CHAPITRE XV LE CAPTIF

Il était assez inhabituel pour Samia de Fife de se sentir frustrée. Or, il y avait des heures que sa volonté était contrariée. C’était sans exemple. C’était même inconcevable.

Le capitaine Racety était maintenant le commandant du port. Il était poli, presque obséquieux, il avait l’air embarrassé, il se répandait en regrets, il affirmait ne pas avoir la moindre intention de la contredire mais il se montrait d’une inflexibilité d’airain dans son refus d’accéder à ses désirs – des désirs qu’elle exprimait sans ambages.

En désespoir de cause, Samia dut se résoudre à exciper de ses droits comme une vulgaire Sarkite.

— J’imagine que j’ai le droit, en tant que citoyenne, d’attendre l’arrivée de n’importe quel navire si je le souhaite, fit-elle d’une voix acerbe.

Le capitaine s’éclaircit la gorge et l’expression chagrine qui s’était peinte sur son visage parut s’intensifier encore.

— En fait, Votre Seigneurie, finit-il par répondre, nous ne voulons absolument pas vous tenir à l’écart. Seulement, l’Écuyer votre père nous a catégoriquement ordonné de vous interdire d’aller à la rencontre de ce navire.

Faudra-t-il donc que je quitte le port ? demanda-t-elle avec froideur.

— Non, Votre Seigneurie. – Racety était heureux de trouver un compromis. – Nous n’avons aucune directive en ce sens. Si vous le désirez, vous pouvez rester. Mais nous devrons respectueusement vous empêcher de vous approcher des silos.

Sur ce, il laissa Samia dans sa voiture aérienne d’un luxe dérisoire, immobilisée à une vingtaine de mètres de la sortie de l’astrodrome. On l’avait attendue et il était probable qu’on continuait de la surveiller. Si elle faisait ne fût-ce qu’un tour de roues, ils couperaient sans doute le courant alimentant le véhicule, songeait-elle avec indignation.

Ses dents grincèrent. Son père n’avait pas le droit d’agir ainsi ! C’était toujours la même histoire. On la traitait comme si elle ne comprenait rien à rien. Pourtant, elle aurait pensé que son père, lui, avait compris.

Il s’était levé pour l’accueillir, ce qu’il n’avait jamais fait pour personne depuis la mort de sa mère. Il l’avait serrée dans ses bras, il avait abandonné son travail. Il avait même congédié son secrétaire parce qu’il savait l’aversion qu’elle éprouvait pour le teint blême des indigènes.

C’était presque comme autrefois, lorsque son grand-père était vivant et que son père n’était pas encore Grand Écuyer.

— Mia, mon enfant, j’ai compté les heures, lui avait-il dit. Je n’avais jamais pensé que Florina était si loin. Quand j’ai appris que ces indigènes étaient cachés dans le navire que j’avais envoyé précisément pour que tu sois en sécurité, j’ai bien cru devenir fou.

— Il n’y avait aucune raison de t’inquiéter, papa.

— Crois-tu ? Un peu plus, et j’expédiais toute la flotte afin qu’elle te ramène sous bonne escorte !

Cela les avait fait rire tous les deux. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que Samia pût aborder le sujet qui lui tenait à cœur.

— Que vas-tu faire de ces passagers clandestins, papa ? avait-elle demandé en affectant l’insouciance.

— Pourquoi cette question, Mia ?

— Tu ne penses pas qu’ils avaient l’intention de t’assassiner ou quelque chose comme cela ?

Fife avait souri.

— Tu ne devrais pas avoir des pensées aussi morbides.

Elle avait insisté :

— Est-ce que tu le crois ?

— Bien sûr que non.

— Tant mieux ! Parce que j’ai parlé avec eux, papa, et je suis convaincue que ce ne sont que de pauvres gens inoffensifs. Je me moque de ce que peut raconter le capitaine Racety.

— Pour de « pauvres gens inoffensifs », ils ont enfreint pas mal de lois !

— Tu ne peux pas les traiter comme des criminels ordinaires, papa !

Elle avait haussé le ton, inquiète.

— Que veux-tu que l’on fasse d’autre ?

— L’homme n’est pas un indigène. Il est originaire d’une planète qui s’appelle la Terre, on lui a lavé le cerveau et il n’est pas responsable.

— Eh bien, ma chère enfant, la Sécurité le verra. Laissons-la s’occuper de cela.

— Non, c’est trop important pour que l’on s’en remette au Depsec. Les gens de la Sécurité ne comprendront pas. Personne ne comprend, sauf moi.

— Sauf toi ? avait demandé Fife sur un ton indulgent en caressant du doigt une mèche folle sur le front de Samia.

— Moi seule, oui ! Moi seule ! Tout le monde s’imaginera qu’il est fou mais je suis sûre et certaine qu’il ne l’est pas. Il dit qu’un grave danger menace Florina et la galaxie tout entière. C’est un spatio-analyste et tu sais que les spatio-analystes sont spécialisés dans la cosmogonie. S’il le dit, c’est que c’est vrai.

— Comment sais-tu que c’est un spatio-analyste, Mia ?

— Il l’affirme.

— Et à propos de ce danger, quels détails donne-t-il ?

— Il ne les connaît pas : on l’a décervelé. N’est-ce pas la meilleure preuve ? Il savait trop de choses. Quelqu’un avait intérêt à mettre un éteignoir là-dessus. – Instinctivement, Samia avait baissé la voix et son ton s’était fait confidentiel. Elle s’était raidie pour ne pas jeter un coup d’œil derrière son épaule. – Ne vois-tu pas que si sa théorie était fausse, on n’aurait pas eu besoin de le psychosonder ?

— Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-on pas tué ?

Fife aussitôt s’en voulut d’avoir posé cette question. A quoi bon troubler sa fille ?

Samia avait vainement cherché une réponse. Finalement, elle avait repris :

— Si tu ordonnes à la Sécurité de me laisser lui parler, je découvrirai la vérité. Il a confiance en moi, je le sais. J’en apprendrai plus que le Depsec. Papa, je t’en supplie, dis-leur de m’autoriser à lui parler. C’est très important. Très !

Fife avait légèrement serré les poings crispés de Samia.

— Pas encore, Mia, avait-il répondu en souriant. Pas encore. Dans quelques heures, le troisième homme sera entre nos mains. A ce moment-là, je verrai.

— Le troisième homme ? L’indigène qui a commis tous ces crimes ?

— Exactement. Le navire qui l’amène fera contact dans une heure environ.

— Et tu ne vas rien faire à propos de la Florinienne et du spatio-analyste avant son arrivée ?

— Rien.

— Bon ! Je vais attendre cet astronef.

Elle s’était levée.

— Où vas-tu, Mia ?

— Au port. J’ai beaucoup de choses à demander à cet indigène. – Elle avait éclaté de rire. – Je vais te montrer que ta fille peut être un fameux détective, papa.

Mais Fife était resté grave.

— Je préférerais que tu n’en fasses rien.

— Pourquoi ?

— Il est capital que l’arrivée de cet homme ait lieu avec la plus grande discrétion. Ta présence au port attirerait l’attention.

— Et alors ?

— Je ne peux pas t’expliquer la stratégie politique, Mia.

— Stratégie politique ! Quelle bêtise !

Elle s’était penchée pour piquer un baiser sur le front de son père et avait quitté le bureau.

Et à présent, comme elle était là, prisonnière de sa voiture dans l’enceinte du port, elle distinguait un point noir qui grossissait dans le ciel.

Elle appuya sur le bouton commandant l’ouverture du vide-poches et s’empara de ses jumelles de polo. En général, cet instrument lui servait à suivre les évolutions des monogyros de course lors des parties de polo stratosphérique. Mais les jumelles pouvaient aussi être employées à des fins plus sérieuses. Elle les porta à ses yeux et le point noir devint un astronef miniature dont le rougeoiement des tuyères de poupe était nettement visible.

Au moins, elle pourrait distinguer les occupants du navire quand ils mettraient pied à terre, elle pourrait apprendre tout ce qu’il lui serait possible d’apprendre par un examen à distance et elle pourrait ensuite trouver un moyen ou un autre pour s’entretenir avec l’indigène.

Le globe de Sark remplissait toute la surface de l’écran. On apercevait tout un continent et la moitié d’un océan que voilait en partie une couche de nuages blancs et cotonneux.

— La surveillance du port ne sera pas excessive, dit Genro. Seule une imperceptible hésitation dans sa voix trahissait l’effort qu’il faisait pour concentrer son attention sur les instruments de bord. – C’est encore une de mes suggestions. J’ai fait valoir que toute activité insolite au moment de l’atterrissage risquait de mettre la puce à l’oreille des Trantoriens, que le succès dépendait de leur ignorance, qu’il fallait qu’ils ne se rendent compte de ce qui se passerait réellement que quand il serait trop tard. Ne vous inquiétez donc pas.

Terens haussa les épaules avec accablement.

— Quelle différence cela fait-il ?

— Pour vous, elle est immense. Je me poserai dans le silo d’atterrissage le plus proche de la sortie est. Dès que nous aurons atterri, vous sortirez par le sas de secours à l’arrière. Vous vous dirigerez vers la sortie en marchant vite… mais quand même pas trop vite. Je vous remettrai un coupe-file qui, peut-être, vous permettra de ne pas avoir de difficultés pour sortir. Peut-être, mais je ne vous garantis rien. S’il y a des pépins, l’initiative vous appartiendra. Compte tenu des récents événements, j’estime que je peux vous faire confiance, sur ce point tout au moins. Une voiture vous attendra. Elle vous conduira à l’ambassade. C’est tout.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

Lentement, la masse informe qu’était Sark – un amalgame de bruns, de verts, de bleus enrobés de nuages blancs – devenait une surface plus vivante, entrecoupée de fleuves, hérissée de montagnes.

Genro eut un sourire sec et dépourvu d’humour.

— Après votre évasion, je peux être exécuté comme traître. Si l’on me découvre réduit à l’impuissance, donc physiquement incapable d’avoir pu vous empêcher de prendre la fuite, il se peut que l’on se contente de me rétrograder pour négligence de service. Cette dernière éventualité me paraît préférable. Aussi vous demanderai-je de faire usage de la neuromatraque avant votre départ.

— Savez-vous ce qu’est une neuromatraque ? demanda le Prud’homme.

— Parfaitement.

De petites gouttes de sueur perlaient sur les tempes de Genro.

— Comment pouvez-vous être sûr que je ne vous abattrai pas ensuite ? Après tout, je suis un assassin d’Écuyers.

— Je ne l’ignore pas. Mais cela ne vous avancerait pas. Ce serait une perte de temps pour vous. J’ai déjà couru des risques plus graves.

Sur l’écran, Sark s’élargissait ; le contour de son disque glissait hors du champ de vision et, sans cesse, son centre l’irradiait, fuyant vers l’extérieur. On distinguait vaguement l’arc-en-ciel d’une ville sarkite.

— J’espère que vous ne méditez pas de vous esquiver, poursuivit Genro. Pas sur Sark. Ou ce sera Trantor ou ce seront les Écuyers, souvenez-vous-en.

Une ville se dessinait maintenant avec précision sur la plaque optique. La tache d’un brun verdâtre que l’on apercevait à la limite de la cité devint un astrodrome qui se rapprochait lentement.

— Si vous ne vous rendez pas à Trantor dans une heure, vous serez aux mains des Écuyers avant la fin du jour. Je ne peux pas vous dire comment Trantor vous traitera mais je puis vous dire en revanche avec certitude quel sort vous attend chez les Écuyers.

Terens avait appartenu à l’administration civile. Il savait comment les Sarkites traiteraient un tueur d’Écuyers.

Genro ne regardait plus le port, à présent immobile sur l’écran. Penché sur ses instruments, il surveillait son rayon pilote. Le navire pivota avec lenteur pour prendre son attitude d’atterrissage, la poupe dirigée vers le bas. Quand il fut à la verticale du silo, les moteurs rugirent sur un registre aigu. Malgré les amortisseurs hydrauliques, Terens sentait leurs trépidations. Le vertige s’empara de lui.

— La matraque, maintenant, fit Genro. Vite ! Chaque seconde compte. Le sas de secours se refermera derrière vous. Il leur faudra cinq minutes pour s’étonner de ne pas me voir sortir, cinq autres minutes pour pénétrer à bord et encore cinq minutes pour vous trouver. Vous disposez donc d’un quart d’heure pour quitter le port et monter dans la voiture.

Les vibrations cessèrent, cédant la place à un pesant silence. Terens comprit que le yacht avait touché le sol de Sark. Le champ diamagnétique entra en action et le bâtiment s’inclina majestueusement sur le côté.

— Allez-y ! ordonna Genro.

Son uniforme était trempé de sueur.

La tête vide et les yeux hagards, Terens leva la neuromatraque !…

Terens frissonna : c’était l’automne, sur Sark. Pendant les années qu’il avait passées sur la planète, il avait presque oublié la douceur de l’éternel printemps florinien. A présent, les souvenirs remontaient à la surface de son esprit ; c’était comme s’il n’avait jamais quitté le monde des Écuyers et les rigueurs de son climat.

A ceci près qu’il était maintenant un fugitif recherché pour répondre du crime suprême : l’assassinat d’un Écuyer.

Il marchait au rythme de son cœur battant, laissant derrière lui le yacht à l’intérieur duquel Genro gisait, pétrifié par le coup de neuromatraque. Le sas s’était doucement refermé sur le Prud’homme.

Le fuyard suivait une large allée pavée. Tout autour de lui s’affairait une foule d’ouvriers et de mécaniciens. Chacun avait son propre travail, ses préoccupations personnelles. Nul ne s’interrompait pour dévisager un passant. Il n’y avait pas de raison à cela.

Quelqu’un l’avait-il vu se glisser hors du navire ?

Non, sûrement pas, sinon la meute hurlante se serait déjà élancée sur ses pas.

Il toucha son couvre-chef enfoncé jusqu’aux oreilles. Le petit médaillon qui y était maintenant fixé était lisse sous son doigt. Genro lui avait dit qu’il ferait office de signe de reconnaissance. Les gens de Trantor guetteraient le disque minuscule miroitant au soleil.

Terens pouvait l’enlever, prendre un autre chemin, essayer de pénétrer à bord d’un vaisseau… s’échapper d’une manière ou d’une autre… fuir Sark…

Il y avait beaucoup trop d’aléas. Au fond de lui-même, il savait que Genro avait raison : il était au pied du mur. C’était Trantor ou c’était Sark. Il haïssait et craignait Trantor mais Sark, il le savait, était un choix impossible.

— Hep ! Vous, là-bas !

Terens s’arrêta net. Glacé d’effroi, il leva les yeux. La sortie n’était plus qu’à une centaine de mètres. En courant… Mais on ne laisserait pas sortir un homme en train de courir. Il n’osait pas. Il ne fallait pas courir.

La jeune femme qui l’observait était dans une voiture. Une voiture comme Terens n’en avait jamais vu, même sur Sark où il avait vécu quinze ans. Une voiture étincelante de métal et de gemnite translucide.

— Approchez, dit la jeune femme.

Terens obéit, les jambes mollies. Une voiture de Trantor devait l’attendre devant l’astrodrome, avait dit Genro. C’était bien cela, non ? Et aurait-on confié à une femme une mission de ce genre ? Elle était brune et ravissante.

— Vous êtes arrivé avec le vaisseau qui vient d’atterrir, n’est-ce pas ?

Comme il gardait le silence, elle reprit d’une voix impatiente :

— Je vous ai vu en descendre ! (Elle tapota ses jumelles de polo, un instrument que Terens connaissait.)

Oui, murmura-t-il.

— Montez.

Elle ouvrit la portière. La voiture était encore plus luxueuse à l’intérieur. Les sièges étaient moelleux, le véhicule était neuf et sentait bon, la fille était splendide.

— Faites-vous partie de l’équipage ? demanda-t-elle.

C’est un test, songea Terens.

— Vous savez qui je suis, murmura-t-il en désignant le médaillon.

Sans bruit, la voiture fit demi-tour.

Quand elle atteignit la porte, Terens se recroquevilla au fond de son siège recouvert d’un frais capiton de kyrt mais il n’y eut pas d’anicroches. La conductrice se contenta de lancer d’un ton péremptoire :

— Je suis Samia de Fife. Cet homme m’accompagne.

Et ils passèrent.

Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes que Terens, épuisé, comprit le sens de ces mots. Quand il sursauta, le corps tendu, la voiture filait déjà à cent soixante-dix de moyenne sur une voie express.

Un des employés de l’astrodrome se détourna et ses lèvres remuèrent tandis qu’il baissait la tête, approchant la bouche de son revers. Il rentra dans le bâtiment et se remit au travail. Le surveillant fronça les sourcils. Il faudrait signaler cette habitude qu’avaient les hommes de sortir pour griller une cigarette et de ne revenir qu’au bout d’une demi-heure.

L’un des deux hommes assis dans la voiture qui attendait devant la sortie dit d’une voix chagrine :

— Il est monté dans une voiture avec une fille ! Quelle voiture ? Quelle fille ?

En dépit de son costume sarkite, il avait un accent arcturien prononcé. Arcturus faisait partie de l’empire trantorien.

Son compagnon, lui, était un Sarkite, un homme tout à fait au courant des questions d’information. Quand le véhicule en question eut franchi la grille et se fut engagé en accélérant le long de la rampe de raccordement à la voie express, il se leva à demi sur son siège, s’écriant :

— C’est la voiture de Demoiselle Samia ! Il n’y en a pas deux pareilles. Galaxie ! Qu’est-ce qu’on va faire ?

— La suivre, répondit laconiquement l’autre.

— Mais Demoiselle Samia…

— Je n’en ai rien à fiche. Et ça devrait être la même chose pour toi. Sinon, qu’est-ce que tu fais ici ?

Ils firent demi-tour et s’élancèrent sur la chaussée presque déserte conduisant au niveau de circulation réservé aux voitures rapides.

— Nous ne pourrons pas la rattraper, grommela le Sarkite. Dès qu’elle nous aura repérés, elle mettra toute la gomme. Cet engin-là tape le cinq cents.

— Pour le moment elle s’en tient à un petit deux cents de moyenne. – Après un silence, l’Arcturien ajouta : – Elle ne va pas au Depsec, ça, c’est indiscutable. – Quelques instants s’écoulèrent, puis il ajouta : – Elle ne se rend pas non plus au palais de Fife. Je veux bien être précipité dans l’espace si je sais où elle va ! Elle quitte la ville.

— Est-ce bien l’assassin qui est avec elle ? Et si c’était un traquenard ? Elle n’essaye pas de nous semer et elle n’aurait pas utilisé une voiture comme celle-là si elle ne voulait pas qu’on lui file le train. On la reconnaît à trois kilomètres.

— Je ne dis pas non, mais Fife ne se serait pas servi de sa propre fille pour se débarrasser de nous. Une escouade de patrouilleurs aurait suffi et s’en serait mieux tirée.

— Peut-être n’est-ce pas vraiment Sa Seigneurie.

— On va le savoir, mon vieux. Elle ralentit. Dépasse-la et arrête-toi après le virage.

— Je veux vous parler, dit la fille.

Terens jugea qu’il ne s’agissait pas du piège auquel il avait tout d’abord pensé. C’était vraiment la fille de Fife. Elle n’imaginait visiblement pas que quelqu’un puisse s’opposer à sa volonté.

Pas une seule fois elle ne s’était retournée pour observer si on les suivait. A plusieurs reprises, le Prud’homme avait remarqué une voiture derrière eux. Le véhicule gardait sa distance. Il ne gagnait ni ne perdait de terrain.

Ce n’était pas n’importe quelle voiture, Terens en avait la certitude. Peut-être s’agissait-il de Trantoriens, ce qui eût été une bonne chose. Peut-être s’agissait-il de Sarkites. En ce cas, la Demoiselle de Fife serait un otage appréciable.

— Je suis prêt à parler, fit-il.

— Vous étiez à bord du navire où se trouvait le Florinien meurtrier ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— Très bien. Je vous ai demandé de m’accompagner pour que nous puissions bavarder tranquillement. A-t-on interrogé cet indigène pendant le voyage ?

Une pareille naïveté ne pouvait être simulée. Samia de Fife ne savait vraiment pas qui il était.

— Oui, répondit Terens, toujours sur ses gardes.

— Avez-vous assisté à l’interrogatoire ?

— Oui.

— Bien ! C’est ce que je pensais. A propos, pourquoi avez-vous quitté le navire ?

C’était la question par laquelle elle aurait dû commencer !

— Je devais transmettre un rapport spécial à…

Il marqua une hésitation.

Elle s’empressa de mordre à l’appât.

— A mon père ? Ne vous faites pas de soucis. Je vous couvrirai entièrement. Je dirai que vous avez obéi à mes ordres.

— Entendu, Votre Seigneurie.

Ce « Votre Seigneurie » s’imprima profondément dans la conscience de Terens. Il se trouvait en face d’une Demoiselle, la plus noble du pays, et il était florinien. Un assassin de patrouilleurs pouvait aisément se mettre à tuer les Écuyers et un assassin d’Écuyers pouvait se permettre de regarder une Haute Dame dans les yeux.

Elle avait un regard dur et inquisiteur. Il leva la tête et la contempla de haut en bas.

Elle était très belle.

Et comme elle était la plus noble, elle ne se rendit pas compte qu’il l’examinait.

— Je veux que vous me rapportiez tout ce que vous avez entendu au cours de cet interrogatoire, dit-elle. Je veux savoir tout ce que cet indigène a raconté. C’est très important.

— Puis-je demander à Votre Seigneurie pour quelle raison elle porte tant d’intérêt à cet indigène ?

— Non, répondit simplement Samia.

— Comme Votre Seigneurie voudra.

Il ne savait que dire. La moitié de son esprit attendait que la voiture des suiveurs les rattrapât, l’autre était de plus en plus fascinée par le visage et par le corps de la beauté assise à côté de lui.

En principe, les Floriniens employés dans l’administration civile ou servant comme Prud’hommes étaient célibataires, mais, dans la pratique, la plupart faisaient bon marché de cette obligation quand ils le pouvaient. Dans ce domaine Terens avait fait ce qu’il avait osé faire et il avait profité des occasions qui s’étaient présentées. Ses expériences les mieux réussies n’avaient jamais été satisfaisantes. Aussi le fait sans précédent de se trouver en tête à tête avec une fille ravissante dans une voiture d’un tel luxe revêtait-il une valeur singulière.

Elle attendait qu’il parlât, une lueur ardente dansant dans ses yeux noirs (si noirs !), les lèvres entrouvertes (lèvres pleines… lèvres rouges…) et le kyrt qui la parait rehaussait encore sa grâce. L’idée ne l’effleurait pas que l’on pût nourrir des pensées dangereuses à l’endroit de la fille de l’Écuyer de Fife.

Terens cessa de guetter la voiture poursuivante.

Brusquement, il comprit que, après tout, tuer un Écuyer n’était pas le crime des crimes.

Il n’eut pas pleinement conscience de son geste. Tout ce qu’il savait, c’était que ses bras s’étaient refermés autour de ce corps gracile, soudain raidi, que de la bouche de la fille s’échappa un cri qu’il étouffa sous ses lèvres…

Des mains le saisirent aux épaules et, par la portière ouverte, un courant d’air frais lui caressa le dos. Il étreignit son arme mais trop tard : quelqu’un la lui arracha.

Samia poussa un gémissement inarticulé.

— Tu as vu ce qu’il a fait ? s’écria le Sarkite horrifié.

— Aucune importance, répliqua l’Arcturien, en glissant un objet de petite taille dans sa poche.

Le Sarkite, ivre de rage, tira énergiquement Terens hors de la voiture.

— Et elle l’a laissé faire, murmurait-il. Elle l’a laissé faire.

— Qui êtes-vous ? demanda Samia avec une brusque véhémence. Est-ce mon père qui vous a envoyés ?

— Pas de question, s’il vous plaît, fit l’Arcturien.

— Vous êtes un étranger, laissa tomber Samia d’une voix furieuse.

— Je devrais lui écrabouiller la cervelle !

Le Sarkite leva son poing fermé.

Son compagnon le saisit par le poignet.

— Cela suffit !

— Il y a des limites, maugréa lugubrement le Sarkite. Je veux bien admettre le meurtre d’un Écuyer. Il y en a quelques-uns que moi-même j’aimerais tuer. Mais voir un indigène faire ce qu’a fait celui-là, c’est trop…

— Un indigène ? répéta Samia sur un timbre anormalement aigu.

Le Sarkite se pencha en avant et arracha la calotte de Terens. Le Prud’homme pâlit mais il ne fit pas un mouvement. Son regard demeura braqué sur la fille tandis que la brise agitait ses cheveux roux.

Samia, désemparée, se rencogna dans l’angle de la banquette et se cacha le visage dans les mains. Sous la pression de ses doigts, sa peau devint blanche.

— Que va-t-on faire d’elle ? s’enquit le Sarkite.

— Rien.

— Mais elle nous a vus. Nous aurons toute la planète à nos trousses avant d’avoir fait un mille.

L’Arcturien lui décocha un regard goguenard.

— Tu veux tuer la fille de l’Écuyer de Fife ?

— Non… Mais nous pouvons saboter sa voiture. Lorsqu’elle aura trouvé un radiotéléphone, nous serons loin.

— Ce ne sera pas nécessaire. – L’Arcturien se pencha à la portière. – Je n’en aurai que pour un instant, Votre Seigneurie. Est-ce que vous m’entendez ?

Samia resta muette.

— Il serait préférable pour vous que vous m’écoutiez. Je suis navré d’avoir troublé ce tendre entretien mais j’ai mis à profit ces brèves secondes. J’ai agi rapidement et j’ai pu fixer la scène avec un appareil photo tridimensionnel. Je ne bluffe pas. Quelques minutes après que j’aurai pris congé de vous, le négatif sera placé en lieu sûr et toute initiative de votre part m’obligerait à vous causer quelque désagrément. Je suis sûr que vous me comprenez.

Il fît demi-tour.

— Elle ne dira rien. Pas un mot. Suivez-moi, Prud’homme.

Terens obéit. Il ne se retourna pas – il en était incapable pour voir le visage blême et hagard de la fille assise dans la voiture.

Quoi qu’il puisse désormais arriver, le miracle avait eu lieu.

L’espace d’un instant, il avait embrassé la plus hautaine des Ecuyères de Sark. Ses lèvres s’étaient brièvement posées sur la bouche douce et parfumée de Samia de Fife.

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