4. La science dans la capitale

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Quoi de neuf au rayon des statistiques désastreuses ?


Le taux d’extinction des espèces marines est maintenant plus rapide que celui des espèces terrestres ; l’effondrement des récifs coralliens entraîne l’extinction de masse des espèces tropicales ; 30 % des espèces tropicales auraient déjà disparu. Les espèces pêchables sont en régression. Menace de disparition des espèces commercialisables. Les Nations unies estiment nécessaire de réduire les quotas de pêche.

La couche arable en diminution de 400 000 hectares par an. La déforestation plus rapide dans les forêts tempérées que dans les forêts tropicales. La superficie des forêts tropicales réduite de 65 %.

Les Indiens consomment en moyenne 200 kilos de céréales par an ; les Américains 800 ; les Italiens 400. Le régime méditerranéen passe pour être le meilleur du monde sur le plan cardio-vasculaire.

On a perdu la trace de 300 tonnes d’uranium et de plutonium de qualité militaire. On signale un taux élevé de mutations de microorganismes près des sites de retraitement de déchets nucléaires. Les antibiotiques ajoutés aux aliments pour le bétail réduisent l’efficacité des antibiotiques à usage humain. Les œstrogènes déversés dans l’environnement seraient responsables de la baisse de fertilité humaine ; le taux de spermatozoïdes est le plus bas jamais constaté.

Rejet annuel de 2 milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère. L’une des cinq années les plus chaudes jamais observées. Le gouvernement fédéral anticipe un taux de croissance de 4 % de l’économie américaine au dernier trimestre.

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Anna Quibler était dans son bureau et tirait son lait. Sa porte était close, et elle avait fermé les rideaux (installés pour elle). La pompe ronronnait sur trois notes : soupir-chuintement-déclic. Le vide se faisait dans la grande coupelle de succion pendant le chuintement, aspirait son sein gauche distendu et faisait perler des gouttes de lait blanc au bout de son téton. Le lait coulait ensuite par un petit tuyau dans le sachet transparent contenu dans un tube de plastique, qu’elle remplirait jusqu’à la graduation des trois cents grammes.

Elle y faisait si peu attention, maintenant, qu’elle travaillait sur son ordinateur pendant l’opération. Elle devait juste se rappeler de ne pas laisser déborder le flacon, et de changer de sein. Son sein droit donnait plus que le gauche, alors qu’ils étaient de la même taille, mais c’était un mystère qu’elle avait renoncé à élucider. Elle avait depuis longtemps exploré les détails biologiques et techniques du processus, et en était au stade de la saturation, sinon de l’ennui : elle était trop habituée à cette routine, toujours la même. Il n’y avait rien de neuf à découvrir, alors elle était passée à autre chose. Parce que ce qu’elle aimait, c’était défricher de nouveaux sujets. C’est pour ça qu’elle continuait à cosigner des articles avec ses anciens collaborateurs de Duke, et qu’elle était toujours au comité de rédaction du Journal of Statistical Biology, alors que son travail de directrice de la division bio-informatique de la NSF l’occupait déjà plus qu’à plein temps. En réalité, ce travail était en grande partie administratif, et elle en avait fait le tour, comme du tirage de son lait. Si elle avait encore des choses à apprendre, c’était ailleurs, dans de nouveaux projets.

Pour le moment, l’un de ces projets était un petit travail de recherche sur la façon dont la NSF pouvait aider le Khembalung. Elle naviguait sur le réseau des institutions scientifiques en ligne avec une aisance née d’une longue pratique, clic de souris après clic de souris.

Parmi tous les départements de la NSF, elle avait découvert qu’il y avait un Bureau international des sciences et de l’ingénierie qui réussissait à capter dix pour cent du budget total de la NSF ; c’était impressionnant. Cette structure dirigeait un programme de biologie international qui subventionnait un projet baptisé TOGA, pour « Tropical Océans, Global Atmosphère » – Océans tropicaux, atmosphère globale. Le TOGA finançait des programmes d’études qui prévoyaient souvent l’externalisation de l’infrastructure scientifique montée pour l’occasion : à la fin de la période d’étude, elle était mise à la disposition de l’institution qui l’hébergeait.

Anna, qui avait déjà suivi des programmes d’externalisation de structure pour d’autres projets de la NSF, ajouta celui-ci à la liste. C’était à cause de projets de ce genre qu’on disait, sur le mode humoristique, que le mobile accroché dans l’atrium était censé représenter un marteau et une faucille stylisés, afin que les gens de l’extérieur ne reconnaissent pas la tendance socialisante de la NSF à redistribuer le capital et à faire comme si le monde appartenait à tous de façon équitable. Anna appréciait cette tendance et les projets qui en résultaient, même si elle ne les voyait pas en termes politiques. Elle aimait juste la façon dont la NSF privilégiait le travail plutôt que la théorie ou les discours. C’était aussi sa façon préférée d’agir. Elle préférait les solutions quantifiées aux problèmes quantifiés.

Dans ce cas précis, le problème était la petite île des Khembalais (52 kilomètres carrés, selon leur site Internet), qui se trouvait manifestement dans un endroit beaucoup trop classe pour collaborer aux études en cours sur les inondations du Gange et les marées de tempête de l’océan Indien. Anna envoya des documents par mail à Drepung, avec copie à l’Institut des hautes études du Khembalung, dont il lui avait parlé.

D’après son site, l’Institut se consacrait aux « études médicinales et religieuses », quoi que ça puisse bien vouloir dire, et elle n’avait pas envie de le savoir, mais tout irait bien : si les Khembalais arrivaient à monter un bon dossier, le besoin d’élargir le domaine de recherches de l’Institut pourrait jouer en leur faveur, leurs chercheurs pouvant entrer dans la rubrique « impacts au sens large ».

Elle continua ses recherches sur Internet. L’USGCRP (pour « US Global Change Research Program ») : deux milliards de dollars par an pour appuyer les recherches sur les interactions des changements d’origine naturelle et humaine dans l’environnement mondial et leurs répercussions pour la société. Le SAS-RRC, le Centre de recherche régional pour l’Asie du Sud, basé au Laboratoire national de physique de New Delhi. Des stations au Bangladesh, au Népal et dans l’île Maurice… La Chine et la Thaïlande, les études sur les émissions de gaz à effet de serre… L’INDOEX, l’Indian Ocean Experiment, qui s’intéressait aussi aux gaz à effet de serre, tout comme son émanation, le projet ABC, pour Asian Brown Cloud, qui étudiait le brouillard de plus en plus épais sous lequel disparaissait le sud de l’Asie, et qui provoquait des moussons irrégulières, avec les conséquences désastreuses que cela supposait. En tout cas, le Khembalung était bien placé pour participer à l’étude. Tout comme à l’ALGAS[5] et au LOICZ[6]. Hmm. Sauf que ceux-là devaient être un peu à court d’argent. Le Sri Lanka était en pointe dans le domaine de la modélisation des estuaires – le Khembalung ferait un site d’étude idéal. La formation, le travail sur le Net, le budget du cycle biogéo-chimique, la modélisation socio-économique, les impacts sur les systèmes côtiers d’Asie du Sud. Elle indexa le site, l’ajouta au mail. Un organisme de recherche dans le delta du Gange serait bien utile à tous les partenaires…

— Et merde !

Quelle idiote… Elle avait trop rempli le biberon de lait. Ce n’était pas la première fois. Elle coupa la pompe, transvasa un peu de lait du biberon trop plein dans un biberon à sachet de cent cinquante grammes. Elle en remplissait toujours quelques-uns, ce qui permettait à Charlie de donner un peu de rab ou un petit en-cas à Joe quand il avait particulièrement faim. Elle n’avait jamais raconté à Charlie que la plupart de ces « en-cas » découlaient de sa distraction. Et Joe ayant souvent très faim, d’après Charlie, ils étaient bien utiles.

Quant à elle, elle mourait de faim. Comme toujours après ces séances de tétée artificielle. Elle avait vaguement calculé – les éléments qu’elle avait trouvés sur le sujet étaient assez sommaires – que chaque demi-litre de lait qu’elle se tirait correspondait à quelques milliers de calories brûlées la veille. Quoi qu’il en soit, elle pouvait courir, la conscience tranquille, et avec un grand plaisir, vers la pizzeria et manger tout son content. En réalité, il fallait absolument qu’elle mange quelque chose, ou elle aurait des vertiges.

Mais d’abord, il fallait qu’elle se tire un peu de lait de l’autre sein, sinon elle ne serait pas à l’aise. Elle rangea donc le flacon de trois cents grammes dans le petit réfrigérateur, puis remplit, avec l’autre sein, le biberon de cent cinquante grammes, tout en lançant l’impression de la liste des sites qu’elle avait visités. Elle pourrait ainsi rédiger des notes tout en mangeant, avant d’oublier ce qu’elle avait trouvé.

Elle appela Drepung sur son portable.

— Drepung, vous ne voudriez pas venir déjeuner avec moi ? J’ai des idées sur la façon dont vous pourriez obtenir, de la NSF et d’autres organismes, une aide scientifique pour le Khembalung.

— Oui, bien sûr, Anna, merci beaucoup. Si vous voulez, on peut se retrouver dans vingt minutes à la Food Factory. Là, j’essaie d’acheter des chaussures à Rudra, dans la rue, tout près.

— Super ! Quel genre de chaussures cherchez-vous ?

— Des chaussures de sport. Il va adorer ça.

En allant prendre l’ascenseur, elle tomba sur Frank.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-il en indiquant la liste.

— Des infos pour les Khembalais, répondit-elle. Les programmes que nous suivons ou auxquels nous participons et qui pourraient les aider.

— À étudier la façon de s’adapter à l’élévation du niveau de la mer ?

— Pas seulement, répondit-elle en fronçant les sourcils. En s’y prenant bien, on pourrait leur procurer une aide structurelle importante.

— Tant mieux. Mais tu sais, en fin de compte, les études ne suffiront pas. Et la NSF n’a pas de baguette magique pour apporter un remède aux problèmes. Elle se contente de financer des études pour ses clients.


Le commentaire de Frank tarabustait Anna, et, après un agréable déjeuner avec Drepung, elle remonta dans son bureau et appela Sophie Harper, qui faisait le lien entre la NSF et le Congrès.

— Sophie, la NSF ne lance jamais d’appels à des projets de recherche ?

— Plus depuis longtemps. Sa politique générale consiste à répondre aux demandes.

— Et il n’y aurait pas moyen que la NSF, euh, fixe le programme, si vous voyez ce que je veux dire ?

— Non, pas vraiment. Nous demandons des fonds au Congrès selon des procédures très spécifiques, et les budgets qui nous sont alloués le sont pour des projets définis.

— Alors nous devrions pouvoir accorder un financement à des choses radicalement différentes ?

— C’est ce que nous faisons. Je pense que ce qu’il faut se dire, c’est que c’est la science qui fixe le programme. En réalité, c’est pour ça que les commissions des finances ne nous aiment pas beaucoup.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est elles qui tiennent les cordons de la bourse, mon chou ; et que ces gens-là sont très jaloux de leurs prérogatives. J’ai entendu des sénateurs qui croient que la Terre est plate me demander : « Est-ce que vous essayez de me dire que vous savez mieux que moi ce qui est bon pour la science ? » Et c’est exactement ce que je fais, bien sûr, parce que c’est vrai, mais que voulez-vous que je réponde ? Voilà le genre d’individus avec qui nous sommes parfois obligés de composer. Même la meilleure des commissions éprouve une révulsion fondamentale pour l’autonomie de la science.

— Mais la seule liberté dont nous disposons est celle d’étudier des choses.

— Je ne comprends pas ce que vous racontez.

— Moi non plus, soupira Anna. Écoutez, Sophie, merci. Je reviendrai vers vous quand j’aurai une idée plus précise de ce que j’essaie de vous demander.

— Pas de problème. Regardez les pages « Qui sommes-nous ? » de la NSF sur notre site. Vous en apprendrez beaucoup.


Anna raccrocha et suivit son conseil.

Elle n’avait jamais eu l’occasion de parcourir les pages historiques du site Internet ; elle n’avait pas la passion du passé. Mais elle attachait de l’importance à l’avis de Sophie, et, en les lisant, elle se rendit compte qu’elle avait raison. Anna travaillait à la Fondation depuis si longtemps qu’elle avait l’impression d’en connaître l’histoire de A à Z. Ce n’était pas vrai.

Au départ, c’était l’histoire du combat plus ou moins victorieux de la science pour étendre son emprise sur le monde. Après la Seconde Guerre mondiale, Vannevar Bush, qui avait dirigé le Bureau de la science et de la technologie pendant le conflit, avait milité pour la création d’une agence fédérale permanente destinée à soutenir la recherche fondamentale, au motif que c’était la science – le radar, la pénicilline, la bombe – qui avait gagné la guerre. Le Congrès, convaincu, avait voté une loi qui avait permis la création de la NSF.

Mais le kriegspiel ne s’était pas arrêté là, le Congrès et le Président contestant aux chercheurs le fait qu’ils aient leur mot à dire quant à la définition de la politique nationale. Truman avait commencé par imposer que la Fondation soit dirigée par un comité de directeurs choisis par le Président. Ensuite, Nixon avait supprimé le Bureau de la science et de la technologie, dirigé, de fait, par la NSF, le remplaçant par un unique « conseiller scientifique ». Le congrès Gingrich avait enfoncé le clou en abolissant son Bureau d’évaluation technologique. Les administrations Bush avaient tiré un trait sur les budgets des principaux programmes scientifiques, les uns après les autres. Et ça continuait.

Il n’arrivait qu’occasionnellement, dans ce combat politique, que la science se regroupe et remporte quelques rounds. Après les Spoutniks, les savants avaient été invités à remonter sur le ring. Le budget de la NSF avait été surgonflé. Et dans l’activisme des années 1960, la NSF avait accouché d’un programme baptisé IRRPOS, pour « Interdisciplinary Research Relevant to Problems of Our Society ». Tout un programme, en effet… Quelle époque !

Cela dit, réflexion faite, cet intitulé ronflant décrivait particulièrement bien ce qu’Anna avait en tête quand elle avait appelé Sophie : la « recherche interdisciplinaire, relative aux problèmes de la société » – n’était-ce vraiment qu’une idée farfelue typique des années 1960 ?

Par la suite, l’IRRPOS était devenu le RANN, « Research Applied to National Needs ». Les problèmes de la société avaient cédé le pas devant les besoins nationaux, et le RANN avait été supprimé pour avoir été trop appliqué ; le président Nixon n’avait pas apprécié qu’il s’élève contre les missiles de défense antibalistiques. À peu près au même moment, il créait l’EPA, l’Agence de protection de l’environnement, qui ne dépendait plus du Congrès mais était placée directement sous son autorité.

Le combat pour le contrôle de la science se poursuivait. Il était clair pour Anna que beaucoup d’administrations et de Congrès ne voulaient tout simplement pas entendre parler d’évaluation de la technologie, pas plus que de l’environnement. De crainte sans doute qu’ils ne viennent entraver la marche des affaires. Ils ne voulaient rien savoir.

Et pour Anna, il ne pouvait y avoir de plus grand crime intellectuel. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’on puisse ne pas vouloir savoir. Ce qui ne les empêchait pas de vouloir mener la danse. C’était dingue. Même Joe avait plus de sens commun. Comment pouvait-il y avoir des gens pareils, à quoi pouvaient-ils bien penser ? Sur quelles bases échafaudaient-ils un mélange aussi incohérent de désirs, comment pouvaient-ils vouloir à ce point rester dans l’ignorance tout en s’accrochant au pouvoir ? Étaient-ce deux éléments de la même dinguerie ?

Elle coupa court à cet enchaînement de pensées et lut l’article jusqu’au bout. « Aucune agence n’opère dans le vide », disait-il. Quelle façon de présenter les choses ! La NSF avait encaissé des coups, elle avait prospéré, stagné, s’était adaptée – elle avait survécu tant bien que mal. Et malgré toutes ces vicissitudes, ses principes de base et ses méthodes avaient tenu bon, au service de la recherche fondamentale, accordant des subventions au lieu de marchander des contrats ; prenant des décisions grâce à l’évaluation par ses pairs et non par caprice bureaucratique ; embauchant des savants compétents pour créer un bureau permanent et recrutant du personnel temporaire parmi les experts de pointe dans tous les domaines.

Anna y croyait. Elle croyait qu’ils avaient fait un bien démontrable. Cinquante mille demandes de subvention par an, quatre-vingt mille personnes pour les étudier, dix mille projets financés, vingt mille bourses en cours d’attribution. Tout cela pour étendre la connaissance scientifique et l’influence de la science sur les affaires humaines.

Elle se cala contre son dossier. Toute cette recherche fondamentale, tout ce bon travail… Et pourtant, voyez l’état du monde, allez savoir pourquoi, ça n’avait pas suffi. Il allait peut-être falloir qu’ils envisagent de s’y prendre autrement.

14

Des primates au volant. Des fous du volant, assurément ! À les voir, on se disait qu’ils étaient tous voués à mourir dans des carambolages en série. Toutes ces voitures auraient dû se rentrer dedans en une gigantesque frénésie d’autodestruction, un autodafé global.

Mais c’étaient des primates, des créatures sociales. Leur cerveau s’était hyperdéveloppé afin de leur permettre d’effectuer les calculs nécessaires pour s’entendre entre eux. C’étaient les mêmes parties du cerveau qui servaient à conduire dans une circulation dense ; les feintes et les frustrations étaient accompagnées par la satisfaction presque subliminale de remporter une victoire, ou les ententes conjoncturelles et peu enthousiastes en vue d’un avantage mutuel. Que ce pauvre crétin rejoigne notre file avant la fin de la bretelle d’accès, ça se révélera payant à long terme, on s’y retrouvera sur la vitesse globale du trafic. Ainsi raisonnait le petit primate.

Quand les choses se passaient bien. Mais on voyait aussi, de temps à autre, des gens qui se conduisaient mal. On se serait cru dans une partie géante de dilemme du prisonnier, un jeu classique faisant intervenir deux prisonniers séparés à qui on demandait de trahir l’autre, avec une promesse de libération à la clé. Selon le barème de notation standard des modélisations informatiques, si les prisonniers étaient loyaux l’un envers l’autre et ne disaient rien, on leur attribuait trois points à chacun ; si l’un des deux trahissait et pas l’autre, le traître recevait cinq points et l’autre zéro. Avec ce système de notation, si on jouait au jeu de façon répétée, une première itération montrait qu’il valait mieux trahir systématiquement. C’était la stratégie qui rapportait le plus de points à long terme, d’après les simulations… quand on ne jouait qu’une fois avec des étrangers qu’on ne revoyait jamais. La circulation se rapprochait évidemment de cette configuration.

Mais l’ombre de l’avenir faisait toute la différence. Au fond, on se retrouvait tous les jours dans le même embouteillage, avec la même population de joueurs. Donc, si on jouait comme si on rencontrait tous les jours les mêmes adversaires, ce qui était le cas, d’une certaine façon, on apprenait à les connaître, de même qu’ils apprenaient des choses sur nous, et certaines stratégies élaborées étaient plus payantes que la trahison systématique. La première de ces stratégies, dite du « donnant, donnant », consistait à faire à l’adversaire ce qu’il vous avait fait la fois précédente. Elle rapportait plus que de trahir systématiquement. C’était une découverte assez encourageante, d’une certaine façon, parce que ça pouvait mener au meilleur comme au pire, et que le pire était un combat sans fin. Des tests ultérieurs avaient fait apparaître des versions révisées, couronnées de succès divers, du « donnant, donnant », comme le « donnant, donnant généreux », qui consistait à accorder une trahison à l’adversaire avant de lui rendre la pareille, ou le « toujours généreux », qui marchait bien, dans certaines conditions limitées. Ou – et c’était la stratégie dominante, d’après Frank, un donnant, donnant aléatoirement généreux, qui consistait à pardonner une trahison à l’adversaire avant de lui rendre la monnaie de sa pièce, mais seulement une fois sur trois, de façon randomisée : on ne se faisait pas régulièrement avoir par l’une des stratégies moins coopératives, mais on pouvait encore, le cas échéant, se sortir d’une spirale mortelle de type donnant, donnant. Différentes versions de ces stratégies aléatoires, fermes mais justes, semblaient mieux marcher quand on rencontrait toujours le même adversaire.

Dans la circulation, au travail, dans toutes sortes de relations, la vie sociale n’était qu’une succession de dilemmes du prisonnier. S’opposer ou coopérer ? Faire preuve d’égoïsme ou de générosité ? L’idéal aurait été de pouvoir toujours compter sur les autres pour coopérer, et de pouvoir tranquillement se montrer généreux ; mais, dans la vie réelle, les gens se révélaient indignes de cette confiance. Cette prise de conscience était peut-être l’un des plus grands chocs de l’adolescence. Et il y en avait, hélas, chez qui elle se produisait à un âge encore plus tendre. Après ça, il fallait gérer les situations au cas par cas, chacun élaborant sa stratégie en fonction de son histoire personnelle, ou de sa personnalité, comment savoir ?

La circulation n’était pas l’endroit idéal pour essayer d’en décider. S’arrêter, repartir, s’arrêter, repartir, pare-chocs contre pare-chocs. Frank s’émerveillait que certains clignotants réussissent à exprimer une envie désespérée de changer de file, alors que d’autres semblaient patients et dignes. Le rythme du clignotement, peut-être, ou la façon dont le véhicule se rapprochait de la file dans laquelle il voulait s’insinuer. Peut-être un clignotement rapide avait-il l’air insistant et geignard, alors qu’un clignotement lent évoquait une inertie déterminée…

C’était une mauvaise idée de prendre le Beltway, de toute façon. D’une façon générale, sur le périph, les conducteurs étaient des traîtres. Frank avait défini comme principe général que les conducteurs de la côte Est étaient moins généreux que les Californiens. Sur la côte Ouest, ils pratiquaient le donnant, donnant, ou même le ferme mais juste, parce que ça faisait avancer les choses plus vite. Enfin, ça voulait peut-être seulement dire que les Californiens avaient survécu à beaucoup plus d’embouteillages sur l’autoroute. Les gens apprenaient à jouer à ce jeu-là depuis leur plus tendre enfance, assis dans leur siège pour bébé, et c’est comme ça que sur les autoroutes californiennes, quand deux voies fusionnaient, les voitures s’intercalaient comme les dents d’une fermeture Éclair, à une vitesse impressionnante, chacun comptant sur les autres pour connaître le jeu et respecter la règle. Même les jeunes mâles coopéraient. Dans ce domaine, sinon dans les autres, la Californie était vraiment à la pointe du progrès, le fer de lance de l’évolution del’Homo automobilicus.

Alors que là, sur le Beltway, c’était la trahison généralisée. Comme si tout le monde s’ingéniait à gagner un point en provoquant un accident. Surtout les gros 4×4. Tous des traîtres. Et puis il y avait les petites voitures qui cédaient toujours, les poires. Une combinaison effroyable. D’une lenteur qui défiait l’observation. Tellement lent, tellement superflu que ça donnait envie de hurler.

Et de temps en temps, Frank hurlait. Encore une satisfaction de primate offerte par la circulation : vous pouviez injurier des gens qui se trouvaient à trois mètres de vous, ils ne vous entendaient pas. Le cerveau simiesque n’avait aucune explication à ça ; c’était une sorte de phénomène magique, de « sublime technologique », selon la formule consacrée : l’émotion ressentie quand notre cerveau de primate n’arrivait pas à trouver une explication naturelle à ce qu’il voyait.

Parce que c’était bel et bien sublime, d’échapper à toute contrainte et d’invectiver férocement quelqu’un qui se trouvait tout près sans avoir à redouter les conséquences d’une transgression sociale aussi grave. C’était peut-être moins satisfaisant que la coopération, mais c’était peut-être plus rare. Et de toute façon, c’était déjà quelque chose.

Il avançait au pas avec sa voiture, en jurant. Il n’aurait jamais dû prendre le périph. Il était toujours saturé, à cette heure-ci. Avancer d’un centimètre, s’arrêter. Invectiver les traîtres et les poires. Avancer d’un centimètre…

La circulation était vraiment bloquée, et Frank se rendit à l’évidence : il allait arriver en retard. Et juste le premier jour de son panel bio-informatique ! Il devait arriver à l’heure pour le faire démarrer ; il n’y avait pas une minute de creux dans le programme. Les panélistes venaient d’un peu partout. Ils avaient dû passer la soirée de la veille à se barber en ville, et il arrivait souvent qu’il n’y ait pas assez d’eau chaude au Holiday Inn du Ballston Complex pour que tout le monde puisse prendre sa douche en même temps, alors il y avait de fortes chances pour que certains soient grognons. Ils devaient déjà commencer à se réunir en ce moment même, dans la salle de conférences du deuxième étage, prêts à s’y mettre et sentant bien qu’ils n’auraient jamais le temps d’étudier toutes les demandes de subvention à l’ordre du jour. Frank avait volontairement chargé le programme, et ils avaient des avions à prendre, le lendemain soir, pour rentrer chez eux, des avions qu’ils ne pouvaient pas se permettre de rater. Il n’y avait pas d’embouteillage qui tienne : arriver en retard dans ces circonstances serait vraiment cavalier. Il essuierait des regards réprobateurs, peut-être même une ou deux réflexions de Pritchard ou de Lee ; il devrait se justifier, faire des excuses. Ça pourrait interférer avec ses plans. Il traita de tous les noms le conducteur d’une voiture qui lui avait inutilement coupé la route.

Et puis, en arrivant au niveau de la route 66, il décida, sur un coup de tête, de la prendre, alors qu’à cette heure-ci elle était réservée au covoiturage. Normalement, il jouait le jeu, mais là, il était tellement désespéré qu’il prit la bretelle et s’engagea sur la route 66, où on roulait mieux, en effet. Tous les véhicules étaient occupés par au moins deux personnes, bien sûr, et Frank resta sur la file de droite en se faisant le plus discret possible, comptant, pour empêcher un trop grand nombre de gens de remarquer sa transgression, sur le fait que, dans les voitures occupées par plusieurs passagers, l’attention était souvent tournée vers l’intérieur. Évidemment, les voitures de police qui patrouillaient sur l’autoroute traquaient les contrevenants comme Frank, et il prenait un risque qu’il aurait préféré éviter, mais le risque lui paraissait moindre que de rester sur le périphérique et d’arriver en retard.

Il conduisit donc, en proie à une certaine tension, lorsqu’il put enfin indiquer qu’il sortait à Fairfax. Mais, en approchant de la bretelle de sortie, il vit une voiture de police garée sur le bas-côté. Les flics regagnaient leur véhicule après avoir réglé son compte à un transgresseur de son espèce. Il suffirait qu’ils lèvent les yeux pour le repérer.

Un gros semi-remorque ralentit pour sortir juste devant lui. Sans prendre le temps de réfléchir, encore une fois, Frank appuya sur l’accélérateur, doubla le camion par la gauche afin de se dissimuler à la vue des flics, puis il se rabattit devant le monstre, en accélérant pour ne pas lui faire une queue de poisson : avec largement la place, et sans faire le malin. Il serra à droite, prit la bretelle de sortie en ralentissant à cause du feu qu’il savait se trouver après le virage.

Tout à coup, il y eut un rude coup de klaxon juste derrière lui. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur, qui était rempli par la calandre du semi-remorque, ses phares à peu près à la hauteur du toit de sa voiture. Frank appuya sur l’accélérateur.

Puis, comme il se rapprochait de la voiture qui se trouvait devant lui, il dut freiner. Tout à coup, le camion le dépassa par la gauche, exactement comme il l’avait doublé, mais il dut, pour cela, monter sur le bas-côté incliné. Frank jeta un coup d’œil au chauffeur et vit un visage furibard, écumant de rage, penché vers lui. Des cheveux longs, gras, un faciès rougeaud, moustachu, une colère irrépressible.

Frank le regarda à nouveau et haussa les épaules, avec une grimace et un geste qui voulaient dire « Quoi ? », puis il freina pour que le gars puisse se rabattre devant lui. Il s’en félicita, parce que l’autre lui fit une queue de poisson, manquant de peu son phare avant gauche. Si Frank n’avait pas ralenti, il l’aurait envoyé dans le décor. Quel con !

Puis le type donna un coup de frein si brutal que Frank manqua lui rentrer dedans, ce qui aurait été un désastre, compte tenu de la hauteur du camion : le pare-brise de Frank se serait encastré dans l’arrière de la caisse.

— Putain de merde ! s’exclama-t-il, choqué. Espèce de salaud ! Je ne t’ai même pas effleuré !

Puis le camion s’arrêta pour de bon, en plein milieu de la sortie.

— Nom de Dieu ! Le sacré fumier d’idiot ! hurla Frank.

Peut-être avait-il serré le type de plus près qu’il ne l’avait cru. Ou alors, le type le persécutait pour avoir emprunté la route 66 alors qu’il était seul dans sa voiture. Mais ce crétin en faisait bien autant ! C’est alors que la portière du camion s’ouvrit. Le conducteur sauta à terre et s’approcha en roulant des mécaniques. Il regarda Frank qui criait toujours, s’arrêta, darda vers lui un doigt tremblant et plongea vers l’arrière de son camion, où il prit une barre à mine.

Frank passa la marche arrière, recula, freina, repassa en marche avant et accéléra en balançant le volant afin de doubler le camion par la droite. Les gens, derrière eux, klaxonnaient, mais ils ne connaissaient pas la moitié de l’histoire. Frank s’engouffra dans la file maintenant déserte, en hurlant des jurons triomphants à l’intention du dingue.

Malheureusement, une voiture attendait au feu rouge, au bout de la bretelle de sortie, et Frank dut s’arrêter. Au même instant, il y eut un choc sourd, et il fut projeté vers l’avant. Le camion lui était rentré dedans par l’arrière, très violemment.

ESPÈCE D’ENCULÉ ! beugla Frank, maintenant terrorisé.

Il avait affaire à un fou ! Le camion reculait, probablement pour lui rentrer dedans à nouveau, alors il repassa la marche arrière, et fonça dans le camion avec sa petite Honda. Il eut l’impression d’être rentré dans un mur. Puis il repassa la marche avant et se coula dans l’espace laissé libre à droite de la voiture arrêtée au feu, tourna à droite et s’insinua en accélérant à fond entre deux voitures qui filaient sur la route principale, ce qui lui valut d’autres coups de klaxon hargneux. Il regarda dans son rétroviseur. Le feu était passé au vert, le camion tournait pour le suivre, et il n’était pas loin.

— Et merde !

Frank accéléra, vit une trouée dans la circulation qui arrivait en face, et effectua un demi-tour sur les chapeaux de roue, traversant toutes les voies pour prendre Glebe Road – dans la mauvaise direction pour aller à la NSF. Il roula pied au plancher en slalomant frénétiquement entre les voitures qu’il doublait à toute vitesse, regardant dans son rétroviseur quand il pouvait. Le camion apparut dans le lointain, s’engageant sur Glebe après lui. Frank poussa un juron, désespéré.

Il décida d’aller tout droit vers une caserne de pompiers qu’il se rappelait avoir vue sur Lee Highway. Il tourna à gauche dans Lee en accélérant autant que le lui permettait sa petite voiture à pile à combustible, prit la direction du parking, y entra dans un grand bruit de freins, descendit de voiture et courut vers le bâtiment en regardant dans Lee, vers Glebe.

Mais le fou ne se montra pas. Il avait disparu. Perdu sa trace, ou cessé de s’intéresser à lui. Décidé de persécuter quelqu’un d’autre.

Tout en fulminant, Frank alla voir l’arrière de sa voiture. Pas de dégâts apparents, étonnamment. Il se remit au volant et retourna vers le sud et le bâtiment de la NSF en revivant l’expérience. Incapable de penser à autre chose. Il n’avait pas idée des raisons pour lesquelles tout cela était arrivé. Il avait dépassé le type, mais ne lui avait pas vraiment coupé la route, et même s’il était vrai qu’il avait emprunté la route 66 alors qu’il n’en avait pas le droit, le type était dans le même cas. C’était inexplicable. Il se prit à penser que face à un tel comportement les modélisations comme le dilemme du prisonnier étaient vaines. Certaines personnes ne réfléchissaient pas d’une façon rationnelle. Surtout pas, peut-être, celles qui conduisaient des semi-remorques trop gros, et plus particulièrement un camion crasseux et bugné de partout, au lieu d’un de ces cuirassés de la route qui donnaient l’impression de sortir de l’usine et que pilotaient les charpentiers de la région gonflés aux stéroïdes. Alors peut-être que c’était un problème de classe, le ressentiment d’un bouffeur de pétrole au chômage envers un bureaucrate en voiture à pile à combustible. La revanche du passé sur le futur, le réactionnaire qui attaquait le progrès, le pauvre qui agressait le mec à l’aise. Un mâle bêta dans un engin bêta, furieux qu’un mâle alpha puisse se croire alpha au point de pouvoir doubler une machine bêta et s’en tirer comme ça.

Quelque chose dans ce goût-là. Une espèce de paumé, de déjanté de trou du cul de loser, qui avait déjà trop bu à sept heures du matin et qui avait pété les plombs.

Frank se retrouva malgré tout dans le parking de la NSF juste à temps pour prendre l’ascenseur et arriver au deuxième étage avant d’être en retard. Il se précipita dans les toilettes des hommes, s’aspergea le visage d’eau pour se laver la tête de l’affreux incident. Cela dit, la péripétie était tellement étrange et désagréable qu’il n’eut pas particulièrement de mal à reprendre le dessus, et à passer à la suite. Une horreur incongrue est facile à chasser de son esprit. Il était temps de se concentrer sur le travail de la journée. Le programme du panel était verrouillé par les gens qu’il y avait conviés. La peur qu’il avait eue sur la route et qui lui avait glacé le sang n’avait fait que nourrir sa détermination.


On leur avait attribué une salle de conférences dont la grande baie vitrée donnait sur les autres locaux de la NSF, et les panélistes qui venaient là pour la première fois observaient la ruche de bureaux en faisant les commentaires habituels sur Fenêtre sur cour et autres banalités.

— Une sorte d’ersatz de collégialité, disait l’un d’eux, sans doute Nigel Pritchard.

— Comme ça, les gens ne peuvent pas faire autrement que de travailler.

Dans la savane, pour avoir une vue pareille, il fallait se trouver en un point surélevé, où le groupe se reposait dans une sécurité relative, à l’affût de tout ce qui comptait un peu dans la vie des individus. Au royaume de l’épouillage, du babillage, des conflits d’influences. L’idéal, en d’autres termes, pour un panel d’évaluation de demandes de subvention. C’était, au fond, l’un des éternels sujets de conversation : qui va-t-on laisser entrer, qui va-t-on éjecter ? Une économie de groupe basique, de crédit social, d’accès à la nourriture et aux femelles – chaque chose mesurée et échangée en termes manichéens. Oui, encore un dilemme du prisonnier. On n’en sortait jamais.

Mais Frank aimait bien celui-là. Il était très nuancé par rapport à bien d’autres, et c’était l’un des rares à échapper encore au monde de l’argent. L’évaluation par des collègues anonymes – un travail bénévole – un scandale !

Mais la science ne marchait pas comme le capitalisme. C’était là que le bât blessait, c’était l’un des rares écueils dans le dysfonctionnement général du monde. Le capitalisme menait le monde, mais l’argent était une mesure trop simpliste et inadéquate de la richesse générée par la science. Au cours d’une carrière scientifique, on accumulait un capital de crédit en faisant cadeau au système d’une certaine quantité de travail, d’une façon qui pouvait paraître altruiste. Les gens s’en souvenaient, et on était remboursé par la suite sous forme de postes, de labos. C’était donc un bon investissement pour l’individu, et sous forme de cadeau au groupe. C’était le jeu à somme non nulle que le dilemme du prisonnier pouvait devenir si tout le monde optait pour la stratégie du « toujours généreux », ou, mieux, du « ferme mais juste ». C’était aussi ça, la science : un endroit où l’on entrait en acceptant de s’en tenir aux stratégies de coopération, afin de maximiser le retour global du jeu.

En théorie, c’était vrai. C’était aussi un comportement classique de la troupe de primates. Il y avait beaucoup de donnant, donnant. Et parfois des trahisons. Tout le monde courait après un labo à soi, ou un projet personnel. Il suffisait que ce soit assez rentable pour vous permettre de vivre à l’aise avec votre famille. Là, vous aviez atteint le niveau humain optimal. Il n’était pas nécessaire d’avoir plus d’argent que ça, d’autant que cela impliquait généralement de s’investir dans un monde de complications et de stupidité. Voilà ce qu’entraînait l’appât du gain. Il y avait dans la science suffisamment de moyens et d’objectifs accessibles, ce qui la maintenait dans la droite ligne des valeurs mentales les plus profondes de la savane. Un savant attendait de la vie les mêmes choses qu’un australopithèque ; ils en étaient là.

Frank observait donc avec un rare degré de joie les intervenants qui vibrionnaient dans la pièce.

— Bon, allons-y.


Ils s’assirent, posant leurs ordinateurs portables et leurs gobelets de café à côté des consoles informatiques intégrées à la grande table. Ces consoles leur permettaient d’afficher, pour chaque dossier, une page plein écran avec leurs notes et leurs commentaires. Tous les membres du groupe connaissaient la procédure. Certains s’étaient déjà rencontrés, et ils avaient presque tous lu leurs travaux respectifs. Ils étaient huit :

Le Dr Frank Vanderwal, modérateur de la NSF (détaché de l’université de San Diego, Californie, département de bioinformatique) ;

Le Dr Nigel Pritchard, département sciences informatiques du Georgia Institute of Technology ;

Le Dr Alice Freundlich, département de biochimie de Harvard ;

Le Dr Habib Ndina, école de médecine de l’université de Virginie ;

Le Dr Stuart Thornton, département de génomique de l’université de College Park, Maryland ;

Le Dr Francesca Taolini, centre d’études bio-informatiques du MIT ;

Le Dr Jerome Frenkel, département de génomique de l’université de Pennsylvanie ;

Le Dr Yao Lee, université de Cambridge, professeur en visite au département de microbiologie de l’université George Washington.


Frank fit ses remarques préliminaires habituelles et dit :

— Nous avons beaucoup de dossiers à examiner, cette fois. Je regrette qu’il y en ait autant, mais c’est comme ça. Je suis sûr que nous en viendrons à bout avec un peu de discipline. Je vous propose le cadre suivant : un quart d’heure par dossier, et nous devrions arriver à en traiter douze ou même quatorze avant le déjeuner. Qu’en dites-vous ?

Tout le monde acquiesça et tapota pour afficher le premier dossier.

— Oh, avant que nous ne commencions, je voudrais que tout le monde me remette sa déclaration de conflit d’intérêts, s’il vous plaît. Je dois vous rappeler qu’en tant qu’arbitres, ici, vous avez un conflit d’intérêts à déclarer si vous êtes responsable du projet qui fait l’objet de la demande de subvention, si vous êtes directeur de thèse ou conseiller du responsable de projet, ou si vous travaillez pour le même organisme que lui ou l’un des coresponsables de projet ; si, au cours des quatre dernières années, vous avez travaillé avec le responsable de projet ou l’un ou l’autre de ses associés ; si vous êtes candidat à un poste auprès de l’organisme qui présente la demande ; si vous avez reçu, au cours de l’année en cours, des honoraires ou toute autre rémunération de l’organisme demandeur, si vous êtes un proche membre de la famille du responsable de projet ou de l’un de ses partenaires ; si vous détenez des parts dans une compagnie associée au projet, ou si vous avez un intérêt financier quelconque à l’accord ou au refus de la subvention. Tout le monde a bien compris ? Bon, alors faites passer ces fiches vers moi, s’il vous plaît. Seuls quelques-uns parmi vous devront s’abstenir de voter pour certaines des propositions d’aujourd’hui, mais à ma connaissance, nous sommes tranquilles pour la plupart d’entre vous. D’accord ?

— Comme je vous l’ai dit, je m’abstiendrai pour le dossier Esterhaus, répondit Stuart Thornton.

Ils démarrèrent ensuite les évaluations de groupe. C’était le cœur de leur tâche pour ce jour-là et le lendemain, et c’était aussi le cœur de la méthode de la NSF, voire, plus généralement, celui de la science. L’évaluation par les pairs, un jury de confrères experts. Frank cliqua pour afficher le premier dossier sur son écran.

— Sept examinateurs, quarante-quatre dossiers. Commençons par l’EIA-02 18599, « Processus électromagnétiques et informationnels dans les polymères moléculaires ». Habib, c’est vous qui avez parrainé ce projet ?

Habib Ndina hocha la tête et commença par l’exposé du sujet :

— L’idée est de fixer des réseaux cytosquelettiques sur des puces à ADN afin de vérifier si la tubuline peut être utilisée comme bits de protéines faisant office de portes logiques. Le responsable de projet pense y parvenir en mesurant le moment dipolaire électrique, et ce qu’il appelle les « flip-flop des moments dipolaires électriques des solitons de type kink prévus ».

— Prévus par qui ?

— Par le responsable de projet, répondit Habib avec un sourire. Il prétend aussi que ce sera une méthode d’expérimentation des théories du cerveau quantique, puisque cerveau quantique il y a…

— Hm hm…

Les gens parcoururent le résumé en diagonale.

— Qu’en pensez-vous ? leur demanda Frank au bout d’un instant. Je vois que Habib lui a accordé un « Bon », Stuart un « Assez bon », et Alice un « Très bon ».

Ce qui représentait une honnête moyenne de leur échelle de notation, qui allait de « Médiocre » à « Excellent » en passant par « Bon », « Assez bon » et « Très bon ».

Habib répondit le premier :

— Je ne suis pas absolument persuadé qu’on puisse faire agir ces biopuces dans les réseaux neuraux. J’ai vu Inouye essayer quelque chose comme ça au MIT, et ça a bloqué au niveau de la viabilité des puces.

— Mouais…

Les autres le bombardèrent de questions et donnèrent leur avis. À la fin des quinze minutes, Frank mit fin à la discussion et leur demanda de noter leur jugement final selon les deux critères à leur disposition : la valeur au plan intellectuel et les impacts au sens large.

Frank résuma les réponses :

— Quatre « Bon », deux « Très bon » et un « Assez bon ». D’accord. Continuons. Mais je crois que je vais commencer le grand tableau tout de suite.

Il s’approcha du tableau blanc dressé dans un coin de la pièce et y traça trois colonnes avec son marqueur : « Subvention », « Subvention si possible » et « Pas de subvention ».

— Je vais mettre celui-ci dans la colonne « Subvention si possible », pour le moment, mais il peut en être éjecté, évidemment.

Il prit un Post-it sur la table, y nota l’intitulé du projet et le colla dans la colonne du milieu.

— On déplacera les Post-it au fur et à mesure de l’avancement des débats, et de l’impression générale qui s’en dégagera.

Ils passèrent au dossier suivant :

— Alors, « Algorithmes de contrôle de décohérence efficaces pour l’informatisation du séquençage du génome ».

Stuart Thornton, à qui Frank avait confié le dossier, commença par secouer la tête.

— Celui-ci a reçu deux « Bon », deux « Assez bon », et il ne m’a pas fait une impression formidable à moi non plus. Disons qu’il me paraît relever d’une discussion limitée. Il ne me semble pas avoir une bonne vision des problèmes impliqués par la manipulation des codons, et je pense que ça reprend les travaux effectués à Seattle par le labo de Johnson. Le candidat s’est manifestement trop préoccupé des impacts potentiels pour prendre connaissance de la littérature. Sans parler du fait que ça ne marchera pas.

Un petit rire accueillit cette remarque lâchée avec un mépris ostensible, qui avait de quoi surprendre ceux qui ne connaissaient pas Thornton. Mais Frank l’avait déjà vu à l’œuvre dans plusieurs panels. C’était le genre de chercheur qui abordait la méthode scientifique avec une sorte d’intégrisme, et qui affichait un scepticisme tous azimuts. Aucune étude n’était jamais assez rigoureuse pour lui, aucune donnée assez pure. Frank trouvait que ça traduisait une sorte d’insécurité. Ça participait de la gestuelle du mâle bêta acharné à convaincre le groupe qu’il était assez costaud pour être un mâle alpha, ce qu’il était peut-être déjà.

L’ennui, avec cette gestuelle, c’était que l’équivalent, dans le domaine scientifique, de la masse musculaire del’Australopithecus, c’était le pouvoir intellectuel – tout le monde pouvait le voir. Pas moyen de faire semblant. Vous pouviez toujours vous frapper la poitrine et pousser de grands cris, en fin de compte, votre force intellectuelle se voyait dans vos propos, et dans leur pertinence. Afficher un surcroît de scepticisme revenait à montrer un peu plus les dents ; tout le monde pouvait le faire. C’était pour ça que Thornton était un mauvais panéliste, parce que même si les autres arrivaient à décrypter son attitude et s’efforçaient de ne pas en tenir compte, il donnait le la, et il était difficile de s’abstraire par la suite de la tonalité qu’il avait imprimée aux débats. Quand un groupe comportait un traître permanent, on devait être soi-même moins généreux si on ne voulait pas finir dans le rôle de la poire.

C’était pour ça que Frank l’avait invité.

Thornton continua :

— Le problème de base se situe au niveau de la compréhension de ce qu’est un algorithme. Ce n’est pas seulement une séquence d’opérations mathématiques susceptibles d’être effectuées chacune à leur tour. Ça consiste à concevoir une grammaire qui ajustera les opérations à chaque étape, en fonction des résultats obtenus à l’étape précédente. L’ensemble marche grâce à des calculs d’encodage très spécifiques. Et au stade actuel, ils ne les ont pas, pour autant que je le sache.

Les autres hochèrent la tête et tapotèrent des notes sur leur clavier. Le dossier reçut la mention « Pas de subvention », et ils passèrent assez rapidement au suivant.

Frank pouvait maintenant prévoir avec une certaine assurance la façon dont le restant de la journée allait se dérouler. Une norme dépréciative avait été établie, et bien que le troisième rapporteur, Alice Freundlich, de Harvard, ait subtilement cloué le bec à Thornton en présentant son premier dossier, qu’elle trouvait bien ficelé, elle le fit dans un contexte beaucoup moins généreux, et avec un enthousiasme modéré.

— Ils pensent que les processus évolutionnaires de la conservation des gènes pourraient être cartographiés par des études en cascade, et ils voudraient les modéliser grâce à des simulations avec d’énormes ordinateurs. Ils prétendent pouvoir identifier les gènes enclins à mutation.

Habib Ndina secoua la tête. Encore un sceptique invétéré, mais un puits d’intelligence beaucoup plus profond que Thornton. Il ne se contentait pas de faire de l’esbroufe, il réfléchissait.

— Il me semble que la carte du génome est plus ou moins établie, maintenant, objecta-t-il. Avons-nous vraiment besoin d’en savoir plus long sur l’histoire de l’évolution ?

— Eh bien, peut-être pas. Les impacts au sens large pourraient suffire, ici.

Et c’est ainsi que la journée se poursuivit, et, avec certaines incitations subliminales de Frank (« On est sûrs que leur labo fait le poids ? » « Mais vous pensez que c’est vrai ? » « Et comment ça marche ? » « Comment est-ce que ça pourrait marcher ? »), le Syndrome du Jeu de Massacre commença à apparaître dans toute sa splendeur. Les intervenants oubliaient quelque peu que ces projets étaient des travaux humains effectués sous la pression du délai, et commençaient à les comparer à des modèles idéaux de pratique scientifique. Sous cet éclairage, évidemment, tous les candidats avaient du plomb dans l’aile. On se serait cru dans un tir au pigeon ; chaque nouveau dossier était flingué allègrement : bang ! bang ! bang !

Celui-ci, il est grillé, dit quelqu’un à un moment donné.

Évidemment, dans ce genre de situation, il arrivait que quelques personnes restent fermement ancrées dans la réalité, et commencent à secouer la tête ou à froncer le nez, voire à protester de l’ambiance, parfois sur le mode humoristique. Mais Frank s’était bien gardé de convier certains des loyaux inconditionnels de sa connaissance, et Alice Freundlich ne servait qu’à faire en sorte que les débats restent courtois et agréables. Dans un groupe, la tentation de la surenchère pouvait être si forte qu’il lui arrivait de se charger d’une violence incroyable. Dans la savane, ça aurait signifié une expulsion ou une nuit passée dehors, l’estomac vide. Ou un pauvre gars se serait fait arracher les membres un à un.

Frank n’avait pas besoin d’aller jusque-là. Rien d’explicite, tout en subtilité. Il n’était que l’auxiliaire. À aucun moment il n’exprimait d’avis tranché sur le fond des projets qui leur étaient soumis. Il regardait la pendule, pointait la liste, quand il leur restait trois minutes sur le temps alloué, il demandait si tout le monde avait exprimé son point de vue, et il veillait à ce que chacun entre ses notes dans le système à la fin.

— Nous avons donc un « Excellent » et cinq « Très bon ». Alice, avez-vous entré votre évaluation pour celui-ci ?

En attendant, la discussion était de plus en plus âpre.

— Là, je me demande ce qu’elle avait dans la tête, c’est absurde !

— Pour celui-ci, permettez-moi de suggérer que nous ne perdions pas notre temps.

Frank commençait subtilement à tirer sur les rênes. Il ne voulait pas qu’ils se mettent à penser qu’il était un mauvais organisateur de panel.

Mais ça n’empêchait pas le mode d’attaque de gagner en puissance. Des babouins se jetant sur une proie blessée ; c’était presque pavlovien, la joie de détruire récompensée par une promesse de nourriture, qui augurait mal de la suite pour l’espèce. Le plaisir de détruire quelque chose de bien chiadé. Frank avait souvent vu ça : un charpentier se mettant à démolir une cabane à la masse, un vétérinaire qui allait à la chasse au canard le week-end… C’était navrant, compte tenu de l’impact démesuré qu’ils avaient acquis à ce stade de l’histoire de la planète, mais c’était bel et bien vrai. En tant qu’espèce, ils étaient probablement condamnés. Donc, la seule véritable stratégie d’adaptation consistait, pour l’individu, à essayer de renforcer sa position. Et de temps en temps, ça impliquait de trahir quelque peu, par tactique.


Vers la fin de la journée, ce fut de nouveau le tour de Thornton. Ils étaient enfin arrivés à la proposition de Yann Pierzinski. Tout le monde commençait à être fatigué.

— Bon, nous avons presque fini, dit Frank. Plus que deux et c’est terminé. Stu, nous revenons vers vous pour « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines ». Mandel et Pierzinski, Caltech.

Thornton secoua la tête avec lassitude.

— Je vois qu’il a obtenu quelques « Très bon », mais moi je dis « Assez bon ». Ça part d’une bonne idée, sauf qu’elle me paraît presque trop prometteuse. Franchement, prédire le protéome à partir du génome, ce serait déjà joli, mais comprendre comment le génome a évolué, construire des bio-ordinateurs tolérants aux fautes… Pour moi, ça ressemble à un inventaire de gros problèmes non résolus.

Francesca Taolini lui demanda ce qu’il pensait de l’algorithme que le projet prévoyait de développer.

— Trop schématique pour offrir la moindre certitude ! Je dirais que c’est un vœu pieux. Quoi, il y aurait une boîte à outils finale avec un environnement logiciel et un langage, et une grammaire génétique qui donnerait un sens à des palindromes particuliers ? Bon, il donne l’impression de croire qu’ils sont importants, mais moi je pense que ce ne sont que des séquences de réparation redondantes, d’où la structure palindromique. C’est comme le renfort au bout d’une fermeture Éclair. Alors, imaginer qu’on pourrait utiliser ça pour prédire toutes les protéines qu’un gène donné va produire !

— Mais si ça marchait, on pourrait prévoir les protéines qu’on obtiendrait sans avoir besoin de faire des microanalyses pour constater a posteriori, grâce à la cristallographie, ce qu’on a obtenu, releva Francesca. Ce serait très utile. Personnellement, je pense qu’il est sur une voie qui présente un vrai potentiel. Je connais des gens qui travaillent sur quelque chose comme ça, et ce serait bien que davantage de chercheurs se mettent là-dessus. Le champ est large. C’est pour ça que j’ai mis « Très bon », et je recommande encore le financement du projet.

Elle ne détournait pas les yeux de son écran.

— Ouais, bon, fit Thornton, irrité. Mais où trouverait-il les biocapteurs susceptibles de lui dire s’il a raison ou non ? Il n’y a aucun moyen de contrôle.

— Ce problème-là, il incombera à quelqu’un d’autre de le résoudre. Si les prévisions se réalisent, l’avantage, c’est qu’on n’aura pas besoin de procéder à des essais systématiques.

Frank attendit un instant.

— Quelqu’un d’autre ? demanda-t-il d’un ton neutre.

Pritchard et Yao Lee mirent leur grain de sel. Lee pensait manifestement que c’était une bonne idée, en théorie. Il commença à décrire le projet comme une espèce de livre de cuisine avec des recettes évolutives, et Frank risqua un :

— Et comment ça marcherait ?

— Eh bien, par itérations successives. Ça permettrait de démarrer, de partir sur des directions à explorer.

— Écoutez, intervint Francesca, il va bien falloir que nous prenions l’affaire à bras-le-corps, parce que tant que nous ne le ferons pas, la mécanique de l’expression des gènes ne sera qu’une boîte noire. C’est une voie de recherche à explorer.

— Habib ? demanda Frank.

— Je pense que ce serait rudement bien qu’il arrive à faire marcher ce projet. Mais ce n’est pas si facile. Son financement serait un vrai coup de dés.

Avant que Francesca ait le temps de reprendre ses esprits et de répondre, Frank dit :

— Eh bien, on pourrait en parler pendant cent sept ans, mais on ne va pas passer toute la soirée là-dessus. Il est déjà tard. Si vous ne l’avez pas encore fait, entrez votre note, et examinons le dernier dossier d’Alice avant d’aller dîner.

La faim les fit acquiescer et tapoter sur leur clavier, puis ils discutèrent du dernier dossier de la journée : « Des ribozymes comme portes logiques moléculaires. » Quand ils eurent fini, Frank colla les Post-it correspondants sur le tableau blanc avec les autres. Sur chaque petit carré de papier étaient portées les notes attribuées au projet de recherche concerné. L’échelle était assez resserrée ; la marge entre 4,63 et 4,70 pouvait faire une grande différence. Ils avaient déjà mis trois propositions dans la colonne « Subvention », deux dans la colonne « Subvention si possible », et six dans la colonne « Pas de subvention ». Les autres restaient collés en bas du tableau. Ils seraient traités le lendemain. Pierzinski faisait partie du lot.

Ce soir-là, le groupe alla dîner chez Tara, un bon restaurant thaï du quartier, où un aquarium occupait tout un mur. Ils parlèrent à bâtons rompus, sur un ton animé, l’atmosphère s’allégeant peu à peu. Après le dîner, quelques-uns mirent le cap sur le bar de l’hôtel tandis que les autres se retiraient dans leur chambre. À huit heures, le lendemain matin, ils étaient de retour dans la salle de conférences et reprenaient l’examen des demandes de subvention avec une efficacité accrue. Thornton demanda à se faire excuser pendant l’examen d’une demande émanant de son université, et la pression, dans la salle de réunion, diminua considérablement. Et même quand il rejoignit le groupe, l’ambiance resta au beau fixe. Ils commençaient à comprendre les penchants des uns et des autres et se lançaient parfois dans des discussions théoriques intéressantes, même si elles étaient limitées à quelques minutes. Certains projets de recherche soulevaient des problèmes captivants, et plusieurs sujets ambitieux successifs leur firent toucher du doigt combien les recherches actuelles en bio-informatique étaient devenues stupéfiantes, et les possibles débouchés pour la santé humaine, si tous ces travaux venaient un jour à être rapprochés et à former une biotechnologie solide. La perspective d’un avenir radieux entraînait le groupe vers des stratégies plus généreuses. La seconde journée se passa mieux. Les notes étaient généralement plus élevées.

— Seigneur, soupira Alice à un moment donné, en regardant le tableau blanc. Quand je pense à la quantité de très bons projets que nous ne pourrons pas financer !

Tout le monde hocha la tête. C’était un sentiment fréquent à la fin d’un panel.

— Je me demande parfois ce qui arriverait si nous avions les moyens de financer quatre-vingt-dix pour cent de tous les projets. Vous savez, ne rejeter que ceux qui offrent des perspectives limitées. Et subventionner tout le reste.

— Ça pourrait accélérer les choses.

— Ça pourrait provoquer une révolution.

— Revenez sur terre, suggéra Frank. Voilà le dernier dossier.

Lorsqu’ils eurent tous entré leurs notes pour le quarante-quatrième dossier, Frank additionna rapidement les notes sur son tableau récapitulatif et tria les candidats de un à quarante-quatre, en établissant de nombreux liens entre eux.

Il imprima les résultats, incluant le montant de la subvention demandée pour chaque projet, puis redemanda l’attention du groupe, et ils commencèrent à placer les Post-it non triés dans l’une ou l’autre des trois colonnes.

Le projet de Pierzinski se retrouva en quatorzième position. Il ne serait pas arrivé là sans Francesca, qui insistait maintenant pour son financement ; mais comme il était quatorzième, le groupe décida de le mettre dans la colonne « Subvention si possible », avec la mention « plus ».

Frank déplaça son Post-it sur le tableau blanc, le visage parfaitement atone. Il y avait huit projets dans « Subvention si possible », six à « Subvention », douze à « Pas de subvention ». Il en restait donc dix-huit, mais la plupart de ces demandes de financement étaient, arithmétiquement, condamnées à se trouver reléguées dans la colonne « Pas de subvention », quelques-unes atterrissant dans « Subvention si possible », avec un faible espoir de repêchage.

Par la suite, Frank devrait remplir pour chaque dossier un « Formulaire n° 7 » résumant les points clés des débats, signalant les évaluations par des pairs extérieurs qui se trouvaient à plus d’une place d’écart de la moyenne, et expliquant pourquoi certains « excellents » dossiers n’avaient pas reçu de subvention. Ça faisait partie de l’obligation de transparence à laquelle ils s’astreignaient envers les demandeurs de bourse, et ça permettait d’éviter les anomalies. Le panel n’avait qu’un rôle de conseil, la NSF avait le droit de passer outre à ses recommandations, mais, dans la grande majorité des cas, son évaluation serait retenue ; là résidait l’enjeu du processus, qui était l’objectivité scientifique, au moins à ce stade.

D’une certaine façon, il y avait de quoi rire. Solliciter sept avis on ne peut plus subjectifs et parfois contradictoires, les quantifier, les pondérer… et dire que c’était ça, l’objectivité ! Une note qu’on pouvait faire figurer sur un graphique. Ridicule, évidemment. Mais ils n’avaient pas trouvé de meilleure procédure. Et, à vrai dire, y en avait-il une autre ? Aucun algorithme n’aurait pu prendre ce genre de décision. Le seul ordinateur assez puissant pour ça était constitué par un réseau de cerveaux humains reliés entre eux – autant dire un panel. Et ils ne pouvaient pas aller plus loin.

Ils discutèrent donc une dernière fois des projets et de leur potentiel scientifique, ainsi que de leur aspect éducatif et de leur apport à la société, de la rubrique « impacts au sens large », en général vaguement esquissée dans les propositions, et qui n’était pas très populaire auprès des puristes de la recherche. Mais pour reprendre la formulation de Frank : « La NSF n’est pas là que pour faire de la science ; elle est là aussi pour la promouvoir, et ça implique tous ces autres critères. Ce qu’elle apportera à la société. » Pour ne pas dire « ce qu’Anna en fera ».

Quand on parlait du loup… Anna entra, quelque peu rougissante, pour remercier avec une certaine raideur les panélistes de leur participation. Après son départ, Frank dit :

— À mon tour de vous remercier. Ça a été épuisant, comme toujours, mais nous avons fait du bon travail. J’espère vous revoir tous ici, un de ces jours, mais je m’efforcerai de ne pas faire appel à vous trop souvent non plus. Je sais que certains d’entre vous ont des avions à prendre, alors je vous propose de lever la séance maintenant, et s’il vous revient quelque chose, vous n’aurez qu’à reprendre contact avec moi. Voilà. C’est tout.

Frank fit un dernier tirage de la feuille de résultats. D’après les montants indiqués, ils devraient finir par financer une dizaine des quarante-quatre projets de recherche. Il y en avait déjà sept dans la colonne « Subvention », et six, dans la colonne « Subvention si possible », étaient un peu mieux notés que le dossier de Yann Pierzinski. Si Frank, en tant que représentant de la NSF, n’usait pas de son pouvoir discrétionnaire pour trouver un moyen de le sponsoriser, sa demande serait retoquée.

15

Une nouvelle journée dans la vie de Charlie et Joe. Un matin de la fin du printemps. Le thermomètre affichait déjà plus de trente-cinq degrés, et la température continuait à monter. De même que le taux d’humidité.

Il faisait bien frais, à la maison, grâce à l’air conditionné que les bouches d’aération au plafond déversaient sur eux comme une source d’une limpidité cristalline. Ils jouèrent à la bagarre, ils firent le ménage, ils prirent leur petit déjeuner, et un en-cas à onze heures. Puis, pendant que Joe massacrait des dinosaures, Charlie lut un peu le Post. Un article qui parlait de la sécheresse en Inde lui rappela les Khembalais, alors il mit son oreillette et appela son ami Sridar.

— Sridar, c’est Charlie.

— Charlie ! Ravi de t’entendre ! J’ai eu ton message.

— Ah, très bien. Ça marche, le lobbying ?

— On se maintient. On a des clients intéressants, si tu vois ce que je veux dire.

— Oh oui !

Charlie et Sridar avaient travaillé pour le même cabinet de lobbying, il y avait quelques années de cela. Maintenant, Sridar était chez Branson & Ananda, un petit cabinet prestigieux qui appuyait plusieurs gouvernements étrangers dans leurs négociations avec les institutions américaines. Les coutumes de certains pays faisaient de leur représentation au Congrès un véritable défi.

— Alors, tu me parlais d’un nouveau pays ? Ça me fait plaisir que tu penses à m’envoyer des clients.

— En fait, comme je te disais, ce sont plutôt des relations d’Anna.

Charlie lui expliqua comment ils s’étaient rencontrés.

— Et puis j’ai parlé avec eux, et je me suis dit qu’ils auraient bien besoin de ton aide.

— Mm, merci, vieux ! C’est trop gentil.

— Ouais, je me suis dit que tu serais content d’avoir des défis inédits à relever.

— C’est ça, comme si je n’en avais pas déjà assez… Alors, c’est quoi, ce nouveau pays ?

— Tu as entendu parler du Khembalung ?

— Il me semble… Ils ne font pas partie de la Ligue des nations inondables ?

— En effet.

— Et tu me demandes de m’occuper d’une île qui va s’enfoncer sous les eaux ?

— En réalité, ce n’est pas leur île qui s’enfonce, ce sont les océans qui montent.

— De mieux en mieux ! Je veux dire, qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? Qu’on stoppe le réchauffement climatique ?

— Eh bien, oui. C’est l’idée. Mais tu sais, il y a toutes sortes de pays qui travaillent sur le même truc. Tu auras des quantités d’alliés.

— Mouais.

— Enfin, bref, ils ont vraiment besoin de ton aide, et ce sont des gens bien. Intéressants. J’espère que tu les apprécieras. Essaie toujours de les rencontrer, et puis tu verras.

— Bon, d’accord. Je ne sais plus où donner de la tête en ce moment, mais je peux quand même faire ça. Il n’y a pas de mal à discuter avec eux.

— Ah, merci, Sridar. J’apprécie.

— Pas de problème. Hé, je pourrais avoir le Krakatoa, aussi ?

— Salut !

— Salut.

Après ça, Charlie était d’humeur loquace, mais il n’avait pas de raison particulière d’appeler qui que ce soit. Il recommença à jouer avec Joe. Pour finir, comme il s’ennuyait trop, il se résigna à allumer la télé. Il tomba sur une émission politique qu’il regarda, atterré.

— Ce sont vraiment tous des toutous à leur mémère, ronchonna-t-il, prenant Joe à témoin. Regarde-moi ce plateau ! On dirait un chenil ! Mon Dieu ! Tous ces types sagement assis en rang, comme des chiens de manchon dans la paume d’un géant, disant ce que le géant a envie d’entendre… Comment peuvent-ils supporter ça ? Et le pire, c’est qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font, tous autant qu’ils sont. Regarde comment ils font leur petit numéro pour distraire la populace ! Tu vois celui-là ? Ma parole, il a recopié les définitions du dictionnaire ! Et l’autre, là ! Mon Dieu ! On dirait que les seules règles du jeu qu’il connaisse sont celles de la Dame de Pique de son ordinateur. Il n’a aucun principe, en dehors de la défense du capital. C’est répugnant !

BOUM ! acquiesça Joe.

Comme s’il avait perçu l’état d’esprit de Charlie, il avait lancé un tyrannosaure dans un radiateur, qu’il heurta avec un claquement.

— Exactement, commenta Charlie. Bien vu.

Il changea de chaîne et passa sur une chaîne sportive, qui retransmettait du beach-volley féminin à longueur de journée. Les mâles retraités devaient former une proportion significative de la population téléphage. Et c’est ainsi que de grandes bringues musclées en maillot de bain faisaient des bonds et plongeaient dans le sable avec une maestria stupéfiante. Charlie appréciait particulièrement les exploits de la Brésilienne Jackie Silva, qui gagnait toujours, même si elle n’était pas la meilleure au service, à la passe, au renvoi, à l’attaque ou à la réception. Mais elle était toujours là où il fallait, faisant ce qu’il fallait, opérant des sauvetages miraculeux et gagnant des points par surprise.

— Je serai le Jackie Silva des conseillers du Sénat, annonça Charlie à Joe.

Mais Joe en avait assez d’être enfermé.

— Allez ! dit-il d’un ton impérieux en tapant sur la porte d’entrée avec un diplodocus. Allez ! allez ! allez !

— D’accord, d’accord.

Il avait raison, indéniablement. Ils ne pouvaient pas rester toute la journée à la maison.

— Bon, écoute, voilà ce qu’on va faire. Le parc, j’en ai marre. On va descendre jusqu’au Mall. Il y a un moment qu’on n’y est pas allés. Le Mall, Joe ! Mais pour ça, il va falloir que tu montes dans ton porte-bébé.

Joe hocha la tête et essaya aussitôt de grimper dans le sac à dos pour bébé. Il était prêt à démarrer. Mais ce n’était pas si simple.

— Attends, on va d’abord te changer.

— NON !

— Allez, Joe. Si.

— NON !

— Si !

Le changement de couche fit l’objet d’un pugilat émaillé de cris et de hurlements, où tous les coups étaient permis, les claques comme les pincements. Les deux combattants étaient aussi déterminés l’un que l’autre, mais Charlie suivit l’exemple de Jackie Silva et fit ce qu’il fallait.

Si bien qu’ils se retrouvèrent, tout rouges et en sueur, dans le bain de vapeur de la ville, puis dans le monde souterrain, obscur et frais, du métro.

C’aurait été bien si le métro avait eu le don d’apaiser Joe comme il calmait naguère Nick, or il le galvanisait. Charlie, sur qui sa pénombre et sa fraîcheur agissaient comme un puissant soporifique, ne pouvait pas comprendre ça. Joe entendait jouer juste au bord du quai, au-dessus du rail électrifié, à croire qu’il était irrésistiblement attiré par cette énorme source d’énergie. Bébé cent mille volts. Charlie courait en rond pour éloigner Joe du bord, telle Jackie Silva empêchant la balle de toucher le sol.

Finalement, la rame arriva. Joe aimait les voitures du métro. Il se mit debout sur le siège, à côté de Charlie, et observa. Tout : les murs de béton qui défilaient derrière les vitres teintées du wagon, les sièges orange ou rose vif, les publicités, les gens, les stations où ils s’arrêtaient brièvement.

Un jeune homme noir monta avec un ballon d’anniversaire gonflé à l’hélium. Il s’assit de l’autre côté de la voiture, en face de Charlie et de Joe. Joe regardait le ballon, parfaitement hypnotisé. Il était clair que c’était pour lui une sorte d’objet miraculeux. Le jeune tira sur la ficelle et laissa remonter le ballon. Joe sursauta, puis éclata de rire. Son gloussement rappelait celui de sa mère, un gargouillis de gorge, grave. Les gens dans le wagon sourirent rien que de l’entendre. Le jeune homme tira à nouveau le ballon vers le bas et le laissa remonter. Joe éclata de rire si fort qu’il dut s’asseoir, et les gens commencèrent à rire avec lui. Le jeune homme souriait timidement. Il répéta son petit manège, et toute la voiture se mit à rire avec Joe. Ils rirent comme ça jusqu’à la station de Metro Center.

Charlie descendit de voiture en souriant jusqu’aux oreilles et emmena Joe au niveau des lignes Bleue et Orange. Il n’en revenait pas de constater combien l’atmosphère, dans les groupes, était contagieuse. Des étrangers qui ne se reverraient plus jamais s’étaient soudain sentis unis par un jeune et un gamin qui s’amusaient. Par le rire. Mais le plus étrange était peut-être que ses semblables soient, en dehors de ça, un peu comme des meubles dans la vie de chacun.

Joe s’agitait dans les bras de Charlie. Il aimait la mystérieuse immensité de Metro Center. L’incident du ballon était déjà oublié. Pour lui, il n’avait rien de remarquable ; il était encore à ce stade de la vie où tout venait lui confirmer qu’il était le centre de l’univers, et que les miracles étaient chose courante. Ce qui faisait un peu de lui une sorte de sénateur américain.

Par bonheur, Phil Chase n’était pas comme ça. Certes, il adorait sa vie et son rôle public, ce qui rappelait à Charlie ce qu’il avait lu sur Roosevelt, mais c’était surtout le fait d’être la vedette de son propre film ; comme n’importe qui, au fond. Non, Charlie trouvait formidable de travailler pour Phil, et c’était l’un des tests ultimes auxquels on pouvait soumettre un individu.

En arrivant à la station Smithsonian, Charlie mit Joe dans son porte-bébé, sur son dos, et prit l’escalator qui montait vers la lumière et la chaleur de four du Mall.

Le ciel était d’un blanc aveuglant. On se serait cru dans un sauna. Charlie se fraya un chemin dans la canicule vers un petit carré de verdure, à l’ombre du monument à la mémoire de George Washington. Il s’assit par terre et sortit à manger de son sac. La vue dégagée vers le Capitole et le Lincoln Memorial lui plaisait. Il avait l’impression d’être sorti d’une gigantesque forêt enchantée. Ce qui, pour lui, expliquait la grande popularité du Mall : les monuments et les grands bâtiments du Smithsonian n’étaient finalement qu’un plus. En fait, le plaisir de se retrouver à l’air libre primait tout. La réalité ordinaire de l’Ouest américain était une vision paradisiaque, à cet endroit, dans les vertes profondeurs du marécage.

Charlie connaissait et chérissait la vieille histoire : les treize premiers États avaient besoin d’une capitale, et il fallait que l’un d’eux cède un peu de terre pour cela, sans quoi un État raflerait l’honneur d’héberger la future capitale ; or la Virginie et les autres États du Sud auraient vu d’un mauvais œil que ce privilège revienne à Philadelphie ou à New York. Ils avaient donc marchandé : « Vous donnez un peu de terre. – Non, vous. » On n’a jamais vu une bureaucratie renoncer à sa souveraineté sur quoi que ce soit, fût-ce le plus minuscule banc de sable. Pour finir, la Virginie avait dit au Maryland : « Regardez, à l’endroit où le Potomac rencontre l’Anacostia, il y a un grand marécage pestilentiel. C’est un endroit horrible, sans valeur. Vous ne ferez jamais rien de ce bourbier malsain. – C’est vrai, avait répondu le Maryland. Vous avez raison. Bon, eh bien, d’accord, nous donnons cette terre à la nation pour qu’elle en fasse sa capitale. Mais pas trop ! Juste un bout du coin le plus immonde. Et bonne chance pour les travaux d’assèchement ! »

Et voilà où ils en étaient. Charlie somnolait, assis sur l’herbe, tandis que Joe tournicotait autour de lui comme un bourdon, inspectant tout. La lumière diffuse de midi tombait sur eux, étouffante. De gros nuages blancs bouillonnaient à l’ouest, et la scène devenait brillante, irradiant une lumière intérieure comme une photo informatique, avec plus de pixels que l’œil humain ne pouvait en distinguer. Un monde ductile, éclatant de lumière. Il devrait vraiment penser à prendre ses lunettes de soleil pour ces balades.

S’il voulait que Joe fasse une bonne sieste, il fallait qu’il lui mette quelque chose dans le ventre. Il lutta contre sa propre somnolence, prit le sac de nourriture dans la poche du porte-bébé et l’agita pour le faire voir à Joe. Qui s’approcha, les paupières mi-closes. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Charlie le fit asseoir sur ses genoux et lui fourra la tétine du biberon dans le bec, pile au moment où sa tête basculait sur le côté.

Deux vrais zombies, et pas un pour rattraper l’autre : Joe s’endormit en tétant pendant que Charlie tombait de sommeil sur lui, le menton sur la poitrine, comateux. Serrer son enfant contre soi dans une chaleur à vous griller les neurones, quoi de plus délectable ?

Les nuages s’accumulaient au-dessus de la Maison-Blanche, comme une émanation de l’esprit impétueux de l’occupant des lieux, ronds, denses, d’un blanc foudroyant. De l’autre côté, au-dessus de la Cour suprême, planait un nuage noir à neuf lobes, hérissé d’éclairs inquiétants. Oui, des puissances de Washington émanaient des courants thermiques qui formaient des nuages au-dessus d’eux, des nuages d’une forme et d’une couleur correspondant exactement à leur mentalité. Charlie vit que chaque cumulo-bureaucratus transcendait les individus qui effectuaient temporairement leurs tâches dans le monde. Chacun de ces esprits transhumains avait son caractère, sa biographie, ses capacités, ses désirs et ses habitudes. Et dans le ciel au-dessus de la ville, leurs destins s’affrontaient. Les êtres humains étaient comme les cellules de leur corps. Elles devaient aussi penser que leur vie était importante, et qu’elles la contrôlaient. Mais l’organisme plus vaste savait ce qu’il en était.

C’est alors que Charlie vit que la Maison-Blanche était un grand nuage blanc, le Grand Esprit de l’orage, une sorte de vieil empereur, ou le shérif d’une petite ville, dominant le paysage et les autres acteurs. La Cour suprême, de l’autre côté, était dangereusement sombre et basse, comme un Minotaure à plusieurs têtes, ruminant, puissant. Au-dessus du dôme blanc du Capitole, l’air frémissait ; le Congrès était un thermique rugissant, si chaud qu’aucun nuage ne pouvait s’y former.

Oh oui, il y avait décidément de grands esprits au-dessus de cette ville basse, s’entrechoquant comme Zeus et son peuple, ou Odin, ou Krishna, ou tous en même temps. Pour se frayer un chemin dans un monde pareil, il fallait souffler comme le Vent du Nord.


Il dormait aussi profondément que Joe quand son téléphone se mit à sonner. Il répondit avant de se réveiller, relevant sèchement sa tête qui pendouillait au bout de son cou.

— Ouais…

— Charlie ? Charlie, t’es où ? On a besoin de toi tout de suite, là.

— Je suis déjà là.

— Vraiment ? C’est génial ! Charlie ?

— Oui, Roy ?

— Écoute, Charlie, désolé de t’embêter, mais Phil n’est pas là, je dois rencontrer le sénateur Ellington dans vingt minutes, et on vient de nous appeler de la Maison-Blanche pour nous dire que le docteur Strangelove veut nous voir pour nous parler de la proposition de loi sur le climat de Phil. On dirait qu’ils sont disposés à nous écouter, peut-être même à nous parler, et, qui sait, à négocier. Il faut qu’on y aille.

— Tout de suite ?

— Tout de suite. Il faut que tu rappliques.

— Écoute, je suis dans le coin, mais je ne peux pas venir. Je suis avec Joe. Où est Phil ?

— À San Francisco.

— Et Wade ? Je croyais qu’il était revenu !

— Non, il est toujours dans l’Antarctique. Écoute, Charlie, il n’y a que toi, ici, qui puisses faire ça comme il faut.

— Et Andréa ?

Andréa Palmer était la responsable des problèmes législatifs de Phil, et à ce titre elle s’occupait de toutes ses propositions de loi.

— Elle est à New York. Et puis, c’est toi l’homme-clé, pour ce truc-là, c’est ta loi plus que celle de n’importe qui d’autre, et tu la connais à fond.

— Mais j’ai Joe avec moi !

— Ben, tu pourrais peut-être l’amener.

— Ouais, c’est ça.

— Écoute, pourquoi pas ? Il ne devrait pas faire la sieste, là ?

— Il est en train de la faire.

Charlie voyait les arbres devant la Maison-Blanche, de l’autre côté de l’Ellipse. Il pouvait y être en dix minutes. Théoriquement, Joe dormirait deux heures. Et ils devaient sauter sur l’occasion, parce que, jusque-là, le Président et son entourage n’avaient témoigné d’aucun intérêt pour le problème.

— Écoute, fit Roy d’un ton caressant. On a déjeuné ensemble je ne sais combien de fois, alors que Joe dormait sur ton dos, et crois-moi, personne ne fera la différence. Je veux dire, de toute façon, tu donnes toujours l’impression d’avoir tout le poids du monde sur le dos, tu étais déjà comme ça avant d’avoir Joe, et maintenant, si je puis dire, il se contente de combler le vide, et de te donner un air quasi normal. Tu es allé voter avec lui sur le dos, tu as fait tes courses, tu as pris ta douche, et même, une fois, tu m’as dit que tu avais fait l’amour à ta femme avec Joe sur le dos, non ?

— Quoi ?

— C’est toi qui m’as raconté ça, Charlie.

— Je devais être soûl pour te raconter ça, et on ne faisait pas vraiment l’amour, de toute façon. Je ne pouvais même pas bouger.

Roy partit de son rire de gorge.

— Et depuis quand ça empêche de faire l’amour ? Tu l’as fait alors que Joe dormait dans son porte-bébé sur ton dos, alors tu peux bien parler au conseiller scientifique du Président. Le docteur Strangelove s’en fichera pas mal.

— C’est un con.

— Ça, c’est un scoop ! Ce sont tous des cons, dans l’entourage du Président, sauf le Président lui-même. Sauf que c’en est un aussi, mais lui, au moins, c’est un brave type. Et c’est le président de la famille, d’accord ? Il approuverait le principe, tu peux dire ça à Strengloft ; tu peux lui dire que si le Président était là, il adorerait ça. Il signerait un autographe sur la tête de Joe comme si c’était une balle de base-ball.

— N’importe quoi !

— Charlie, c’est ta proposition de loi !

— D’accord, d’accord ! (C’était vrai.) Bon, je vais voir ce que je peux faire.


C’est ainsi que, le temps qu’il réussisse à se remettre Joe sur le dos (le gamin était deux fois plus lourd quand il dormait) et traverse le Mall puis l’Ellipse, Roy avait passé les coups de fil qu’il fallait, et Charlie était attendu à l’entrée ouest de la Maison-Blanche. Joe franchit la sécurité après une fouille assez légère, plus spécialement ciblée sur la région de sa couche, et, une fois de l’autre côté, on les emmena rapidement vers une salle de réunion vide, éclairée comme pour un tournage. C’était la première fois que Charlie y mettait les pieds, et pourtant il était venu plusieurs fois à la Maison-Blanche. Joe pesait comme un âne mort sur ses épaules.

Le Dr Zacharius Strengloft, le conseiller scientifique du président, entra dans la pièce. Ils avaient déjà eu quelques échanges par personne interposée, dans le passé, Charlie murmurant des questions meurtrières dans l’oreille de Phil alors que Strengloft témoignait devant son comité, mais ils ne s’étaient jamais entretenus face à face. Ils échangèrent une poignée de main, Strengloft regardant avec curiosité par-dessus l’épaule de Charlie. Celui-ci lui expliqua brièvement la présence de Joe, et Strengloft réagit avec exactement le genre de fausse bienveillance givrée que Charlie avait anticipée. Il considérait Strengloft comme un ex-universitaire pontifiant de la pire espèce, qu’on était allé pêcher dans un groupe de réflexion conservateur de deuxième zone quand le premier conseiller scientifique de l’administration avait été viré pour avoir dit que le réchauffement climatique n’était peut-être pas une blague, tout compte fait, et, pis encore, qu’il se pouvait que l’homme soit en mesure de l’atténuer. C’en était trop pour ces gens-là. Ils n’avaient qu’une ligne de pensée : on n’avait aucune certitude à ce sujet, et il serait beaucoup trop coûteux d’y remédier, même s’ils étaient convaincus que ça leur pendait au nez – il faudrait tout revoir, les moyens de production d’énergie, les voitures, le passage des hydrocarbures à l’hélium ou Dieu sait quoi – eux n’en savaient rien –, et ils n’avaient ni les brevets ni l’infrastructure industrielle pour ça, alors ils allaient botter en touche et laisser le soin à la génération suivante de régler le problème, le moment venu. En d’autres termes, qu’ils aillent tous se faire foutre. Il était plus facile de détruire le monde que de toucher au capitalisme, ne fût-ce que d’un iota.

C’était devenu assez clair depuis la nomination de Strengloft. Il avait fait main basse sur les listes de candidature à la plupart des comités scientifiques du gouvernement fédéral, et très vite les candidats s’étaient couramment entendu demander pour qui ils avaient voté lors des dernières élections, ou ce qu’ils pensaient des recherches sur les cellules souches, l’avortement et l’évolution. Résultat : un défenseur de l’industrie du plomb avait été nommé au comité chargé de fixer les normes admissibles concernant le taux de plomb dans le sang des enfants, et avait tranquillement déclaré que soixante-dix microgrammes par décilitre constituaient une dose inoffensive, alors que l’EPA fixait le plafond à dix. Quand son point de vue avait été publié et critiqué, Strengloft avait commenté : « Il faut bien une diversité de points de vue si on veut se faire une opinion. » La seule mention de son nom suffisait à mettre Anna en boule.

Enfin, les choses étant ce qu’elles étaient, il était là, debout devant Charlie ; il fallait bien faire avec, et, au moins physiquement, il avait l’air amical.

Ils venaient d’échanger les plaisanteries préliminaires d’usage quand le Président en personne entra dans la pièce. Strengloft eut un hochement de tête complaisant, comme si cet heureux homme venait souvent l’assister dans son travail crucial.

— Oh, bonjour, monsieur le Président, dit Charlie, maladroitement.

— Bonjour, Charles, répondit le Président en s’approchant pour lui serrer la main.

C’était mauvais. Pas sans précédent, ni même terriblement surprenant. Le Président avait la réputation de faire irruption dans des réunions à l’improviste, comme ça, apparemment par accident, mais peut-être pas. Ça faisait partie de son style informel, légendaire.

C’est alors qu’il vit Joe sur le dos de Charlie, et il fit le tour de Charlie pour le voir de plus près.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Charles ? Vous emmenez votre petit gamin avec vous à l’usine ?

— Oui, monsieur. On m’a appelé au dernier moment, quand le Dr Strengloft a demandé à voir Phil et Wade, qui ne sont pas à Washington en ce moment.

Le Président trouva ça amusant.

— Ha ! Super ! C’est adorable. Trouvez-moi un stylo-feutre, que je vous signe sa petite tête. (C’est surtout cette manie de parapher tous les petits objets ronds, qui est signée, se dit Charlie. Typique du Président.) C’est une fille ou un garçon ?

— Un garçon. Joe Quibler.

— Eh bien, c’est génial. Sauver le monde avant d’aller se coucher, c’est l’histoire de votre vie, hein, Charles ?

Il eut un sourire et s’approcha, comme s’il ne tenait pas en place, du fauteuil placé devant la fenêtre, au bout de la table. L’un de ses hommes, planté sur le seuil de la porte, les regardait d’un œil inexpressif.

Le Président avait le visage plus petit qu’à la télé, se dit Charlie. Un visage d’une taille absolument normale, qui n’avait l’air petit qu’à cause de toutes ces images télévisées. D’un autre côté, il avait quelque chose de formidablement concret. Du relief. Il irradiait de réalité.

Il avait les yeux un peu rapprochés, comme on le disait souvent, mais, à part ça, il faisait assez vedette de cinéma sur le retour, ou mannequin pour catalogues de vente par correspondance. Un homme d’affaires qui avait réussi et s’était rangé des voitures pour servir son pays. Les observateurs se plaisaient à faire remarquer qu’on retrouvait sur son visage les traits de plusieurs des derniers présidents, ce qui lui conférait une physionomie rassurante, vaguement familière, avec une pointe de Ross Perot pour son ringardisme attachant et un peu décalé.

Il arborait en cet instant précis l’expression amusée de l’oncle préféré de tout le monde.

— Alors, ils vous ont propulsé là-dedans sans préavis.

Il leva la main pour prévenir toute réponse et ajouta dans une sorte de murmure :

— Pardon, je ne devrais peut-être pas parler si fort ?

— Aucun problème, monsieur, lui assura Charlie d’une voix normale. Il en a pour un moment. Ne faites pas attention à cet homme, derrière mon épaule.

— Vous avez un sorcier sur le dos, c’est ça ? répliqua le Président avec un sourire.

Charlie hocha la tête avec un rapide sourire pour masquer sa surprise. On se gargarisait, dans certains cercles, du prétendu crétinisme du Président, une marionnette dont l’entourage tirait les ficelles ; mais en cet instant, face à face avec lui, Charlie eut la confirmation d’une opinion minoritaire selon laquelle le gaillard était tellement rusé que ça frisait le génie. Le Président était loin d’être un imbécile. Et il possédait à fond toutes les vieilles ficelles du cinéma. Charlie ne put s’empêcher de se sentir un peu rassuré.

— C’est chouette, Charles, reprit le Président. Alors, si on s’y mettait ? Le Dr S., ici présent, m’a parlé de la réunion de ce matin, et je suis venu voir de quoi il retournait, parce que j’aime bien Phil Chase. J’ai cru comprendre qu’il voulait que nous adoptions les mesures préconisées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, au point d’introduire une proposition de loi prévoyant notre participation à toutes les actions qu’il recommandera, quelles qu’elles puissent être. Et c’est une émanation des Nations unies.

Charlie passa en une seconde à la vitesse supérieure, sur le mode ultradiplomatique, non seulement par égard pour le Président, mais surtout pour Phil, l’absent, qui lui en voudrait, quoi qu’il puisse dire, Phil étant seul à pouvoir parler de ces sujets avec le Président.

— Eh bien, monsieur le Président, commença-t-il, je ne sais pas si je me serais exprimé exactement dans ces termes. Vous savez que le comité des Relations extérieures du Sénat a tenu un certain nombre de sessions, cette année, et la conclusion de Phil, après toutes ces auditions, est que la situation climatique globale est vraiment préoccupante. Au point qu’il est déjà presque trop tard.

Le Président jeta un coup d’œil acéré à Strengloft.

— Vous êtes d’accord, Dr S. ?

— Nous sommes d’accord pour dire qu’il se dégage un certain consensus selon lequel le réchauffement constaté serait réel.

Le Président regarda Charlie, qui dit :

— Jusque-là, ça va, c’est sûr. Mais c’est ce que nous allons faire à partir de là qui compte. Enfin, à condition que nous essayions d’y remédier.

Charlie revit rapidement la situation, telle que tout le monde la connaissait : la température moyenne avait déjà augmenté de 3,3 degrés, le niveau de CO2 de l’atmosphère, qui était de 280 parties par million avant la révolution industrielle, frisait les 600 ppm et promettait d’atteindre les 1 000 ppm avant la fin de la décennie, c’est-à-dire plus qu’à n’importe quel autre moment depuis soixante-dix millions d’années. L’industrie américaine déversait tous les ans deux milliards et demi de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, c’est-à-dire 150 % de plus que ce que les accords de Tokyo auraient autorisé si les Américains les avaient signés, et ils ne donnaient pas l’impression de vouloir s’arrêter là. Et puis il y avait la persistance à long terme des gaz à effet de serre, de l’ordre du millier d’années.

Charlie évoqua aussi rapidement la disparition des récifs coralliens, qui entraînerait des conséquences plus sévères pour les écosystèmes océaniques.

— Le problème, monsieur le Président, c’est que le climat du monde pourrait changer très rapidement. Selon certains scénarios, le réchauffement global provoquerait le refroidissement très rapide de l’hémisphère Nord, surtout en Europe. Si cela devait se produire, l’Europe pourrait devenir une sorte de Yukon de l’Asie.

— Vraiment ! fit le Président. Et qu’est-ce qui prouve que ce serait une mauvaise chose ? Non, je plaisante, évidemment.

— Évidemment, monsieur, ah, ah.

Le Président le fixa, d’un air à la fois moqueur et réprobateur.

— Eh bien, Charles il se peut que tout ça soit vrai, mais nous n’avons aucune certitude que ce soit dû aux activités humaines. Et ça, c’est un fait, non ?

— Tout dépend de ce qu’on entend par « certitude », insista Charlie. Deux milliards et demi de tonnes de carbone par an, ça ne peut pas faire autrement que d’avoir un effet ; c’est de la physique. On pourrait dire que rien ne prouve que le Soleil va se lever demain matin, et d’une certaine façon, ce serait vrai. Mais je vous parie, moi, qu’il va se lever.

— Ne me donnez pas envie de relever le pari !

— Et puis, monsieur le Président, il y a aussi ce qu’on appelle le principe de précaution : quand on est confronté à un désastre possible, il faut agir ; on ne peut pas traîner les pieds sous prétexte qu’on n’est pas sûr à cent pour cent qu’il va se produire. Parce qu’on ne peut jamais être sûr à cent pour cent de quoi que ce soit, et certains de ces problèmes sont trop graves pour qu’on perde du temps.

À ces mots, le Président fronça les sourcils. Strengloft intervint :

— Charlie, vous savez que le principe de précaution est une imitation de l’assurance des actuaires, avec laquelle il n’a aucune ressemblance, le risque et la prime payée ne pouvant être calculés. C’est pour ça que nous avons refusé d’entendre parler du principe de précaution dans les discussions auxquelles nous avons participé aux Nations unies. Nous avons dit que nous refuserions même d’y prendre part si le principe de précaution où les empreintes écologiques étaient évoqués, et nous avions de très bonnes raisons d’exclure ces concepts du débat, parce que ce n’est pas de la bonne science.

Le Président acquiesça de ce hochement de tête familier qui voulait dire « Et voilà », que Charlie reconnaissait pour l’avoir vu lors d’un nombre incalculable de conférences de presse.

— De toute façon, dit-il, j’ai toujours pensé qu’une empreinte était une mesure simpliste pour un problème aussi complexe.

— Monsieur le Président, ce n’est qu’une façon de désigner un bon indice économique, contra Charlie. C’est une façon de calculer l’utilisation des ressources en fonction de la surface de terre nécessaire pour les produire. C’est assez didactique, en réalité. C’est une donnée utile à connaître, comme quand on fait ses comptes : ça permet de savoir où on en est, et il en ressort que l’Amérique consomme des ressources équivalentes à dix fois sa superficie. Si tout le monde en faisait autant, compte tenu de l’augmentation de la densité de population sur la majeure partie du globe, il faudrait quatorze planètes comme la nôtre pour entretenir tout ce monde-là.

— Allons, Charlie, objecta le Dr Strengloft. Je vois d’ici que vous allez vouloir utiliser l’indice de bonheur national brut du Bhoutan, aussi ! Pour l’amour du ciel ! Charlie, nous ne pouvons pas utiliser les indices des petits pays ; ils ne rendent pas compte de la situation. Nous sommes la superpuissance. Et, clairement, les militants anti-CO2 forment eux-mêmes un lobby qui défend ses propres intérêts économiques. Vous avez succombé à leurs arguments, mais ce n’est pas comme si le CO2 était un polluant toxique. C’est un gaz naturel, présent dans l’atmosphère, et essentiel pour les plantes. Il leur est même bénéfique. La dernière fois qu’il y a eu un accroissement significatif du CO2 dans l’air, la productivité de l’agriculture humaine a fait un bond spectaculaire. C’est au cours de cette période que les Scandinaves ont occupé le Groenland. Et il y a eu un allongement général de l’espérance de vie.

— Que la fin de la peste noire suffirait peut-être à expliquer, souligna Charlie.

— Eh bien, c’est peut-être la montée du niveau de CO2 qui a mis fin à la peste noire.

Charlie en resta bouche bée.

— Les bubulles de mon club soda, dit gentiment le Président.

— Oui, bien, répondit Charlie, au prix d’un effort sur lui-même. Mais c’est quand même un gaz à effet de serre. Il retient la chaleur qui, sans cela, s’échapperait dans l’espace. Et nous en rejetons plus de deux milliards de tonnes par an dans l’atmosphère. C’est comme si on bouchait votre tuyau d’échappement, monsieur. Votre voiture risquerait la surchauffe. La communauté scientifique tout entière s’accorde à dire que ça provoque un réchauffement vraiment significatif.

Nos modèles montrent que les récents changements de température sont à l’intérieur des marges de fluctuation naturelles, répliqua le Dr Strengloft. En réalité, il se pourrait même que la température de la stratosphère ait baissé. C’est complexe, mais nous étudions le phénomène, et nous y apporterons la réponse la plus adaptée au moindre coût, parce que nous prendrons le temps de la trouver. En attendant, nous prenons déjà des précautions efficaces. Le Président a demandé aux entreprises américaines de limiter l’accroissement des émissions de dioxyde de carbone à un tiers du taux de croissance de l’économie nationale.

— C’est le ratio que nous avons déjà.

— Oui, mais le Président est allé plus loin en demandant aux entreprises américaines d’essayer d’atteindre un objectif de réduction de dix-huit pour cent au cours de la décennie prochaine. C’est une approche basée sur la croissance qui accélérera les nouvelles technologies, et les partenariats dont nous aurons besoin avec les pays en voie de développement concernant le changement climatique.

Le Président regardait Charlie pour voir ce qu’il allait répondre à ces inepties délirantes quand Charlie sentit que Joe bougeait sur son dos. Comme si la situation n’était pas assez compliquée ! Non seulement le Président et son conseiller scientifique ignoraient les recommandations de la proposition de loi de Phil, mais encore ils en attaquaient bel et bien le concept sous-jacent. Si Charlie avait nourri l’espoir que le Président serait disposé à appuyer de tout son poids un vrai marchandage, il pouvait faire une croix dessus.

Or donc, Joe remuait bel et bien. Il avait le visage collé dans le cou de Charlie, comme d’habitude, et voilà qu’il avait plaqué sa bouche sur le tendon droit de sa nuque et commençait à le sucer en rythme, comme s’il trouvait ça apaisant. Cela lui arrivait parfois quand il somnolait, et Charlie avait toujours trouvé ce geste adorable. C’était l’une des choses qui le faisaient le plus ressembler à une maman dans son boulot de papa poule, mais il avait toutes les peines du monde à s’en abstraire et à continuer comme si de rien n’était.

— Je pense que nous devons faire très attention au genre de science que nous utilisons en la matière, reprit le Président.

Joe suça un point chatouilleux, et Charlie ne put réprimer un sourire, puis il fit la grimace pour ne pas avoir l’air amusé par cette déclaration à double sens.

— C’est vrai, monsieur le Président. Absolument. Mais les arguments en faveur de la prise de mesures immédiates émanent d’un vaste éventail d’organisations scientifiques, et même de gouvernements : les Nations unies, des ONG, des universités, à peu près quatre-vingt-dix-sept pour cent de tous les chercheurs qui se sont jamais exprimés sur la question.

Tout le monde, à part les extrémistes de droite de votre laboratoire d’idées, aurait-il voulu ajouter, tout le monde à part des pseudo-savants et des charlatans, qui raconteraient n’importe quoi moyennant phynances, comme l’ubuesque Dr Strengloft – mais il se mordit la langue et essaya de réorienter le débat.

— Imaginez le monde comme un ballon, monsieur le Président. Un ballon dont l’atmosphère serait la peau. Pour que l’épaisseur de la peau du ballon corresponde exactement à l’épaisseur de notre atmosphère par rapport à celle de la Terre, il devrait être de la taille d’un ballon de basket.

Ce qui n’avait que très peu de sens, même pour Charlie, et pourtant c’était une bonne comparaison. Quand on arrivait à l’exprimer clairement.

— Ce que je veux dire, monsieur, c’est que l’atmosphère est vraiment, vraiment très mince. Nous avons amplement le pouvoir de la modifier considérablement.

— Personne ne le conteste, Charles. Mais écoutez, vous avez bien dit que le pourcentage de CO2 dans l’atmosphère était de six cents parties par million ? Eh bien, si le CO2 était la peau de votre ballon, et le reste de l’atmosphère l’air qu’il contient, le ballon devrait être beaucoup plus gros qu’un ballon de basket, non ? À peu près de la taille de la Lune, ou quelque chose comme ça.

Cette idée arracha un reniflement joyeux à Strengloft, qui s’approcha d’une console d’ordinateur installée dans un coin de la salle de réunion, sans doute pour calculer la taille du ballon du Président. Charlie comprit soudain que Strengloft n’aurait jamais imaginé un tel argument tout seul, et se rendit compte aussi – réalisant, du même coup, comment certaines personnes avaient naguère réussi à l’embobiner – que des gens réputés pour leur intelligence pouvaient parfois être de parfaits imbéciles, alors que des gens à l’air complètement idiot pouvaient se révéler très fins.

— Je vous l’accorde, monsieur, convint Charlie. Mais imaginez cette peau de CO2 comme une espèce de verre qui laisse passer la lumière et piège toute la chaleur à l’intérieur. L’atmosphère est une barrière de cette espèce. Son épaisseur a moins d’importance que sa transparence.

— Alors, le fait qu’il y en ait davantage ne fera peut-être pas une énorme différence, répondit gentiment le président. Écoutez, Charles. Les comparaisons farfelues, c’est bien joli, mais la vérité, c’est que nous devons réduire la croissance de ces émissions avant d’essayer de les arrêter complètement, et encore moins d’inverser la tendance.

C’était exactement ce que le Président avait dit à une conférence de presse récente, et Strengloft, penché sur son ordinateur, hocha la tête, rayonnant, peut-être parce que c’était lui qui lui avait soufflé cette réplique. Charlie trouva soudain horriblement drôle et absurde qu’on puisse être fier d’écrire des crétineries pour un Président futé. Il était content qu’Anna ne soit pas là, parce que, dans des moments pareils, un simple échange de regards leur suffisait pour piquer un fou rire. À cette seule idée, il devait se retenir pour ne pas hurler de rire.

Il chassa donc sa femme et sa glorieuse hilarité de son esprit, sur une dernière image tactile, bizarre : c’était un des seins de sa femme que Joe tétait, de plus en plus frénétiquement. Il avait intérêt à lui donner son biberon en vitesse.

En attendant, il poursuivit :

— Monsieur, ça commence à devenir assez urgent. Et il n’y a pas d’inconvénient à faire cette course en tête. Le fait d’être en première ligne des initiatives pour atténuer les effets des changements climatiques comporte des avantages économiques énormes. C’est une industrie en pleine croissance, au potentiel illimité. C’est l’avenir, quelle que soit la façon dont vous regardez les choses.

Joe lui mordilla plus fermement le cou. Charlie ne put réprimer un frémissement. Pas de doute, il avait faim. Il serait affamé en rentrant. À ce stade, seul un biberon de lait ou de bouillie pourrait l’empêcher de péter un câble. S’il se réveillait maintenant, ce serait la catastrophe. Mais il commençait à lui faire sérieusement mal. Charlie perdit le fil de ses idées. Il se tortilla. Étouffa un reniflement de douleur combiné avec un gloussement qu’il fit passer derrière une petite toux.

— Que se passe-t-il, Charles ? Il se réveille ?

— Euh, oh non, monsieur, il dort encore. Enfin, il remue peut-être un petit peu – Ah ! L’ennui, c’est que si nous ne nous occupons pas de ces problèmes maintenant, peu importe ce que nous pourrons faire par ailleurs. Rien n’ira plus jamais bien.

— Je trouve ce discours bien alarmiste, dit le Président avec une lueur paternaliste dans l’œil. Calmons un peu le jeu. Vous devez vous en tenir à l’idée raisonnable selon laquelle une croissance économique soutenue est la clé du progrès environnemental.

— Soutenue, ha !

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

Il refoula un petit rire.

— Le problème est justement là, monsieur : soutenue.

— Nous devons contenir le pouvoir des marchés, dit Strengloft, à nouveau lancé sur son sujet favori, apparemment ignorant des problèmes de Charlie.

Alors que le Président le regardait attentivement, Charlie eut l’impression qu’un courant électrique lui parcourait la colonne vertébrale. Il venait de prendre un énorme coup de mâchoire édentée. Il réprima l’impulsion d’aplatir son fils comme un moustique. Les doigts de sa main droite le picotaient. Il haussa très doucement une épaule, essayant de le déloger comme on essaye de décoller un bigorneau. Anna devait parfois lui pincer les narines pour l’obliger à lâcher prise. Ne pense pas à ça.

Charles, dit le Président, si nous allions trop loin dans ce sens, nous laisserions la vie économique exsangue. Réfléchissez un peu à ça. Les choses étant ce qu’elles sont, nous grignotons un peu le problème tous les jours. Écoutez, dans cette histoire, je suis comme un chien qui rongerait un os ! Ces environnementalistes aux intérêts particuliers sont comme des cochons dans leur bauge. Nous les en sevrons, en ce moment, et ils n’aiment pas ça, mais il va bien falloir qu’ils apprennent que si on ne peut pas les lécher, il faut…

C’est alors que Charlie partit d’un fou rire irrépressible.

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