Selim Junz n’avait jamais eu un tempérament flegmatique et une année de frustration n’avait rien arrangé. Il ne pouvait pas rester à siroter son vin avec componction. Alors que, brusquement, le sol vacillait sous ses pas. Bref, Selim Junz n’était pas Ludigan Abel.
Quand il eut tempêté tout son saoul, proclamé qu’en aucun cas Sark n’aurait la liberté d’enlever et de retenir prisonnier un membre du B.I.A.S., et cela quelles que fussent les nécessités des services d’espionnage trantorien, Abel se contenta de dire :
— Je crois que vous feriez mieux de passer la nuit ici, Dr Junz.
— J’ai autre chose à faire, répliqua Junz sur un ton glacial.
— Bien sûr, mon cher, bien sûr. Tout de même, si l’on tue mes hommes à coups de fulgurant, il faut vraiment que Sark ne manque pas d’audace. Un accident pourrait fort bien vous arriver avant la fin de la nuit. Attendons de voir ce que demain va nous apporter.
Les protestations de Junz qui le pressait de passer à l’action furent vaines. Abel, sans perdre son air indifférent, presque négligent, devint subitement dur d’oreille, et Junz fut reconduit à sa chambre avec politesse et fermeté.
Dans son lit, il contempla fixement les fresques légèrement lumineuses du plafond (elles reproduisaient avec une habileté modérée la Bataille des Lunes Arcturiennes de Lenhaden). Il savait qu’il ne pourrait pas dormir. Soudain, il respira – une légère bouffée de gaz – de la somnine – et il perdit conscience avant d’en avoir aspiré une seconde. Cinq minutes plus tard, un courant d’air chassa l’anesthésique de la chambre. Junz avait suffisamment absorbé de somnine pour dormir huit heures d’un sommeil réparateur.
Quand il se réveilla, la froide et blafarde lumière de l’aube baignait la pièce. Les yeux papillotants, il considéra Abel.
— Quelle heure est-il ? lui demanda-t-il.
— Six heures.
— Par l’espace ! – Ses jambes maigres émergèrent des draps. Vous vous levez tôt.
— Je n’ai pas dormi.
— Comment ?
— Cela me manque, croyez-moi. Je ne réagis plus à l’antisomnine comme quand j’étais jeune.
— Je vous demande quelques instants, murmura Junz.
Ses ablutions ne prirent guère de temps. Il réapparut, serrant la ceinture de sa tunique.
— Alors ? fit-il en en ajustant la couture magnétique. Je suppose que vous n’avez pas passé une nuit blanche et que vous ne me réveillez pas à six heures du matin pour rien ?
— Vous avez raison.
Abel s’assit sur le lit et, rejetant la tête en arrière, éclata de rire. Un rire aigu et un peu voilé découvrant des dents de matière plastique, puissantes et d’une teinte tirant sur le jaune, qui paraissaient incongrues dans ses gencives déchaussées.
— Excusez-moi, Junz. Je ne suis pas tout à fait dans mon état normal. J’ai la tête vide d’avoir veillé toute la nuit et de m’être drogué. Je songe presque à suggérer à Trantor de nommer quelqu’un de plus jeune à ma place.
— Auriez-vous appris qu’ils n’ont pas capturé le spatio-analyste, après tout ? fit Junz avec une nuance de sarcasme à travers lequel perçait néanmoins un espoir soudain.
— Hélas non. Ils l’ont bel et bien capturé. Ma joie, je le crains est entièrement due au fait que notre réseau est intact.
Junz se retint de s’exclamer :
« Au diable votre réseau ! »
— Il ne fait pas de doute que les Sarkites savaient que Khorov était un de nos agents, poursuivit Abel. Peut-être connaissent-ils d’autres hommes qui travaillent pour nous sur Florina. Mais ce n’est que du menu fretin. Les Sarkites ne l’ignoraient pas et ils n’ont jamais jugé utile de prendre des mesures contre eux. Ils se bornaient à les surveiller.
— Ils en ont tué un, lui rappela Junz.
— Non. C’est un des amis du spatio-analyste, déguisé en patrouilleur, qui a tiré.
Junz ouvrit de grands yeux.
— Je ne comprends pas, murmura-t-il.
— C’est une histoire assez compliquée. Voulez-vous partager mon petit déjeuner ? Je meurs de faim.
Tout en prenant le café, Abel narra les événements qui avaient marqué les dernières trente-six heures.
Junz était abasourdi. Il reposa sa tasse à moitié pleine et l’oublia complètement.
— Même en admettant qu’ils se soient introduits précisément à bord de ce navire-là, le fait demeure qu’ils n’ont peut-être pas été repérés. Si vous envoyez des gens à vous à leur rencontre quand l’astronef atterrira…
— Allons donc ! Vous savez aussi bien que moi qu’un navire moderne ne peut manquer de déceler un excès de chaleur corporelle !
— Il se peut que le phénomène soit passé inaperçu. Les instruments sont peut-être infaillibles, pas les hommes.
— Vous prenez vos désirs pour des réalités. Sachez que d’après les rapports tout à fait dignes de foi, tandis que le vaisseau à bord duquel se trouve le spatio-analyste approche de Sark, l’Écuyer de Fife est en conférence avec les autres Grands Écuyers. Ces conférences intercontinentales sont généralement aussi espacées que les étoiles de la galaxie. Croyez-vous que ce soit une coïncidence ?
— Une conférence intercontinentale à propos d’un spatio-analyste ?
— Le sujet est insignifiant en soi, c’est vrai. Mais nous lui avons fait acquérir de l’importance. Le Bureau interstellaire d’Analyse spatiale recherche cet homme depuis un an avec une remarquable obstination.
— Pas le Bureau, objecta Junz. Moi. J’ai travaillé d’une manière quasi officieuse.
— Les Écuyers n’en savent rien et, si vous le leur disiez, ils ne vous croiraient pas. De plus, Trantor s’est intéressé à l’affaire.
— Sur ma demande.
— Cela aussi ils l’ignorent, et ils ne vous croiraient pas davantage.
Junz se leva et sa chaise s’éloigna automatiquement d’e la table. Les mains nouées derrière le dos, il se mit à faire les cent pas. De temps en temps, il décochait un coup d’œil dépourvu d’aménité à Abel qui remuait sa seconde tasse de café sans émotion apparente.
— Comment êtes-vous au courant de tout cela ? demanda le représentant du B.I.A.S.
— Qu’entendez-vous par tout cela ?
— Comment et pourquoi le spatio-analyste s’est évadé. De quelle façon le Prud’homme a échappé à ses poursuivants. Avez-vous l’intention de me faire prendre des vessies pour des lanternes ?
— Mon cher ami…
— Vous avez reconnu que vous avez lancé vos agents aux trousses du spatio-analyste à mon insu. Vous avez fait en sorte que je ne sois pas sur votre chemin cette nuit afin d’avoir les coudées franches. Vous ne vouliez pas prendre de risques.
Soudain, Junz se rappela cette odeur de somnine…
— Je suis resté toute la nuit en contact avec certains de mes agents, Docteur Junz. Ce que j’ai fait et appris entre sous la rubrique… comment dirais-je ?… renseignements confidentiels. Il fallait que vous soyez sur la touche et, en même temps, que votre sécurité soit assurée. Ce sont justement les informations recueillies au cours de la nuit que je viens de vous révéler.
— Pour en savoir aussi long, il faudrait que vous ayez des espions au sein du gouvernement sarkite lui-même !
— Naturellement.
Junz pivota sur ses talons et fit face à l’ambassadeur.
— Allons donc !
— Cela vous surprend ? Certes, la stabilité du gouvernement sarkite et la loyauté de la population sont proverbiales. Cela s’explique bien simplement : le plus pauvre des Sarkites est un seigneur en comparaison des Floriniens et il peut se considérer, bien que ce ne soit qu’une illusion, comme un membre de la classe dirigeante.
Toutefois, n’oubliez pas que Sark n’est pas une planète de milliardaires en dépit de ce que pense la quasi-totalité de la galaxie. Il y a un an que vous y résidez et vous avez dû le constater. Quatre-vingts pour cent de la population possède un niveau de vie égal à celui des habitants des autres planètes et guère plus élevé que celui des Floriniens eux-mêmes. Il y aura toujours un certain nombre de Sarkites nécessiteux que l’opulence où nage une petite minorité de leurs compatriotes exaspérera suffisamment pour qu’ils acceptent de servir mes desseins.
« C’est là la faiblesse majeure du gouvernement sarkite depuis des siècles, la notion de rébellion se cristallise sur Florina, et elle seule. Le régime au pouvoir a oublié de veiller au grain à l’intérieur.
— Ces petits Sarkites, à supposer qu’ils existent, ne peuvent pas vous rendre beaucoup de services.
— Individuellement, non. Mais, collectivement, ils constituent des instruments utiles entre les mains de gens de plus grande importance. Il y a même dans la classe dominante – celle qui règne réellement – des hommes qui ont tiré la leçon des événements des deux siècles précédents et qui la savent par cœur. Ceux-là sont convaincus et je crois qu’ils ont raison, que Trantor finira par imposer sa loi à l’ensemble de la galaxie. Ils vont jusqu’à songer qu’ils verront de leur vivant s’établir l’hégémonie de Trantor et ils préfèrent être par avance dans le camp victorieux.
Junz fit une grimace.
— A vous entendre, on a l’impression que la politique interstellaire est quelque chose de fort peu ragoûtant.
— Je ne dis pas non mais il ne suffit pas de désapprouver la saleté pour qu’elle disparaisse. D’ailleurs, tout n’est pas uniformément malpropre. Il existe des idéalistes. Il y a une poignée de gens appartenant au gouvernement sarkite qui se sont mis au service de Trantor non par appât du gain ni par ambition personnelle, mais parce qu’ils croient en conscience que l’unification galactique est la meilleure solution pour l’humanité et que seul Trantor est capable d’instaurer un gouvernement unifié. Le meilleur de mes agents est de cet avis. Il appartient au Département de la Sécurité. A l’heure actuelle, il escorte le Prud’homme.
— Vous m’avez dit qu’il avait été arrêté, celui-là ?
— Par le Depsec, oui. Mais l’homme dont je vous parle travaille pour moi.
— Abel plissa le front et une ombre passa sur ses traits.
— Après cette affaire, son efficacité sera fortement réduite. Quand le Prud’homme aura échappé à sa surveillance, bien heureux s’il est simplement rétrogradé et si on ne le jette pas en prison. Tant pis !
— Quels sont vos projets dans l’immédiat ?
— Ils sont vagues. D’abord, il faut que nous récupérions le Prud’homme. Je ne suis sûr de lui que jusqu’au moment où il atteindra l’astrodrome. Ce qui se passera ensuite.
Abel haussa les épaules et sa peau ridée et jaunâtre se tendit comme un parchemin sur ses pommettes.
— Les Écuyers l’attendront eux aussi, ajouta-t-il. Ils s’imaginent qu’il est en leur pouvoir. Rien d’imprévu ne peut survenir tant qu’il ne sera pas entre nos mains ou entre les leurs.
Mais Abel était dans l’erreur.
Théoriquement, toutes les ambassades étrangères de la galaxie bénéficiaient d’un droit d’extra-territorialité couvrant le terrain avoisinant les bâtiments diplomatiques. En général, il ne s’agissait là que d’un vœu pieux sauf lorsque la puissance de la planète mère forçait le respect. Dans la pratique, seul Trantor pouvait réellement assurer l’indépendance de ses représentants.
Le domaine de l’ambassade couvrait quelque deux cent cinquante hectares patrouillés par des gardes armés, portant l’uniforme et les insignes trantoriens. Aucun Sarkite n’était autorisé à pénétrer dans la résidence sans y avoir été préalablement invité et en aucun cas un visiteur en armes n’était admis. Certes, les effectifs n’eussent pas pu résister plus de deux ou trois heures à un assaut déterminé lancé par un seul régiment blindé, mais il y avait derrière ce petit détachement la capacité de représailles d’une force organisée groupant un million de planètes.
Le sanctuaire demeurait inviolé.
L’ambassade pouvait même maintenir des contacts matériels avec Trantor sans avoir besoin de passer par les ports sarkites. Juste au-dessus de la limite des cent milles qui marquait la frontière entre « L’espace planétaire » et « L’espace libre », un vaisseau tournait en rond, abritant dans ses flancs de petits gyros adaptés au vol atmosphérique, capables de piquer sur l’astrodrome privé de l’ambassade.
Celui qui se préparait à se poser n’était pas annoncé. Ce n’était pas non plus un engin trantorien. La garnison miniature prit rapidement position. Un canon-aiguille fut mis en batterie, la gueule pointée vers le ciel. Les écrans énergétiques furent branchés.
Il y eut un échange de messages radio.
Le lieutenant Camrum se détourna de l’émetteur et dit :
— Je ne sais pas. Il prétend qu’on va l’abattre d’ici deux minutes si nous ne le laissons pas atterrir. Il demande le droit d’asile.
Le capitaine Elyut venait d’entrer.
— Bien sûr, fit-il. Et ensuite, Sark prétendra que nous nous immisçons dans ses affaires intérieures, et si Trantor décide d’amortir le coup, nous serons cassés, vous et moi, parce qu’il faudra donner des gages. Qui est-ce ?
— Il ne veut pas dire son nom, répondit le lieutenant avec irritation. Il veut parler à l’ambassadeur. J’aimerais que vous me donniez des instructions, mon capitaine.
Le récepteur à ondes courtes crépita et une voix affolée tomba du haut-parleur.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un, oui ou-non ? Je vous préviens que je descends. Ma parole ! Je ne peux pas attendre une minute de plus, je vous le répète.
Un gémissement aigu ponctua les derniers mots.
— Par l’espace, je connais cette voix ! s’exclama le capitaine. Qu’il atterrisse. J’en prends la responsabilité.
Le gyro reçut l’autorisation de se poser. Il plongea à la verticale, plus vite qu’il ne l’aurait dû en raison de l’inexpérience du pilote et de l’état de panique dans lequel il se trouvait. Le canon-aiguille demeura braqué, prêt à faire feu.
Le capitaine établit une ligne directe entre le poste et le bureau d’Abel. L’alerte n° 1 fut décrétée dans l’ambassade. L’escadrille sarkite qui avait surgi dix minutes après l’atterrissage du gyro patrouilla dans le ciel pendant deux heures, puis les appareils se retirèrent.
Ils étaient trois dans la salle à manger : Abel, Junz et le nouvel arrivant. Avec un aplomb admirable eu égard à la situation, l’ambassadeur avait joué le rôle de l’amphitryon sans soucis. Pendant des heures, il s’était retenu de s’enquérir de la raison pour laquelle un Grand Écuyer sollicitait le droit d’asile.
Junz était loin d’avoir la même patience.
— Mais qu’allez-vous faire de lui ? souffla-t-il à l’oreille de l’ambassadeur.
Celui-ci sourit.
— Rien. Tout au moins jusqu’à ce que je sache si j’ai mon Prud’homme ou si je ne l’ai pas. Je tiens à connaître mon jeu avant de lancer les dés. Et comme c’est l’Écuyer qui est venu me trouver, l’attente usera plus ses nerfs que les nôtres.
Il avait raison. A deux reprises, l’Écuyer s’était lancé dans un monologue fébrile et, à deux reprises, Abel avait répondu :
— Messire, il est bien déplaisant de parler de choses graves quand on a l’estomac vide !
Il lui avait souri aimablement et avait commandé le dîner.
Quand on eut servi les vins, l’Écuyer fit une nouvelle tentative :
— Vous vous demandez sûrement pourquoi j’ai quitté le continent de Steen.
— Je ne puis imaginer pour quel motif l’Écuyer de Steen se trouve réduit à fuir, poursuivi par une escadre sarkite, reconnut l’ambassadeur.
Steen observait Abel et Junz d’un œil attentif. Son visage étroit et pâle était tendu tandis qu’il calculait. Ses longs cheveux étaient coiffés de façon à former des mèches soigneusement bouclées, retenues par de minuscules barrettes qui s’entrechoquaient à chacun de ses gestes comme pour insister sur le mépris dans lequel il tenait la mode sarkite en honneur dans le domaine capillaire. Un subtil parfum s’exhalait de sa personne et de ses vêtements.
Abel, auquel n’échappa ni le léger pincement de lèvres de Junz ni le geste rapide par lequel ce dernier caressa sa chevelure courte et crépue, essaya d’imaginer avec amusement ses réactions, si Steen était apparu avec son fond de teint rouge et ses ongles cuivrés.
— Il y a eu une conférence intercontinentale aujourd’hui, annonça l’Écuyer.
— Vraiment, murmura l’ambassadeur.
Abel écouta sans broncher l’autre relater le déroulement de la conférence.
— Et nous avons vingt-quatre heures, conclut Steen avec indignation. Seize se sont déjà écoulées. Ma parole !
— Et vous êtes X, s’exclama Junz qui avait manifesté une fébrilité croissante à mesure que Steen parlait. Vous êtes X. Vous vous êtes réfugié ici parce que Fife vous a arraché votre masque. C’est excellent ! Abel, nous tenons notre preuve en ce qui concerne l’identité du spatio-analyste. Nous allons pouvoir exiger qu’on nous le livre en échange de cet homme.
La voix flûtée de Steen eut du mal à dominer le timbre puissant de Junz.
— Ma parole ! Mais, ma parole… Vous êtes fou ! Taisez-vous !
Laissez-moi parler, vous dis-je !… Comment s’appelle-t-il, Excellence ? Je ne me rappelle plus son nom.
— Le docteur Selim Junz, messire.
— Dr Selim Junz, je n’ai jamais vu de ma vie ce spatio-analyste, cet idiot, cet individu quoi qu’il puisse être. Et je n’ai jamais entendu pareille absurdité. Je ne suis absolument pas X. Parole… Je vous serais reconnaissant de ne plus utiliser cette lettre imbécile. Allez-vous ajouter foi au ridicule mélodrame de Fife ? Ma parole !
Mais Junz ne renonçait pas à son idée.
— En ce cas, pourquoi vous êtes-vous enfui ?
— Au nom de Sark, n’est-ce pas évident ? C’est à mourir de rire ! Parole ! Vous ne voyez pas quel jeu jouait Fife ?
Abel l’interrompit pour dire d’une voix tranquille :
— Si vous vous expliquiez, messire. Il n’y aurait pas d’interruption.
— Mille grâces, fit Steen sur le ton de la dignité outragée. Les autres me regardent de haut parce que je ne comprends pas quel intérêt il y a à compulser des états, des statistiques et autres choses aussi assommantes. Ma parole, j’aimerais savoir à quoi servirait l’administration publique ? Un Grand Écuyer ne pourrait-il donc pas être un Grand Écuyer ?
« Mais ce n’est pas parce que j’aime mon confort que je suis un niais. Parole ! Les autres sont peut-être aveugles mais je suis capable de m’apercevoir que Fife se moque de ce spatio-analyste comme d’une guigne. Je ne sais d’ailleurs même pas s’il existe. C’est une idée qui a germé dans la tête de Fife l’année dernière et, depuis, il nous manœuvre comme des pantins.
« Il nous prend pour des crétins, ma parole ! Et il est vrai que les autres sont des crétins. De dégoûtants crétins ! C’est lui qui a monté cette histoire sans queue ni tête. Je ne serais pas étonné si cet indigène censé avoir tué des patrouilleurs à la douzaine n’était qu’un espion de Fife affublé d’une perruque rouge. Et si c’est vraiment un indigène, je suppose qu’il est à sa solde. Ça ne me surprendrait pas. Parole ! Fife n’hésiterait pas à utiliser des indigènes contre ses frères de race. Voilà comment il est…
« En tout cas, une chose saute aux yeux : il s’en sert pour nous ruiner, nous, et pour devenir le dictateur de Sark. Vous ne trouvez pas que c’est évident ?
« X n’existe pas mais, si on n’y met pas le holà, demain les émissions sub-éthériques seront pleines d’ordres du jour et de déclarations d’urgence dénonçant complots et conspirations, et Fife se nommera Chef. Il n’y a plus de Chef sur Sark depuis cinq cents ans mais cela ne l’arrêtera pas. Il suspendra la constitution, voilà tout. Ma parole !
« Seulement, j’ai l’intention de l’en empêcher. C’est pour ça que je suis parti. Si j’étais resté à Steen, il m’aurait fait placer en résidence surveillée.
« Dès que la conférence a été terminée, j’ai vérifié. Eh bien, mon astrodrome privé était aux mains de ses hommes ! C’est une violation ouverte de l’autonomie continentale… Une gredinerie… Ma parole ! Mais il a beau être une crapule, il n’est pas si malin que ça. Il pensait que les uns ou les autres pourraient quitter la planète et il a, en conséquence, fait surveiller les astrodromes Mais… – Steen prit un air matois et un gloussement spectral s’échappa de ses lèvres – … mais il n’a pas songé aux gyroports. Il s’était probablement dit que nous ne trouverions nulle part de refuge sur Sark. Moi, j’ai songé à l’ambassade trantorienne. Pas les autres. D’ailleurs, ils me fatiguent. Surtout Bort. Vous le connaissez, Bort ? D’un grossier ! Réellement immonde ! A l’entendre, il y aurait quelque chose d’anormal à être propre et à sentir bon.
Steen se pinça le nez et respira doucement.
Abel posa légèrement la main sur le poignet de Junz qui s’agitait sur son siège.
— Vous avez laissé votre famille derrière vous, dit l’ambassadeur. Vous n’avez pas songé qu’elle constituait une arme contre vous entre les mains de Fife ?
Steen rougit imperceptiblement.
— Je ne pouvais guère entasser tous mes petits mignons dans un gyro. Et Fife n’osera pas les toucher. N’importe comment, je serai de retour demain.
— Comment cela ?
L’Écuyer dévisagea Abel avec ahurissement.
— Je vous propose mon alliance, Excellence. Vous n’allez pas me dire que Trantor se désintéresse de Sark. Je ne doute pas que vous ferez savoir à Fife que toute tentative visant à modifier la constitution obligerait Trantor à intervenir.
— Je vois mal comment cela pourrait se faire même si j’avais l’accord de mon gouvernement.
— Comment cela pourrait-il ne pas se faire, plutôt ! s’exclama Steen avec indignation. Si Fife s’assure le contrôle de toute la production du kyrt, il fera monter les prix, il exigera des concessions pour garantir la rapidité de la livraison… toutes sortes de choses.
— Les cinq Grands Écuyers n’ont-ils pas actuellement la haute main sur les prix ?
Steen se pencha en arrière.
— Ma parole, je ne connais pas tous les détails ! Dans deux minutes, vous allez me demander des chiffres. Seigneur ! Vous valez Bort ! – Se ressaisissant, il eut un petit rire nerveux et reprit : – Je plaisante, bien sûr. Ce que je voulais dire est que, une fois Fife éliminé, un arrangement entre Trantor et nous quatre deviendrait possible. En échange de son aide, il ne serait que juste d’accorder à Trantor un traitement préférentiel, voire de petits dividendes.
— Mais comment empêcherons-nous qu’une intervention ne dégénère en conflit galactique ?
— Parole, c’est pourtant clair comme le jour ! Vous ne seriez pas agresseurs. Vous vous bornerez à prévenir une guerre civile qui bouleverserait le commerce du kyrt. J’annoncerai que j’ai réclamé votre assistance. L’accusation d’agression tombera d’elle-même. Toute la galaxie sera avec vous. Et si, ensuite, Trantor en tire un bénéfice, cela ne regarde personne. Ma parole…
Abel se perdit dans la contemplation de ses mains croisées.
— Je ne puis croire que vous songiez réellement à vous coaliser avec Trantor.
Une lueur de haine brilla un instant dans le regard de Steen qui laissa tomber avec un sourire crispé.
— Mieux vaut Trantor que Fife.
— Menacer d’employer la force ne me plaît guère, dit l’ambassadeur. Ne vaudrait-il pas mieux attendre, laisser la situation évoluer…
Steen le coupa :
— Non ! Non ! Il ne faut pas attendre un jour de plus, ma parole. Si vous n’agissez pas tout de suite avec fermeté, il sera trop tard après. Lorsque le sursis de vingt-quatre heures sera écoulé, Fife ne pourra plus faire marche arrière sans perdre la face. Accordez-moi immédiatement votre aide et la population de Steen sera derrière moi, les autres Grands Écuyers se rallieront. Si vous tergiversez ne serait-ce qu’un-seul jour, la propagande de Fife commencera d’agir. On me noircira, on me fera passer pour un renégat. Parole ! Moi… Moi… un renégat ! Il fera appel aux préjugés antitrantoriens et, sans vouloir vous offenser, ils pèsent lourd.
— Et si nous lui demandions de nous autoriser à nous entretenir avec le spatio-analyste ?
— A quoi cela avancerait-il ? Ce serait un cercle vicieux. Il nous dirait que le simple d’esprit florinien est un spatio-analyste mais il vous dirait à vous que le spatio-analyste est un Florinien simple d’esprit. Vous ne connaissez pas cet homme. Il est terrible !
Abel réfléchit à l’argument en fredonnant doucement, son index battant la mesure. Enfin, il prit la parole :
— Vous savez que le Prud’homme est entre nos mains ?
— Quel Prud’homme ?
— Celui qui a assassiné les patrouilleurs et le Sarkite.
— Oh ! ma parole… Croyez-vous que Fife s’en souciera quand la question qui se pose pour lui est de devenir le seul maître de Sark ?
— Oui, je le crois. Voyez-vous, ce qui compte, ce n’est pas que le Prud’homme soit entre nos mains. Ce sont les circonstances de sa capture. Je crois que Fife m’écoutera, messire. Et qu’il m’écoutera avec la plus grande humilité.
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Junz remarqua que quelque chose vibrait dans la voix du vieil homme. L’équivalent d’un sentiment de satisfaction. Presque de triomphe.