CHAPITRE V LE SAVANT

Il y avait un an que le Dr Selim Junz bouillait d’impatience, mais on ne s’habitue pas à l’impatience. Ce serait plutôt le contraire. Néanmoins, il avait appris une chose au cours de cette année : il était impossible de presser l’administration sarkite. D’autant moins que la plupart des fonctionnaires étaient des Floriniens transplantés qui avaient, par conséquent, le plus grand souci de leur dignité.

Un jour, il avait demandé au vieil Abel, l’ambassadeur Trantorien qui résidait depuis si longtemps sur Sark que ses bottes y avaient pris racine, pourquoi les Sarkites confiaient la direction des affaires publiques à des gens qu’ils méprisaient si cordialement.

Abel avait contemplé son gobelet rempli de vin vert en plissant des yeux.

— C’est une question de politique, Junz, avait-il répondu. De politique. Un problème de génétique appliquée réglé selon la logique sarkite. En soi, Sark n’est qu’une petite planète de dernier ordre qui n’a d’importance que dans la mesure où elle possède une inépuisable mine d’or, Florina. Aussi, tous les ans, les Sarkites écrèment les champs et les villages floriniens et emmènent sur Sark l’élite de la jeunesse florinienne pour la former. Les médiocres remplissent les papiers, répondent aux questionnaires, signent les formulaires. Ceux qui sont vraiment brillants repartent pour Florina et deviennent gouverneurs des villes indigènes. On leur donne le titre de Prud’homme.

Le Dr Junz, qui était essentiellement un spatio-analyste, nageait. Il l’avait avoué à son interlocuteur.

Abel avait braqué son index sur lui. Les reflets de son breuvage jouaient sur son ongle strié de vieilles cannelures, nuançant de vert sa teinte grise et jaunâtre.

— Vous ne ferez jamais un bon administrateur, Junz. Ne me demandez pas de vous recommander ! Réfléchissez : les éléments les plus intelligents de la population de Florina se laissent gagner à la cause sarkite puisque, tant qu’ils se mettent au service de Sark, ils sont bien traités alors que, s’ils font la fine bouche, ils ne peuvent dans le meilleur des cas espérer autre chose que retrouver leur mode de vie florinien. Et ce n’est pas une vie agréable, mon ami. Pas agréable du tout.

Il avait vidé son verre et poursuivit :

— De plus, ni les Prud’hommes ni les bureaucrates employés sur Sark ne peuvent avoir d’enfants sans perdre leur situation. Même s’il s’agit de Floriniennes. Bien entendu, les unions mixtes entre Sarkites et Floriniens sont hors de question. De cette façon, les plus valables des gènes floriniens sont perpétuellement retirés du circuit de telle sorte que, petit à petit, on aboutira à ce que Florina ne soit plus peuplée que de manœuvres.

— Alors, les Sarkites manqueront d’employés de bureau, non ?

— C’est une question qui ne se posera que dans un avenir lointain.

Ainsi le Dr Junz faisait-il une fois de plus antichambre dans les bâtiments du Secrétariat aux Affaires floriniennes, attendant en rongeant son frein d’être enfin admis à passer l’obstacle tandis que les sous-fifres indigènes Piétinaient indéfiniment au milieu d’un labyrinthe de paperasserie.

Un vieux Florinien blanchi sous le harnois surgit devant lui.

— C’est bien au Dr Junz que j’ai l’honneur de m’adresser ?

— A lui-même.

— Si vous voulez bien me suivre…

Un chiffre sur un écran eût été suffisant pour appeler Junz, un chenal fluorescent se matérialisant dans le vide l’eût efficacement guidé, mais quand la main-d’œuvre est bon marché, il est inutile de la remplacer par autre chose.

Son cicérone lui désigna un siège devant le bureau du Commis du Sous-Secrétaire – tel était le titre gravé en lettrines lumineuses à même le meuble. Évidemment, un Florinien ne pouvait en aucun cas occuper une fonction supérieure à celle de Commis, quel que fût au demeurant le nombre des filières bureaucratiques aboutissant à ses blanches mains. Le Sous-Secrétaire et le Secrétaire aux Affaires floriniennes étaient sarkites, mais si le Dr Junz pouvait les rencontrer l’un et l’autre à l’occasion d’une réception, il n’était pas question qu’il les vît dans leur bureau.

Il s’assit, toujours rongé d’impatience, mais avec, au moins, la satisfaction de s’être rapproché de son but. Le Commis feuilleta attentivement le dossier posé devant lui, examinant tour à tour les feuillets rédigés en langage chiffré, à croire qu’il recelait les secrets de l’univers. Il était jeune – peut-être était-il un lauréat récent –, avec un teint très pâle et des cheveux clairs.

Une émotion atavique s’empara du Dr Junz. Originaire du Libair, il était fortement pigmenté comme tous ses compatriotes ; son épiderme était brun foncé. Il existait peu de mondes dont l’épiderme des habitants eussent une complexion aussi extrême que les Libairiens ou les Floriniens. En général, on avait affaire à des teintes intermédiaires.

Certains jeunes anthropologues d’avant-garde soutenaient que les hommes de Libair, par exemple, étaient le fruit d’une évolution indépendante mais convergente. Leurs aînés se dressaient avec hargne contre le Principe d’une évolution qui eût fait converger des espèces différentes au point de rendre possible les unions mixtes que l’on observait dans toute la galaxie. Pour eux, sur la planète originelle, quelle qu’elle eût été, l’humanité était déjà divisée en sous-groupes caractérisés par la diversité de la pigmentation.

Cela ne faisait que reculer le problème dans le temps sans apporter de réponse, de sorte qu’aucune des deux explications ne satisfaisait le Dr Junz. Pourtant, maintenant encore, il lui arrivait de méditer sur ce problème. On retrouvait sur les mondes noirs des légendes évoquant un ancien conflit. Les mythes libairiens, par exemple, parlaient de guerres ayant opposé des hommes de couleurs différentes : d’après eux, Libair elle-même aurait été en partie fondée par un parti d’hommes à la pigmentation foncée qui se seraient enfuis après avoir été défaits.

Quand le Dr Junz avait quitté sa planète pour suivre les cours de l’Institut arcturien de Technologie spatiale et lorsqu’il eut par la suite embrassé la carrière de psycho-analyste, il avait oublié ces contes de fées. Une fois seulement la question l’avait à nouveau tracassé. Cela s’était produit sur une des antiques planètes du secteur du Centaure où il avait été envoyé en mission, une planète dont le passé se comptait en millénaires et dont la langue était si archaïque qu’elle aurait presque pu être le dialecte perdu, l’idiome mythique appelé anglais. Les habitants de ce monde avaient un mot spécial pour désigner l’homme à la peau noire.

Pourquoi un mot spécial pour les hommes à la peau noire ? Il n’y avait pas un vocable particulier pour désigner ceux qui avaient les yeux bleus, de grandes oreilles ou les cheveux frisés. Il n’y avait pas…

La voix précise du Commis brisa sa rêverie.

— Vous êtes déjà venu nous voir, si j’en crois nos archives.

— Effectivement, répliqua Junz non sans quelque sécheresse.

— Mais pas récemment.

— Non… pas récemment.

— Vous êtes toujours à la recherche d’un spatio-analyste qui a disparu… – Le Commis prit une autre feuille. – Il y a environ onze mois et treize jours.

— C’est exact.

— Pendant toute cette période, enchaîna le Florinien sur le même ton désincarné, en n’a pas relevé trace de cet homme et il n’existe aucun indice tendant à prouver qu’il se soit trouvé en territoire sarkite.

— Il a été signalé pour la dernière fois dans l’espace à proximité de Sark, rectifia le savant.

Le Commis releva la tête. Pendant quelques instants ses pâles yeux bleus se fixèrent sur Junz mais il se hâta de détourner le regard.

— Peut-être, mais cela ne prouve pas sa présence sur le sol de Sark.

Le Dr Junz pinça les lèvres. Depuis des mois, le Bureau interstellaire d’Analyse spatiale lui serinait la même chose avec une rudesse de plus en plus marquée.

« Il n’y a pas de preuves, Dr Junz. Il nous semble que vous pourriez employer votre temps de façon plus fructueuse, Dr Junz. Le Bureau fera en sorte que les recherches ne soient pas abandonnées, Dr Junz. »

Autrement dit : Arrêtez de gaspiller notre galette, Dr Junz !

Tout avait commencé, ainsi que le Commis s’était appliqué à le préciser, onze mois et treize jours plus tôt, Temps Standard Interstellaire. Deux jours après que Junz se fut posé sur Sark pour ce qui devait être une inspection de routine de la délégation du Bureau sur cette planète mais qui était devenue… qui était devenue ce qu’elle était devenue…

Il avait été accueilli-par le représentant du B.I.A.S., un jeune homme insignifiant que le Dr Junz se rappelait surtout parce qu’il mâchonnait éternellement une sorte de gomme élastique, spécialité de l’industrie chimique de Sark.

Comme la tournée touchait presque à son terme, l’agent local du B.I.A.S. s’était souvenu de quelque chose. Ayant logé son morceau de gomme entre deux molaires, il avait dit :

J’ai un message à vous remettre de la part d’un de nos enquêteurs, Dr Junz. C’est probablement sans grande importance. Vous savez comme ils sont !

Vous savez comme ils sont… L’habituelle et méprisante formule… Le docteur avait senti monter en lui une bouffée de colère. Il avait été sur le point de rétorquer que, quinze ans auparavant, il était « enquêteur », lui aussi. Seulement, au bout de trois mois, il avait renoncé, incapable de tenir plus longtemps. Mais, sous le coup de l’indignation, il avait lu le message avec une curiosité particulière.

Veuillez libérer ligne secrète quartier général central B.I.A.S. pour communication circonstanciée. Affaire de la plus haute importance intéressant galaxie tout entière. Me prépare à atterrir selon trajectoire minimale.

L’agent local avait considéré Junz d’un air gouailleur. Ses mâchoires avaient repris leur mastication rythmique et il s’était écrié :

— Vous vous rendez compte ! Une affaire intéressant la galaxie tout entière ! C’est quand même un peu fort, même de la part d’un enquêteur. Je l’ai appelé après réception de ce message pour voir s’il y avait moyen de le faire s’expliquer plus clairement mais pensez donc ! Il s’est borné à affirmer que toute la population de Florina courait un danger mortel. Un demi-milliard de vies humaines menacées ! J’ai eu l’impression que cet homme était atteint de névrose caractérisée. Franchement, je n’ai aucune envie de me trouver seul en face de lui quand il se posera. Que suggérez-vous ?

— Avez-vous un enregistrement de cette conversation ? avait demandé le Dr Junz.

— Oui.

L’agent avait fouillé dans ses documents et avait fini par en extraire une bobine. Le Dr Junz l’avait introduite dans le lecteur. Il avait froncé les sourcils.

— C’est une copie, n’est-ce pas ?

— J’ai expédié l’original au Bureau des Communications Interplanétaires de Sark, pensant que le mieux serait que les autorités l’attendent à l’arrivée avec une ambulance. Il est probablement bien atteint.

Le Dr Junz inclinait à partager l’avis de son interlocuteur.

Quand les analystes envoyés en mission solitaire dans les profondeurs de l’espace craquaient, il y avait de fortes chances pour que leur névrose fût d’une extrême violence. Néanmoins, il avait dit :

— Attendez ! Vous parlez comme s’il ne s’était pas encore posé.

L’autre avait paru étonné.

— Je suppose que si, mais personne ne m’a averti.

— Eh bien, appelez les Communications et informez-vous. Qu’il soit ou non psychopathe, cela doit figurer dans nos archives.

Le lendemain, le Dr Junz était revenu pour une vérification de dernière minute avant son départ. D’autres tâches l’appelaient ailleurs et il était relativement pressé. Au moment de quitter le bureau, il avait demandé :

— A propos, qu’est devenu cet enquêteur ?

— Oh, je voudrais vous en parler. Les Communications sont sans nouvelles de lui. Je leur ai adressé le module d’identification de ses moteurs hyper-atomiques ; on m’a répondu que son navire ne se trouve nulle part dans l’espace proche. Il a sans doute changé d’avis et renoncé à se poser sur Sark.

Le Dr Junz avait alors décidé de différer son départ de vingt-quatre heures. Le jour suivant, il s’était rendu au Bureau des Communications Interplanétaires de la cité de Sark, capitale de la planète du même nom. Ç’avait été sa première expérience de la bureaucratie florinienne. Les fonctionnaires avaient secoué la tête. Effectivement, un analyste du B.I.A.S. avait demandé l’autorisation de se poser. Toutefois, son navire n’avait pas atterri.

Le Dr Junz avait insisté. C’était une affaire importante. Le technicien en question était très malade. N’avait-on pas reçu copie de l’enregistrement de sa conversation avec le représentant local du B.I.A.S. ? Les fonctionnaires avaient ouvert de grands yeux. Une copie ? Personne ne se rappelait avoir reçu un tel document. Il était navrant que cet homme fût malade mais aucun navire du B.I.A.S. n’avait atterri et il ne s’en trouvait aucun dans l’espace proche.

De retour dans sa chambre d’hôtel, le Dr Junz avait longuement réfléchi. La date limite qu’il s’était fixée pour son départ était dépassée. Il avait appelé la réception et avait demandé qu’on lui donnât un appartement convenant mieux à un séjour prolongé. Puis il avait pris rendez-vous avec Ludigan Abel, l’ambassadeur trantorien.

Il avait passé la journée du lendemain à consulter des ouvrages traitant de l’histoire de Sark. Quand l’heure était venue de se rendre à l’audience qu’Abel lui avait accordée, la colère lui gonflait la poitrine. Une chose était sûre : on aurait-du mal à lui faire renoncer à ses projets !

Le vieil ambassadeur l’avait reçu comme s’il lui rendait une visite de courtoisie. Il lui avait serré la main avec chaleur, avait fait venir le barman robot et s’était refusé à discuter de choses sérieuses pendant que son hôte et lui-même dégustaient leurs deux premiers verres. Junz en avait profité pour bavarder à bâtons rompus ; il avait interrogé le diplomate sur les fonctionnaires floriniens et c’était alors qu’Abel lui avait fait un exposé sur la politique de génétique appliquée des Sarkites. Junz avait senti croître son indignation.

Il se rappelait toujours cet entretien. Les yeux à demi fermés sous des sourcils d’une étonnante blancheur, son nez aquilin plongeant par intermittence dans le gobelet de vin, se suçotant les joues, ce qui accusait la maigreur de son visage, battant lentement la mesure de son doigt noueux au rythme d’une musique intérieure, Abel avait écouté avec attention et sans l’interrompre son récit fait sur un ton flegmatique et concis.

Quand Junz avait eu terminé, l’ambassadeur s’était délicatement essuyé les lèvres.

— Voyons, avait-il dit. Connaissiez-vous cet homme avant qu’il eût disparu ?

— Non.

— Vous ne l’avez jamais rencontré ?

— Les enquêteurs ne sont pas des gens qu’il est facile de rencontrer.

— Avait-il antérieurement manifesté des symptômes de délire ?

— C’est la première fois – pour autant qu’il s’agisse de délire – d’après les dossiers du siège central du B.I.A.S.

L’ambassadeur avait haussé les sourcils mais il n’avait pas fait de commentaire sur la réserve ainsi exprimée par son hôte. Il avait poursuivi :

— Et pourquoi êtes-vous venu me voir ?

— Pour vous prier de m’aider.

— J’entends bien, mais de quelle façon ? Comment puis-je vous être utile ?

— Permettez-moi de m’expliquer. Le Bureau sarkite des Communications Interplanétaires a cherché à identifier les caractéristiques énergétiques des moteurs du navire en question dans l’espace proche. Il n’en a pas trouvé trace. Les Sarkites ne mentiraient pas sur ce point. Je ne dis pas qu’ils répugneraient à mentir mais il est certain qu’ils ne mentiraient pas inutilement. Ils doivent savoir que je peux faire contrôler leurs dires en deux ou trois heures.

— C’est juste. Et alors ?

— Il y a deux cas où l’on perd la trace d’une empreinte énergétique. D’abord, quand le bâtiment n’est pas dans l’espace proche parce qu’il fait-un saut dans l’hyperespace pour gagner une autre région de la galaxie. Ensuite, quand il n’est plus dans l’espace pour la bonne raison qu’il s’est posé sur une planète, Je ne crois pas que notre homme soit passé en hyperespace. Si des déclarations selon lesquelles un danger menacerait Florina, un danger qui aurait une incidence à l’échelle galactique, étaient l’expression d’un délire mégalomane, rien n’aurait pu l’empêcher de rallier Sark pour faire son rapport. Il n’aurait pas changé d’avis, il ne serait pas reparti. J’ai une expérience de quinze années en la matière. Si, d’aventure, il avait toute sa raison, ce serait trop grave pour qu’il eût changé d’avis et eût quitté l’espace proche.

Le vieux Trantorien avait levé le doigt.

— Votre conclusion est donc qu’il se trouve sur Sark ?

— Exactement. Là encore, nous sommes devant une alternative dont la première branche est qu’il serait effectivement victime d’une psychose. En ce cas, il peut s’être posé n’importe où en dehors de spatiodromes officielles. Peut-être erre-t-il sur Sark, malade et à moitié amnésique. Ce genre de chose est très rare, même chez les enquêteurs, mais cela s’est déjà vu. En général la crise est de courte durée. Le malade recouvre d’abord la mémoire de ses activités professionnelles. Les souvenirs de sa vie personnelle ne reviennent que plus tard. Après tout, le travail d’un spatio-analyste, c’est sa vie. Ceux-là se font très souvent repérer parce qu’ils se rendent dans une bibliothèque publique pour compulser des manuels d’analyse spatiale.

— Je vois. Vous voulez donc que je vous aide à obtenir de la Guilde des Bibliothécaires que, si une telle situation se présente, vous soyez alerté ?

— Non. Je ne pense pas qu’on me fera des difficultés de ce côté. Ce que je désire, c’est qu’un certain nombre d’ouvrages de référence soient placés en réserve et que toute personne qui demandera ces ouvrages et ne pourra pas faire preuve qu’elle est de nationalité sarkite soit retenue aux fins d’interrogatoire. Il n’y aura pas d’objections parce que les Sarkites ou certaines hautes personnalités sarkites sauront que cela ne mènera à rien.

— Pourquoi donc ?

— Parce que j’ai la conviction, répondit Junz d’une voix hachée par la colère qui le faisait trembler, parce que j’ai la conviction que notre homme s’est posé sur le spatiodrome de Sark exactement comme il le prévoyait et que, déséquilibré ou pas, il a été peut-être arrêté ou plus probablement tué par les autorités sarkites.

Abel avait reposé son verre presque vide.

— Vous plaisantez ?

— En ai-je l’air ? Que m’avez-vous expliqué il y a une demi-heure à propos de Sark ? Son existence, sa prospérité et sa puissance dépendent du contrôle qu’elle exerce sur Florina. Que m’ont appris mes lectures ? Car je lis depuis vingt-quatre heures. Que les champs de kyrt floriniens sont la richesse de Sark. Or, voilà que surgit un homme – sain d’esprit ou névrosé, cela n’a pas d’importance – qui proclame qu’un péril d’une envergure galactique menace la vie de tous les Floriniens, hommes et femmes. Jetez un coup d’œil sur cette copie de la dernière conversation connue de notre enquêteur.

Abel avait saisi le rouleau que Junz avait lancé sur ses genoux et pris le lecteur qu’il lui tendait. Il avait parcouru lentement le document, son œil plissé collé à l’oculaire.

— C’est bien inconsistant.

— Forcément ! Il dit qu’il y a danger et que c’est terriblement urgent, un point c’est tout. Mais jamais cette pièce à conviction n’aurait dû tomber entre les mains des Sarkites. A supposer même qu’il se trompe, les autorités sarkites pouvaient-elles le laisser clamer à cor et à cri d’un bout à l’autre de la galaxie toutes les chimères qui hantaient son cerveau en admettant qu’il s’agisse de chimères ? Sans même parler de la panique que cela eût risqué de déclencher sur Florina et des conséquences d’une telle panique sur la production du kyrt, la politique sarkite aurait été dévoilée dans toute son ignominie aux yeux de la galaxie entière. Or, pour éviter pareil aboutissement, il n’y avait qu’un seul personnage à neutraliser puisque je ne peux engager la moindre action sur la base de cet unique document et les Sarkites en ont parfaitement conscience. Dans de telles circonstances, Sark hésiterait-elle à commettre un assassinat ? Si c’est bien le monde où l’on pratique les expériences génétiques que vous m’avez décrites, certainement pas !

— Et que voulez-vous que je fasse ? avait demandé Abel sans s’émouvoir. Je dois avouer que je ne vois pas clairement ce que vous attendez de moi.

Junz avait répondu sur un ton sinistre :

— Que vous découvriez s’ils l’ont tué. Vous devez disposer d’un réseau d’espionnage sur Sark. Oh, ne chicanez pas ! Il y a assez longtemps que je traîne mes bottes dans la galaxie Pour avoir dépassé l’âge de la puberté politique. Je voudrais que vous alliez au fond des choses pendant que je détournerai l’attention des pouvoirs publics en entamant des négociations avec les bibliothécaires. Et, quand vous aurez identifié les meurtriers, je voudrais que Trantor fasse en sorte qu’aucun gouvernement, en quelque lieu de la galaxie que ce soit, ne puisse désormais s’imaginer qu’il est possible d’assassiner impunément un membre du Bureau interstellaire d’Analyse spatiale.

Ainsi s’était achevée la première entrevue de Junz et d’Abel.

Le Dr Junz avait raison sur un point : les autorités sarkites avaient eu une attitude coopérative, compréhensive même, en ce qui concernait les mesures à prendre dans les bibliothèques. Mais cela n’allait apparemment pas plus loin. Des mois avaient passé et les agents d’Abel n’avaient pas trouvé trace de l’enquêteur. Impossible de dire s’il était mort ou vivant.

Pendant onze mois, aucun fait nouveau n’était intervenu. Junz était presque prêt à abandonner. Presque : il avait décidé d’attendre encore un mois et de tout laisser tomber ensuite. Et puis la situation s’était modifiée. Non point grâce à Abel : un rapport inattendu était parvenu de la bibliothèque publique de Sark et c’est pourquoi le Dr Junz se trouvait assis en face d’un fonctionnaire florinien du Secrétariat aux Affaires floriniennes.

Ayant fait le point, le Commis referma le dossier et son regard rencontra celui du visiteur.

— Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-il.

— J’ai appris que hier, à 16 h 22, fit Junz d’une voix précise, la bibliothèque publique, annexe de Florina, tenait à ma disposition un homme qui avait cherché à avoir communication d’ouvrages fondamentaux d’analyse spatiale et n’était pas d’origine sarkite. Depuis, je n’ai pas eu de nouvelles de cette institution.

Elevant le ton pour empêcher le Commis de répliquer, il enchaîna :

— Un bulletin d’information dont j’ai eu connaissance par le poste de l’hôtel où je réside a annoncé hier à 17 h 05 qu’un membre de la Patrouille florinienne avait été attaqué dans l’enceinte de l’annexe florinienne de la bibliothèque publique. Les trois Floriniens tenus pour les responsables de cette agression étaient recherchés. Cette nouvelle n’a pas été reprise lors des émissions ultérieures. J’ai la conviction qu’il existe un rapport entre ces deux informations, et que l’homme que je cherche est entre les mains de la Patrouille. J’ai demandé l’autorisation de me rendre sur Florina. On me l’a refusée. J’ai demandé par message sub-éthérique que Florina transfère l’homme en question sur Sark. Je n’ai pas eu de réponse. Aussi suis-je venu au Secrétariat aux Affaires floriniennes pour exiger que des mesures soient prises. Ou je pars pour Florina ou l’homme est transféré ici.

— Le gouvernement de Sark ne saurait accepter d’ultimatums des représentants du Bureau interstellaire d’Analyse spatiale, répliqua le Commis d’une voix sans vie. Mes supérieurs m’ont avisé que vous m’interrogeriez probablement sur cette affaire et ils m’ont fourni les renseignements qui doivent être portés à votre connaissance. L’homme qui a demandé à consulter des ouvrages de la réserve et les individus qui l’accompagnaient, un Prud’homme et une femme, tous deux Floriniens – sont effectivement les auteurs de l’agression à laquelle vous faites allusion et la Patrouille les recherche. Toutefois, ils n’ont pas encore été appréhendés.

Junz ne chercha pas à dissimuler l’amère déception qu’il éprouvait.

— Ils se sont évadés ?

— Pas exactement. On sait qu’ils se sont réfugiés dans une boulangerie appartenant à un certain Matt Khorov.

Junz ouvrit de grands yeux :

— Et on leur a permis d’y rester ?

— Avez-vous eu récemment un entretien avec Son Excellence Ludigan Abel ?

— Je ne vois pas le rapport !

— Nous savons que l’on vous a vu souvent à l’ambassade trantorienne.

— Il y a une semaine que je n’ai pas eu de contact avec l’ambassadeur :

— Eh bien, je vous suggère de prendre langue avec lui. Nous fermons les yeux lorsque des criminels cherchent asile dans la boutique Khorov, eu égard aux rapports délicats que nous entretenons avec Trantor. J’ai pour instructions de vous signaler si cela me paraît nécessaire que Khorov – et cela ne vous surprendra sans doute pas –, ce Khorov… – Ici, le visage blême du Florinien se plissa en un ricanement de mépris. – … est un agent trantorien bien connu du Département de la Sécurité.

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