CHAPITRE XI LE CAPITAINE

C’était vraiment la première fois de sa carrière que le capitaine Racety était dans l’incapacité d’imposer sa volonté à, un passager. Si ce passager avait été l’un des Grands Écuyers en personne, il aurait au moins pu compter sur sa coopération. Un Grand Écuyer était peut-être tout-puissant sur son continent mais il eût admis que, à bord d’un navire, il n’y avait qu’un seul maître : le capitaine.

Avec une femme, il en allait différemment. Quelle qu’elle fût. Et une femme qui était fille de Grand Écuyer était un être totalement impossible.

— Comment puis-je vous laisser vous entretenir en privé avec eux, Votre Seigneurie ? s’exclama le capitaine.

Samia de Fife répondit, les yeux flamboyants :

— Pourquoi pas ? Sont-ils armés ?

— Bien sûr que non. La question n’est pas là.

— Il est visible que ce sont des gens terrorisés. Ils meurent de peur.

— Quelqu’un qui a peur peut être très dangereux, Votre Seigneurie. On ne peut pas espérer qu’il aura un comportement raisonnable.

— Alors, pourquoi faites-vous en sorte qu’ils aient peur ?

Quand elle était en colère, Samia de Fife bégayait légèrement. Vous les avez placés sous la garde de trois énormes marins armés de fulgurants, les malheureux. Je ne l’oublierai pas, capitaine.

C’est certain : elle ne l’oubliera pas, songea Racety. Il sentait qu’il commençait à céder.

— Votre Seigneurie voudrait-elle me dire exactement ce qu’elle désire ?

— C’est simple. Je vous l’ai déjà expliqué. Je veux leur parler. Si, comme vous le prétendez, ce sont des Floriniens, ils peuvent me fournir des informations infiniment précieuses pour mon livre. Mais s’ils sont trop effrayés, je n’en tirerai rien. En revanche, si je suis seule avec eux, tout ira bien. Seule. Capitaine ! Etes-vous capable de comprendre ce petit mot ? Seule.

— Et que dirai-je à votre père s’il apprend que je vous ai autorisée à rester sans protection en présence de deux criminels aux abois, Votre Seigneurie ?

— Des criminels aux abois ! Que l’Espace m’emporte ! Deux pauvres imbéciles qui, pour essayer de s’enfuir de leur planète, n’ont rien trouvé de plus malin que d’embarquer sur un navire sarkite ! D’ailleurs, comment voulez-vous que mon père le sache ?

— S’ils vous font du mal, il le saura.

— Pourquoi me feraient-ils du mal ? – Elle brandit un petit poing frémissant et jeta, mettant dans sa voix jusqu’au dernier atome d’énergie qu’elle pouvait rassembler : – Je l’exige, capitaine !

— Je vais vous faire une proposition, Votre Seigneurie. Je vous accompagnerai. Il ne s’agira pas de trois marins armés mais d’un seul homme qui n’aura pas de fulgurant apparent, Sinon… – A son tour, le capitaine s’exprimait d’un ton résolu. – sinon, je ne ferai pas droit à votre demande.

— Eh bien, soit ! murmura Samia dans un souffle. Soit. Mais si je n’arrive pas à les faire parler à cause de vous, je veillerai personnellement à ce que l’on ne vous confie plus jamais le commandement d’un astronef.

Quand Samia pénétra dans l’entrepont, Valona se hâta de poser la main sur les yeux de Rik.

— Qu’y a-t-il, ma fille ? lança Samia d’une voix sèche, se rappelant trop tard qu’il fallait employer un autre ton pour mettre le couple en confiance.

— Il n’est pas intelligent, Votre Seigneurie, répondit la Florinienne qui avait du mal à parler. Il ne sait pas que vous êtes une Haute Dame et il aurait pu vous regarder. Sans penser à mal, Votre Seigneurie.

— Qu’il me regarde s’il en a envie ! Faut-il qu’ils restent enfermés là, capitaine ?

— Voudriez-vous qu’on leur donnât une cabine de luxe, Votre Seigneurie ?

— Vous auriez sûrement pu trouver un endroit moins sinistre.

— Il vous parait sinistre, Votre Seigneurie, mais je ne doute pas qu’il soit luxueux à leurs yeux. Il y a de l’eau courante. Demandez-leur s’il y avait de l’eau courante dans le gourbi qu’ils habitaient sur Florina.

— Dites à ces hommes de disparaître.

Le capitaine fit un signe aux trois marins qui sortirent d’un pas souple.

Racety déplia le léger fauteuil d’aluminium qu’il avait apporté, et Samia y prit place.

— Debout ! ordonna-t-il brutalement à Valona et à Rik.

Samia le coupa net :

— Non ! Qu’ils restent assis. Vous n’avez pas voix au chapitre capitaine. – Elle se tourna vers Valona. – Vous êtes donc florinienne, ma fille ?

Valona eut un geste de dénégation.

— Nous sommes de Wotex.

— Inutile d’avoir peur. Que vous soyez florinienne n’a aucune importance. Nul ne vous maltraitera.

— Nous sommes de Wotex.

— Ne voyez-vous pas que vous avez pratiquement avoué que vous êtes florinienne ? Pourquoi avez-vous caché les yeux de ce garçon ?

— Il est interdit de regarder une Haute Dame en face.

— Même quand on est de Wotex ?

Valona demeura muette.

Samia la laissa réfléchir un instant, s’efforçant d’arborer un sourire aimable, avant de poursuivre :

— C’est seulement aux Floriniens qu’il est interdit de poser le regard sur une Haute Dame. Vous voyez bien que vous avez avoué que vous êtes de Florina.

— Pas lui ! s’écria Valona.

— Mais vous ?

— Oui, je suis florinienne. Mais lui n’est pas un Florinien. Ne lui faites rien. C’est la vérité. Il n’est pas florinien. On l’a trouvé, un jour. Je ne sais pas d’où il venait mais il n’est pas florinien.

A présent, son débit était presque volubile.

Samia la considéra d’un air-légèrement surpris.

— Bien. Je vais lui parler. Comment vous appelez-vous, mon garçon ?

Rik la regardait en écarquillant les yeux. C’était donc cela une Ecuyère ? Cette femme était toute petite. Et aimable. Et qu’elle sentait bon ! Il était très heureux qu’elle le laissât la regarder.

— Comment vous appelez-vous, mon garçon ? répéta Samia. Rik revint à la réalité mais il eut toutes les peines du monde à former le son monosyllabique.

— Rik répondit-il enfin. Puis il réfléchit et corrigea Je crois que mon nom est Rik.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

D’un geste tranchant de la main, Samia imposa silence à Valona qui, l’air navré, se préparait à intervenir.

Rik secoua la tête.

— Je ne sais pas.

— Etes-vous florinien ?

Cette fois, Rik fut catégorique.

— Non. J’étais sur un navire. Je venais d’ailleurs.

Il ne pouvait pas s’arracher à la contemplation de Samia mais il lui semblait qu’elle se confondait avec ce navire. Un petit navire. Accueillant et intime.

— Je suis arrivé sur Florina à bord d’un navire. Avant, je vivais sur une planète.

— Quelle Planète ?

C’était comme si le souvenir se frayait péniblement sa voie le long de filières mentales trop étroites. Mais, soudain, la mémoire lui revint et ce fut avec délice que Rik entendit le vocable depuis si longtemps oublié jaillir de ses lèvres :

— La Terre ! Je viens de la Terre.

— La Terre ?

Rik confirma d’un signe de tête.

Samia se tourna vers l’officier.

— Où est située cette planète ? demanda-t-elle.

— Racety eut un bref sourire.

Je n’en ai jamais entendu parler. Ne prenez pas les propos de ce garçon au sérieux, Votre Seigneurie. Les indigènes mentent comme ils respirent. C’est naturel chez eux. Il vous dit la première chose qui lui passe par la tête.

— Il ne parle pas comme un indigène. Où se trouve la Terre, Rik ?

— Je… – Rik passa une main tremblante sur son front. – Dans le secteur de Sirius.

— Il existe bien un secteur de Sirius, n’est-ce pas, capitaine ?

— En effet. C’est étonnant mais il ne s’est pas trompé. Cela ne rend cependant pas la Terre plus réelle pour autant.

— Si, elle est réelle ! s’écria Rik avec force. Je vous dis que je m’en souviens. Il y a si longtemps que j’avais oublié… Je ne peux pas faire d’erreur, à présent. Je ne peux pas !

Il agrippa Valona par le coude.

— Lona, dis-leur que je viens de la Terre. De la Terre. De la Terre…

L’inquiétude élargissait les yeux de Valona.

— Nous l’avons trouvé un jour, Votre Seigneurie. Il n’avait plus d’intelligence. Il ne savait pas s’habiller seul. Ni parler. Ni marcher. Il n’était plus rien. Depuis, la mémoire lui revient petit à petit. Jusqu’à présent, tout ce qu’il s’est remémoré a été vrai. – Elle jeta un coup d’œil apeuré au capitaine qui affichait une mine sévère. – C’est peut-être la vérité quand il dit qu’il vient de la Terre, messire. Sans vouloir vous contredire.

Le « sans vouloir vous contredire » était une vieille formule conventionnelle qui accompagnait toute déclaration démentant apparemment l’affirmation d’un supérieur.

— Il pourrait aussi bien venir du centre de Sark, Votre Seigneurie, maugréa Racety. Toutes ces histoires ne prouvent rien.

— Peut-être, mais il n’empêche qu’il y a quelque chose de curieux là-dedans, répliqua Samia qui, de façon bien féminine se laissait captiver Par tout ce qui était romanesque. J’en suis certaine. Pourquoi était-il dans cet état d’impuissance quand vous l’avez découvert, ma fille ? Avait-il été maltraité ?

Valona resta silencieuse. Son regard angoissé se posa tour à tour sur Rik qui lui étreignait le bras, sur le capitaine qi souriait d’un sourire dépourvu de gaieté, sur Samia, enfin, qi attendait.

— Répondez-moi, ma fille.

Valona se décida.

— Un docteur l’a examiné. Il a dit que mon Rik avait subit un sondage psychique.

— Un lavage de cerveau ! – Samia éprouva un léger sentiment de dégoût et recula son fauteuil qui grinça en glissant sur le sol métallique. – Voulez-vous dire que c’était un névrosé ?

— Je ne sais pas ce que signifie ce mot, murmura humblement la Florinienne.

— Pas dans le sens que vous croyez, Votre Seigneurie, dit le capitaine presque en même temps. Les indigènes n’ont pas de névroses. Leurs besoins et leurs désirs sont trop simplistes. Je n’ai jamais entendu parler d’un indigène névrosé.

— Mais dans ce cas…

— C’est facile à comprendre, Votre Seigneurie. Si nous acceptons le récit fantastique de cette fille, il n’y a qu’une conclusion possible : le garçon était un criminel, ce qui est, j’imagine, une façon d’être névrosé. Il aura alors été traité par un de ces charlatans qui soignent les indigènes. Le médicastre l’aura presque tué et abandonné dans un coin désert pour échapper aux poursuites légales.

Samia protesta :

— Mais il aurait fallu qu’il disposât du matériel de sondage. Je suppose que vous n’allez pas prétendre que les indigènes sont capables d’utiliser une psychosonde ?

— Peut-être pas. Mais je vois mal un médecin habilité s’en servir aussi maladroitement. Le fait que nous nous heurtions à une contradiction démontre que cette histoire n’est qu’un tissu de mensonges. Si vous voulez m’en croire, Votre Seigneurie, vous nous laisserez nous occuper de ces créatures. Il est vain d’espérer quelque chose d’elles.

Samia hésita.

— Peut-être avez-vous raison.

Elle se leva et examina Rik d’un air indécis. Le capitaine s’avança, souleva le fauteuil et le replia avec un déclic.

Rik sauta sur ses pieds.

— Attendez !

Le capitaine ouvrit la porte et s’effaça pour laisser le passage à Samia.

— Mes hommes vont le calmer, Votre Seigneurie.

Samia s’arrêta au moment de franchir le seuil.

— Ils ne lui feront pas de mal ?

— Je doute que nous soyons obligé d’employer les moyens extrêmes. Il se laissera manier sans difficulté.

— Madame ! appela Rik. Madame ! Je peux prouver que je viens de la Terre.

Samia balançait, irrésolue.

— Écoutons ce qu’il a à dire, fit-elle enfin.

— Comme il plaira à Votre Seigneurie, murmura Racety d’un ton pincé.

La jeune fille se retourna mais sans s’éloigner de la porte.

Rik était écarlate. Une parodie de sourire étirait ses lèvres dans l’effort qu’il faisait pour se souvenir.

— Je me souviens de la Terre, commença-t-il. Elle était radioactive. Je me souviens des régions interdites. La nuit l’horizon était bleu. Le sol était lumineux et rien n’y poussait. Il y avait seulement quelques zones où les hommes pouvaient vivre. C’était pour cela que j’étais spatio-analyste. C’était pour cela qu’il m’était égal d’être dans l’espace. Ma planète était un monde mort.

Samia haussa les épaules.

— Venez, capitaine. Il divague !

Mais cette fois, c’était le capitaine qui paraissait médusé.

— Un monde radio-actif… dit-il à voix basse.

— Voulez-vous dire que cela existe vraiment ?

— Oui. – Racety posa sur Samia un regard étonné. – Mais où a-t-il bien pu dénicher ce renseignement ?

— Comment une planète pourrait-elle être à la fois radioactive et habitée ?

— En tout cas, il y en a une qui répond à cette définition. Et elle se trouve dans le secteur de Sinus. Je ne me rappelle plus son nom. Il se peut même que ce soit la Terre.

— C’est la Terre, déclara Rik avec fierté et assurance. La plus ancienne planète de la galaxie. Le berceau de la race humaine.

— C’est vrai ! souffla le capitaine.

— La race humaine est donc née sur cette planète ? demanda Samia.

Les pensées tourbillonnaient dans sa tête.

— Non, répondit distraitement le capitaine. Non, il s’agit d’une superstition. C’est simplement parce que c’est en ces termes que j’ai entendu parler d’une planète radioactive. On prétend que c’est la planète natale de l’Homme.

— Je ne savais pas que nous étions censés avoir une planète natale.

— Je suppose que l’espèce humaine a dû prendre naissance quelque part, Votre Seigneurie, mais je doute fort que quiconque puisse identifier la planète en question.

Racety prit soudain une décision et s’avança vers Rik.

— Que vous rappelez-vous d’autre ?

Il retint juste à temps le « mon garçon » qui lui venait aux lèvres.

— Principalement le navire et l’analyse spatiale.

Samia rejoignit le capitaine. Tous deux faisaient face à Rik, et la fille du Grand Écuyer de Fife était reprise par l’excitation qui s’était emparée d’elle un peu plus tôt.

— C’est donc vrai ? s’exclama-t-elle. Mais alors, comment se fait-il qu’on lui ait fait subir un psychosondage ?

— On peut le lui demander, fit le capitaine, songeur. Eh vous… l’indigène, l’étranger ou je ne sais quoi… Comment se fait-il que l’on vous ait psychosondé ?

Rik le dévisagea d’un air incertain.

— Vous dites tous la même chose. Même Lona. Mais je ne sais même pas ce que veut dire ce mot.

— Eh bien, quand avez-vous perdu la mémoire, si vous préférez ?

— Je ne le sais pas au juste. – Et Rik répéta avec désespoir. – J’étais sur un navire.

— Vous nous l’avez déjà dit. Continuez.

Samia s’interposa :

— Inutile de hurler, capitaine. Vous allez chasser le peu de raison qui lui reste.

Rik était entièrement absorbé par l’effort qu’il faisait pour déchirer les ténèbres dont le voile recouvrait son esprit, effort qui ne laissait place à aucune émotion. Ce fut lui le premier surpris quand il s’entendit dire :

— Je n’ai pas peur de lui, Votre Seigneurie. J’essaye de me rappeler. Il y avait un danger. Cela, j’en suis certain. Un grave danger menaçant Florina mais les détails m’échappent.

— Il menaçait la planète tout entière ?

Samia lança un rapide coup d’œil au capitaine.

— Oui. A cause des courants.

— Quels courants ? s’enquit l’officier.

— Les courants de l’espace.

Racety leva les bras et les laissa retomber le long de son corps.

— C’est du délire !

— Non, non ! Laissez-le continuer ! – L’incrédulité avait changé de camp. Les lèvres entrouvertes, les yeux brillants, de petites fossettes lui creusant les joues et le menton, Samia souriait presque. – Que sont ces courants de l’espace ?

— Les différents éléments, répondit vaguement Rik. – Il s’était déjà expliqué là-dessus et n’avait pas envie d’y revenir. Il enchaîna avec précipitation, presque incohérence, parlant à mesure que les pensées lui venaient comme si elles expulsaient les mots de sa gorge : – J’ai envoyé un message à la délégation locale du Bureau. La délégation de Sark. Je m’en souviens très clairement. Il fallait agir prudemment. Le danger n’était pas limité à Florina. Oui… La menace allait au-delà de Florina. Elle était aussi vaste que la Voie lactée. – Il fallait être très prudent.

On eût cru que Rik avait perdu tout contact réel avec ceux qui l’écoutaient, qu’il vivait dans un passé dont le voile qui le dissimulait était en train de craquer par endroits.

— Arrête ! murmura doucement Valona en lui posant la main sur l’épaule.

Mais Rik ne réagit même pas.

— Ce message, reprit-il d’une voix haletante, ce message fut intercepté par un officiel de Sark. Par erreur. Je ne sais pas comment la faute a été commise. – il plissa le front. – Je suis sûr de l’avoir transmis à la délégation locale sur la longueur d’onde du Bureau. Pensez-vous qu’il soit possible de capter une émission en sub-éther ? – Il ne fut même pas surpris que le mot « sub-éther » lui fût si facilement venu à la bouche. Son regard était toujours aveugle à ce qui l’entourait. – Toujours est-il que, lorsque je Me suis posé sur Sark, on m’attendait.

Il y eut une nouvelle pause qui, cette fois, se prolongea. Rik réfléchissait. Le capitaine ne tenta pas de briser le silence. Lui aussi paraissait plongé dans ses pensées.

— Qui vous attendait ? demanda quand même Samia. Qui ?

— Je … je ne sais pas. Je n’arrive pas à me rappeler. Ce n’était pas quelqu’un de la délégation du Bureau. C’était un Sarkite. Je lui ai parlé, je m’en souviens. Il était au courant de ce danger. Il y a fait allusion. J’en suis certain. Nous étions assis autour d’une table. Je me le rappelle. L’homme me faisait face. Nous avons parlé longtemps. Je ne voulais pas entrer dans les détails. De cela aussi, je suis certain –, il fallait que je prenne d’abord contact avec la délégation. Et puis, il…

— Continuez, insista Samia.

— Il a fait quelque chose. Il,… Non, rien de plus ne me reviendra. Rien de plus !

Rik avait crié ces derniers mots. Il se tut. Le bourdonnement prosaïque du bracelet de communication du capitaine rompit le silence qui s’était appesanti.

— J’écoute, fit Racety.

Une voix nasillarde, précise et déférente sortit du communico.

— Un message de Sark est arrivé à l’attention du capitaine. Le capitaine est prié d’en accuser personnellement réception.

— Bien. Je descends tout de suite au centre de transmission. Racety se tourna vers Samia. – Puis-je me permettre de rappeler à Votre Seigneurie que, n’importe comment, il est l’heure de dîner ?

Devinant que la jeune femme allait répondre qu’elle n’avait pas d’appétit, le presser de s’en aller et de ne pas s’occuper d’elle, il ajouta diplomatiquement :

— Il faut aussi donner à manger à ces créatures. Elles sont sans doute fatiguées et affamées.

Samia ne pouvait pas protester.

— Il faudra que je les revoie plus tard, capitaine.

Racety s’inclina sans mot dire. Peut-être était-ce un acquiescement. Peut-être pas.

Samia de Fife était habitée par une vive exaltation. Ses recherches floriniennes répondaient à certaines aspirations intellectuelles mais le Mystère du Terrien Décervelé (elle pensait en majuscules) touchait quelque chose de beaucoup plus primitif et de beaucoup plus obsédant qui palpitait au fond d’elle-même. Cela réveillait une curiosité en elle tout animale.

C’était une énigme.

Trois points fascinaient Samia. Mais pas la question, peut-être la plus raisonnable (compte tenu des circonstances), de savoir si le récit de l’homme était du délire ou un mensonge délibéré. Croire qu’il ne soit point l’expression de la vérité aurait gâché le mystère et Samia ne pouvait pas le permettre.

Les trois points d’interrogation qui se posaient à elle étaient donc les suivants : quel était le danger qui menaçait Florina ou, plus exactement, qui menaçait la galaxie tout entière ? Qui avait soumis le Terrien à un sondage psychique ? Pourquoi cette personne avait-elle eu recours à la technique du lavage de cerveau ?

Samia était décidée à tirer cette affaire au clair. Nul n’est jamais assez modeste pour ne pas se figurer être un détective amateur compétent et Samia de Fife était loin d’être modeste.

Le dîner achevé, dès qu’elle put s’éclipser sans enfreindre les règles de la politesse, elle regagna précipitamment l’entrepont.

— Ouvrez ! ordonna-t-elle à la sentinelle.

Le marin resta au port d’arme, le regard vide, la tête respectueusement baissée.

— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close.

Samia en demeura bouche bée.

— Quelle audace ! Si vous n’ouvrez pas immédiatement, je me plaindrai au capitaine.

— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close, répéta le factionnaire. Par ordre du capitaine.

Samia rebroussa chemin et surgit comme une furie dans la cabine de Racety. Une tornade d’un mètre cinquante !

— Capitaine !

— Votre Seigneurie ?

— Avez-vous-donné l’ordre à vos hommes de m’empêcher de voir le Terrien et la femme indigène ?

— Il me semble que nous étions convenus que vous ne les verriez qu’en ma présence, Votre Seigneurie.

— Avant le dîner, oui. Mais vous avez constaté qu’ils sont inoffensifs ?

— J’ai constaté qu’ils semblaient être inoffensifs.

Samia était prête à éclater.

— En ce cas, je vous somme de m’accompagner.

— Ca ne m’est pas possible, votre Seigneurie. La situation s’est modifiée.

— Comment cela ?

— Le couple doit être interrogé sur Sark par les autorités compétentes et je pense que, d’ici là, ces créatures doivent demeurer isolées.

Samia ouvrit la bouche toute grande mais reprit aussitôt une attitude plus digne.

— Vous n’allez quand même pas les remettre entre les mains du Secrétariat aux Affaires floriniennes ?

Le capitaine chercha à temporiser.

— C’était en fait le projet initial. Tous deux ont quitté leur village sans autorisation. A la vérité, ils ont quitté la planète sans autorisation. De plus, ils se sont introduits clandestinement a bord d’un bâtiment sarkite.

— Par erreur.

— Était-ce vraiment par erreur ?

— Mais vous étiez au courant de tous leurs crimes avant l’entrevue que nous avons eue avec eux.

— C’est seulement au cours de cet entretien que j’ai entendu le récit du soi-disant Terrien.

— Soi-disant ? Vous avez dit vous-même que la planète Terre existait.

— J’ai dit qu’elle pouvait exister. Mais puis-je me permettre de demander à Votre Seigneurie ce qu’elle souhaite que l’on fasse de ces gens ?

— Je considère qu’il faut examiner le récit du Terrien. Il parle d’un danger menaçant Florina et de quelqu’un qui, sur Sark, a volontairement tenté de dissimuler cette information aux autorités. Je pense que c’est une affaire qui regarde mon père. Je compte d’ailleurs faire comparaître le Terrien devant lui en temps utile.

— Quelle ingéniosité ! murmura Racety.

— Seriez-vous sarcastique, capitaine ?

L’officier rougit.

— Veuillez me pardonner, Votre Seigneurie. Je songeais à nos prisonniers. M’autorisez-vous à vous faire un exposé relativement long ?

— J’ignore ce que vous entendez par « relativement long » mais commencez toujours.

— Je vous remercie. Tout d’abord, j’espère que Votre Seigneurie ne minimise pas l’importance des troubles qui ont éclaté sur Florina.

— Quels troubles ?

— Vous ne pouvez avoir oublié l’incident de la bibliothèque.

— Un patrouilleur tué ! Vraiment, capitaine…

— Un second patrouilleur a été assassiné ce matin, Votre Seigneurie, ainsi qu’un indigène. Il n’est guère fréquent de voir les indigènes assassiner les patrouilleurs. Or, en voici un qui a tué à deux reprises et qui est cependant toujours en fuite. Agit-il seul ? Est-ce un accident ? Ou cela fait-il partie d’un plan soigneusement préparé ?

— C’est apparemment la dernière hypothèse que vous croyez vraie !

— En effet. L’indigène meurtrier avait deux complices. Leur Signalement correspond à celui de nos passagers clandestins.

— Vous ne m’avez jamais dit une chose pareille !

— Je ne voulais pas inquiéter Votre Seigneurie. Qu’elle se rappelle néanmoins que je lui ai répété à plusieurs reprises qu’ils pouvaient être dangereux.

— Fort bien. Qu’en déduisez-vous ?

— Et si les meurtres de Florina n’étaient qu’une manœuvre de diversion visant à détourner l’action des escadrons de la Patrouille pendant que ces deux-là pénétraient à bord de ce navire ?

— Je trouve cela stupide !

— Stupide ? Pourquoi voulaient-ils quitter Florina ? Nous ne le leur avons pas demandé. Admettons que ce soit pour échapper aux patrouilleurs puisque c’est la supposition la plus raisonnable. Chercheraient-ils alors à se rendre justement sur Sark ? A bord du navire de Votre Seigneurie ? Et il y a ce désir de se faire passer pour un spatio-analyste…

Samia plissa le front.

— Et alors ?

— Il se trouve qu’un spatio-analyste est porté disparu depuis un an. Cette affaire n’a jamais connu beaucoup de publicité. Si je suis au courant, c’est que mon unité a participé, aux recherches destinées à trouver trace de son navire dans l’espace proche. Ceux qui sont derrière les événements de Florina ont sans aucun doute utilisé cette histoire et le fait qu’ils soient renseignés sur la disparition du spatio-analyste est la preuve de la puissance et de l’efficacité inattendues de leur organisation.

— Il n’y a peut-être aucun rapport entre le Terrien et ce spatio-analyste.

— Il n’existe pas de lien réel entre eux, c’est certain, mais il ne faut pas croire qu’il n’y ait aucun rapport entre les deux. La coïncidence serait invraisemblable. C’est à un imposteur que nous avons affaire. Voilà pourquoi il prétend qu’on lui a lavé le cerveau.

— Oh !

— Comment pouvons-nous démontrer qu’il n’est pas spatio-analyste ? Il n’apporte aucun détail sur la planète Terre en dehors du simple fait qu’elle est radioactive. Il ne sait pas piloter un astronef. Il ne connaît rien de l’analyse spatiale. Sa couverture, c’est d’affirmer qu’on lui a lavé le cerveau. Comprenez-vous, Votre Seigneurie ?

Samia ne répondit pas directement.

— Mais pourquoi ce scénario ?

— Pour que vous fassiez ce que vous avez précisément l’intention de faire, Votre Seigneurie.

— Approfondir le mystère ?

— Non, Votre Seigneurie. Mettre cet homme en présence de votre père.

— Je ne vois toujours pas.

— Il y a Plusieurs possibilités. Dans l’hypothèse la plus favorable, il cherche à espionner l’Écuyer de Fife pour le compte de Florina ou, peut-être, de Trantor. J’imagine que le vieil Abel, l’ambassadeur trantorien, l’identifiera comme Terrien, ne serait-ce que pour gêner Sark en exigeant une enquête rechercher la vérité sur le roman du lavage de cerveau. L’autre hypothèse est qu’il soit le futur assassin de votre père.

— Capitaine !

— Votre Seigneurie ?

— C’est une accusation ridicule !

— Il se peut, Votre Seigneurie. Mais le ridicule s’étend alors au département de la Sécurité. Vous vous rappelez peut-être que j’ai été appelé avant le dîner pour recevoir une communication de Sark ?

— Oui.

— Voici ce message.

Racety tendit à Samia un feuillet translucide couvert de lettres rouges. Elle lut : « Nous avons été informés que deux Floriniens se sont introduits clandestinement à votre bord. Assurez-vous immédiatement de leur personne. L’un d’eux prétendra peut-être être spatio-analyste et niera sa nationalité florinienne. Vous n’interviendrez pas sur ce point. Nous vous tenons pour responsable de la sécurité de ces individus. Ils doivent être remis au Depsec. Cette affaire est ultrasecrète et de toute première urgence. »

Samia était abasourdie.

— Le Depsec, murmura-t-elle. Le Département de la Sécurité…

— Cette affaire est ultrasecrète, répéta le capitaine. Je commets une faute en vous communiquant ces instructions mais vous ne m’avez pas laissé d’autre choix, Votre Seigneurie.

— Que va-t-on faire de lui ?

— Je ne saurais vous répondre avec certitude. Il est sûr qu’un individu soupçonné d’espionnage et d’assassinat ne peut s’attendre que l’on prenne des gants avec lui. Sa fabulation va probablement devenir vraie en partie et il apprendra ce qu’est réellement un lavage de cerveau.

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