1. Le Bouddha arrive

1

La Terre baigne dans un déluge de lumière : un torrent impétueux de photons – une moyenne de 342 joules à la seconde par mètre carré. Il faut 4 185 joules pour élever d’un degré la température d’un kilogramme d’eau. Si l’atmosphère de la Terre captait toute cette énergie, la température du globe s’élèverait de dix degrés en une journée.

Par bonheur, une forte proportion de cette énergie est renvoyée dans l’espace, en fonction de l’albédo – ou réflexivité – et de la composition chimique de l’atmosphère, qui sont eux-mêmes variables.

Une bonne partie de l’albédo de la Terre est fournie par les calottes polaires. Si la glace et la neige des pôles devaient se restreindre de façon significative, une partie plus importante de l’énergie solaire resterait piégée sur Terre. Le soleil pénétrerait dans des océans jusque-là recouverts de glace et réchaufferait l’eau. Ce qui – amorçant une boucle de rétroaction positive – aurait pour effet d’élever encore la température et de faire fondre encore davantage de glace.

La glace compactée de l’océan Arctique renvoie dans l’espace un pourcentage non négligeable de l’afflux total d’énergie solaire. Quand les sous-marins nucléaires ont commencé à mesurer l’épaisseur de la calotte glaciaire de l’océan Arctique, dans les années 1950, elle était d’un peu plus de neuf mètres en moyenne au cœur de l’hiver. À la fin du siècle, elle n’était plus que de la moitié : quatre mètres cinquante. Et puis, un mois d’août, la glace se disloqua, et de grands icebergs tabulaires dérivèrent au gré des courants, s’entrechoquant et se morcelant, laissant de grandes étendues d’eau exposées au soleil continuel de l’été polaire. L’année suivante, la dislocation se produisit en juillet, et, à certains moments, plus de la moitié de la surface de l’océan Arctique était de l’eau offerte au soleil de minuit. La troisième année, le phénomène se reproduisit dès le mois de mai.

C’était l’année dernière.

2

Tous les jours de semaine commencent de la même façon. Par la sonnerie du réveil qui fait voler en éclats des rêves aussitôt dissipés. La chambre plongée dans la lumière obscure qui précède l’aube. La douche bien chaude où on se traîne et sous laquelle on essaie de se réveiller. L’eau brûlante sur la nuque, ah, le meilleur moment de la journée, hélas trop vite passé, saleté de pendule dont les aiguilles tournent inexorablement. Lambeaux d’un rêve, on était jusqu’au cou dans un problème qui se dérobe à présent, exactement comme on tentait de s’y dérober dans le rêve. Enfui dans les couloirs de la mémoire. Les rêves ne veulent pas qu’on se souvienne d’eux.

Évaluation de la nuit de sommeil : pas si bonne que ça, décida Anna Quibler. Elle était déjà épuisée. Joe avait pleuré deux fois, et bien que Charlie se soit levé, dans le cadre du programme de conditionnement comportemental destiné à faire comprendre à Joe que maman ne viendrait plus jamais le voir la nuit, Anna s’était évidemment réveillée aussi, et avait vaguement entendu les paroles de réconfort de Charlie :

« Alors, mon petit bonhomme, qu’est-ce qu’il y a ? Allez, Joe, rendors-toi, va. On est au beau milieu de la nuit, là. Il ne se passera rien avant demain matin, alors tu ferais mieux de dormir. Ça ne sert à rien de geindre comme ça, pourquoi tu chiales, hein ? Dors, bordel de merde ! »

Un discours pour le moins musclé, mais ça faisait partie du programme. Après ça, elle s’était tournée et retournée pendant de longues minutes, essayant bravement de ne pas penser au boulot. Dans le temps, elle se récitait Le Corbeau d’Edgar Poe, qu’elle avait appris au lycée et qui avait sur elle un effet agréablement soporifique, mais une nuit, au lieu de nevermore, « jamais plus », elle s’était dit : « Et le corbeau dit Livermore », parce qu’elle avait la tête farcie de problèmes avec des gens de sa boîte, dont Lawrence Livermore. Après ça, Le Corbeau avait perdu toutes ses propriétés somnifères : le seul fait d’y penser la ramenait, par association d’idées, à son travail. Les pensées d’Anna avaient une fâcheuse tendance à tourner autour des enjeux professionnels.

Fin de la douche, hélas ! Elle se sécha, s’habilla en trois minutes et descendit préparer la boîte à déjeuner de Nick, son aîné. Elle n’eut pas à se casser beaucoup la tête. Il tenait à manger exactement la même chose tous les jours : un sandwich au beurre de cacahuète, une tranche de viande reconstituée, cinq carottes, une pomme, du lait chocolaté, un yaourt, un bâtonnet de fromage et un cookie. Deux minutes de préparation, y compris le temps de fourrer le tout dans un sachet isotherme pour que ça reste bien au frais. En prenant la brique réfrigérante dans le freezer, elle vit les rangées de flacons de plastique pleins de son propre lait, congelé, que Charlie réchaufferait et donnerait à Joe pendant la journée, quand elle serait au bureau. Ce qui lui rappela – comme si elle pouvait l’oublier, avec ses mamelles gonflées à éclater – qu’elle devait donner la tétée au loupiot avant de partir. Elle remonta au premier, prit Joe dans son berceau, s’assit sur le divan, à côté.

— Et voilà, mon petit trésor, un quart d’heure de sommeil en rab pour la nounou.

Joe, pour qui c’était la routine, s’accrocha à son téton comme une sangsue sans ouvrir l’œil, en continuant à dormir à poings fermés. Un vrai petit ange. Il avait déjà bien grandi, mais elle pouvait encore le tenir dans ses bras et le regarder se lover contre elle comme quand il était un nouveau-né. Elle ne pouvait plus dire qu’ils ne faisaient qu’un ; ils étaient bien deux, à présent, et c’était une petite boule de muscles, pleine d’énergie, qui la pompait littéralement. Sauf en cet instant : la sensation de chaleur liée à l’aspiration anesthésiait son corps, mais une partie de son esprit était déjà au travail, alors elle détacha son fils et lui donna l’autre sein pendant encore quatre minutes. Les premiers mois, elle était obligée de lui pincer le nez pour lui faire lâcher prise, mais maintenant, il suffisait de lui tapoter le nez. Pour le premier sein, du moins. Pour le second, il était plus récalcitrant. Elle regarda la grande aiguille de la pendule murale achever son tour de cadran et repartir pour un autre. Quand il aurait fini de téter, il se rendormirait et ronfloterait allègrement jusqu’à près de neuf heures, à en croire Charlie.

Elle le remit dans son berceau, se reboutonna et déposa un baiser sur la tête de chacun de ses hommes. Charlie marmonna :

— Prends bien soin de toi, et tu m’appelles, hein.

Ensuite, elle se retrouva en bas de l’escalier, et puis de l’autre côté de la porte, sa grande besace de travail en bandoulière.

L’air frais sur son visage et ses cheveux humides la réveilla pour de bon. C’était la fin du printemps, et le matin, en mai, n’était plus qu’à peine vif. Fraîcheur néanmoins délicieuse, par comparaison avec la chaleur humide à venir. De gros nuages gris passaient au ras des bâtiments, le long de Wisconsin Avenue, mais le seul grondement audible était celui des camions qui descendaient vers le sud. Une aube encore timide éclaboussait les vitres bleu métallisé des gratte-ciel au-dessus de la station de métro de Bethesda, et tout en marchant d’un pas rapide Anna se dit, comme bien souvent, que c’était l’un des meilleurs moments de la journée. Cette réflexion comportait des implications dérangeantes, mais elle les chassa et savoura la fraîcheur de l’air et la vision du tapis de nuages qui se déroulait au-dessus de la ville.

Elle passa devant l’entrée de l’escalator du métro afin de prolonger sa promenade d’une cinquantaine de mètres, descendit les quelques marches qui menaient vers l’arrêt d’autobus et les grands escaliers mécaniques qui plongeaient dans le crépuscule d’un gigantesque tube de béton cannelé : la station de métro. Le passe dans la fente du portillon, thwack ! pousser le tourniquet tripode, récupérer la carte recrachée par le lecteur, et puis droit sur l’escalator qui descendait vers les quais. La rame n’arriverait pas tout de suite – on l’entendait bien avant son entrée dans la station, et le temps que les lumières encastrées dans le plafond du quai commencent à clignoter, on pouvait déjà sentir le souffle d’air chassé par la motrice –, alors elle n’avait pas besoin de courir. Elle s’assit sur un banc de ciment placé juste devant l’emplacement de la voiture qui, à la station de Metro Center, s’arrêterait au niveau des escalators donnant sur la ligne Orange, en direction de l’est.

À cette heure-ci, elle trouverait probablement une place assise, alors elle ouvrit son ordinateur portable et jeta un coup d’œil à l’une des cinquante mille demandes de financement que la NSF, la Fondation nationale pour la science, recevait tous les ans : « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines »… Le projet consistait à mettre au point un algorithme qui avait réussi à plusieurs reprises à prévoir les protéines qu’exprimerait une séquence de l’ADN humain. Si ça marchait, cette opération prédictive pourrait se révéler très utile, parce que les gènes codaient pour une quantité prodigieuse de protéines, on ne savait pas comment, et selon des variations encore incompréhensibles. Anna était dubitative, mais la génomique n’était pas son domaine. Il faudrait donner ça à Frank Vanderwal. Elle fit une note en ce sens et la plaça dans une série de mémos à lui envoyer. Elle ouvrait le dossier suivant lorsque la rame arriva.

Monter, chercher une place assise, changer à Metro Center, descendre à la station de Ballston, à Arlington, Virginie : la routine, effectuée sans pensée consciente, tout en parcourant les demandes de subvention qu’elle avait téléchargées sur son ordinateur portable. La première lui faisait encore l’impression d’être la plus intéressante du lot de la matinée. Elle était impatiente d’avoir l’avis de Frank.


Sortir d’une station de métro est à peu près la même chose partout : monter un interminable escalator, vers un ovale de ciel gris, et la chaleur. Se retrouver brusquement dans la frénésie d’un environnement urbain.

À la station de Ballston, l’escalator émergeait dans un hall immense entouré de portes de verre : le rez-de-chaussée d’un bâtiment. Anna le traversa sans le voir et alla tout droit vers une agréable petite boutique qui vendait des pâtisseries et des sandwiches emballés sous vide plutôt meilleurs que la plupart. Elle acheta de quoi déjeuner et ressortit pour l’arrêt rituel au Starbucks, de l’autre côté de la rue.

Ce Starbucks entre tous bénéficiait d’employés obsédés jusqu’à la maniaquerie par la vitesse et la précision ; ils fonctionnaient comme un orchestre bien réglé, et pour Anna, qui appréciait l’efficacité – et l’appréciait de plus en plus au fil des ans –, c’était une joie de tous les instants. Elle trouvait admirable et réconfortant qu’un groupe de jeunes gens puissent transformer un boulot potentiellement abrutissant en une sorte de performance athlétique plutôt musclée. Et elle appréciait encore plus d’avancer rapidement dans la longue queue, de voir la caissière la remarquer alors qu’il y avait encore deux personnes devant elle et annoncer : « Un grand latte, demi-déca zéro pour cent, sans mousse ! », et, son tour venu, lui demander si elle voulait autre chose aujourd’hui. Comment ne pas se fendre d’un grand sourire en répondant « non » ?

Ensuite, retour vers l’entrée ouest du bâtiment de la NSF, une tasse en carton épais à la main. Dans le hall, elle montra son badge à l’employé de la sécurité, traversa le hall et se dirigea vers les ascenseurs sud.

Anna aimait l’intérieur du bâtiment de la NSF. Un vaste espace dégagé, aussi vaste à lui seul que certains immeubles, entourant un gigantesque atrium central octogonal, qui montait jusqu’au ciel, douze étages plus haut, et sur lequel donnaient les baies vitrées des bureaux tournés vers l’intérieur. Un immense mobile fait de barres de métal incurvées peintes de couleurs primaires occupait la partie supérieure. Au rez-de-chaussée se trouvaient des boutiques, elles aussi tournées vers l’atrium : une pizzeria, un coiffeur, une banque et une agence de voyages.

Un mouvement attira le regard d’Anna en direction de la porte située du côté opposé : une envolée de marron, un éclair d’airain, et, dans le même instant, un chœur grave, sonore, emplit le gigantesque volume d’un blaaaa vibrant. On aurait dit que le bâtiment tout entier était devenu une sorte d’énorme trompe.

Un groupe de Tibétains, à ce qu’il semblait, défilait dans l’atrium : des hommes et des femmes en robes marron et coiffés de chapeaux jaunes, coniques, avec des sortes d’ailes. Certains soufflaient dans de longues trompes droites, à l’air antique, d’autres tapaient sur des tambours ou balançaient des encensoirs, répandant des nuages de fumée de bois de santal. C’était comme si une parade passant dans la rue était entrée par erreur. Ils traversèrent l’atrium en chantant, en esquissant une sorte de danse à la fois glissante et saccadée, en tournant sur eux-mêmes, mais tout cela majestueusement, comme au ralenti.

Ils se dirigèrent vers l’agence de voyages, et Anna se demanda fugitivement s’ils étaient venus acheter leurs billets de retour. Et puis elle vit que la vitrine de l’agence était vide.

Ce qui lui procura un bref pincement au cœur, parce qu’elle avait toujours été pleine d’affiches colorées de plages tropicales et de châteaux en Europe qui changeaient tous les mois, comme les photos des calendriers, et Anna avait souvent mangé sur le pouce, plantée devant, en imaginant les voyages auxquels ils avaient renoncé, Charlie et elle, à la naissance de Nick. Elle s’était parfois dit que, compte tenu de la violence politique et bactériologique que recouvraient souvent ces jolies photos, ce voyage mental valait peut-être mieux.

En tout cas, la vitrine et la petite pièce située derrière étaient maintenant vides ; la procession de Tibétains se massa sur le seuil de la porte, dans un crescendo de chants et d’instruments de cuivre. Les notes incroyablement basses vibraient si fortement dans l’air qu’elles paraissaient presque visibles, comme le basson de la piste sonore de Fantasia, le dessin animé.

Anna se rapprocha, chassant le petit regret provoqué par la disparition de l’agence de voyages. De nouveaux occupants qui emplissaient l’air de chants et d’encens, et qui soufflaient dans des trompes à s’en faire exploser le cœur… intéressant.

La petite troupe entourait un vieil homme au visage basané, pareil à une vieille pomme flétrie. Il sourit, et Anna vit que le labyrinthe de ses rides cartographiait une vie entière passée à sourire ainsi.

Il leva la main droite. La musique se tut, abandonnant derrière elle l’écho déchiqueté d’une note hyperbasse qui fit à Anna l’impression d’un papillotement au creux de l’estomac.

Le vieil homme fit un pas en avant, se détachant du groupe, et s’inclina quatre fois, en direction des quatre points cardinaux, les mains jointes devant lui. Il abaissa son menton sur sa poitrine et chanta sur une note aussi grave que celle des trompes, qui se divisa en deux sons : une note de tête éclatante, clairement distincte, et une basse profonde, sonore, toutes les deux aussi surprenantes de la part de ce frêle vieillard. Il s’approcha de la porte de l’agence, toucha les montants, d’un côté, puis de l’autre, et s’exclama sèchement :

Rig yal ba ! Chos min gon pa !

Les autres lui répondirent en chœur :

Jetsun Gyatso !

Le vieil homme s’inclina devant eux. Et, tous ensemble :

Om !

Ils entrèrent en file indienne dans la petite boutique, les joueurs de trompe faisant pivoter leurs longs instruments de musique pour les insinuer dans l’ouverture.

Un jeune moine ressortit. Il prit un petit carton rectangulaire dans sa large manche, décolla les rubans protecteurs des adhésifs double face collés au dos et le fixa soigneusement à la vitrine, à côté de la porte. Puis il rentra à l’intérieur.

Anna s’approcha de la vitre. Sur le carton était inscrit :


AMBASSADE DU KHEMBALUNG


Une ambassade ! Et d’un pays dont elle n’avait jamais entendu parler. D’un autre côté, ça n’avait rien d’étonnant. Les nouveaux pays poussaient comme des champignons, ces temps-ci. C’était l’une des stratégies préférées des Nations unies, en matière de règlement de conflit. Peut-être la création de ce Khembalung était-elle consécutive à la conclusion d’un accord dans une partie troublée de l’Asie.

Enfin, d’où que viennent ses ressortissants, c’était un drôle d’endroit pour une ambassade. On était loin du quartier des ambassades de Massachusetts Avenue, avec son architecture improbable, ses drapeaux étranges et ses jardins paysagers onéreux. Très loin de Georgetown, de Dupont Circle, du carrefour Adams-Morgan, de Foggy Bottom, de la colline du Capitole ou de n’importe lequel des lieux d’implantation traditionnels d’une ambassade digne de ce nom. Franchement, Arlington… pis encore : le bâtiment de la NSF !

Enfin, c’était peut-être une nation scientifique.

Satisfaite de cette idée, contente qu’il y ait du nouveau dans le bâtiment, Anna se rapprocha encore et essaya de lire les petits caractères en bas du panonceau.

Celui qui l’avait collé sur la vitrine ressortit. C’était un jeune homme au visage rond et au crâne rasé. Il regarda Anna. Il avait des yeux noirs, expressifs, et une petite bouche mobile à la Betty Boop.

— Je peux vous aider ? demanda-t-il avec ce qui évoqua pour Anna un accent indien.

— Oui, répondit-elle. J’ai assisté à votre cérémonie d’arrivée, et ça m’a intriguée. Je me demandais d’où vous veniez.

— Merci de votre intérêt, répondit poliment le jeune homme avec un sourire et une inclinaison de tête. Nous venons du Khembalung.

— Oui, c’est ce que j’ai vu, mais…

— Ah… Notre pays est une nation insulaire, située dans le golfe du Bengale, près du delta du Gange.

— Je vois, répondit Anna, surprise. (Elle les aurait plutôt vus dans l’Himalaya.) J’avoue que c’est la première fois que j’en entends parler.

— Ce n’est pas une grande île. Disons que le statut de nation nous a été accordé récemment. Nous venons seulement de réussir à constituer une représentation.

— Bonne idée. À vrai dire, je m’étonne de voir une ambassade s’installer ici. Je n’aurais jamais pensé que l’endroit s’y prêtait.

— Nous l’avons choisi avec beaucoup de soin, répondit le jeune moine.

Ils se regardèrent un moment.

— C’est vraiment intéressant, dit enfin Anna. Eh bien, je vous souhaite une bonne installation. Je me réjouis que vous soyez parmi nous.

— Merci, dit-il en opinant du chef.

Anna prit congé sur un hochement de tête, mais, comme elle s’éloignait, quelque chose attira son regard, et elle se retourna à nouveau. Le jeune moine était encore sur le seuil de la porte et regardait en direction de la pizzeria, de l’autre côté de l’atrium, avec une petite grimace de désespoir.

Anna reconnut aussitôt cette expression. À la naissance de Nick, son fils aîné, elle était restée à la maison avec lui, les premiers mois de sa vie se fondant maintenant pour elle dans une sorte de brouillard. Son travail lui avait manqué, elle ne pouvait pas travailler de chez elle, et comme à la fin de son congé maternité il était clair qu’ils avaient besoin d’elle au bureau, elle avait repris le collier, jonglant avec Charlie et des baby-sitters pour s’occuper de Nick. Finalement, ils avaient trouvé une crèche à Bethesda, près du métro. Au début, Nick poussait des hurlements à fendre l’âme chaque fois qu’elle l’y déposait. Avec le temps, il avait paru s’y faire. Et elle s’y était habituée, elle aussi, comme on finit toujours par encaisser la petite souffrance quotidienne de la séparation. C’était comme ça, et voilà tout.

Et puis, un jour qu’elle avait emmené Nick à la crèche – c’était devenu habituel, à ce moment-là –, il n’avait pas pleuré quand elle lui avait dit au revoir, il n’avait même pas eu l’air ennuyé, ni même donné l’impression de s’en rendre compte. Mais, elle n’aurait su dire pourquoi, elle s’était arrêtée pour le regarder par une fenêtre, et là, sur son visage, elle avait lu un mélange de désespoir et de détermination – la détermination de ne pas pleurer, de survivre à une nouvelle et interminable journée d’ennui –, une expression à briser le cœur, sur le visage d’un tout petit enfant comme ça. Et ça lui avait bel et bien brisé le cœur. Elle n’avait pu retenir ses larmes, elle avait même failli faire demi-tour pour retourner le serrer dans ses bras et le réconforter. Et puis elle avait réfléchi à la peine que lui feraient de nouveaux adieux, et avec une horrible sensation de déchirement, une sorte de désespoir englobant le monde entier, elle était partie.

C’est exactement l’expression qu’elle venait de lire sur le visage de ce jeune homme. Elle s’arrêta net, avec la même impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur que cinq ans plus tôt. Qui pouvait dire ce qui avait obligé ces gens à venir du bout du monde ? Comment savoir ce qu’ils avaient abandonné derrière eux ?

Elle revint vers lui.

En la voyant approcher, il se redonna une contenance.

— Oui ?

— Écoutez, dit-elle, il y a longtemps que je travaille ici. Si vous voulez, plus tard, quand vous voudrez, je pourrai vous montrer quelques endroits où on mange bien, dans le coin.

— Oh oui, merci, dit-il. Ce serait vraiment gentil.

— Y a-t-il un jour où ça vous arrangerait ?

— Eh bien… nous finirons tôt ou tard par avoir faim, aujourd’hui, dit-il avec un sourire.

Un doux sourire, pas comme celui de Nick.

Elle lui sourit à son tour, se sentant contente.

— Je reviendrai vers une heure et je vous emmènerai dans un bon endroit, si vous voulez.

— C’est vraiment gentil. Nous apprécions beaucoup.

Elle hocha la tête.

— Alors, à une heure.

Dit-elle en revoyant mentalement son emploi du temps pour la journée. Le sandwich, bien emballé, pourrait attendre dans le petit frigo de son bureau.

Elle retourna vers les ascenseurs sud. Elle attendait quand Frank Vanderwal la rejoignit. Ils se saluèrent, et elle dit :

— Hé, j’ai un sujet intéressant pour toi.

Il leva comiquement les yeux au ciel.

— Il y a quelque chose pour un vieux blasé comme moi ?

— Je crois, oui. Au fait, tu as vu nos nouveaux voisins ? demanda-t-elle avec un geste en direction de l’atrium. On a perdu l’agence de voyages, mais on a gagné l’ambassade d’un petit pays asiatique.

— Une ambassade, ici ?

— Je ne suis pas sûre qu’ils connaissent grand-chose à Washington.

Frank eut son célèbre sourire torve, radicalement différent du doux sourire du jeune moine. Un rictus sardonique, entendu.

— Je vois. Des ambassadeurs de Shangri-La[1], c’est ça ?

Puis la flèche indiquant l’arrivée d’un ascenseur s’alluma, et la porte s’ouvrit.

— Enfin, ça peut toujours être utile.

3

Des primates dans des ascenseurs. Les gens entraient dans la cabine et restaient plantés là, à regarder les numéros s’allumer sur l’afficheur, sans échanger une parole, comme toujours.

Cette observation amena le sociobiologiste qui sommeillait en Frank Vanderwal à s’interroger pour la énième fois sur la nature de leur espèce. Ils étaient des mammifères, des primates sociaux : une variété de chimpanzés sans poils. Leur corps, leur cerveau, leur société avaient évolué en Afrique de l’Est pendant près de deux millions d’années, alors que le climat changeait et que la forêt omniprésente laissait place à des savanes ouvertes.

Ça expliquait bien des choses. Évidemment, ils étaient désespérés de se retrouver piégés dans cette petite boîte en mouvement. Rien dans la savane ne les avait préparés à cette expérience. L’activité qui y ressemblait le plus aurait pu être de crapahuter dans une grotte, sans doute derrière un chaman portant une torche, tout le monde tremblant de crainte, et très probablement sous l’influence d’une drogue psychotrope, dans le cadre d’un rituel religieux. Un tremblement de terre, au cours d’une de ces excursions dans le monde souterrain, voilà à peu près comment une créature de la savane aurait pu interpréter un trajet dans un ascenseur moderne. Pas étonnant qu’il y règne un silence aussi gêné. Ils étaient en présence du sacré. Et cinq mille ans de civilisation n’avaient pas suffi à l’évolution pour modifier ces réactions mentales, il s’en fallait de beaucoup. Ils n’arrivaient, encore aujourd’hui, qu’à faire ce dont ils étaient capables dans la savane.

Anna Quibler rompit le tabou sur le langage, ce qui était possible quand tous les compagnons de voyage étaient des collègues. Elle poursuivit son histoire en disant à Frank :

— Je suis allée me présenter. Ils viennent d’une île qui se trouve dans le golfe du Bengale.

— Ils t’ont dit pourquoi ils avaient loué ce local-là ?

— Juste qu’ils l’avaient choisi avec beaucoup de soin.

— En fonction de quels critères ?

— Ça, je ne le leur ai pas demandé. Enfin, au regard des événements, on peut supposer que la proximité de la NSF n’y est pas pour rien, tu ne crois pas ?

Frank eut un reniflement.

— C’est un remake de la blague de la starlette et du scénariste hollywoodien, non[2] ?

Anna fronça le nez, ce qui étonna Frank. Elle avait une certaine éducation, mais elle n’était pas prude. Et puis il comprit : sa réprobation ne concernait pas la blague, mais l’idée que ces nouveaux arrivants puissent en être réduits à ça.

— Je pense qu’ils ont des raisons plus profondes, dit-elle. Je crois que ce sera intéressant de les avoir ici.

L’espèce Homo sapiens présente un dimorphisme sexuel. Et pas seulement physique. Pour Frank, les découvertes archéologiques semblaient montrer que les rôles sociaux des deux sexes avaient divergé prématurément. La divergence avait pu entraîner des processus de pensée différents, et il devait être possible de caractériser avec une certaine plausibilité l’existence d’approches distinctes même dans des activités non sexuellement différenciées, comme la science. Il se pouvait donc qu’il y ait une façon mâle et une façon femelle, substantiellement différentes, de faire de la science.

Frank laissa ainsi vagabonder ses pensées le temps que l’ascenseur arrive à leur étage puis tandis qu’ils suivaient, Anna et lui, le couloir qui menait vers leurs bureaux respectifs. Anna était aussi grande que lui, bien foutue, mais le dimorphisme s’étendait jusqu’à leurs habitudes de pensée et leur pratique scientifique. C’était peut-être pour ça qu’il était un peu mal à l’aise avec elle. Ça ne résumait pas son attitude vis-à-vis d’elle, mais Anna avait une façon de pratiquer la science qu’il trouvait ennuyeuse. Ce n’était pas qu’elle fût chaleureuse et floue, selon la vision traditionnelle de la pensée féminine ; tout au contraire. Les travaux scientifiques d’Anna – elle cosignait encore souvent des articles sur les statistiques, malgré sa charge de travail – traduisaient une rigueur proche du perfectionnisme, qui faisait d’elle une chercheuse minutieuse et une statisticienne de premier ordre, rapide, futée, compétente dans tout un éventail de domaines, et vraiment excellente dans nombre d’entre eux. Sans doute la meilleure chercheuse qu’on pouvait espérer trouver à un poste aussi bizarre que la direction de la division bio-informatique de la NSF, presque trop bonne – trop précise, toujours prête à tout remettre en cause, ce qui l’empêchait de suivre une stratégie déterminée les yeux fermés. Cela dit, encore une fois, à la NSF, c’était peut-être un atout.

En tout cas, elle y mettait une intensité considérable. C’était une sorte de puritaine de la science, rationnelle au dernier degré. Bien sûr, ce n’était qu’une apparence. Comme chez les premiers puritains, l’hyperrationnel coexistait chez elle avec l’ouverture émotionnelle, l’intensité et la variabilité qui constituaient le paradigme interactionnel et le rôle social de l’Américaine type. Toute femme de science était donc potentiellement une sorte de monsieur Spock, la raison affichée et l’affect en retrait, les deux coexistant à part égale.

Cela dit, Frank devait bien admettre que cette dualité était moins ostensible chez Anna que chez beaucoup de scientifiques de sa connaissance. Plutôt bien intégrée, en fait. Il avait passé des heures, au cours des douze derniers mois, à travailler avec elle, et ils avaient eu beaucoup de discussions intéressantes sur leur travail. Non, il l’appréciait vraiment beaucoup. S’il avait des réticences, ce n’était pas dû à une de ses manies irritantes, comme cette façon qu’elle avait de pinailler ou de couper les cheveux en quatre – non, c’était plutôt que son attitude hyperscientifïque, combinée à l’expression de sa passion féminine, évoquait une science complète, voire une humanité complète. Elle le faisait penser à lui-même.

Pas à la partie sociale qu’il laissait voir aux autres, mais à sa vie intérieure telle qu’il la vivait. Il était aussi extrême qu’elle, par certains côtés, rationnels et émotionnels. C’était ce qui le mettait mal à l’aise : elle était trop comme lui. Elle lui rappelait des aspects de lui-même sur lesquels il n’avait guère envie de se pencher. Mais il ne pouvait empêcher ses pensées de vagabonder. C’était un de ses problèmes.

Ils étaient arrivés au bout du sixième étage, où se trouvaient leurs bureaux. Celui de Frank était un cube dans un volume plus vaste ; celui d’Anna, situé juste en face, était un vrai bureau. Elle avait une pièce pour elle toute seule, avec un coin à l’entrée pour sa secrétaire, Aleesha. Les deux espaces de travail, comme tout dans ce labyrinthe de réduits et d’espaces de communication – comme dans toutes les boîtes de recherche du monde –, étaient pleins d’ordinateurs, de tables, d’armoires de classement et d’étagères bourrées de livres. Le décor beige standard, basique, était censé souligner la pureté de la science.

Dans son cas, il était humanisé, et même enjolivé, par les grandes baies vitrées qui donnaient sur l’intérieur du bâtiment, offrant une vue plongeante sur l’atrium central et tous les autres bureaux. Cette combinaison d’un espace dégagé et de la vue sur cinquante ou cent autres êtres humains faisait de chaque bureau une tranche ou une réminiscence de la savane, et constituait donc un environnement plus confortable pour ses habitants, au niveau primitif. Frank ne pensait pas que cet aspect ait pu être consciemment recherché, mais il admirait l’instinct de l’architecte qui avait su faire en sorte que les occupants du bâtiment soient aussi productifs que possible.

Il s’assit à son bureau. Il avait décalé l’écran de son ordinateur par rapport à l’axe de sa fenêtre, de façon à pouvoir se concentrer dessus si nécessaire, mais il se perdit un instant dans la contemplation des bureaux, de l’autre côté de l’atrium. Son année à la NSF tirait à sa fin, et même si sa charge de travail ne diminuait pas, elle commençait à perdre de son importance pour lui. Toutes les surfaces horizontales disparaissaient sous des piles d’articles et des tirages d’imprimante, organisés selon un système complexe qui lui était propre. Il avait du pain sur la planche. Et là, au lieu de travailler, il bayait aux corneilles.

Le mobile coloré qui occupait le haut de l’atrium était rudimentaire au point d’en être pénible, avec ses formes basiques et ses couleurs primaires qui évoquaient un gribouillis de gamin de maternelle. Parmi ses nombreuses activités, Frank pratiquait l’escalade, et il s’occupait souvent l’esprit en imaginant les mouvements qu’il devrait faire pour escalader le mobile. Il y avait des passages difficiles, mais dans l’ensemble, ça ferait une voie amusante.

De l’autre côté du mobile, il voyait ce qui se passait dans les autres bureaux. Cent huit ; il les avait comptés. Des gens tapaient sur des ordinateurs, parlaient à deux ou trois, ou tout seuls, au téléphone, lisaient, se regroupaient dans des salles de réunion autour de tables couvertes de papiers en regardant des présentations PowerPoint ou en bavardant. Surtout en bavardant. Si un Martien était tombé dans les bureaux de la NSF, il en aurait conclu que la science consistait essentiellement en parlotes autour d’une table.

Ce qui était loin d’être la vérité, et c’était l’une des raisons pour lesquelles Frank s’ennuyait. En réalité, la science se faisait dans des laboratoires, et généralement dans tous les endroits où on procédait à des expériences. Ce qui se passait ici, c’était autre chose, une espèce de métascience, disons, qui coordonnait les activités scientifiques, les reliait à d’autres actions humaines ou les finançait. Quelque chose comme ça. À vrai dire, il avait du mal à être plus précis.

L’odeur du latte qu’Anna avait rapporté du Starbucks flottait jusqu’à lui depuis le bureau voisin, et il l’entendait parler au téléphone. Elle passait beaucoup de temps au téléphone, elle aussi. « Je ne sais pas. J’ignore la taille des autres échantillons… Non, ils ne sont pas négligeables sur le plan statistique, pour ça, il faudrait qu’ils soient inférieurs à la marge d’erreur… Ce que vous voulez dire, c’est qu’ils sont juste insignifiants sur le plan statistique… D’accord, c’est ça, posez-lui la question. Bonne idée. »

Pendant ce temps, Aleesha, son assistante, était aussi au téléphone, démêlant patiemment quelque problème de son plus beau contralto made in Washington DC. C’était un fait patent, quoique rarement reconnu : une bonne partie des tâches effectuées quotidiennement à la NSF étaient assurées par des équipes d’Afro-Américaines qui affichaient une attitude on ne peut plus dubitative quant à l’importance de leur boulot à tous. Aleesha, par exemple, faisait preuve d’un scepticisme courtois que Frank avait souvent essayé de singer, mais il désespérait d’y parvenir un jour, hélas !

Anna apparut dans l’ouverture de la porte et tapota au montant, comme toujours, pour faire comme si cet espace était un bureau.

— Frank, je t’ai envoyé un doc. Tu sais, l’histoire d’algorithme dont je t’ai parlé…

— Je vais voir s’il est arrivé.

Il tapa sur la touche « relever » et constata qu’il avait reçu un message de aquibler@nsf.gov. Il adorait cette adresse.

— Exact, je l’ai. Je vais regarder ça tout de suite.

— Merci.

Elle s’apprêtait à s’en aller lorsqu’elle se ravisa.

— Je voulais te demander… Quand est-ce que tu envisages de retourner à San Diego ?

— Fin juillet, ou fin août.

— Tu vas me manquer. Écoute, je sais que c’est la belle vie, là-bas, pour toi, mais on apprécierait que tu envisages de rempiler pour un an, ou même que tu restes définitivement, si tu veux. Évidemment, tu dois avoir beaucoup de fers au feu…

— C’est vrai. J’apprécie la proposition. J’ai beaucoup aimé mon séjour ici, mais il va probablement falloir que je rentre. Enfin, je vais y réfléchir quand même, répondit Frank, sans s’engager.

Il était rigoureusement hors de question qu’il reste au-delà de l’année prévue.

— Merci. Ce serait chic que tu restes ici, avec nous.

Une partie importante du travail de la NSF était effectuée par des chercheurs invités, missionnés par leurs organismes d’origine pour chapeauter des programmes dans leur domaine d’expertise pour des périodes d’une année ou deux. Les demandes de subvention arrivaient par milliers, et les directeurs de programmes de recherche comme Frank les parcouraient, les triaient, organisaient des panels d’experts extérieurs dans des domaines donnés et menaient les réunions au cours desquelles ces experts notaient les sujets. C’était une étape majeure du processus de révision par les pairs, processus que Frank approuvait sans réserve – en principe. Mais une année, c’était largement suffisant.

Anna, qui l’avait observé, dit :

— J’imagine que c’est une espèce de course du rat dans le labyrinthe.

— Bof, pas plus qu’ailleurs. À vrai dire, si j’étais chez moi, ce serait probablement encore pire.

Ils éclatèrent de rire.

— Et en plus, tu devrais t’occuper de ton journal.

— Exact. Toujours en retard, ajouta Frank avec un geste en direction d’une pile de documents : trois papiers pour la Review of Bioinformatics, deux pour le Journal of Sociobiology. Encore heureux que les autres rédacteurs tiennent mieux leurs délais que moi.

Anna hocha la tête. La rédaction en chef d’un journal était un privilège et un honneur, bien que généralement bénévole – en réalité, on était souvent obligé de payer son abonnement si on voulait avoir des exemplaires de la revue à la parution de laquelle on avait soi-même contribué. C’était encore une des nombreuses activités non rémunérées de la science, une partie de son économie extensive de crédit social.

— Je comprends, poursuivit Anna. Enfin, on ne pourra pas dire que je n’aurai pas essayé de te retenir. Qu’est-ce que tu veux ? Quand on reçoit des visiteurs particulièrement géniaux, on essaie de les garder.

— Bien sûr, répondit Frank en opinant du chef, mal à l’aise.

Touché, malgré lui. Il attachait de l’importance à l’opinion d’Anna. Il fit rouler son fauteuil vers son écran comme pour se remettre au boulot, alors elle se retourna et sortit.

Il cliqua sur le fichier qu’Anna lui avait envoyé. Il reconnut aussitôt le nom de l’un des chercheurs.

— Hé, Anna ! appela-t-il.

— Oui ? fit-elle en réapparaissant dans l’ouverture de la porte.

— Je connais l’un des types de ce dossier. Le responsable du projet est un type de Caltech, mais le vrai boulot est fait par un de ses étudiants.

— Ah bon ?

C’était une situation classique : un jeune chercheur utilisant le prestige d’un de ses directeurs de recherche pour faire avancer un projet.

— Et il se trouve que je connais l’étudiant. J’étais membre de son jury de thèse, il y a quelques années.

— Ça ne suffit pas pour qu’il y ait conflit d’intérêts.

— Non, convint Frank tout en poursuivant sa lecture. Mais il travaillait aussi sur un contrat temporaire chez Torrey Pines Generique, qui est une compagnie de San Diego à la création de laquelle j’ai participé.

— Ah. Et tu as toujours des billes dedans ?

— Non. Enfin, mes actions sont placées dans un blind trust[3] pour la durée de mon séjour ici, alors je ne peux pas l’affirmer, mais je ne crois pas.

— Mais tu n’es ni au comité d’administration, ni consultant ?

— Non, non. Et son contrat là-bas a dû prendre fin, de toute façon.

— Alors, ça va. Tu peux y aller.

Aucun membre de la communauté scientifique ne pouvait se permettre d’être trop pointilleux sur le chapitre du conflit d’intérêts. Sans cela, on ne trouverait jamais personne pour évaluer quoi que ce soit, l’hyperspécialisation rendant les champs de recherche tellement exigus qu’au sein d’un projet quelconque tout le monde semblait connaître tout le monde. En conséquence, tant qu’il n’y avait pas de liens financiers ou institutionnels avec un individu donné, on considérait comme possible de procéder à l’évaluation de son travail dans les différents systèmes de revue par les pairs.

Mais Frank voulait s’en assurer. Yann Pierzinski était un jeune biomathématicien très talentueux – l’un de ces étudiants en doctorat qui vous donnaient vite la quasi-certitude qu’il était promis à une belle carrière, et qu’on n’avait pas fini d’entendre parler de lui. Et voilà, c’était arrivé, et son sujet présentait un intérêt particulier pour Frank.

— D’accord, dit-il à Anna. Je vais le mettre dans la moulinette.

Quand Anna fut sortie, il rouvrit le dossier. « Analyse mathématique et algorithmique des codons palindromiques en tant que prédicteurs de l’expression génique des protéines. » Une demande de subvention pour un projet de recherche sur un algorithme censé prévoir pour quelles protéines codait un gène donné.

Très intéressant. C’était une tentative de résolution d’un mystère fondamental dans le domaine de la biologie, un pas en terrain inconnu. Dont l’exploration avait jusqu’alors résisté à toutes les biotechnologies, même les plus solides. Les trois milliards de paires de base du génome humain encodaient sur leur chemin des centaines de milliers de gènes ; et la plupart de ces gènes contenaient des instructions pour l’assemblage d’au moins une protéine, les briques qui constituaient les matériaux de construction élémentaires de la chimie organique et de la vie même. Mais quels gènes codaient pour quelles protéines, comment ils le faisaient, et pourquoi certains gènes exprimaient plus d’une protéine, ou des protéines différentes selon les circonstances – tous ces problèmes étaient très mal compris, quand ils ne constituaient pas des énigmes rigoureusement irrésolues. Cette ignorance faisait de l’essentiel de la biotechnologie une procédure interminable et très coûteuse d’essais et d’erreurs. Une clé permettant de déchiffrer n’importe quelle partie du mystère pouvait être très précieuse.

Frank déroula rapidement les pages de l’application ; il s’y sentait comme chez lui. Yann Pierzinski, docteur en biomathématiques, Caltech. Encore postdoctorant avec son directeur de thèse, un type que Frank en était arrivé à considérer comme une espèce de fumiste qui s’appropriait tout le crédit des travaux des autres, voire pire. C’était intéressant ; Pierzinski était donc allé chez Torrey Pines travailler sous contrat pour un chercheur en bio-informatique que Frank ne connaissait pas… Hum, peut-être une tentative pour échapper à son directeur de thèse. Enfin, maintenant, il était de retour.

Frank plongea dans la partie substantielle du projet. Pierzinski travaillait sur son algorithme depuis sa thèse. Le mécanisme chimique de la création des protéines était, de fait, une sorte d’algorithme naturel. Frank pesa la proposition, étape par étape. C’était sa valeur ajoutée personnelle ; sa passion depuis qu’il était tout gosse. Les énigmes qu’il résolvait alors étaient de simples codes, mais il avait toujours aimé ce travail, et il l’aimait peut-être plus que jamais, parce qu’il lui offrait un dérivatif à ses propres problèmes. Les raisons pour lesquelles il recherchait cette évasion lui demeuraient obscures ; en tout cas, quand il revenait de ces excursions, il se sentait régénéré, comme si, finalement, il avait trouvé sa place.

Il aimait aussi voir des schémas émerger dans le chaos aléatoire du monde. C’est pour ça qu’il avait récemment commencé à s’intéresser à la sociobiologie ; il espérait pouvoir y trouver des algorithmes qui lui permettraient de briser le code du comportement humain. Jusque-là, cette quête n’avait pas été très satisfaisante, surtout parce que les éléments du comportement humain susceptibles de faire l’objet d’une expérience contrôlée étaient si peu nombreux qu’on ne pouvait même pas tester de théorie. C’était vraiment dommage. Il appelait de tous ses vœux une clarification dans ce domaine.

Cela dit, au niveau des quatre éléments constitutifs du génome, dans la longue danse de la cytosine, de l’adénine, de la guanine et de la thymine, beaucoup de choses semblaient justifier une explication mathématique et une expérimentation, dont les résultats pourraient être communiqués à d’autres chercheurs, et mis en application. En d’autres termes, les idées de Pierzinski pourraient être testées, et on verrait bien si elles marchaient.


De cette frénésie de cogitation, il sortit affamé et la vessie pleine. Il était tout à fait sûr que ce projet comportait un réel potentiel. Et ça lui donnait des idées.

Il se leva avec raideur, alla aux toilettes, revint. C’était déjà le milieu de l’après-midi. En partant tôt, il pourrait plus ou moins échapper aux embouteillages, passer chez lui, manger un morceau en vitesse et aller à Great Falls. À ce moment-là, la chaleur serait un peu moins torride et les grimpeurs auraient pratiquement déserté les parois de la gorge. Il pourrait grimper jusque bien après le coucher du soleil, et réfléchir encore à cet algorithme, à l’endroit où il réfléchissait le mieux, ces temps-ci : sur les vieilles parois de schiste coriace du dernier coin du district de Columbia où un lambeau de nature avait survécu.

Загрузка...