe que deux endroits où ce lavage de cerveau aurait pu être effectué. Sur Sark ou dans la Cité Haute de Florina. Par acquit de conscience, les cabinets médicaux de la Cité Haute ont été contrôlés. On n’a retrouvé aucune trace de psycho-sondage clandestin. Mais un de nos agents a pris l’initiative d’examiner les dossiers des médecins morts postérieurement à l’apparition de notre simple d’esprit. Je veillerai à ce que cet agent reçoive l’avancement qu’il mérite. Nous avons en effet trouvé un dossier concernant le demeuré dans les archives d’un médecin décédé La femme qui constitue la deuxième personne du trio l’avait fait examiner six mois auparavant. Il semble qu’elle ait agi en secret car elle s’était absentée de son travail ce jour-là en excipant d’un tout autre prétexte. Le praticien a donc procédé à l’examen et a conclu de manière catégorique que le patient avait été sondé.
« Nous en arrivons maintenant à un point intéressant. Il s’agissait d’un médecin exerçant à la fois dans la Cité Haute et dans la Cité Basse, un de ces idéalistes qui estiment que les indigènes ont droit à une assistance médicale de premier ordre. Homme méthodique, il conservait les doubles de ses dossiers dans ses deux cabinets afin de s’épargner d’inutiles allées et venues en ascenseur. En outre, j’imagine que ses conceptions utopiques le poussaient à exclure toute ségrégation dans ses archives entre sa clientèle sarkite et sa clientèle florinienne. Or, le dossier de notre idiot n’existait qu’à un seul exemplaire. C’était le seul qui n’avait pas de duplicata.
« Pourquoi ? Si, pour une raison quelconque, le médecin avait décidé de ne pas garder de double de ce dossier particulier, pourquoi celui-ci a-t-il été découvert dans le cabinet de la Cité Haute alors qu’il aurait logiquement dû se trouver dans celui de la Cité Basse ? Après tout, le client était florinien. Il avait été conduit par une Florinienne. C’était dans la Cité Basse qu’avait eu lieu la consultation. Toutes ces données sont clairement indiquées dans les documents saisis.
— Il n’y a qu’une seule réponse pour résoudre le mystère. Le dossier a été dûment enregistré en partie double mais l’original conservé dans les archives de la Cité Basse a été détruit par quelqu’un qui ignorait l’existence d’un duplicata dans la Cité Haute.
« Poursuivons… A ce dossier était jointe une note dépourvue d’ambiguïté précisant que le médecin signalerait ce cas dans son prochain rapport de routine destiné au Depsec. Processus parfaitement normal puisque tout individu ayant été soumis à la psycho-sonde peut être un criminel ou un agitateur subversif. Mais ce rapport n’a jamais été rédigé. Au cours de la même semaine, le médecin mourut des suites d’un accident de la circulation. Les coïncidences se multiplient de façon invraisemblable, n’est-ce pas ?
Balle ouvrit les yeux et murmura :
— C’est un roman policier que vous êtes en train de nous raconter.
— Oui, répondit Fife avec satisfaction. Un roman policier. Et, pour l’instant, c’est moi le détective.
— Qui est l’accusé ? reprit Balle d’une voix lasse.
— Attendez. Laissez-moi encore un peu jouer au détective.
Au cœur de ce qu’il considérait comme la crise la plus grave qu’eût jamais affrontée Sark, Fife s’apercevait subitement qu’il s’amusait follement.
— Prenons l’histoire par un autre bout, poursuivit-il. Oublions pour le moment le simple d’esprit et revenons au spatio-analyste. Nous entendons pour la première fois parler de lui lorsqu’il signale au Bureau des Transports qu’il se prépare à atterrir. Un message antérieur accompagne cette notification.
« Le spatio-analyste n’atterrit pas. On ne le localise nulle part dans l’espace proche. De plus, son message au Bureau des Transports disparaît. Le B.I.A.S. soutient que nous l’avons délibérément étouffé. Le Depsec croit de son côté que ce message est un faux forgé par les gens du B.I.A.S. pour des raisons de propagande. Je pense à présent que tous deux étaient dans l’erreur. Le message à bien été expédié mais il n’a pas été étouffé par le gouvernement sarkite.
« Nous allons maintenant inventer un personnage que nous appellerons pour le moment X. X a accès aux archives du Bureau des Transports. Il prend connaissance du message du spatio-analyste. X est quelqu’un d’astucieux et il sait agir vite. Il s’arrange pour envoyer au spatio-analyste un sub-éthergramme secret lui donnant pour instructions de se poser sur un petit astrodrome privé. L’autre obtempère et X le rencontre.
« Il s’est muni du message annonciateur de catastrophes. Il peut y avoir deux raisons à cela. En premier lieu, l’élimination d’un indice brouillerait les pistes en cas d’enquête. En outre, le message pourrait peut-être servir à capter la confiance du spatio-analyste. Si celui-ci estimait ne devoir parler qu’à ses supérieurs comme c’est plausible, X a pu espérer qu’il le persuaderait de lui ouvrir son cœur en lui prouvant qu’il était déjà au courant de l’essentiel.
« Le spatio-analyste a parlé, c’est certain. Si incohérent, démentiel et, d’une façon générale, invraisemblable qu’ait été son récit, X jugea que ce dernier constituait un excellent instrument de propagande. Il a envoyé sa lettre de chantage aux Grands Écuyers – à nous. Il est probable qu’il escomptait que les choses se passeraient comme elles se sont précisément passées : sa missive serait attribuée aux Trantoriens. Si nous n’acceptions pas de négocier, il avait l’intention de perturber la production florinienne par une campagne de rumeurs jusqu’au moment où nous serions contraints de capituler.
« Quelque chose l’a effrayé. Quoi ? Nous le verrons plus tard. Toujours est-il qu’il prit la décision de surseoir à l’exécution de son plan. Cependant, il y avait une complication. X ne croyait pas à l’histoire du spatio-analyste mais ce dernier était de toute évidence sincère dans sa folie. Il fallait donc s’arranger pour qu’il acceptât de mettre son apocalypse sous le boisseau.
« Pour qu’il se taise, il était nécessaire de le mettre hors d’état d’agir. X pouvait le tuer mais je pense que l’homme lui était indispensable en tant que source d’informations pour l’avenir (après tout, X ne connaissait rien à l’analyse spatiale et il ne pouvait pas réussir un chantage fondé sur un bluff total) et, peut-être, comme otage si le coup ratait. Bref, il lui a lavé le cerveau. Désormais, il avait en main un idiot décervelé qui ne lui causerait pas d’ennuis pendant un certain temps. Plus tard, le spatio-analyste recouvrerait ses facultés.
« Le pas suivant ? Il était impératif que l’on ne puisse pas localiser le spatio-analyste pendant une année, que personne ne (je parle de gens qui comptent), que personne même ne le voie dans son personnage d’idiot. X agit alors avec une magistrale simplicité. Il emmena son homme sur Florina et pendant près d’un an le spatio-analyste ne fut qu’un indigène faible d’esprit employé dans les filatures de kyrt.
— J’imagine que, au cours de ces mois, X ou un de ses émissaires se rendait de temps en temps là où sa victime avait été cachée afin de s’assurer qu’elle était en sécurité et à peu près en bonne santé. Lors d’une de ces visites, X apprit d’une manière ou d’une autre que le spatio-analyste avait été examiné par un Médecin qui savait reconnaître un cas de psycho-sondage. Le médecin mourut et le dossier disparut où tout du moins celui qui était conservé dans son cabinet de la Cité Basse. Ce fut la première erreur de calcul : X ne songea jamais qu’il pouvait exister un double de ce dossier dans la Cité Haute.
« Il fit une seconde erreur. L’idiot commença de recouvrer ses facultés un petit peu trop vite et le Prud’homme du village était assez malin pour se rendre compte que ses propos n’étaient pas de simples divagations. Peut-être la fille qui s’occupait de l’idiot parla-t-elle au Prud’homme de psycho-sondage ? C’est une supposition.
« Voilà comment l’histoire se présente.
Fife se croisa les mains et attendit la réaction.
Rune parla le premier. Il avait allumé quelques instants plus tôt et il clignait des yeux en souriant dans son cube de projection.
— Une histoire assez assommante. Fife, dit-il. Si j’étais resté un peu plus longtemps dans l’obscurité, je me serais endormi.
— C’est une viande aussi fade que celle que vous nous avez servie l’an dernier, fit lentement Balle. Quatre-vingt-dix pour cent d’hypothèses gratuites !
— Balivernes ! jeta Bort.
— Et d’abord qui est X ? demanda Steen. Si vous ne le connaissez pas, cela n’a pas de sens.
Sur quoi, Steen bâilla avec grâce, un doigt délicatement recourbé devant ses petites dents blanches.
— L’un d’entre vous au moins a vu le point fondamental, répondit Fife. L’identité de X est le nœud de l’affaire. Réfléchissons aux caractéristiques qu’il doit présenter si mon analyse est juste.
« En premier lieu, X est un homme qui a des contacts avec l’administration. Un homme capable de soumettre quelqu’un au lavage de cerveau. Un homme qui s’estime en mesure de lancer une puissante manœuvre de chantage. Un homme qui a pu sans peine faire quitter Sark au spatio-analyste et l’expédier sur Florina. Un homme qui a pu se débarrasser d’un médecin de Florina. Ce n’est certainement pas le premier venu.
« En fait, sa personnalité est clairement définie. X doit être un Grand Écuyer. Ce n’est pas votre avis ?
Bort fit un bond qui le projeta hors de son siège. Sa tête se dématérialisa. Il se rassit. Steen éclata d’un rire hystérique qui n’en finissait plus. Une lueur fébrile s’alluma dans les yeux de Rune, à moitié noyés dans la graisse. Balle hocha lentement la tête.
— Qui accusez-vous, Fife ? s’écria Bort d’une voix tonitruante.
Fife conservait tout son calme.
— Je n’accuse encore personne. Pas nommément. Suivez mon raisonnement. Nous sommes cinq. En dehors de nous, personne sur Sark n’aurait pu accomplir ce que X a accompli. Cinq, pas un de plus. On peut considérer le fait comme établi. Maintenant, qui est X ? Pour commencer, ce n’est pas moi.
— Nous n’avons qu’à vous croire sur parole, n’est-ce pas ? cracha Rune.
— Pas du tout. Moi seul n’ai pas de motif. L’objectif de X est de prendre le contrôle de l’industrie du kyrt. Je possède le tiers des champs de kyrt floriniens. Mes filatures, mes installations et ma flotte de commerce sont suffisamment prédominantes pour évincer n’importe lequel d’entre vous ou vous quatre si j’en ai envie. Je n’aurais pas eu besoin de recourir à un chantage compliqué.
Il éleva la voix pour dominer le vacarme que faisaient les Écuyers qui parlaient tous ensemble.
— Ecoutez-moi ! Chacun de vous a un motif. Le continent de Rune est le plus petit et ses domaines sont les moins vastes. Je sais que c’est une situation qui le mécontente et il ne peut pas dire le contraire. La lignée de Balle est la plus ancienne. Il fut un temps où sa famille régnait sur Sark. Il ne l’a sans doute pas oublié. Bort souffre d’être toujours mis en minorité au Conseil et de ne pas pouvoir, en conséquence, conduire ses affaires dans ses territoires avec toute la brutalité qu’il voudrait.
« Steen a des goûts dispendieux et ses finances battent de l’aile. Il lui faut impérativement remplir ses caisses. Tous les mobiles sont réunis : la jalousie, la soif de puissance, la cupidité, la recherche du prestige. Maintenant, lequel d’entre vous est X ?
Une flamme malicieuse dansa soudain dans les yeux du vieux Balle.
— Vous ne le savez pas ?
— Cela n’a pas d’importance. Ecoutez-moi bien. J’ai dit que quelque chose a effrayé X (continuons de l’appeler X) après la première lettre qu’il nous a envoyée. Savez-vous de quoi il a eu peur ? Lors de notre précédente conférence, j’ai prêché l’unité d’action nécessaire. X était là. X était l’un de nous – et il est encore l’un de nous. Il savait que le front commun signifierait pour lui l’échec. Il comptait vaincre parce qu’il savait que notre idéal de stricte autonomie continentale nous maintiendrait divisés jusqu’au dernier moment et au-delà. Voyant qu’il s’était trompé, il a décidé d’attendre que l’urgence s’estompât pour repartir ensuite à l’attaque.
« Mais il se trompe encore. Nous ferons encore front commun et il n’existe qu’un seul moyen sûr de réaliser l’union, compte tenu du fait que X est parmi nous. L’autonomie continentale est morte. C’est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre car des plans de X ne peut résulter que notre défaite économique ou l’intervention de Trantor. Je ne puis avoir confiance en personne sinon en moi-même. Aussi, à partir de maintenant, je prends la direction des affaires de Sark, planète unie. Êtes-vous avec moi ?
Tout le monde était debout et s’égosillait. Bort menaçait Fife du poing. Il y avait un peu d’écume aux coins de ses lèvres.
Mais les Écuyers étaient impuissants. Fife souriait. Chacun était très loin, sur son continent. Il pouvait rester assis derrière son bureau à les regarder tempêter.
— Vous n’avez pas le choix, reprit-il. Moi aussi, j’ai fait mes préparatifs depuis la conférence de l’an passé. Pendant que vous étiez en train de m’écouter bien gentiment, des officiers à ma dévotion ont pris le commandement des forces spatiales de Sark.
— Trahison ! hurla le chœur des Écuyers.
— Trahison envers l’autonomie continentale, loyauté à Sark, rétorqua Fife.
Steen tordait nerveusement ses doigts dont le vernis cuivre était la seule touche de couleur sur sa peau.
— Mais c’est X ! s’exclama-t-il. Même si X est l’un de nous, nous sommes trois innocents. Et je ne suis pas X, C’est quelqu’un d’autre, ajouta-t-il en jetant un regard venimeux à ses collègues.
— S’ils le souhaitent, les trois innocents entreront dans mon gouvernement. Ils n’ont rien à perdre.
— Mais qui sont les innocents ? tonna Bort. Vous ne le direz pas ! Vous allez nous tenir tous le bec dans l’eau avec cette histoire et… et…
Il s’arrêta, le souffle court.
— Non. Je connaîtrai son identité dans vingt-quatre heures. Sachez que ce fameux spatio-analyste est entre mes mains.
Le silence suivit ces paroles. Les Grands Écuyers s’entreregardèrent d’un air plein de réserve et de méfiance.
Fife ricana.
— Vous vous demandez tous qui est X ? Il y en a un qui le sait, n’en doutez pas. Et, sous vingt-quatre heures, nous le saurons tous. Cela dit, messires, n’oubliez pas que vous ne pouvez rien faire. La flotte de guerre est désormais en ma possession. Je vous salue.
Il leva la main pour leur signaler que la conférence était terminée. L’un après l’autre, ils disparurent comme des étoiles effacées de l’écran panoramique par le passage d’une invisible épave.
Steen fut le dernier à partir.
— Fife !
Sa voix était mal assurée.
Fife leva la tête.
— Oui ? Vous voulez avouer, maintenant que nous sommes seuls ? Vous êtes X ?
L’affolement convulsa les traits de Steen.
— Non ! Non ! Sur ma parole… Je veux simplement vous demander si vous parliez sérieusement. En ce qui concerne l’autonomie continentale et tout le reste…
Fife considéra le vieux chronomètre fixé au mur.
— Je vous salue, répéta-t-il.
Une plainte s’échappa de la gorge de Steen. Il tendit la main vers le bouton de contrôle et se dématérialisa à son tour.
Fife demeura immobile derrière son bureau. Maintenant que la conférence était achevée, maintenant que la crise avait atteint son point culminant, il se sentait abattu. Sa bouche sans lèvres était comme une entaille dans son visage plein.
Tout son raisonnement partait du postulat que le spatio-analyste était fou, que la menace apocalyptique n’existait pas. Mais quel tapage Pour un fou ! Junz, le représentant du B.I.A.S., aurait-il passé une année à rechercher un dément ? Pourquoi tant d’acharnement à faire la chasse à des contes bleus ?
Cela, Fife n’en avait pas parlé. C’était à peine s’il osait se poser la question à lui-même, Et si ce-spatio-analyste n’avait jamais été fou ? Si la planète du kyrt était en danger ?
Le secrétaire florinien s’approcha du Grand Écuyer de sa démarche glissante.
— Messire !
Sa voix était sèche et atone.
— Qu’y a-t-il ?
— Le navire qui ramène votre fille a atterri.
— Le spatio-analyste et la femme indigène sont-ils sains et saufs ?
— Oui, Messire.
— Qu’ils ne soient interrogés qu’en ma présence. Qu’on les mette au secret jusqu’à ce que je sois là,… Des nouvelles de Florina ?
— Oui, messire. Le Prud’homme est capturé. Il fait route vers Sark.