8. Changement de paradigme

26

Voyons, que savons-nous de ce que nous sommes ?

Nous sommes des primates, très proches du chimpanzé et des autres grands singes, dont nos ancêtres se sont différenciés il y a cinq millions d’années environ. Après quoi ils ont évolué selon des lignées parallèles et des sous-espèces qui se recouvraient en partie, émergeant plus clairement en tant qu’hominidés il y a deux millions d’années environ.

À cette époque, la sécheresse s’abattait sur l’Afrique de l’Est. La forêt reculait, laissant la place à des savanes d’herbe verte, semées de bouquets d’arbres. Nous avons évolué pour nous adapter à ce paysage : nous nous sommes redressés et nous avons perdu nos poils. Nos glandes sudoripares, comme bien d’autres caractéristiques physiques, étaient faites pour nous permettre de franchir à la course de grands espaces à découvert, exposés au soleil de l’équateur. Nous devions courir pour vivre, et nous parcourions de vastes étendues. Nous pourchassions le gibier jusqu’à ce qu’il soit épuisé, parfois au bout de plusieurs jours.

Dans ce mode de vie fondamentalement stable, les générations passaient, et la taille du cerveau hominidé eut des millénaires pour évoluer de trois cents millimètres cubes à près de neuf cents millimètres cubes. C’est un fait étrange, parce que tout le reste demeurait plus ou moins stable. On peut en déduire que la façon de vivre d’alors était extraordinairement stimulante pour la croissance du cerveau. Tous les aspects de la vie hominidée ont été avancés, ou à peu près, comme constituant le principal déclencheur de cette croissance, de la faculté de rêver jusqu’au besoin de calculer avec précision la façon de lancer une pierre, mais le langage et la socialisation figurent assurément parmi les plus importants. On se parlait, on avait des échanges ; autant de processus compliqués, qui exigeaient beaucoup de réflexion. La reproduction étant cruciale pour l’évolution, quelque définition qu’on lui donne, l’entente avec le groupe et avec le sexe opposé est une fonction adaptative fondamentale, et elle a dû constituer une forte incitation à l’accroissement de la taille du cerveau. Nous avons grandi si vite que, maintenant, c’est à peine si nous arrivons à passer par les voies naturelles, au moment de notre naissance. Et voilà : toute cette croissance depuis que nous essayons de nous comprendre les uns les autres, de comprendre l’autre sexe, et regardez où nous en sommes…

27

Anna était contente de voir que Frank était rentré, si cassant et ronchon qu’il soit. Avec lui, les choses étaient plus intéressantes. Une tirade contre les pick-up surdimensionnés débouchait sur une discussion sur l’intelligence sociale des gibbons, ou sur l’expression algébrique de la division du travail la plus efficace au labo. Impossible de prévoir ce qu’il allait vous sortir. Ses phrases commençaient d’une façon rationnelle et devenaient étranges, ou le contraire. Anna adorait ça.

Mais il semblait surtout complètement polarisé sur la théorie des jeux.

— Et si les nombres ne correspondaient pas à la vie réelle ? était-elle en train de lui demander. Et si, quand tu trahis, tu ne recevais pas cinq points et l’autre zéro, et si tous ces nombres étaient faux, ou même si c’était le contraire ? Alors, ce ne serait qu’un jeu informatique comme les autres, hein ?

— Eh bien…

Frank pris de court, une vision rare. Il se concentra. Encore une chose qu’Anna aimait chez lui ; il réfléchissait vraiment à ce qu’il disait.

Puis le téléphone d’Anna sonna et elle répondit.

— Charlie ! Oh, p’tit chou ! Comment ça va ?

— Je souffre le martyre.

— Oh, mon pauvre amour. Tu as pris tes médicaments ?

— Ouais, et ça ne me fait rien. Je commence à voir des choses, à la limite de mon champ de vision. Des bêtes qui rampent, tu vois ce que je veux dire ? Je pense que mon cerveau est atteint par les toxines. Je deviens dingue.

— Écoute, il faut te cramponner. Les stéroïdes doivent mettre quelques jours à faire effet. N’oublie pas de les prendre, surtout. Joe te fiche un peu la paix ?

— Non. Il veut jouer à la bagarre.

— Oh, mon Dieu ! Ne le laisse pas faire ! Je sais que le docteur a dit que ce n’était pas contagieux, mais…

— Ne t’en fais pas. Aucune chance que je joue à la bagarre avec qui que ce soit.

— Tu ne le touches pas ?

— Et il ne me touche pas non plus. Ce qui a plutôt le don de le mettre en rogne.

— Tu mets les gants en plastique pour le changer ?

— Oui, oui, oui, oui. Une torture de damné, quand je les enlève, la peau vient avec, ça saigne, ça suppure, ça me gratte, c’est atroce.

— Oh, mon amour chéri… Écoute, essaie de ne rien faire.

Ensuite, il dut chasser Joe de la cuisine et Anna raccrocha.

Frank la regarda.

— Sumac vénéneux ?

— Ouais. Il a grimpé dans un arbre et il y en avait plein le tronc. Et il n’avait pas de chemise.

— Oh non !

— Eh si. Nick a tout de suite vu de quoi il s’agissait, et je l’ai emmené aux urgences. Le docteur l’a tartiné de je ne sais quoi, et l’a mis sous anti-inflammatoires avant que les vésicules n’apparaissent, mais il ne s’est pas raté.

— Eh bien, je compatis.

— Ouais, merci. Enfin, au moins, c’est superficiel.

Puis le téléphone de Frank sonna à son tour, et il réintégra son box pour répondre. Anna ne put faire autrement que d’entendre ce qu’il disait, d’autant que la conversation semblait s’échauffer car il haussa plusieurs fois la voix. À un moment, il dit « Ce n’est pas sérieux » quatre fois de suite, sur un ton d’une incrédulité croissante. Après quoi, il se contenta d’écouter pendant un moment, les doigts tapotant le dessus de son bureau, à côté de son ordinateur. Il finit par dire :

— Comment veux-tu que je sache ce qui s’est passé, Derek ? C’est toi qui devrais le savoir. Tu es le mieux placé pour ça… Ouais, c’est vrai. Ils ont sûrement leurs raisons… Enfin, quoi qu’il arrive, ils ont préservé tes droits ?… Tout le monde a des options dont il ne fait rien, ne pense pas à ça, pense aux actions que tu avais… Hé, au moins tu te tires de là les poches pleines… Plonger, te faire racheter, ou reprendre par un organisme public… Félicitations… Ouais, ça va être fascinant à observer, c’est sûr. Évidemment. Ouais… Vraiment dommage… D’accord. Rappelle-moi pour me raconter la suite quand je ne serai plus au boulot… C’est ça. Salut.

Il raccrocha. Il y eut un long silence dans son réduit.

Finalement, il se releva de son fauteuil – scouic, scouic. Anna se retourna, et il était là, debout dans l’ouverture de sa porte, attendant qu’elle le regarde.

Il fit une drôle de grimace.

— C’était Derek Gaspar, à San Diego. Sa boîte, Torrey Pines Generique, vient d’être rachetée.

— Ah bon ? C’est la boîte à la fondation de laquelle tu avais contribué ?

— Ouais.

— Eh bien, félicitations. Et qui l’a reprise ?

— Une boîte de biotech à peine plus grosse. Small Delivery Systems. Tu connais ?

— Jamais entendu parler.

— Moi non plus. En tout cas, ce n’est pas un grand groupe pharmaceutique, c’est une boîte de taille moyenne, d’après Derek. Surtout spécialisée dans l’agropharmacie, mais ils l’ont approché et lui ont fait une offre. Il ne sait pas pourquoi.

— Ils ont bien dû le lui dire ?

— Eh bien non. Ou du moins, il n’a pas l’air de très bien savoir pourquoi ils l’ont fait.

— Intéressant. Bon, enfin, c’est plutôt positif, non ? Je veux dire, ça doit être ce que toutes les start-up appellent de leurs vœux, il me semble.

— Exact…

— Sauf que tu n’as pas l’air du gars qui vient de décrocher le jackpot, ou je n’y connais rien.

Il écarta rapidement la remarque.

— Ce n’est pas ça. Je n’ai jamais été impliqué de cette façon-là. L’UCSD ne permet qu’une petite participation dans les entreprises extérieures. Je n’ai jamais été que consultant de Torrey Pines Generique. J’ai même dû y renoncer en venant ici. On ne peut pas travailler pour le gouvernement fédéral et pour une boîte privée, tu le sais bien.

— Hm-hm.

— Mes actions sont dans un blind trust, alors comment veux-tu que je sache ce qu’elles sont devenues ? Je n’avais pas beaucoup de parts de Torrey Pines, de toute façon, et le fonds de placement a même pu les liquider. J’ai entendu quelque chose qui m’a laissé penser que c’est ce qu’ils avaient fait. À leur place, je ne me serais pas gêné.

— Ah, alors, c’est bien dommage.

— Ouais, ouais, fit-il en se renfrognant. Mais ce n’est pas ça le problème…

Il regarda par la fenêtre, de l’autre côté de l’atrium, toutes les autres fenêtres. Il avait une expression qu’elle ne lui avait jamais vue – et qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. De la détresse ?

— Alors, quel est le problème ?

— Je ne sais pas, répondit-il tout bas. Et puis il ajouta : c’est le bordel dans le système.

— Tu devrais venir à la conférence, demain midi, dit-elle. Rudra Cakrin, l’ambassadeur du Khembalung, vient nous parler de la vision bouddhiste de la science. Non, vraiment, tu devrais venir. Je ne connais personne qui parle plus comme eux que toi. Enfin, à certains moments.

Il fronça les sourcils, comme si c’était une critique.

— Non, arrête. Je veux que tu viennes.

— D’accord. Peut-être. Si j’ai fini la lettre que je suis en train d’écrire.

Il retourna dans son réduit, se laissa tomber sur son fauteuil. Anna l’entendit grommeler :

— Et merde !

Puis il commença à taper sur son clavier, faisant comme le bruit de la pensée même, un tic-tic-tic de plastique rapide, interrompu par les chocs sourds du pouce sur la barre d’espacement. Son clavier lui servait parfois de punching-ball.

Il tapait toujours comme un fou quand Anna regarda sa pendule et se précipita vers la porte dans l’espoir de rentrer chez elle à l’heure.

28

Le lendemain matin, Frank arriva avec sa lettre d’adieu dans une enveloppe bulle. Il avait beaucoup revu son texte. Il en avait fait un acte d’accusation de la NSF documenté, accablant, et qui pourrait peut-être servir à quelque chose, si quelqu’un en tenait compte. Il allait le remettre à Diane Chang en main propre. Une lettre personnelle, tirée sur papier. Comme ça, elle pourrait la lire, y réfléchir à tête reposée, et voir si elle voulait y faire quelque chose ou non. En attendant, quoi qu’elle décide, il aurait fait ce qu’il pouvait pour essayer d’améliorer cet endroit, et il pourrait retourner, la conscience tranquille, vers la science, la vraie. Partir en paix. Laisser derrière lui une partie de la colère qui l’emplissait. Enfin, il pouvait toujours l’espérer.

Il avait beaucoup développé la version qu’il avait tapée dans l’avion, en rentrant de San Diego. Étayé ses arguments, précisé ses critiques, fait des suggestions d’améliorations concrètes. Le texte définitif était toujours un brûlot assez dévastateur, mais sur le ton d’un article scientifique. Pas de déchaînement rageur ou d’éloquence superflue. Cinq pages simple interligne, même après qu’il eut élagué tout le gras. Enfin, ils n’auraient pas volé un coup de pied aux fesses. C’était sûrement l’effet que ça leur ferait.

Il le relut encore une fois, puis il resta assis dans son fauteuil, à tapoter l’enveloppe bulle contre sa jambe, le regard perdu sur l’atrium. Se demandant, entre autres choses, ce qui avait bien pu arriver à Torrey Pines Generique. Et si ça avait un rapport avec l’embauche de Yann Pierzinski.

Puis, brusquement, il se releva, se dirigea vers les ascenseurs avec son enveloppe et monta au onzième étage. Alla jusqu’au bureau de Diane, salua d’un hochement de tête Laveta, son assistante, et mit l’enveloppe dans son casier.

— Elle n’est pas là aujourd’hui, lui annonça Laveta.

— Pas de problème. Dites-lui juste, quand elle rentrera, demain, qu’il y a une lettre pour elle, d’accord ? C’est personnel.

— Entendu.

Il regagna le cinquième étage et s’affala dans son fauteuil. Voilà. C’était fait.

Il entendait Anna taper sur son clavier. La porte de son bureau était fermée, alors peut-être qu’elle tirait son lait avec sa pompe électrique tout en travaillant. Frank aurait aimé voir ça, pas seulement pour des raisons lubriques, bien qu’il y ait de ça aussi, mais surtout pour le plaisir de la voir faire plusieurs choses à la fois. Elle tapait avec deux doigts, comme les journalistes dans les films des années 1930. Par rejet inconscient d’une compétence de secrétaire, ou juste comme ça, il n’aurait su le dire. Mais il aurait parié que ça valait le coup d’œil.

Il se rappela qu’elle lui avait demandé de venir à la causerie du déjeuner. Elle était apparemment intervenue pour faire donner une conférence par l’ambassadeur du Khembalung. Frank avait vu ça sur le feuillet affiché près des ascenseurs qui annonçait le programme.

« Le but de la science selon la perspective bouddhiste. »

Ça ne lui disait rien qui vaille. Au mieux, de l’ésotérisme, et peut-être pire encore. Une de ces parlotes autour d’un sandwich. C’était vraiment tout et n’importe quoi. Les gens étaient blasés, côté conférences ; la dernière chose dont ils avaient envie à la pause de midi, c’était bien d’aller écouter pérorer quelqu’un, et ces palabres partaient généralement en vrille. Frank se rappelait avoir vu des intitulés du genre : « L’Antarctique comme nouvelle utopie », « L’art de l’imagerie corporelle », « Les avantages du réchauffement global »… Encore une preuve du fait que plus le sujet était déjanté, plus il y avait de clients.

Il y aurait manifestement beaucoup de monde à celle-là.

La porte d’Anna s’ouvrit et Frank releva la tête, s’attendant mécaniquement à entrevoir une déesse de la science dépoitraillée, une espèce de statue de la Liberté aux seins lourds ; bon, ce n’était évidemment pas ça. Elle allait juste à la causerie.

— Tu viens ? demanda-t-elle.

— Ouais, bien sûr.

Ce qui lui fit plaisir. Il l’accompagna à l’ascenseur en secouant la tête comme s’il n’en croyait pas ses yeux de se voir là, avec elle. Au neuvième, ils passèrent devant l’enfilade de spectaculaires photos sous-marines de l’Antarctique et s’engouffrèrent dans la grande salle de conférences. Il s’y trouvait bien deux cents personnes. Le temps que les Khembalais arrivent, tous les fauteuils étaient occupés.


Frank s’assit vers le fond, faisant mine de travailler sur son ordinateur de poche. L’air climatisé lui tombait sur les épaules comme une bénédiction. Les gens qui se connaissaient se regroupaient et bavardaient de choses et d’autres ; les Khembalais, debout près du pupitre, discutaient technique autour du micro avec Anna et Laveta. Le vieil ambassadeur, Rudra Cakrin, portait sa robe marron alors que les autres membres de la délégation khembalaise étaient en pantalon et chemise de coton écru, comme en Inde. Rudra Cakrin demanda qu’on mette son micro à sa hauteur. Son jeune assistant l’aida, puis il ajusta le sien. C’était parti pour être en traduction simultanée. Quelle barbe. Frank poussa un gémissement intérieur.

Ils testèrent les micros, et le brouhaha des conversations baissa un peu. La salle était si pleine que – coefficient de dinguerie ou non – c’en était impressionnant, force était à Frank de l’admettre. Ces gens étaient encore assez intéressés par les idées pour passer leur heure de déjeuner à écouter une communication sur la philosophie de la science. C’était comme ça dans certains départements de l’université de San Diego, peut-être même sur la plupart des campus universitaires de Californie, malgré le rythme dingue de la vie, là-bas. Du rab de temps et d’énergie consacrés à la curiosité : une caractéristique comportementale basique des hominidés. Celle qui poussait les gens vers la science, sa caractéristique fondamentale, celle qui la faisait survivre malgré les règles abrutissantes de son expression contemporaine. Là, il était lui-même, après tout, et personne ne pouvait être plus désabusé, plus blasé que lui. Et pourtant il était incapable de s’empêcher de suivre un tropisme, comme un tournesol qui se tourne vers le soleil.

Debout au pupitre, le vieux moine avait une sacrée allure. Pour le moins incongrue. Il se pouvait que ce soit un public admirablement curieux, mais c’était aussi une bande de vieux technocrates sceptiques, au cuir rude. Difficiles à rouler, a priori, en particulier par un vieillard ratatiné en robe de bure, qui les regardait en cet instant comme s’il venait d’un lointain passé. Qui ressemblait, en fait, à un hominidé primitif.

Et pourtant, il était là, devant eux. Ils étaient réunis par quelque chose, et ce n’était pas seulement la climatisation. Ils étaient assis là, sur leur siège, attentifs, courtois, ouverts à tous les discours. Frank éprouva une étincelle de fierté. C’est comme ça que tout avait commencé, vers 1660, par des réunions de la Royal Society, à Londres : des gens qui écoutaient poliment un drôle de bonhomme, forcément un autodidacte ; des questions affables, un public qui envisageait la question de façon rationnelle. Un consensus pour considérer les choses à la lumière de la raison. C’était la base de tout.

Le vieil homme les regardait avec bienveillance. Il semblait refléter leur attention, les étudier.

— Bonjour ! commença-t-il, avant d’indiquer, d’un geste de la main, qu’il avait épuisé toutes ses connaissances en anglais, en dehors du mot qui suivit : Merci.

Son jeune assistant dit alors :

— Le Rinpoché Rudra Cakrin, ambassadeur du Khembalung aux États-Unis. Merci d’être venus l’écouter.

Tout cela était un peu redondant, mais le vieil homme commença à parler dans sa propre langue – du tibétain, lui avait dit Anna –, en une longue séquence de sons graves, gutturaux. Puis il s’interrompit, et le jeune homme, Drepung, l’ami d’Anna, commença à traduire :

— Le Rinpoché dit que le bouddhisme commence par l’expérience personnelle. L’observation de son environnement, de ses réactions personnelles, et de ses propres pensées. Il y a un… un fondement scientifique à ce processus. Il a ensuite dit : « Si je comprends bien ce que vous entendez en Occident par le mot science. » Et aussi : « J’espère que vous me démentirez si je me trompe. Mais la science me paraît traiter de ce qui se passe et sur quoi nous pouvons tous nous accorder. »

Rudra Cakrin interrompit Drepung pour lui poser une question. Il hocha la tête, et poursuivit :

— Ce qui peut être affirmé. Ce qui fait que, si vous deviez y regarder de plus près, vous seriez d’accord avec cette affirmation. Et tous les autres avec vous.

Le vieil homme reprit la parole.

— Les choses sur lesquelles on peut être d’accord ne sont pas nombreuses, et ce sont des généralités, traduisit Drepung. Et plus le temps du Bouddha se rapproche, plus elles se généralisent. Maintenant, près de deux mille cinq cents ans ont passé, et nous sommes à l’ère du microscope, du télescope, et… de la description mathématique de la réalité. Ce sont des domaines que nous pouvons appréhender directement, avec nos sens. Et nous pouvons quand même être encore d’accord sur ce que nous disons de ces domaines parce qu’ils sont liés en longues chaînes de causes et d’effets mathématiques, pour ce que nous en voyons.

Rudra Cakrin eut un petit sourire, dit quelque chose. Frank commençait à avoir l’impression que la traduction de Drepung était beaucoup plus longue que les paroles prononcées par le vieil homme. Se pouvait-il que le tibétain soit une langue tellement compacte ?

— Ce réseau est une très grande réussite, ajouta Drepung.

Rudra Cakrin entonna alors quelque chose d’une voix grave, rocailleuse, qui rappelait celle de Louis Armstrong, plus basse d’une octave.

Drepung chanta en anglais :


« Qui voudrait comprendre la nature du Bouddha devrait observer la saison et les relations causales. La vie réelle est la vie des causes. »


Rudra Cakrin fit suivre ces paroles d’une tirade prononcée sur un débit précipité, que Drepung traduisit :

— Cela amène le concept de la nature du Bouddha, plutôt que de la nature elle-même. Quelle est la différence ? La nature du Bouddha est la… réponse appropriée à la nature. La réponse de l’esprit qui observe. La philosophie bouddhiste invite en dernier ressort à voir la réalité telle qu’elle est. Et puis…

Rudra Cakrin prononça quelques mots d’un ton pressant.

— Puis la réponse, la réaction, le moment humain – les choses que nous disons, que nous faisons et que nous pensons –, ce moment arrive. Nous en revenons au domaine de l’exprimable. La nature de la réalité – alors que nous descendons toujours plus profondément, le langage reste plus loin derrière. Même les mathématiques ne sont plus pertinentes. Mais…

Le vieil homme parla encore un certain temps, jusqu’à ce que Frank croie voir Drepung faire un signe, exprimer quelque chose avec ses paupières, et Rudra Cakrin s’interrompit aussitôt.

— Mais quand on en vient à ce que nous devrions faire, ça se ramène aux mots les plus simples. Compassion. Bonnes actions. Aider les autres. Ça reste toujours aussi simple. Réduire les souffrances. Il y a quelque chose de… rassurant là-dedans. La plus grande complexité de ce qui est, la plus grande simplicité de ce qu’il faut faire. Bien préférable à l’inverse.

Rudra Cakrin reprit, d’une voix plus calme, à présent.

— Là, encore une fois, poursuivit Drepung, les deux approches se superposent et ne font qu’une. La science a commencé par la recherche de nourriture, de confort, de santé. Nous avons dû apprendre comment les choses marchaient pour pouvoir mieux les contrôler. Afin de réduire nos souffrances. Les méthodes utilisées – l’observation et les essais – selon notre tradition furent raffinées par la médecine. Le procédé se poursuivit longtemps. En Occident, vos médecins aussi ont fait ça, et c’est comme ça qu’ils sont devenus des savants. En Asie, les moines bouddhistes étaient les médecins, et eux aussi ils s’efforçaient de raffiner les méthodes d’observation et d’expérimentation, pour voir s’ils pouvaient… reproduire ce qui marchait, quand ça marchait.

Rudra Cakrin posa la main sur le bras de Drepung et lui parla brièvement.

— Les deux sont maintenant des études parallèles, traduisit Drepung. D’un côté, la science s’est spécialisée, à travers les mathématiques et la technologie, sur les observations de la nature, découvrant ce qui existe et faisant de nouveaux instruments. De l’autre, le bouddhisme s’est spécialisé dans l’observation humaine, pour découvrir… comment devenir. Se comporter. Quoi faire. Comment aller de l’avant. Maintenant, je dis qu’ils sont comme les deux yeux de la face. Tous les deux nécessaires à une vision complète. Ou plutôt, comme dit le vieux dicton : « Les yeux qui voient, les pieds qui marchent. » On peut dire que la science est les yeux, le bouddhisme les pieds.

Frank écouta tout cela avec une irritation croissante. Cet homme se faisait l’avocat d’un système de pensée qui n’avait pas apporté un iota de connaissance nouvelle au monde depuis deux mille cinq cents ans, et il avait le culot de le mettre sur un pied d’égalité avec la science, qui ajoutait tous les jours des millions de faits nouveaux à la masse de savoir accumulé. C’était grotesque !

En même temps, son irritation était empreinte d’un certain malaise. Le jeune traducteur n’arrêtait pas de dire des choses qui faisaient curieusement écho à des pensées qu’il avait déjà eues, ou répondaient à des questions qu’il se posait en ce moment précis. Il se demandait, par exemple, ce que tout ça donnerait si l’homme voulait bien se rappeler qu’il n’était qu’un primate récemment sorti de la savane, un cueilleur dont le cerveau s’était adapté à un environnement particulier. Est-ce que tout ça aurait un sens ? Et à cet instant précis, répondant à une question du public, puisqu’ils semblaient être passés à ce mode d’échange, Drepung dit, traduisant toujours les paroles du vieil homme :

— Nous sommes des animaux. Des animaux dont la sagesse s’est accrue au point de nous apprendre que nous sommes des créatures mortelles. Nous mourons. Nous le savons depuis cinquante mille ans. Nous n’aimons pas y penser, mais nous savons que même le cosmos est mortel. La réalité est mortelle. Tout change sans arrêt. Rien ne reste identique, avec le temps. On ne peut se cramponner à rien. La question devient donc : Que faisons-nous de cette connaissance ? Comment vivons-nous avec ? Quel sens lui donnons-nous ?

Eh bien, eh bien… Frank se pencha en avant, piqué, se demandant quelles paroles du vieil homme Drepung allait maintenant leur traduire. Cette voix grave, rocailleuse, grommelant ces sons incompréhensibles – c’était bizarre de penser qu’elle exprimait de telles notions. Frank se demanda tout à coup ce qu’il allait dire ensuite.

— Parmi les termes scientifiques qui expriment la compassion, vous avez…, poursuivait Drepung en regardant le plafond comme s’il cherchait le mot « Altruisme »… Il en est question dans vos études sur les animaux. L’altruisme existe-t-il, est-ce une bonne adaptation ? En d’autres termes, la compassion marche-t-elle ? D’après les études auxquelles vous avez procédé, l’altruisme serait la meilleure stratégie d’adaptation, dans le contexte du groupe. Ça en ferait une espèce de… de semonce. Être compatissant afin d’évoluer avec succès – ça, ça vient de votre science, qui prétend n’être que descriptive ! Ne décrire que ce qui a fait de nous ce que nous sommes. Alors que dans le bouddhisme nous avons toujours dit : si vous voulez aider les autres, soyez compatissants ; si vous voulez vous aider vous-mêmes, soyez compatissants. Maintenant, la science ajoute, si vous voulez aider votre espèce, la compassion vous aidera.

Ce qui lui valut des rires. Frank lui-même laissa échapper un ricanement. Il commença à envisager cela en termes de stratégies du dilemme du prisonnier. C’était une invocation pour que tous adoptent la démarche toujours généreuse, pour le bénéfice maximal du groupe, en fait, pour le bénéfice individuel maximal… Il rata ce que Drepung dit ensuite, car il était plongé dans ce qui était moins une pensée qu’un sentiment : Quel soulagement ce serait pour moi, si seulement j’arrivais à croire en quelque chose. Tout son rationalisme, tout ce scepticisme acide… Il avait soudain du mal à ne pas sentir qu’en réalité ce n’était qu’une sorte de désordre.

Et à ce moment précis, Rudra Cakrin regarda droit vers lui – lui entre tous, dans cette foule –, et Drepung dit :

— Un excès de raison est une forme de folie en soi.

Frank se cala contre le dossier de son siège. Quelle était la question ? Il fouilla dans sa mémoire à court terme comme on repasse une bande à l’envers, ne trouva rien.

Il avait à nouveau perdu le fil. Sa peau le picotait, il vibrait comme s’il était une cloche que l’on aurait heurtée.

— L’expérience de l’illumination peut être soudaine.

Il n’entendit pas ces mots. Pas consciemment.

— Les parties éparses de la conscience s’assemblent parfois tout d’un coup pour former un schéma global.

Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas cela non plus, toutes ses certitudes ébranlées. Il tournait et retournait une pensée dans sa tête : Un excès de raison est une forme de folie en soi – c’est l’histoire de ma vie. Et le vieil homme le savait.


Il se retrouva debout. Comme tout le monde. Ça devait être fini. Les gens sortaient. Allaient se masser devant l’ascenseur. Quelqu’un demanda à Frank :

— Eh bien, qu’est-ce que tu en dis ?

S’attendant manifestement à une descente en flammes acerbe, du pur Frank. Et sa bouche formait bel et bien une réponse typique : « Pff, vingt-cinq siècles d’études intensives pour du vent ! » Mais il dit « Pff », et il en resta là, bannissant d’un haussement d’épaules ce discours attendu. Ce qu’il pouvait être puant, quand il voulait…

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, lui sauvant la mise. Il se réfugia à l’intérieur et se frotta les bras, comme pour se réchauffer après le froid polaire qui régnait dans la salle de conférences.

— Intéressant, dit-il, en réponse aux regards inquisiteurs braqués vers lui.

Il y eut des hochements de tête, des petits sourires. Même ce seul mot, qui constituait souvent l’appréciation suprême dans le langage scientifique, était aux antipodes de son comportement. Il se ridiculisait. Le groupe s’attendait à ce qu’il se conforme à sa personnalité. C’était comme ça que marchait la dynamique de groupe. Surprendre les gens était inhabituel, légèrement incongru. Sauf que… était-ce vraiment de cela qu’il s’agissait ? Les gens payaient assurément pour être surpris ; c’était la base de la comédie, de l’art. Toutes les études le prouvaient. Pour le moment, il n’était sûr de rien.

— … faire attention au monde réel, disait quelqu’un.

— Un empirisme faible.

— Que veux-tu dire ?

La porte de l’ascenseur s’ouvrit à son étage. Frank sortit, regagna son bureau et resta sur le pas de sa porte, regardant ses affaires déjà triées, prêtes à être jetées ou emballées et expédiées dans l’Ouest. Des piles de livres, de revues, de papiers, de photocopies, agrafées ou non, de graphiques, de tableaux, de schémas et d’organigrammes pliés ou roulés. La mémoire externe, la trace de papier de sa vie. Un excès de raison.


Il était assis là, à réfléchir, quand Anna entra.

— Salut, Frank ! Ça t’a plu, la conférence ?

— C’était intéressant.

Elle le regarda attentivement.

— C’est aussi ce que j’ai pensé. Écoute, Charlie et moi, on a invité les Khembalais, ce soir, chez nous, pour fêter ça. Tu veux venir ?

— Merci, répondit-il. Peut-être.

— Bon, tant mieux. Ce serait formidable. Il faut que j’y aille. J’ai des choses à préparer.

— D’accord. Eh bien, peut-être à ce soir, alors.

— D’accord.

Elle disparut sur un dernier regard intrigué.


Il y avait des moments où certaines images, des phrases, des idées ou des formules, des airs, des séquences musicales, vous restaient dans la tête et y tournaient, tournaient, tournaient, tournaient. Ça pouvait poser un problème à certaines personnes, quand elles restaient trop souvent ou trop longtemps en boucle. La plupart des gens changeaient assez souvent d’idées, en adoptaient de nouvelles, ou de nouvelles boucles. D’autres le faisaient à un rythme quasiment terrifiant, à l’opposé de la pensée obsessionnelle.

Frank s’était toujours considéré comme instable, de ce point de vue, opérant des changements de direction abrupts, dans un sens ou dans l’autre. Il passait parfois si vite d’une sorte d’obsession-compulsion à un état voisin du déficit d’attention qu’il se faisait l’impression d’être en proie à une sorte de bipolarité complètement inédite.

Pas d’excès de raison, là !

À moins que ce ne soit justement la faute à ça. Une tentative de prise de contrôle. Le vieux moine l’avait regardé droit dans les yeux. Un excès de raison est une forme de folie en soi. Peut-être, en s’accrochant à la raison, s’efforçait-il seulement de rester en équilibre. Qui sait ?

Ce qu’il voyait, en tout cas, c’est que ça ressemblait à ce que les bouddhistes appelaient un koan, une énigme sans réponse, qui pouvait, si on y réfléchissait trop longtemps, amener l’esprit à caler, à renoncer à penser. Renoncer à penser ! C’était dingue. D’un autre côté… et si, à ce moment-là, le monde perceptible se déversait en lui ? Appréhender le présent sans l’intermédiaire du langage. Indicible, par définition. Que du ressenti. Éprouvé par les processus mentaux d’une espèce différente, sans langage, ou qui transcendait le langage. Autre chose.

Frank détestait cette espèce de mysticisme. Ou peut-être que ça lui plaisait, de ressentir tout ça. Comme tous ceux qui avaient eu l’occasion de connaître un moment d’absorption non verbale, il en gardait le souvenir d’une sorte de bénédiction. Comme au bon vieux temps, quand il était accroché là, à nettoyer les vitres en chantant « C’est mon choix, je suis heureux d’être laveur de carreaux ». Grimper, surfer… La pensée était beaucoup plus rapide que la verbalisation, même mentale. Aucun doute, on appréhendait le monde grâce à un foisonnement d’impressions et de pensées beaucoup trop rapides pour que la conscience puisse les suivre. La conscience n’en était qu’une petite partie.

Il quitta le bâtiment, sortit dans la chaleur lourde de l’après-midi. La rue lui fit l’effet d’un repoussoir, il n’aurait su dire pourquoi. Il ne pouvait conduire tout de suite. Alors il marcha dans le quartier commerçant, un peu minable, envahi par les voitures, qui entourait Ballston, la cervelle bouillonnant de pensées et d’un tas de trucs. Il avait l’impression d’apprendre en marchant des choses qu’il n’aurait pu énoncer à haute voix pour le moment, et pourtant, c’étaient des choses bien réelles, qu’il ressentait ; on ne peut plus réelles.

Un excès de raison. C’était bien joli, mais il s’était toujours efforcé d’être raisonnable. Il avait vraiment essayé, de toutes ses forces. C’était sa façon d’être. Ça avait paru l’aider. Dépassionné ; sensé ; calme ; raisonnable. Une machine à penser. Il aimait ces histoires, quand il était petit. C’était ça, un savant, et c’était pour ça qu’il était un si bon savant. C’était ce qui l’ennuyait chez Anna : c’était une bonne scientifique, indéniablement, mais c’était aussi une passionnée, elle prenait son travail et ses idées trop à cœur, elle avait des préférences, elle prenait parti et elle était complètement engagée, émotionnellement, dans son travail. Elle se demandait quelle théorie était la bonne. Elle avait tout faux, mais elle était tellement intelligente que ça marchait ; pour elle, du moins. Enfin, si ça marchait. Mais ce n’était pas scientifique. Ce genre d’implication biaisait la recherche. Les émotions n’avaient rien à faire là-dedans. On faisait de la science parce que c’était la meilleure stratégie évolutionnaire dans l’environnement où ils avaient vu le jour, point final. La science, c’était le gène qui essayait de se transmettre de la meilleure façon possible. Et puis c’était aussi la meilleure façon de passer le temps, ou de gagner sa vie. Tout le reste était tellement vulgaire et absorbant. Des primates sociaux, piégés dans un technocosmos qu’ils avaient eux-mêmes créé. En fin de compte, la science était la seule façon de voir assez bien le territoire pour savoir de quel côté foncer, pour faire du neuf pour tout le monde. On n’avait pas besoin de mettre de la passion dans cette marche en avant raisonnée.

Et pourtant, se dit-il, pourquoi les êtres vivants vivaient-ils ? Qu’est-ce qui faisait qu’ils vivaient, vraiment ? Qu’est-ce qui les poussait à se démener comme ça, alors que c’était la mort qui les attendait, au bout de la route, tous autant qu’ils étaient ? Voilà la question que ces bouddhistes osaient poser.

Il marchait maintenant vers le Potomac, sur Fairfax Drive, une gigantesque artère commerçante quasiment colmatée par les bagnoles. Dont les occupants parlaient, au téléphone, à d’autres gens, quelque part sur la planète. Drôle de spectacle, quand on y réfléchissait !

La raison n’avait jamais expliqué l’existence de la vie dans l’Univers. C’était un mystère. La raison avait essayé et avait échoué, et la science était incapable de la créer en labo, ex nihilo. De petits tourbillons localisés d’anti-entropie, des étincelles de vie aussitôt renvoyées dans le néant, dont des petits bouts emportés plus loin en longues chaînes de codes invisibles décrivaient ailleurs d’autres tourbillons. Une succession de minuscules tornades qui formaient un schéma. Un mystère, une espèce de miracle – un miracle qui se débattait dans des conditions hostiles, ne se produisant que là où se trouvait de l’eau, qui se condensait en gouttelettes dans l’Univers exactement comme sur une vitre, et qui entretenait la vie. L’eau de vie. Un miracle.

Il sentait la sueur ruisseler sur tout son corps. Quand les hominidés s’étaient redressés, ils avaient perdu leur fourrure et acquis des glandes sudoripares afin de pouvoir évacuer la chaleur excessive provoquée par leur interminable marche. Mais ça ne fonctionnait pas vraiment, dans la jungle. De nombreuses espèces d’arbres – de grands arbres, et des buissons. La ville aurait pu être implantée dans un jardin botanique, avec des plantes d’une centaine de verts différents, arpenté par des gens en petits groupes. Les coureurs, eux, étaient seuls, et encore, ils couraient généralement par deux, ou par petits groupes. Une espèce sociale, comme les abeilles ou les fourmis, avec des règles sociales invariantes au point d’en être invisibles pour les individus. Une espèce marchant aux phéromones, qui avait réussi à s’adapter, peu stable dans son environnement. Consciente de l’existence d’un avenir, l’intégrant dans ses calculs au quotidien, pour sa survie au quotidien. Vivre pour l’avenir. Une histoire cosmique exprimée en signes mathématiques, tellement subtils que seul un gigantesque groupe transtemporel de puissants cerveaux unissant leurs efforts pouvait espérer la déchiffrer un jour. Mais ceux qui viendraient après pourraient la reprendre, avec ses plages inexplorées, et repartir de là. C’était le projet humain, c’était la science, c’était ça, la science. C’était ça, la vie.

Il était debout là, vibrant de pensée, frémissant, angoissé, terrifié. Ne sachant plus où il en était. L’angoisse en roue libre, pensa-t-il. Sauf que son angoisse avait des raisons bien précises. On disait que les changements de paradigmes ne se produisaient que quand les vieux savants mouraient, que les individus isolés n’en étaient pas capables, trop bornés, trop incrustés dans leurs habitudes, c’était un processus plus social, une affaire diachronique de générations successives.

Mais il devait parfois en être autrement. Certains chercheurs isolés, à l’esprit plus ouvert, ou moins encombré de certitudes que la plupart, avaient bien dû connaître un changement de paradigme. Frank manqua rentrer dans une dame qui venait en sens inverse, et se retint de lui dire : « Pardon, madame, je suis en plein changement de paradigme. » Il était désorienté. On ne passait pas d’un paradigme à l’autre comme on allait d’un gratte-ciel à l’autre, comme dans les schémas qu’il avait vus, il y avait longtemps, dans un livre de philosophie de la science. C’était plutôt comme s’il était à l’intérieur d’un kaléidoscope où il s’était habitué au schéma, et voilà que le tube tournait : il tombait, et toutes les facettes de ce qu’il voyait renvoyaient en cliquetant à quelque chose de différent, déclic après déclic : des couleurs, des schémas tout délavés. Comme s’il mourait et renaissait. L’altruisme, la compassion, la simple putain de stupidité, la loyauté envers les gens qui n’étaient pas loyaux avec vous, qui trahissaient parce que la défection était rentable, la compétition, l’adaptation, l’intérêt personnel dévoyé – ou bien quelque chose de réel, une vraie force dans le monde, une sorte de constante physique, comme la gravité, ou un attribut fondamental de la vie, comme la pulsion de transmettre son ADN aux générations suivantes. Une raison d’être. Quelque chose qui allait au-delà de l’ADN. Une rage de vivre, une pulsion du bien. D’amour. Une force verte, un élan vital, de la métaphysique, c’était mauvais, mais comment, sans ça, expliquer les données ?

Un excès de raison ne ferait pas l’affaire.

Mais les gènes étaient très raisonnables. Ils suivaient leurs directives, ils se reproduisaient. Ils étaient un vivant algorithme, des créatures issues des quatre éléments. Des enfilades de nombres binaires, des codes d’une longueur stupéfiante, qui décrivaient des corps. Il y avait bien une sorte de raison derrière ça. Une espèce de monomanie, même – un excès de raison, comme dans le koan. Alors peut-être qu’ils étaient tous fous, pas seulement individuellement et socialement, mais sur le plan génomique aussi. Des obsessionnels-compulsifs moléculaires. Et en remontant à partir de là, dans des empilements d’insanités émergentes. Il fallait qu’il y ait là-dedans une autre qualité non rationnelle, une propriété émergente, tardive, comme l’altruisme, la compassion, ou l’amour – en tout cas pas un code –, sinon, tout ça n’aurait servi à rien.

Il se sentait mal. Ce n’était peut-être que la chaleur et l’humidité, la rapidité de sa marche, un truc qu’il avait mangé, un microbe qu’il avait attrapé ou un insecte qui l’avait piqué. Ça ressemblait à tout ça, même s’il soupçonnait que ça venait plutôt de sa tête, une sorte de contamination par une idée, une fièvre morale. Il fallait qu’il parle à quelqu’un.

Mais une personne en qui il avait confiance. Or la liste était courte. Très, très courte, même. En y réfléchissant, qui y avait-il au juste sur cette liste ?

Anna. Anna Quibler, sa collègue. La savante passionnée. Un roc, en fait. Un rocher dans la tempête. Après tout, si on pouvait se fier à quelqu’un, c’était bien à une scientifique. Prête à adopter une attitude scientifique, la meilleure, à l’égard de la réalité tout entière. Peut-être que c’était ce que le vieux lama voulait dire. Si trop de raison était une forme de folie, alors, peut-être que ce qu’il fallait, c’était une raison passionnée. Une chercheuse passionnée, une scientifique compatissante, l’analyse seule pouvait-elle démêler le comment du pourquoi là-dedans ? Ça pouvait être une religion, une sorte d’humanisme, ou de biocentrisme, de biophilie, de cosmophilie. Ou tout simplement de bouddhisme. S’il avait bien compris le vieil homme.

Tout à coup, il se rappela qu’Anna et Charlie donnaient une soirée, et qu’Anna l’avait invité. Pour fêter la conférence de ce jour-là, assez ironiquement. Les Khembalais y seraient.

Il se remit en marche, suant à grosses gouttes, cherchant les plaques de rue, essayant de se repérer. Ah. Washington Boulevard. Il pouvait continuer jusqu’à la station de métro de Clarendon. Ce qu’il fit. Il prit l’escalator qui plongeait dans les entrailles de la terre. Une étrangeté pour un hominidé – une expérience religieuse. Suivre le shaman dans la caverne. Nous n’avons jamais renoncé à ça.


Il resta assis, enfermé dans sa bulle, dans un wagon de métro jusqu’à la correspondance, à Metro Center. L’endroit lui parut plus bizarre que jamais, un centre commercial en enfer. Une rame de la ligne Rouge qui allait à Shady Grove entra dans la station et il monta dedans, avec la meute. Il était tard, il avait marché longtemps, au hasard. C’était bientôt la fin de l’heure de pointe.

Tous ces gens qui travaillaient dans des bureaux, à en juger par leur tenue vestimentaire, rentraient chez eux, dans les quartiers résidentiels du Nord-Ouest, Chevy Chase, Bethesda, Rockville et Gaithersburg. À chaque station, la rame se vidait, si bien qu’il put enfin s’asseoir, sur un siège d’un orange atroce, et il commença à se sentir un peu mieux. La fraîcheur, l’orange et le rose maniérés mais apaisants, les visages des gens, tout cela contribuait à le calmer. Même le conducteur de la rame y contribuait, en s’arrêtant dans chaque station avec une douceur inaccoutumée, une délicatesse de virtuose. Et les stations défilaient, comme dans un concerto, grottes de béton toutes identiques, au nom près.

En face de lui était assise une femme en jupe noire et chemisier blanc, qui rentrait chez elle après le travail. Des cheveux courts, bouclés, des lunettes, presque pas maquillée. Une bretelle de soutien-gorge était visible sur l’une de ses clavicules. Un visage intelligent, à l’air amical, pas beau mais séduisant. Elle avait les jambes croisées, et un de ses pieds, dans sa chaussure de jogging, pointait dans l’allée. Sa jupe était remontée sur sa cuisse, légèrement renflée par sa position et par la fermeté des muscles. Pas de bas, une peau lisse, quelques taches de rousseur. L’air costaud.

Elle se leva et descendit à Bethesda, comme Frank, qui la suivit sur le quai. C’était intéressant de voir comment les robes et les jupes, toutes différentes, encadraient ou ornaient les corps. La hauteur des fesses, la largeur des hanches, la longueur et le galbe des jambes, du dos et des épaules, leurs proportions respectives, leurs mouvements : les variations et leurs combinaisons étaient infinies, de sorte qu’il n’y avait pas deux femmes qui se ressemblaient, pour Frank. Et il n’arrêtait pas de les regarder.

Celle-ci était rapide, efficace. Elle avait les jambes un peu plus longues que la moyenne, et cette différence attirait le regard. Elle donnait l’impression d’avoir des talons hauts alors que ce n’était pas le cas. C’était séduisant ; vraiment, les femmes portaient des talons hauts pour lui ressembler. Encore un préjugé hérité de la savane, aucun doute – la faculté de distancer à la course les prédateurs en tant qu’atout potentiel pour la reproduction. Enfin… elle avait fière allure. C’était comme une sorte de baume, après ce qu’il avait vécu. Retour aux fondamentaux.

Frank resta debout derrière elle dans le premier escalator qui remontait des quais vers les tourniquets de sortie, profitant d’un point de vue qui exagérait la longueur de ses jambes et le galbe de ses fesses. Il était littéralement scotché. Il la suivrait, comme d’habitude, jusqu’à ce que leurs routes se séparent, rien que pour prolonger le plaisir de la voir marcher. Il faisait tout le temps ça, c’était l’une des manies qu’on attrapait quand on vivait dans une ville peuplée d’aussi jolies femmes.

Les tourniquets, donc, puis le tunnel menant vers le grand escalator qui montait, et la sortie. Là, surprise ! Elle prit à gauche, vers les ascenseurs.

Il la suivit sans réfléchir ; il ne prenait jamais les ascenseurs du métro. Trop lents. Et pourtant il était là, debout derrière elle, attendant le prochain, trouvant ça bizarre, mais qu’y faire, maintenant qu’il était là, à part lever les yeux vers l’affichage lumineux, au-dessus de la porte de la cabine. À part, bien sûr, partir, purement et simplement.

Mais la lumière s’alluma. Les portes s’ouvrirent sur une cabine vide. Frank suivit la femme dedans, se retourna, regarda les portes se refermer. Il devait être rouge comme une betterave.

Elle appuya sur le bouton de la sortie, au niveau de la rue. La cabine s’ébranla avec une petite secousse et commença à monter en bourdonnant et en vibrant. Il y faisait une chaleur étouffante, et ça sentait l’huile de machine, la sueur, le parfum, et un mélange d’odeurs de plastique et d’électricité.

Frank observait studieusement l’affichage au-dessus des portes. La femme faisait pareil. Elle avait passé son pouce sous la bandoulière de son sac, le coude enfoncé dans son corsage, juste au-dessus de la ceinture de sa jupe. Ses cheveux bruns, courts, aux boucles si serrées qu’ils paraissaient presque crépus, lui faisaient comme un bonnet, avec une frange un peu plus longue sur la nuque, où deux lignes de duvet blond, fin, s’incurvaient vers ses deltoïdes. Elle avait les épaules larges. Un animal très impressionnant. Même du coin de l’œil, il voyait tout cela.

L’ascenseur gémit, vibra et s’arrêta. Surpris, Frank regarda l’affichage lumineux. Apparemment, ils continuaient à monter.

— Et merde ! marmonna la femme en regardant sa montre.

Elle jeta un coup d’œil à Frank.

— On dirait qu’on est coincés, dit Frank en appuyant sur le bouton « monter ».

— Ouais. La barbe !

— Incroyable, acquiesça Frank.

— Quelle journée, fit-elle avec une grimace.

Quelques instants passèrent. Frank essaya d’appuyer sur le bouton « descendre ». Nada. Il indiqua, d’un geste, le petit boîtier noir abritant un combiné téléphonique encastré dans le panneau au-dessus des boutons « monter » et « descendre ».

— On dirait qu’on est juste dans le cas de figure pour lequel ce truc a été placé là.

— On dirait, oui.

Frank prit l’appareil, le colla à son oreille. Le téléphone sonnait déjà. Tant mieux, parce qu’il n’y avait pas de clavier pour composer un numéro. Et s’il avait décroché le téléphone et qu’il n’y avait pas eu de tonalité ?

Ça sonnait depuis si longtemps qu’il commença à s’inquiéter.

Puis la sonnerie laissa la place à une voix de femme :

— Allô ?

— Euh… voilà, nous sommes dans l’ascenseur de la station de Bethesda, et il est bloqué.

— D’accord. Vous avez dit Bethesda ? Vous avez essayé de pousser le bouton de fermeture des portes, et puis le bouton de montée ?

— Non. (Frank appuya sur tous les boutons indiqués, et dit :) Écoutez, je viens de faire tout ça, mais… il ne se passe rien. On dirait que c’est vraiment coincé.

— Réessayez en appuyant sur le bouton de descente après avoir appuyé sur le bouton de fermeture des portes.

— D’accord.

Il le fit.

— Vous savez à quel niveau vous êtes ?

— On ne doit pas être loin du niveau de la sortie.

Il interrogea du regard la femme qui hocha la tête.

— Il y a de la fumée ?

— Non !

— Bon. Une équipe est déjà partie. Attendez tranquillement et ne vous effrayez pas. Vous êtes nombreux dans la cabine ?

— Non. Deux personnes, c’est tout.

— Bon, c’est bien. Ils disent qu’ils seront là d’ici une demi-heure, une heure tout au plus, selon la circulation et la nature du problème technique de l’ascenseur. Ils vous appelleront en arrivant, sur le téléphone de la cabine.

— Bon. Merci.

— Pas de quoi. Rappelez-moi s’il y a quoi que ce soit. Je suis de garde.

— D’accord. Encore merci.

La femme avait déjà raccroché. Frank en fit autant.

Ils restèrent plantés là.

— Eh bien…, fit Frank en indiquant le téléphone.

— J’ai entendu, dit la femme. Je crois que je vais m’asseoir en attendant, dit-elle en regardant par terre. Je commence à en avoir plein les pieds.

— Bonne idée.

Ils s’assirent côte à côte, le dos appuyé au mur du fond de la cabine.

— Mal aux pieds ?

— Ouais. Je suis allée courir, à l’heure du déjeuner, et surtout sur des trottoirs, alors…

— Vous faites du jogging ?

— Pas vraiment. C’est même pour ça que j’ai mal aux pieds. Je fais du vélo avec un club, et on s’entraîne pour le triathlon, alors j’essaie de courir et de nager. Je pourrais me contenter d’être la cycliste de l’équipe, mais j’ai envie de voir si je ne pourrais pas faire les trois épreuves.

— Sur quelles distances ?

— Un kilomètre six à la nage, trente kilomètres à vélo et dix à la course.

— Eh bien, dites donc !

— Bof, ce n’est pas si terrible.

Ils restèrent assis là, en silence. Puis :

— Alors vous allez être en retard, là ?

— Non, répondit Frank. Enfin, c’est-à-dire, si, mais c’est juste une espèce de soirée.

— Dommage de louper ça.

— Peut-être. C’est un truc organisé par des amis de travail. Il y a eu une conférence à l’heure du déjeuner, ce midi, et l’organisatrice donne une petite soirée pour les intervenants.

— Ah oui ? Sur quel sujet ?

— L’approche bouddhiste de la science, répondit-il avec un sourire. Ils sont bouddhistes, figurez-vous.

— Et vous êtes scientifique.

— Oui.

— Ça devait être intéressant.

— Eh bien, oui, à vrai dire. Ça m’a donné matière à réflexion. Plus que je ne l’aurais cru. Mais ce soir, je me demande ce que je vais bien pouvoir leur raconter…

— Hm, dit-elle pensivement. Il m’arrive de considérer le cyclisme comme une sorte de méditation. Il y a des moments où je me déconnecte complètement, et quand je reprends mes esprits, des kilomètres ont passé.

— Ça doit être agréable.

— Votre domaine ne serait pas la psychologie, par hasard ?

— La microbiologie.

— Ah bon. Désolée. Enfin, oui, ça me plaît. Cela dit, je pense que si je voulais le faire de moi-même, me déconnecter, je veux dire, je n’y arriverais pas. Ça arrive comme ça, et voilà, généralement vers la fin de la course. C’est peut-être un problème d’hypoglycémie. Plus assez d’énergie pour penser.

— Possible, confirma Frank. Penser, ça brûle des sucres.

— Et voilà.

Ils restèrent là, à brûler leurs sucres.

— Et vous, vous allez être en retard à quelque chose ?

— Bah, en réalité, j’allais faire un tour. Pour avoir moins mal aux jambes, demain. Mais après ça, je ne sais pas si j’en aurai encore envie… Peut-être que oui. Si on ne sort pas de là trop tard.

— Ça, on verra.

— Ouais.

L’air était étouffant dans la cabine. Ils restèrent là, à transpirer. L’inaction avait une certaine qualité, une combinaison de confort et de tension, leurs corps respirant simplement ensemble, se reposant, se touchant presque, juste un tout petit peu incandescents l’un pour l’autre… C’était agréable. Deux animaux, un mâle et une femelle, côte à côte. L’échange était riche, en dessous du niveau de détection radar. Et de fait, alors qu’ils adoptaient une position plus détendue, ils n’auraient su dire comment c’était arrivé, mais leurs jambes s’étaient rapprochées et se frôlaient maintenant légèrement, au niveau des genoux, appuyées l’une contre l’autre d’une façon naturelle, prudente, sa jambe à elle dénudée (sa jupe était retombée sur ses cuisses), celle de Frank à peine protégée par le pantalon de coton léger. Se touchant. La conversation non dite emplissait désormais tout l’espace de détection de Frank, et même s’il poursuivait l’échange verbal, il aurait été bien en peine de dire de quoi ils parlaient.

— Alors, vous devez faire beaucoup de vélo ?

— Ouais, pas mal.

Elle lui avait dit qu’elle était membre d’un club cycliste.

— C’est comme tous les clubs.

Sauf que celui-ci partait pour de longues promenades à bicyclette. Le week-end, le plus souvent par petits groupes. Elle aussi, elle donnait des conférences.

— Comme un club social, en fait. Comme n’importe quel autre club, mais avec des bicyclettes en plus.

— C’est bien, ça.

— Oui, c’est marrant. On fait de l’exercice.

— Ça vous rend forte.

— Eh bien, les jambes, au moins. C’est bon pour les jambes.

— Oui, acquiesça Frank, en acceptant l’invitation à regarder ses jambes.

Elle en fit autant, plaquant son menton sur sa poitrine, et donnant l’impression d’inspecter quelque chose hors d’elle-même. Sa jupe dévoilait maintenant tout le côté de sa cuisse gauche.

— Ça renforce les quadriceps, dit-elle.

Frank s’apprêtait à répondre un vague « hon, hon », mais il fut interrompu avant d’avoir eu le temps d’ouvrir la bouche, comme s’il avait reçu un léger coup au niveau du plexus solaire, alors il émit une sorte de bref bourdonnement, ou de ronronnement. Un truc qui ressemblait à « Nnnn ». Un petit gémissement d’attente, à la vision de si longues et fortes jambes, de toute cette peau lisse, de la douce courbe à l’arrière de la cuisse. Ses genoux étaient distinctement plus hauts que les siens à lui.

Il leva les yeux et vit qu’elle lui souriait de toutes ses dents. Il redressa les épaules et détourna les yeux juste un instant, oui, d’un air coupable, sentant les coins de sa bouche se retrousser, esquissant le sourire lamentable de celui qui aurait été pris sur le fait. Que pouvait-il dire ? Elle avait des jambes géniales.

Et là, elle le regardait d’un air interrogateur, scrutant son visage comme à la recherche de quelque chose de précis, les yeux brillants de malice, d’amusement. Se mettant tout entière dans ce regard.

Et une partie de ce qu’elle vit dut lui plaire, parce qu’elle se pencha vers lui, sur son épaule, s’appuya plus fort sur lui, tendit la tête vers son visage et l’embrassa.

— Mmm, ronronna-t-il en lui rendant son baiser.

Il changea de position pour lui faire face, son corps comme mû par une volonté propre. Elle se déplaça aussi, prit un tout petit peu de recul pour le regarder à nouveau dans les yeux, puis son sourire s’élargit et elle se coula dans ses bras. Leur baiser devint de plus en plus passionné. Tels deux adolescents qui s’envoient en l’air, ils s’envolèrent pour l’univers de poche qu’est le désir. Les secondes passèrent, les pensées de Frank s’éparpillèrent, il était absorbé dans le goût de sa bouche, de sa hanche sur la sienne, de sa langue, de la maladresse de leur étreinte. C’était torride. Ils étaient tous les deux ruisselants de sueur. Leurs baisers avaient un goût salé. Frank glissa une main sous sa jupe. Elle eut un bruit de gorge, prit appui sur un genou, puis passa sur lui, l’enjambant. Ils s’embrassèrent, plus passionnément encore.

Le téléphone de l’ascenseur sonna.

Elle se releva.

— Oups, fit-elle en reprenant sa respiration.

Elle était rouge comme une pivoine. Magnifique. Elle leva une main derrière son dos, attrapa le combiné téléphonique, restant fermement sur lui.

— Allô ? dit-elle.

Frank se cambra sous elle, et elle posa une main sur sa poitrine pour l’empêcher de se redresser.

— Ben oui, évidemment qu’on est là, dit-elle. Vous avez fait vite, les gars.

Elle écouta un instant et eut un petit rire bref.

— Non, je veux bien croire qu’on ne vous le dit pas souvent.

Elle baissa les yeux sur Frank, pour partager un sourire complice, et c’est à cet instant que Frank éprouva le lien le plus fort avec elle. Ils étaient un couple, quelque part dans le monde, et personne d’autre ne le savait, qu’eux deux, tout seuls.

— Ouais, pour sûr… on sera là !

Elle roula à bas de lui en raccrochant.

— Ils disent qu’ils ont réparé la panne, et on remonte.

— Et merde !

— Ça oui.

Ils se relevèrent. Elle lissa sa jupe. Ils sentirent quelques secousses alors que l’ascenseur repartait vers le haut.

— Waouh, regardez dans quel état on est ! On est ruisselants.

— On l’aurait été, quoi qu’on fasse. Il fait une chaleur à crever, là-dedans.

— C’est vrai.

Elle tendit les mains vers lui pour lui lisser les cheveux et ils s’embrassèrent à nouveau, heurtant la paroi dans un soudain embrasement de passion, plus fort que jamais. Puis elle le repoussa et dit, à bout de souffle :

— Il faut qu’on arrête. On est presque arrivés. La porte va s’ouvrir.

— C’est vrai.

Confirmant cette pensée, l’ascenseur amorça la décélération caractéristique. Frank inspira profondément, relâcha son souffle, essaya de reprendre ses esprits. Il se sentait rouge comme un lumignon, et sa peau le picotait sur tout le corps. Il la regarda. Elle était presque aussi grande que lui.

— Un peu plus et on était pris en flagrant délit, dit-elle en riant.


L’ascenseur s’immobilisa. Les portes s’ouvrirent dans une secousse. Ils étaient encore à une trentaine de centimètres en dessous du niveau de la chaussée, mais ils n’eurent pas de mal à enjamber la marche et à sortir.

Devant eux se tenaient trois hommes, deux en combinaison de travail et un en uniforme du métro.

Le type du métro tenait un porte-bloc.

— Ça va, là-dedans ? leur demanda-t-il.

— Ouais, ça va, répondirent-ils d’une même voix.

Tout le monde resta là pendant une seconde.

— Devait faire chaud, là-dedans, reprit l’homme en uniforme.

Les trois hommes les regardaient curieusement.

— Ça oui, répondit Frank.

— Enfin, pas beaucoup plus que dehors, ajouta rapidement sa compagne.

Ils se mirent tous à rire.

C’était vrai ; il ne faisait pas tellement plus frais dehors. C’était comme s’ils étaient sortis d’un sauna pour entrer dans un autre. Leurs sauveteurs transpiraient aussi abondamment. Eh oui, l’air extérieur, pendant une soirée d’été typique à Washington DC, était exactement aussi chaud que l’intérieur d’un ascenseur coincé dans les profondeurs. Mais c’était comme ça, c’était leur monde ; alors ils rigolaient.

Ils étaient sur le trottoir, le long de Wisconsin Avenue, près de l’entrée du métro et de la vieille poste. Les passants les regardaient avec curiosité. Le contremaître tendit sa planche à la femme.

— Si vous voulez bien remplir le rapport et le signer, s’il vous plaît… Merci. Apparemment, il ne s’est pas passé plus d’une demi-heure entre le moment où vous avez appelé et celui où on vous a tirés de là.

— Assez rapide, acquiesça la femme en parcourant le texte de l’imprimé avant de remplir quelques cases et de signer. Ça ne m’a pas paru si long, dit-elle en regardant sa montre. Bon. Eh bien, merci beaucoup.

Elle se tourna vers Frank, lui tendit la main.

— Enchantée d’avoir fait votre connaissance.

— Moi aussi, répondit Frank en lui rendant sa poignée de main, cherchant désespérément quoi dire, quoi penser.

Devant ces témoins, rien ne lui venait à l’esprit. Elle se retourna et partit vers le sud, sur Wisconsin. Frank se sentait retenu par le regard des trois hommes. Il ne pouvait lui courir après et lui demander son nom, son numéro de téléphone, sans se trahir. Et puis le contremaître lui tendit la planche à pince, et il se dit qu’il pourrait lire ce qu’elle avait écrit.

Mais c’était un nouvel imprimé vierge, alors il releva les yeux et la vit, plus loin, dans la rue, tourner à droite, dans l’une des petites rues, à l’ouest de Wisconsin.

Le contremaître le regardait d’un œil atone pendant que les techniciens repartaient s’occuper de l’ascenseur.

Frank fit un geste en direction du porte-bloc.

— Je pourrais avoir le nom de la femme, s’il vous plaît ?

L’homme fronça les sourcils, surpris, et secoua la tête.

— J’ai pas le droit de vous le donner, dit-il. C’est la loi.

Frank sentit son estomac se contracter. Il devait y avoir une raison physiologique à cette sensation, un spasme des entrailles, alors que la peur, ou un choc, préparait le corps à se battre ou à prendre la fuite. À fuir, dans le cas présent.

— Mais il faut que je la recontacte, dit-il.

L’homme le regarda, le visage de pierre. Il avait dû travailler cette expression devant la glace. On aurait dit un acteur d’un de ces vieux films. Samuel L. Jackson, peut-être.

— Vous auriez dû y penser quand vous étiez coincé là-dedans avec elle, dit-il avec un certain bon sens. Vous pouvez probablement encore la rattraper, ajouta-t-il en esquissant un geste dans la direction qu’elle avait prise.

Libéré par ces paroles, Frank décolla, d’abord en marchant vite, puis, après avoir tourné au coin de la rue, en courant. Il chercha partout, du regard, dans la rue, sa jupe noire, son chemisier blanc, son casque de cheveux bruns. Elle avait disparu. Il recommença à transpirer à bloc, peut-être une réaction de panique. Jusqu’où avait-elle pu aller ? Qu’avait-elle dit ? Elle était en retard, mais pour quoi ? Il ne s’en souvenait pas – horriblement, son esprit semblait avoir oblitéré beaucoup de ce qu’elle avait dit avant qu’ils ne se mettent à s’embrasser. Il fallait qu’il retrouve ce que c’était, et tout de suite ! Ça ressemblait aux expériences de mémorisation qu’on imposait aux gamins, à l’école. De quoi, de quels incidents vous souvenez-vous ? Pas grand-chose ! L’expérience avait marché comme un charme.

Et puis il retrouva la mémoire et se rendit compte qu’elle n’était absolument pas brouillée, au contraire, il se souvenait de tout dans les moindres détails, au moins jusqu’au moment où leurs jambes s’étaient touchées, moment dont il se rappelait encore parfaitement, mais seulement le contact sur le côté de son genou, pas ses paroles. Il remonta en arrière, repassa ses souvenirs, les revécut – une cycliste, le triathlon, un kilomètre six, trente kilomètres, dix kilomètres. Bon pour les jambes, oh mon Dieu, oui ! Il fallait absolument qu’il la retrouve !

Elle n’était en vue nulle part. Il eut beau courir dans tous les sens, à droite, à gauche, regarder dans toutes les petites rues adjacentes, dans les boutiques, se sentant de plus en plus désespéré… aucune trace d’elle. Il l’avait perdue.

C’est alors qu’il se mit à pleuvoir.

29

On sonna à la porte. Anna alla ouvrir.

— Frank ! Oh, mais tu es trempé !

Il avait dû prendre l’averse, qui avait commencé une demi-heure plus tôt et était déjà presque terminée. Il était bizarre qu’il ne se soit pas abrité pour laisser passer le plus gros. On aurait dit qu’il avait plongé dans une piscine tout habillé.

— Ne t’en fais pas, dit-elle alors qu’il hésitait sur le porche, ruisselant comme une statue de fontaine. Je vais te donner une serviette pour t’essuyer au moins le visage. On ne peut pas dire que tu es passé entre les gouttes !

— Ça non.

Elle prit une serviette dans le placard à vêtements de l’entrée. Elle était un peu étonnée de le voir. Elle pensait qu’il ne s’intéressait pas aux Khembalais, qu’il se fichait même un peu d’eux. Il avait un visage en caoutchouc à la Jim Carrey, capable d’exprimer cinquante gradations minuscules de déplaisir, et il avait suivi la conférence de ce midi-là avec une de ses expressions caractéristiques, celle qui voulait dire : « Je ne me retiens que par un effort surhumain de lever les yeux au ciel. » Ce n’était pas l’expression la plus affable qui soit, et elle n’avait fait que s’accentuer au fur et à mesure du déroulement de la conférence, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé un air rigoureusement sidéré, comme s’il avait fini par réintégrer son propre monde.

D’un autre côté, il y était allé. Et il était parti sans rien dire, comme s’il réfléchissait. Et maintenant, il était là.

Alors Anna était contente. Si les Khembalais réussissaient à intéresser Frank, ils devraient passionner n’importe quel chercheur. Frank était le pire cas de sa connaissance.

Et maintenant, il paraissait un peu désorienté par l’averse. Il secouait la tête d’un air navré.

— Tu veux te changer ? Je pourrais te passer une chemise de Charlie, proposa Anna.

— Non, ça va aller. Je vais cuire à la vapeur, et je finirai bien par sécher.

Puis il leva les bras et regarda par terre autour de ses pieds.

— Enfin, peut-être qu’une chemise… Tu crois qu’on fait la même taille ?

— Ça devrait aller. Tu es juste un peu plus grand que lui.

Elle monta au premier et lui dit, de loin :

— Les autres devraient arriver d’une minute à l’autre ! Il y a eu une inondation sur Wisconsin, apparemment, et des problèmes dans le métro…

— Ça, je suis au courant. Je suis resté coincé dans une station !

— Non, c’est vrai ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle redescendit avec un des plus grands tee-shirts de Charlie.

— J’ai pris un ascenseur qui est resté bloqué à mi-chemin.

— Oh non ! Tu es resté longtemps dedans ?

— Une demi-heure, par là.

— Eh bien ! Quelle horreur ! Tu étais tout seul ?

— Non, il y avait une autre personne. Une femme. On a engagé la conversation, et le temps a passé vite. C’était fascinant.

— Ah, c’est bien, alors.

— Oui, c’était bien. Sauf que je ne lui ai pas demandé son nom. Quand on est sortis, ils nous ont fait remplir des feuilles, mais elle est partie pendant que je remplissais la mienne, et je ne saurai jamais comment elle s’appelait. Le type du métro n’a pas voulu me montrer sa fiche, et je me flanquerais des coups de pied dans le derrière pour ne pas avoir… Enfin voilà, j’aimerais bien lui reparler.

Anna l’examina, surprise par son histoire. Il la regardait sans la voir, l’air ailleurs, repensant peut-être à l’incident ; il remarqua son regard et lui sourit, ce qui la surprit, encore une fois, parce que c’était un vrai sourire. Elle ne l’avait jamais vu esquisser que des grimaces sceptiques, tellement ironiques et désabusées qu’elles ne lui relevaient qu’un côté de la bouche. Là, on aurait dit la victime d’une attaque qui aurait retrouvé l’usage du côté de son visage qui avait été frappé.

C’était une vision agréable, sans doute due à cette femme qu’il avait rencontrée. Anna éprouva un soudain sursaut d’affection pour lui. Ils travaillaient ensemble depuis un certain temps, et ce genre de collaboration pouvait emmener deux personnes dans un univers d’expérience partagée différent de la famille ou du mariage, mais qui pouvait créer une autre espèce de lien, très profond. Une amitié formée dans le monde de la pensée. Peut-être qu’ils étaient tous comme ça. En tout cas, il avait l’air heureux, et elle était heureuse de le voir comme ça.

— Cette femme a rempli une fiche, tu dis ?

— Ouais.

— Alors tu devrais pouvoir la retrouver.

— Ils n’ont pas voulu me laisser la voir.

— Non, mais tu pourrais l’obtenir quand même.

— Tu crois ?

Du coup, elle avait réussi à l’intéresser.

— Bien sûr. Tu pourrais faire appel à un journaliste du Post, à un détective spécialisé dans les archives ou à quelqu’un du métro. Ou même à quelqu’un de la Sécurité du territoire, au fond, pourquoi pas ? Tu as été enfermé là-dedans avec elle, tu cherches ses coordonnées, je ne sais pas. Écoute, à partir du moment où il y a une trace écrite, il y aura bien quelque chose qui finira par marcher. C’est de l’informatique, non ?

— Exact.

Il eut un nouveau sourire, radieux, prit le tee-shirt de Charlie qu’elle lui tendait et alla vers la cuisine tout en se changeant. Elle lui donna une autre serviette, avec laquelle il s’épongea les cheveux.

— Merci. Je peux mettre ça dans le séchoir ? Il est au sous-sol, c’est ça ?

Il enjamba la barrière antichute et descendit à la cave.

— Merci, Anna ! dit-il, de loin. Je me sens mieux, grâce à toi.

Et quand il revint, alors qu’on entendait le séchoir qui tournait, en fond sonore, il lui dit encore, avec un sourire :

— Beaucoup mieux.

— On dirait qu’elle t’a tapé dans l’œil, dis donc !

— En effet. Elle me plaît. Je n’arrive pas à croire que je n’ai pas pensé à lui demander son nom !

— Tu l’auras. Tu veux une bière ?

— Et comment !

— Dans la porte du frigo. Sers-toi… Oups ! On sonne… ça doit être eux.


Bientôt, le petit salon et la salle à manger attenante des Quibler furent pleins de Khembalais et de nombreux autres amis et connaissances. Il y en avait jusque dans la cuisine, de l’autre côté de la salle de séjour. Anna faisait des allers et retours de la cuisine vers le salon en passant par la salle à manger avec des plateaux de nourriture et de boissons. Elle adorait ça, et faisait le maximum pour empêcher Charlie de mettre la main à la pâte et d’exacerber ses démangeaisons. Tout en s’affairant, elle se réjouissait de voir Joe jouer avec Drepung et Nick parler des dinosaures de l’Antarctique avec Curt, qui occupait le bureau juste au-dessus du sien et qui faisait partie des responsables du programme Antarctique américain. Elle oubliait souvent que la NSF dirigeait aussi l’un des continents du monde. Bref, Curt était venu à la conférence et l’avait appréciée.

— Ces bouddhistes feraient un tabac à McMurdo, dit-il à Nick.

Charlie, la peau dévastée, réduite à des croûtes brunâtres sur de vastes zones du cou et du visage, les yeux injectés de sang et enflammés par le manque de sommeil et les stéroïdes, bavardait avec Sucandra. Puis il remarqua qu’Anna courait dans tous les sens et la rejoignit dans la cuisine pour lui donner un coup de main.

— J’ai donné un de tes tee-shirts à Frank, lui dit-elle.

— J’ai vu. Il m’a dit qu’il avait pris une saucée.

— Oui. Je pense qu’il courait après une femme qu’il avait rencontrée dans le métro.

— Hein ?

Elle éclata de rire.

— Je trouve ça génial. Assieds-toi, mon pauvre lapin, ne bouge pas, ça va te démanger encore plus.

— J’ai transcendé la démangeaison. Je ne brûle que pour toi.

— Allez, assieds-toi.

Elle ne revit Frank que plus tard, dans la soirée. Il était assis par terre, dans un coin de la pièce, entre le canapé et la cheminée, et il discutait avec Drepung, qui donnait l’impression d’avoir un peu de mal à le comprendre. Anna était intriguée et, dès qu’elle en eut l’occasion, elle s’assit sur le canapé, juste au-dessus d’eux.

Frank eut un hochement de tête à son intention et repartit à l’assaut, à l’aide d’une de ses phrases favorites :

— Mais comment ça marche ?

— Eh bien, répondit Drepung, je sais ce que Rudra Cakrin dit en tibétain, d’accord ? Son message est clair pour moi. Ensuite, je dois réfléchir à ce que je sais d’anglais. Les deux langues sont différentes, mais beaucoup de choses sont pareilles pour nous tous.

— La grammaire profonde, suggéra Frank.

— Oui, mais aussi juste les mots. Les noms des choses, des actions, et même des significations. Des équivalences à un degré ou un autre. Alors, j’essaie d’exprimer ce que je comprends de ce que dit Rudra, mais en anglais.

— Et la correspondance est bonne ?

Drepung haussa les sourcils.

— Comment pourrais-je le savoir ? Je fais de mon mieux.

— Ce qu’il vous faudrait, c’est une sorte de test extérieur.

Drepung hocha la tête.

— Demander à d’autres traducteurs de tibétain d’écouter le Rinpoché, et comparer leur version anglaise avec la mienne. Ça, ce serait intéressant.

— Ça oui. Bonne idée.

Drepung le regarda en souriant.

— Une étude en double aveugle, hein ?

— En quelque sorte.

— Élémentaire, mon cher Watson, entonna Drepung en plongeant un cracker dans un ramequin de houmous. Mais je pense que vous obtiendriez un certain, comment dire… une certaine marge ? Peut-être que votre étude ne montrerait rien de très surprenant. Peut-être aussi que je suis juste, personnellement, un mauvais traducteur. D’un autre côté, je dois dire que ce n’est pas un métier facile. Et quand je ne comprends pas le Rinpoché, j’ai encore plus de mal à le traduire !

— Alors vous inventez ! répondit Frank en éclatant de rire, et Anna vit qu’il était encore de bonne humeur. C’est ce que je dis depuis le début !

Il s’adossa au côté du canapé, près d’elle.

Mais Drepung secoua la tête.

— Je n’invente pas. Disons, peut-être, que je… recrée.

— Comme l’ADN et les phénotypes.

— Je ne sais pas.

— Une sorte de code.

— Oui, mais le langage n’est pas qu’une sorte de code. Loin de là.

— Non. Plutôt une sorte d’expression génétique.

— Il faut que vous m’expliquiez ça.

— D’une séquence d’instruction, comme un gène, au résultat de l’instruction. Du langage à la pensée ; ou du sens à la compréhension. Enfin, quelque chose comme ça. Une sorte de pensée vivante.

Drepung eut un sourire.

— Il y a une cinquantaine de mots en tibétain que j’en serais réduit à traduire par « penser », répondit Drepung en souriant.

— Comme les Esquimaux avec la neige.

— Oui. Les Esquimaux ont la neige, et nous, les Tibétains, nous avons la pensée.

Cette idée le fit rire, et Frank rit aussi. C’est-à-dire qu’il fut ébranlé par le gloussement grave qui lui tenait lieu de rire, mais il s’y abandonnait avec emphase. Il en était tout bouillonnant. Anna n’en croyait pas ses yeux. Il était en ébullition, comme s’il était ivre, sauf qu’il tenait toujours la bière qu’elle lui avait donnée à son arrivée. Et elle savait d’où lui venait son ivresse, de toute façon.

Il reprit son sérieux et dit, avec intensité :

— Alors, aujourd’hui, quand vous avez dit : « Un excès de raison est une forme de folie en soi », qu’avait dit votre lama, en réalité ?

— Exactement ça. C’est facile, et c’est un vieux proverbe. (Il prononça la phrase en tibétain.) Il y a un mot qui veut dire « excès », ou « trop », vous savez, comme ça. Rig-gnas, c’est « la raison », ou « la science », ensuite, zugs, c’est « la forme », et zhe sdang, « la folie », une version de « la haine », d’un mot plus ancien qui voulait dire « colère ». L’un des dug gsum, les Trois Poisons de l’Esprit.

— Et le vieil homme a dit ça ?

— Oui. Un vieux dicton. Milarepa, je dirais.

— Mais il parlait de la science ?

— Toute la conférence parlait de la science.

— D’accord, d’accord. Mais j’ai trouvé cette idée particulièrement frappante.

— Une bonne pensée, c’est une pensée sur laquelle on peut agir.

— C’est ce que disent les mathématiciens.

— C’est certain.

— Alors, le lama disait-il que la NSF est folle ? Ou que la science occidentale est folle ? Parce qu’elle est assez sacrément raisonnable. C’est tout le problème, je veux dire. C’est la méthode dans une coque de noix.

— Eh bien, je suppose. Alors, dans cette mesure, nous sommes tous fous d’une façon ou d’une autre, non ? Il ne disait pas ça comme une critique. Rien de vivant n’est jamais complètement équilibré. Peut-être voulait-il dire que la science est déséquilibrée. Des pieds sans yeux.

— Je pensais plus à des yeux sans pieds.

Drepung agita la main, l’air de dire « l’un ou l’autre ».

— Vous devriez lui poser la question.

— Mais c’est vous qui traduisiez, alors je pourrais aussi bien vous interroger et shunter l’intermédiaire.

— Non, répondit Drepung en riant. C’est moi, l’intermédiaire. Je vous assure.

— Mais vous pouvez me dire ce qu’il répondrait, insista Frank pour le taquiner. Allons droit au but !

— Sauf qu’il me surprend beaucoup.

— Comment, par exemple ? Donnez-moi un exemple.

— Eh bien… Une fois, la semaine dernière, il m’a dit…

À ce moment-là, Anna fut appelée vers la porte d’entrée, et elle n’entendit pas l’exemple de Drepung, mais seulement le rire particulier de Frank, qui gargouillait sous le brouhaha des conversations.

Le temps qu’elle le rejoigne, il était dans la cuisine avec Charlie et Sucandra, en train de laver des verres et de mettre un peu d’ordre. Charlie, qui ne pouvait rien faire, parlait avec Frank de Great Falls, qu’ils recommandaient tous les deux chaudement à Sucandra.

— Ça ressemble plus au Tibet que n’importe quel autre endroit de la ville, dit Charlie.

Frank gloussa à nouveau, et plus encore quand Anna s’exclama :

— Oh, allez, mon chat, il n’y a aucun rapport entre les deux !

— Non, mais alors si ! Je veux dire, ça ressemble plus au Tibet que n’importe quel autre endroit de la région.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.

— L’eau ! La nature !

Et puis Frank et Charlie dirent en même temps :

— Le ciel !

Sucandra hocha la tête.

— J’aurais bien besoin du ciel. Peut-être même d’un horizon.

Et les trois hommes se mirent à rigoler.

Anna retourna dans le salon pour voir s’il ne manquait rien. Elle s’arrêta pour regarder Rudra Cakrin et Joe qui jouaient à nouveau aux cubes, assis par terre. Joe était aux anges, ravi d’avoir une telle compagnie. Il empilait en babillant les cubes que Rudra lui tendait en hochant la tête. Ils avaient passé à peu près toute la soirée à ça. Anna se prit à penser que c’étaient les deux seules personnes présentes ce soir-là qui ne parlaient pas anglais.

Elle retourna dans la cuisine et prit la place de Frank devant l’évier pendant qu’il allait à la cave, sortir sa chemise du séchoir. Il revint en l’enfilant et se remit à bavarder, appuyé au comptoir.

Comme Anna en faisait autant, Charlie alla lui chercher une bière dans le frigo.

— Allez, p’tit chou, bois ça.

— Merci, trésor.

Sucandra posa des questions sur le papier peint de la cuisine qui était d’un jaune éclatant, envahissant, surchargé de grands oiseaux blancs saisis à divers stades du vol. Quand on le regardait vraiment, c’était plutôt bizarre.

— J’aime bien, moi, dit Charlie. Ça réveille. D’accord, on a du mal à s’en abstraire, mais au fond, je le trouve plutôt pas mal.

Frank dit qu’il allait rentrer chez lui. Anna traversa le rez-de-chaussée pour le raccompagner vers la porte.

— Tu devrais réussir à attraper un des derniers métros, dit-elle.

— Ouais, pas de problème.

— Merci d’être venu. C’était chouette.

— Ça oui.

Anna vit à nouveau ce grand sourire illuminer son visage.

— Alors, raconte, elle est comment ?

— Eh bien… je ne sais pas.

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

— Bah, tu verras bien quand tu l’auras retrouvée, dit Anna.

— Ouais, acquiesça Frank, en posant rapidement la main sur son bras, comme pour la remercier de cette pensée.

Puis, alors qu’il s’éloignait sur le trottoir, il se retourna, la regarda par-dessus son épaule et dit :

— J’espère qu’elle est comme toi !

30

En sortant de chez Anna et Charlie, Frank alla à pied jusqu’au métro, sous une petite pluie chaude. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Arrivé devant le cube qui hébergeait l’ascenseur fatidique, il se planta devant et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. C’était impossible – surtout là. Il repartit à regret, comme si, en quittant cet endroit, il laissait cette expérience irrémédiablement dans le passé. Mais elle appartenait déjà au passé, alors… Plus loin, devant l’hôtel, prendre l’escalier qui descendait vers l’entrée du métro. Il s’engagea, toujours plongé dans ses pensées, sur le long escalator qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre.

Il pensait à Anna et Charlie, chez eux, avec tous ces gens. Comment ils se tenaient l’un auprès de l’autre, se penchaient l’un sur l’autre. La façon dont Anna posait la main sur Charlie quand elle était près de lui – et dont, ce soir-là, elle évitait soigneusement les lésions provoquées par le sumac vénéneux. Comment ils se passaient et se repassaient leurs enfants sans même sembler le remarquer. Tous les petits noms qu’ils se donnaient, une habitude que Frank avait déjà remarquée, alors qu’il aurait préféré l’ignorer : ce n’était pas seulement les mots doux habituels comme chéri, trésor, mon chou, mon amour, ma douce, mon bébé, mais aussi des noms exotiques, mièvres ou suggestifs à un point incroyable : lapin, nounours, chaton, crabichou, mon petit sucre, ma poupée d’amour, ma colombe, chou-mignon, mon ange, ma belle, mon joli, c’était insensé, l’intimité du lien monogame, le narcissisme inconscient de ce monde jumeau – écœurant ! Et en même temps, Frank en crevait d’envie, de cette union profonde, confortable, sur laquelle on pouvait se reposer, dans laquelle on pouvait se perdre. Pour relation durable, et plus si affinités. Primate cherche femelle pour la vie. Une pulsion qu’on remarquait dans toutes les cultures humaines, et chez beaucoup d’espèces, aussi. Il n’était pas stupide de sa part d’en rêver.

En attendant, maintenant, il était bien embêté. Il voulait retrouver la femme de l’ascenseur. Et Anna lui avait laissé entrevoir cette possibilité. Ça pourrait prendre un moment, mais comme elle l’avait souligné, tout le monde était fiché. Au moins au département de la Sécurité du territoire, et probablement ailleurs aussi, évidemment. Il ne devait pas être si difficile que ça d’obtenir, par des voies avouables ou non, les dossiers d’entretien du métro. Il y avait bien des gens qui mettaient le génome humain en carte !

Mais il ne pourrait pas faire ça depuis San Diego. Ou plutôt, même s’il lançait ses recherches de là – on pouvait retrouver quelqu’un n’importe où, avec Google –, il serait bien avancé s’il réussissait à la retrouver. C’était un grand continent. S’il voulait que ça serve à quelque chose, il fallait qu’il reste dans la région de Washington.

Et que ferait-il, s’il la retrouvait ?

Il ne pouvait pas réfléchir à ça tout de suite ; il ne voulait pas penser à ce qui pourrait arriver une fois qu’il l’aurait localisée. Ce serait déjà trop beau. Après ça, qui pouvait dire comment elle serait ? Après tout, c’était elle qui lui avait sauté dessus (à ce souvenir, il frémit, c’était encore présent – là – dans sa chair). Sauter sur un parfait inconnu dans un ascenseur coincé, après vingt minutes de conversation. Aucun doute pour lui, c’était elle qui avait pris l’initiative ; ça ne lui serait tout simplement pas venu à l’esprit. Peut-être que ça faisait de lui un crétin ou au moins un innocent, mais c’était comme ça. D’un autre côté, peut-être qu’elle était du genre à multiplier les coups d’un soir ; les journaux gratuits disaient peut-être vrai, après tout. On parlait sans arrêt de femmes qui n’avaient pas froid aux yeux (comme Buffy) et étaient pour le moins entreprenantes sur le plan sexuel, bien qu’il n’en ait personnellement pas assez vu pour pouvoir le confirmer. Même si c’était vrai pour Marta, maintenant qu’il y réfléchissait.

Enfin, bref, il était là, dans l’ascenseur, et il partageait la responsabilité de ce qui était arrivé. Un vrai coup de chance, d’ailleurs, et il était content de lui, stupéfait, mais radieux. Il voulait la retrouver.

Sauf qu’après ça – s’il y arrivait –, quoi qu’il puisse arriver, s’il devait arriver quelque chose – il fallait qu’il soit à Washington.

Bon. Il était là.

Seulement il venait de lancer sa flèche du Parthe dans la boîte à courrier de Diane, et le lendemain matin, en arrivant, elle la lirait. Une lettre qui était, à la réflexion, une critique virulente, limite méprisante, et – quel imbécile ! – aussi peu diplomatique que possible, complaisante, irrationnelle, inadaptée – à quoi pensait-il, bordel ? D’accord, il l’avait écrite sous le coup de la colère. De l’amertume. Il avait fait ça pour ne pas avoir de retour en arrière possible, parce que, une fois que Diane l’aurait lue, il serait grillé à la NSF.

Alors que, sans cette lettre, ç’aurait été une simple formalité de rempiler pour une année. Anna le lui avait demandé, et elle parlait pour Diane, Frank en était sûr. Un an de plus, et après ça, au moins, il aurait vu où il en était.

Une rame du métro entra enfin en brinquebalant dans la station, précédée par une colonne de vent. Assis dedans, secoué et roulé dans ce tunnel de nuit qui menait vers la ville, il ruminait les récents événements sous forme d’images rapides, déchiquetées, de considérations et de souvenirs hachés, éparpillés en une sorte de kaléidoscope ou de mandala : l’algorithme de Pierzinski, le panel, Marta, Derek, la conférence des Khembalais. Anna et Charlie, penchés l’un vers l’autre au-dessus d’un comptoir de cuisine. Il n’arrivait pas à donner un sens à tout ça. En fait, les parties avaient un sens, mais il n’arrivait pas à en déduire une théorie. Juste des parties d’un sens plus général : le monde allait droit au Grand Écrasement.

Et, dans le contexte d’un monde de cette espèce, voulait-il retourner dans un seul et unique labo ? Pourrait-il supporter de travailler sur un unique et minuscule fragment de la mosaïque géante des problèmes globaux ? C’était comme ça qu’il avait toujours travaillé jusque-là, et il se pouvait qu’il n’y ait pas d’autre façon de travailler, en réalité ; mais ne s’en sortirait-il pas mieux s’il déployait ses efforts de telle sorte qu’ils soient magnifiés, en utilisant la NSF, ce bras du gouvernement, petit mais potentiellement fort ? Était-ce le propos de sa lettre, cette furieuse critique de la NSF – sa frustration de voir qu’elle faisait si peu alors qu’elle aurait pu faire tellement ? « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde », c’était ce qu’Archimède avait déclaré, non ?

En tout cas, il avait brûlé ses vaisseaux et crevé les voiles. Sa lettre était dans le casier de Diane. Quelle connerie de se priver comme ça d’un moyen d’action possible. Il était vraiment trop con ! C’était difficile à admettre, mais là, il y était bien obligé.

Mais il pouvait encore retourner à la NSF, tout de suite, et récupérer sa lettre.

Même si les équipes de sécurité étaient là, il y avait des gens qui restaient travailler tard, ou qui arrivaient tôt. Il pourrait toujours raconter une histoire de ce genre. L’ennui, c’est que le bureau de Diane serait fermé. La sécurité le laisserait peut-être entrer dans son bureau à lui, mais au douzième étage ? Sûrement pas.

Peut-être qu’il pourrait arriver le premier, demain matin, se glisser à l’intérieur et la reprendre.

Mais tout le monde savait que, la plupart du temps, la première personne qui arrivait au douzième, c’était Diane Chang en personne. Il n’aurait qu’à lui dire qu’il voulait récupérer une lettre qu’il avait mise dans son casier. Elle pourrait lui demander, non sans raison, de la lire avant, ou bien elle pourrait la lui rendre sans rien lui demander, c’était impossible à dire. De toute façon, elle comprendrait qu’il y avait quelque chose qui clochait chez lui. Et quelque chose, au fond de lui, se révulsait à cette idée. Il ne voulait pas que quelqu’un soit au courant, il ne voulait pas avoir l’air d’être à bout de nerfs, ou indécis, ou d’avoir quelque chose à cacher. Ses rares rencontres avec Diane lui avaient donné des raisons de penser qu’elle n’était pas du genre tolérant avec les imbéciles, et l’idée d’être considéré comme un imbécile lui faisait horreur. C’était déjà assez dur d’être obligé de reconnaître qu’il avait déconné.

Et s’il devait rester à la NSF, il voulait pouvoir y faire des choses. Il avait besoin du respect de Diane. Il vaudrait vraiment mieux qu’il reprenne sa lettre sans qu’elle sache jamais qu’il l’avait laissée.

Une drôle d’idée lui vint à l’esprit, presque malgré lui. Assis dans son petit bureau, le regard perdu dans le vide, il avait souvent pensé à grimper sur le mobile suspendu dans l’atrium central. Il y avait une croix, au milieu, qui se déplaçait d’un élément à l’autre, un bout de chaîne qui avait l’air difficile à escalader à main nue. Une chute serait fatale, bien sûr, mais il pourrait descendre en rappel, à partir du skydome qui coiffait l’atrium. Il ne serait même pas obligé de descendre jusqu’en bas du mobile. Le bureau de Diane était au douzième, il n’avait pas si loin à aller. C’était l’occasion de mettre à profit son expérience et son matériel d’escalade et de laveur de carreaux de gratte-ciel. Descendre par le toit de verre, effectuer une traversée pendulaire du dessus du mobile à ses fenêtres, en faire basculer une, se glisser à l’intérieur, récupérer sa lettre dans son casier, et ressortir par le même chemin, après avoir refermé la vitre derrière lui. Il n’y avait pas de caméras de sécurité pointées vers le haut de l’atrium, il l’avait remarqué au cours d’un de ses songes d’escalade ; il n’y avait pas d’alarmes sur les encadrements des fenêtres : tout irait bien. Et le sommet du bâtiment était accessible par une échelle de maintenance fixée sur le mur sud. Il l’avait remarquée, une fois, en passant devant, et il l’avait souvent escaladée pendant ses rêveries éveillées ; s’occupant l’esprit avec des images d’action physique, peut-être pour modéliser le genre de dextérité exigé par la résolution d’un problème abstrait, les biomathématiques comme une sorte de varappe sur les murs de la réalité. Ou peut-être seulement pour compenser l’ennui de rester toute la journée le cul sur une chaise.

C’était maintenant un plan, complètement formulé et prêt à être exécuté. Il n’essayait pas de se raconter que c’était le plus rationnel qu’il ait jamais échafaudé, mais il fallait qu’il agisse, là, maintenant. Il vibrait, tous les nerfs tendus à bloc, véritable Cocotte-minute bouillonnante d’action refoulée. La succession de mouvements physiques nécessaires à l’opération était à sa portée, et tous les autres facteurs de la situation le poussaient à les effectuer. En réalité, il y était obligé, s’il voulait vraiment prendre sa vie en main, enfin, et la projeter dans la direction de son désir. Changer de mer, repartir à zéro – rendre possible ce qu’il pourrait par la suite vivre avec la femme de l’ascenseur, quoi que ça puisse être. Ça devait être fait.


Il sortit à la station de Ballston, en proie à un tumulte de pensées. Il alla vers la porte du parking de la NSF, du côté sud du bâtiment, pour vérifier à quelle hauteur se trouvait l’échelle extérieure. Il n’avait qu’à apporter une caisse pour monter dessus. Il récupéra sa voiture et retourna à son appartement par les rues trempées de pluie, désertes, sans voir âme qui vive.

Chez lui, il fouilla dans le placard où il avait rangé son matériel d’escalade. Ses vieilles affaires de laveur de carreaux étaient en dessous, comme dans un site de fouille archéologique.

Il étala tout ça par terre, et ce fut comme s’il avait passé sa vie à préparer son coup. L’espace d’un instant, alors qu’il soupesait son pistolet à mastic, la bizarrerie absolue de ce qu’il s’apprêtait à faire le fit hésiter. D’abord, le pistolet à mastic ne servirait à rien sans mastic, or il n’en avait pas. Il devrait laisser des joints coupés, et quelqu’un finirait bien par les remarquer.

Puis il repensa à la femme dans l’ascenseur. Il sentait encore ses baisers. Quelques heures à peine avaient passé, et pourtant, depuis, le petit vélo qu’il avait dans la tête avait pédalé pendant ce qui lui semblait être des années. S’il voulait avoir une chance de la revoir, il devait agir. Des joints sectionnés ? La belle affaire ! Il fourra tout le reste du matériel dans son sac à dos d’escalade en nylon rouge passé, qui était déchiré sur un côté depuis une chute de pierres au Fourth Recess Lake, il y avait de ça une éternité. Il faisait souvent des trucs dingues, à l’époque.

Il reprit sa voiture, lança son sac dans le fond, rôda dans les rues sombres jusqu’à Arlington, derrière la station de Ballston. Il se gara dans une rue trempée, loin du bâtiment de la NSF. Personne. Il y avait huit millions de gens dans les environs immédiats, mais il était deux heures du matin, et il n’y avait pas un chat dans les rues. Qui pouvait nier la sociobiologie en un moment pareil ? Quelle meilleure preuve aurait-il pu rêver de leur nature animale, complètement diurne dans le technoenvironnement de la société postmoderne, profondément endormie à bien des égards, et en tout cas la nuit ? Inévitablement tombée dans un état mental encore très mal compris. Frank se sentait un peu exalté de contempler l’évidence renversante de leur animalité. Toute une ville de primates endormis. D’une façon ou d’une autre, ça confirmait l’impression qu’il avait de faire ce qu’il fallait. D’être réveillé pour la première fois depuis bien des années.

Du côté sud de l’immeuble de la NSF, ce fut l’affaire d’une seconde de dresser une caisse en plastique sur le côté et de s’agripper, en se propulsant d’une détente, au barreau du bas de l’échelle de service boulonnée à la paroi de béton. En approchant du sommet, il eut l’impression d’être très haut, et très exposé. Et il se dit que s’il était vrai qu’un excès de raison était une forme de folie, il paraissait en être guéri. À moins, évidemment, que ce ne soit en réalité la chose la plus raisonnable à faire – comme il en avait l’intuition.

Il passa par-dessus le parapet, atterrit dans une petite mare de pluie qui s’était accumulée sur le toit plat. Au centre, le grand dôme de verre de l’atrium.

Il y avait de la brume, et les nuages bas étaient orangés par les lumières de la ville. Il déploya son attirail. Le dôme était une pyramide aplatie à quatre côtés. Il s’approcha de la plaque triangulaire située le plus près de l’échelle, l’essuya et y fixa une grosse ventouse.

À l’aide de son vieux cutter, il coupa le joint de polyuréthanne rongé par le soleil qui entourait la vitre sur les trois côtés, l’arracha, dévissa les vis avec son vieux tournevis. Ensuite, il tira sur la poignée de la ventouse pour libérer la vitre en douceur, la fit pivoter presque à la verticale dans le profilé du bas, passa une courroie dans la poignée de la ventouse et l’attacha à un barreau de l’échelle. Le vide ainsi ouvert près du sommet de l’atrium était largement suffisant pour lui permettre de se faufiler à l’intérieur. Une bouffée d’air frais monta vers lui.

Il posa une serviette sur l’encadrement, enfila son harnais d’escalade et le boucla autour de sa taille. Il fixa ses cordes au barreau du haut de l’échelle. Une bombe pourrait tomber dessus sans qu’elle se décroche. Il n’avait plus maintenant qu’à se faufiler dans l’ouverture et à descendre en rappel le long de la corde, jusqu’au point où il commencerait à penduler.

Il s’assit prudemment sur le bord incliné de l’encadrement. Il sentait la bière qu’il avait bue chez Anna ballotter dans son estomac. Un tout petit peu gênant pour sa coordination, mais c’était de l’escalade. Tout irait bien. Il avait fait pire, dans sa jeunesse. Quel idiot, quand il y repensait. Même si le moment était mal choisi pour critiquer cette version de lui-même.

Il se retourna, se pencha en arrière au-dessus de l’atrium, testa le nœud en huit qui retenait la ligne – la friction était bonne –, se pencha encore plus dans l’atrium et plongea bientôt dans les profondeurs. Il tordit vigoureusement le système de rappel et sentit la corde ralentir ; elle réagit vite, et il rebondissait au bout quand il s’écrasa dans quelque chose. La surprise fut rude, parce qu’il n’avait pas l’impression d’avoir eu le temps de toucher le sol, et l’espace d’une seconde, il fut complètement désorienté. Et puis il vit qu’il avait heurté le haut du mobile et qu’il était suspendu au-dessus, la tête en bas, désespérément cramponné, d’une poigne fébrile, au mobile et à la corde.

Et très heureux d’être là. La brève chute semblait lui avoir fait l’effet d’un électrochoc ; sa peau le brûlait. Il tirailla sur sa corde, pour voir. Elle semblait solidement attachée à l’échelle sur le toit. Peut-être, après avoir placé le nœud en huit sur la corde, avait-il oublié de la tendre ; il ne se rappelait pas l’avoir fait. Dans ce cas, il aurait oublié une action instinctive, profondément enracinée chez tout grimpeur, mais il n’aurait pu honnêtement jurer l’avoir fait cette nuit-là. Il y avait beaucoup de choses qui tournaient dans sa tête ; peut-être trop.

Il fouilla prudemment dans son sac de ceinture. Il prit deux poignées ascensionnelles, les fixa avec un mousqueton à son baudrier et les clipsa sur la corde au-dessus de lui. Ensuite, il fit passer la corde en dessous de lui autour de sa cuisse et jeta un coup d’œil alentour. Il allait être obligé d’utiliser les poignées ascensionnelles pour remonter jusqu’au point voulu, avant de penduler jusqu’à la fenêtre de Diane.

Le mobile oscillait doucement. Frank l’attrapa et essaya de le maintenir jusqu’à ce qu’il s’immobilise, de peur qu’un membre du personnel de sécurité qui se serait aventuré dans l’atrium ne remarque le mouvement. Tout à coup, le vaste espace lui parut dangereusement éclairé, alors même que la seule source lumineuse était la vague lueur verdâtre de quelques boîtiers de sécurité dans les bureaux, autour de lui.

La pièce du haut du mobile était une barre incurvée en forme d’arc de cercle, suspendue par une chaîne en un point de sa circonférence, et d’où partaient deux barres plus courtes – la première à deux heures, pliée en forme d’escalier, l’autre traversant le cercle, formant un autre escalier qui descendait à quatre ou cinq mètres en dessous du cercle. Dans le noir, les barres semblaient être de différents tons de gris, mais Frank savait qu’elles étaient peintes de couleurs primaires. L’espace d’une seconde, tout ça lui parut parfaitement irréel.

Et puis l’ensemble finit par s’immobiliser. Frank fit remonter l’un des deux jumars sur sa corde, appliqua son poids dessus. Chaque mouvement devait être effectué avec délicatesse, et, l’espace d’un instant, il oublia tout le reste, plongé dans un espace propre à l’escalade, fait de concentration pure.

Il plaça l’autre jumar encore plus haut, porta délicatement son poids dessus en lâchant le premier. Un processus très mécanique et on ne peut plus normal. Il voulait quitter le mobile sans y appliquer la moindre poussée.

Mais la seconde poignée ascensionnelle glissa lorsqu’il pesa dessus, et il se rattrapa instinctivement à la corde, s’éraflant la paume avant d’être stoppé par l’autre poignée ; une brûlure rigoureusement superflue.

C’est alors qu’il commença à transpirer pour de bon. Un mauvais jumar était une mauvaise nouvelle. Celui-ci glissait très légèrement, puis il reprenait prise. Il le regarda en se disant qu’il avait peut-être été endommagé lors de la chute sur le haut du mobile. Les jumars étaient des pièces moulées, et il arrivait parfois qu’une bulle dans la matière provoque une amorce de rupture lorsqu’ils étaient soumis à un choc. Ça lui était déjà arrivé, et c’était une belle occasion de sécréter de l’adrénaline. Personne ne pouvait longtemps remonter une corde à la force des poignets.

Mais le jumar finit par tenir après avoir un peu dérapé, et en jouant avec, du bout des doigts, il constata qu’en repoussant la gâchette en place après l’avoir relâchée, il lui permettait de se bloquer plus vite. Alors, avec une patience crispante, au prix d’un combat contre la gravité qui le laissait à bout de souffle, il se contenta d’utiliser l’autre pour le gros effort de remontée, en positionnant le mauvais à la main, pour le maintenir (du moins l’espérait-il) tandis qu’il déplaçait le bon jumar vers le haut.

Il finit par arriver au niveau auquel il voulait descendre depuis le début, et fut enfin prêt à passer vraiment à l’action. Il était trempé de sueur et sa main droite le brûlait. Il essaya d’estimer le temps qu’il avait perdu – en vain. N’importe quoi entre dix minutes et une demi-heure, au jugé. Ridicule.

Penduler n’était pas difficile ; il se retrouva bientôt en train d’osciller d’avant en arrière, jusqu’à ce qu’il réussisse, en tendant le bras, à plaquer une ventouse moyenne sur la vitre du bureau de Laveta. Il se rapprocha, fit doucement le vide à l’intérieur, et elle resta collée du premier coup.

Ainsi plaqué à la fenêtre, il tira une barre en T du sac qu’il avait à la ceinture et se pencha un peu, pour l’encastrer dans la gouttière, le long de la vitre. Cela fait, il se redressa, coinça une planche à laver dans l’encoche au-dessus de la fenêtre et attacha la poignée de la ventouse à la planche avec une corde courte, maintenant la vitre de Laveta en position ouverte.

Il était paré. Il n’avait plus qu’à prendre son cutter, dévisser l’encadrement de la vitre, la soulever vers la planche à laver, presque à l’horizontale, maintenir le bord supérieur dans l’encadrement. Le fixer. L’espace le plus grand se trouvait au coin inférieur. Il se glissa dessous et entra dans le bureau, se tortillant avec l’agilité d’un gibbon, puis s’agenouilla, soufflant et haletant, sur la moquette du sol, en faisant le moins de bruit possible.

Il clipsa le filin au pied d’un fauteuil, juste pour être sûr qu’il ne retomberait pas dans l’atrium, et le laissa coincé là. Alla sur la pointe des pieds jusqu’au bureau de Laveta, et au casier de Diane, où il avait mis sa lettre.

Elle n’y était pas.

Il jeta un rapide coup d’œil sur son bureau. Ne la vit pas.

Il ne voyait pas où il aurait pu la chercher avec la moindre chance de succès. Les couloirs étaient surveillés par des caméras, et puis de toute façon, où irait-il chercher ? Elle était censée se trouver là, Diane était déjà partie quand il l’avait laissée dans son casier. En fait, c’était Laveta qui l’avait prise… Laveta ?

Désemparé, il regarda sur les autres bureaux et dans les tiroirs, mais la lettre n’était nulle part. Ne voyant pas ce qu’il pouvait faire d’autre, il retourna vers la fenêtre, décrocha sa ligne de rappel, reclipsa ses poignées ascensionnelles dessus, s’assura que la bonne était en haut, et qu’il avait bien retendu la corde avant de faire porter son poids dessus. Debout devant la vitre inclinée, face au vide, il chassa de son esprit le mystère de la lettre disparue, avec une dernière pensée pour Laveta, et la lueur qu’il croyait parfois voir dans son œil. Une nouvelle histoire de lettre dérobée. Ou peut-être que Diane était revenue. Enfin, ce n’était pas le moment d’y penser ; il était temps de se concentrer. Il devait se concentrer. La qualité onirique de la descente avait disparu, ce n’était plus maintenant qu’un exercice exténuant, dans une mauvaise lumière, difficile, pénible, un peu dangereux. Sortir, laisser retomber la vitre, revisser l’encadrement, laisser le joint coupé qui remplirait de perplexité le premier laveur de carreaux venu, un jour, plus tard… Par bonheur, bien qu’il se sente assommé par l’insuccès de sa tentative, le pilote automatique qu’il était devenu à l’issue de centaines d’heures d’escalade revint aux commandes. En fin de compte, c’était une vieille expertise, un don d’enfant, une chose qu’il pouvait faire, quoi qu’il arrive.

Ce qui valait mieux, parce que, en réalité, il avait du mal à se concentrer. À des niveaux divers, les pensées se bousculaient dans sa tête. Qu’avait-il bien pu arriver ? Qui avait sa lettre ? Arriverait-il à retrouver la femme de l’ascenseur ?

C’est ainsi que le lendemain matin, quand il entra dans le bâtiment par les moyens normaux, il leva les yeux timidement et remarqua que le mobile pendouillait maintenant selon un angle de quatre-vingt-dix degrés par rapport à la position qu’il avait toujours eue. Mais personne n’avait l’air de s’en rendre compte.

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