10. Impacts au sens large

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Il ne faut pas être une lumière pour décoder le fonctionnement du monde d’aujourd’hui. Un minuscule pourcentage de la population est immensément riche, une partie est aisée, il y a beaucoup de gens qui s’en sortent tout juste, et beaucoup plus qui souffrent. C’est ce qu’on appelle le capitalisme, mais ce mot dissimule des schémas résiduels de féodalisme et de hiérarchies plus anciennes, d’injustices fondamentales qui structurent notre façon de nous organiser. Tout le monde vit dans une relation imaginaire à cette situation réelle. Tel est notre monde. Nous avançons les yeux bandés, et nous ne voyons que ce que nous croyons voir.

Et nous sommes sur une passerelle au-dessus de l’abîme. Il y a des îlots de temps où les choses paraissent stables. Il ne s’y passe pas grand-chose. La routine hebdomadaire. Et puis ces îlots se disjoignent. D’ici quelque temps, aucun des êtres actuellement vivants ne sera plus là ; ce sera d’autres gens. Il n’y aura plus que des histoires pour souder les générations, l’histoire et l’ADN, de longues chaînes de briques élémentaires – la guanine, l’adénine, la cytosine, la thymine, l’amour, l’espoir, la peur, l’égoïsme – tout cela se recombinant encore et encore, jusqu’à ce qu’il y ait un miracle et que l’organisme fasse un bond en avant !

35

Charlie, réveillé par un hurlement de sirène, se leva d’un bond et resta debout à côté de son lit, les poings brandis comme un boxeur du dix-neuvième siècle.

— Quoi ? hurla-t-il en réponse au bruit assourdissant.

Ce n’était pas une alarme. C’était Joe, qui geignait, dans la chambre. Il regarda son père avec stupéfaction.

— Ba !

— Oh non, Joe !

Charlie avait la poitrine et les bras en feu. Il s’était tourné et retourné, en proie à une véritable torture, pendant la majeure partie de la nuit, comme toutes les nuits depuis ce malencontreux accrochage avec le sumac vénéneux. Il n’avait pas dû dormir plus d’une heure ou deux.

— Quelle heure est-il ? Pitié, Joe, il n’est même pas sept heures ! Ne hurle pas comme ça. Si je dors, tu n’as qu’à me tapoter l’épaule, et me dire : « Bonjour, papa ; tu pourrais me réchauffer un biberon, s’il te plaît ? »

Joe s’approcha et lui tapota la jambe en le regardant paisiblement.

— Ma. Pa. Wa. Ba.

— Eh ben, dis donc ! C’est vraiment bien, Joe ! Écoute, je m’occupe de ton biberon tout de suite ! Super ! Bon, tu as sali ta couche, là ? Parce que sinon, tu pourrais peut-être la baisser, t’asseoir sur ton pot, dans la salle de bains, comme un grand garçon, faire popo comme Nick, et revenir dans la cuisine. Ton biberon serait prêt. Ça te paraît bien ?

— Ga. Pa.

Joe trottina vers la salle de bains.

Charlie le suivit, stupéfait, et descendit l’escalier pieds nus, le plus doucement possible, pour ne pas réveiller ses démangeaisons. Dans la cuisine, l’air était d’une fraîcheur soyeuse, délectable. Nick était là, en train de lire un livre. Sans lever les yeux, il dit :

— Je veux descendre jouer au parc.

— Je croyais que tu avais des devoirs à faire.

— Ben, en quelque sorte. Mais j’ai envie de jouer.

— Hmm. Et si tu faisais ton travail d’abord ? On jouerait ensuite, comme ça, quand tu joueras, tu pourrais vraiment en profiter.

Nick inclina la tête sur le côté.

— C’est vrai, ça. D’accord, je vais faire mes devoirs avant.

Il s’éclipsa, son livre sous le bras.

— Oh, et tant que tu y es, remonte tes chaussures dans ta chambre.

— D’accord, papa.

Charlie surprit son reflet sur le côté de la hotte de cuisson. Il avait les yeux ronds comme des soucoupes.

— Hmm, répéta-t-il.

Il mit le biberon de Joe au bain-marie et se fourra l’écouteur de son téléphone dans l’oreille gauche.

— Phone, appelle Phil… Salut, Phil, écoutez, je voulais vous parler d’une idée que je viens d’avoir. Voilà, si on réessayait de faire passer le projet de loi sur les aérosols atmosphériques chinois, on pourrait reprendre tout le problème des émissions de gaz à effet de serre à partir d’une sorte de point d’appui, et donner le coup d’envoi à un processus qui réglerait le problème des centrales à charbon, ici, sur la côte Est, ou qui nous servirait de cheval de Troie, vous voyez ce que je veux dire ?

— Je comprends. Vous voudriez que nous remettions le problème de la Chine sur le tapis ?

— C’est ça, mais dans le cadre de votre package de propositions diverses et variées.

— D’accord. Et si ça marche, tant mieux, et si ça ne marche pas, ça nous donne un levier pour agir ailleurs ? Hmm, bonne idée, Charlie. J’avais oublié cette proposition de loi, mais elle était bonne. Je vais tenter le coup. Appelez Roy et dites-lui de la préparer.

— Bien sûr, Phil. Considérez que c’est fait.

Charlie sortit le biberon du bain-marie et le sécha. Joe apparut à la porte, tout nu, brandissant sa couche pour la soumettre à l’inspection de Charlie.

— C’est formidable, Joe ! Tu as fait dans ton pot ? C’est vraiment bien, alors ! Tiens, ton biberon est prêt. Quelle parfaite récompense pavlovienne !

Joe prit le biberon des mains de Charlie et s’éloigna, une longueur de papier hygiénique coincée dans les fesses traînant derrière lui.

Putain de merde, pensa Charlie. C’était le cas de le dire.

Il appela Roy et lui dit que Phil était d’accord pour revenir à la charge avec la proposition de loi sur les aérosols chinois. Roy n’en revenait pas.

— Tu veux rire ? On s’est ramassés comme pas possible, l’autre fois. On a pris une veste, et ça va être encore pire ce coup-ci.

— Non, pas du tout. On s’est vautrés mais ce n’était pas plus mal, parce que notre cote de popularité avait grimpé en flèche, et on en a profité pour faire passer d’autres trucs. Et ça marchera de la même façon cette fois, parce que c’est pour la bonne cause, Roy. On est du bon côté, sur cette affaire.

— Oui, bien sûr. Ce n’est pas le problème…

— Pas le problème ? Est-ce qu’on en est arrivés à un point de cynisme tel que le fait qu’on soit dans notre bon droit ne veut plus rien dire ?

— Non, bien sûr, mais ce n’est pas le problème non plus. C’est comme quand on joue aux échecs : chaque mouvement n’est qu’un mouvement dans une partie plus vaste, tu comprends ?

— Oui, je comprends. D’autant mieux que c’est mon argument que tu me renvoies, là, mais ce que je veux dire, c’est que c’est un bon mouvement, ça les met en échec, et ils vont être obligés de sacrifier une reine pour s’en sortir.

— Tu penses vraiment que c’est un moyen de pression tellement important ? Pourquoi ?

— Parce que Winston a des liens particuliers avec l’industrie chinoise, et qu’il est mal placé pour défendre sa position vis-à-vis de son noyau dur. La realpolitik chrétienne n’est pas une philosophie super-cohérente, et c’est un point faible pour lui, tu ne vois pas ça ?

— Si, bien sûr. Tu as dit que Phil avait donné le feu vert ?

— Oui.

— Bon. Ça me suffit.

Charlie esquissa une petite danse dans la cuisine, qu’il prolongea dans le salon, où Joe, assis par terre, essayait de remettre sa couche. Les deux adhésifs sur le côté s’étaient détachés.

— C’est bien, Joe. Allez, je vais t’aider.

— Voui, pa.

Joe lui tendit sa couche.

— Hmm, fit Charlie, soudain suspicieux.

Il appela Anna, qui répondit tout de suite.

— Hé, p’tit chou en sucre, ça va ? Ouais, je t’appelle juste pour te dire que je t’aime et te suggérer de prendre deux billets pour la Jamaïque. On part tous les deux, en amoureux. On trouvera bien quelqu’un pour s’occuper des gosses. On va retenir toute une plage rien que pour nous et y passer une semaine, peut-être deux. Ça nous fera du bien.

— Ça, c’est sûr.

— C’est vraiment bon marché, là-bas, en ce moment, à cause des troubles et tout ça, alors on devrait être tout seuls.

— Absolument.

— Alors, je vais juste appeler l’agence de voyages et leur dire d’imputer ça sur ma carte de crédit professionnelle.

— Génial. Vas-y.

Et puis il y eut une sorte de craquement, et Charlie se réveilla pour de bon.


— Et merde !

Il savait exactement ce qui venait de se passer. Ça lui était déjà arrivé. Son rêve lui avait mis la puce à l’oreille ; ça allait trop bien. Anormalement bien – dans ce cas précis, il avait fait preuve d’une puissance de persuasion peu plausible. Il avait échafaudé des scénarios de plus en plus invraisemblables, comme s’il voulait voir jusqu’où il pouvait aller trop loin, jusqu’à ce que le rêve crève comme une bulle, le réveillant.

C’était presque drôle, cette relation au rêve. Sauf que, parfois, il se crashait au moment le plus inopportun. C’était pervers de tester la limite de sa propre crédibilité au lieu de se laisser aller, mais c’était comme ça que son esprit fonctionnait. Il n’y pouvait rien, à part gémir et rire, et essayer d’entraîner son esprit endormi à une plus grande tolérance envers la réalisation de ses souhaits.


Or donc, dans le monde réel, c’était une journée de travail à la maison pour Anna, journée programmée pour procurer à Charlie des espèces de vacances sans Joe. Il avait payé un lourd tribut au sumac vénéneux. Il pensait en profiter pour aller tout seul au bureau, pour une fois, et discuter avec Phil de ce qu’il fallait faire maintenant. Il était crucial de le renvoyer au charbon sur l’ensemble des petites propositions de lois qui sauverait l’essentiel de la loi générale.

Il descendit pieds nus au rez-de-chaussée et trouva Anna en train de faire des crêpes pour les garçons. Joe aimait s’en servir comme de petits frisbees.

— Bonjour, mon bébé !

— Salut, chou.

Il l’embrassa sur l’oreille et sentit l’odeur de ses cheveux.

— Je viens de faire un rêve absolument stupéfiant. J’arrivais à convaincre tout le monde de faire ce que je voulais.

— Et en quoi c’était un rêve, au juste ?

— C’est ça, ouais ! N’en rajoute pas, s’il te plaît. Il est clair que je n’ai aucun pouvoir de persuasion, sur qui que ce soit. Non, c’était bien un rêve. Et puis je suis allé trop loin, et ça m’a réveillé : je t’appelais pour te proposer de partir avec moi pour la Jamaïque, et tu disais oui.

Elle eut un rire joyeux, à cette idée, et il rit de la voir rire. Alors ça parut être un cadeau et non plus de l’ironie.

Il jeta un coup d’œil à l’ordinateur de la cuisine pour voir les nouvelles. Un lundi orageux. Hmm. De fortes tempêtes montaient en tourbillonnant de la zone subtropicale, et le bleu menthe glaciale de l’océan Arctique était ponctué par des taches blanches pareilles à un collier de marguerites drapé vers le sud. Les photos des satellites les plus élevés, qui couvraient l’essentiel de l’hémisphère Nord, rappelaient à Charlie à quoi sa peau ressemblait juste après le contact avec le sumac vénéneux. La veille, une énorme pustule blanche couvrait la Californie du Sud ; une autre, plus chaude que la normale, descendait vers eux, depuis le Saskatchewan, au Canada, énorme, pleine d’eau, capable de tout détruire sur son passage.

Les météorologues des médias faisaient déjà monter la mayonnaise. Ils décortiquaient frénétiquement le phénomène, non seulement de l’explosion arctique, mais aussi d’une tempête tropicale qui quittait maintenant les Bahamas, et qui avait fait moins de dégâts que prévu.

— « Peu impressionnante » ! Tu as entendu comment ce type a qualifié ça ? Mon Dieu ! Tout le monde devient critique. Voilà que les gens commentent le temps, maintenant !

— « De délicieux petits cirrus », dit Anna, de quelque part.

— Ouais. Et l’autre jour, j’ai entendu quelqu’un parler, à propos d’un orage approchant, de « menace caractérisée » !

— Du mélodrame, avança Anna. Le climat en tant qu’art brut. Du soap opéra. Ou une sorte de télé-réalité non scénarisée.

— Ou scénarisée.

— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de rester à la maison ?

— Non, ça va aller.

— D’accord.

Anna aurait eu mauvaise grâce à lui dire que ce n’était pas raisonnable. Il en aurait fallu un paquet pour l’empêcher d’aller au boulot.

— Mais fais attention.

— Ne t’inquiète pas. Je resterai à l’intérieur.


Charlie remonta se préparer. Une journée dehors, sans Joe ! Ça ressemblait à une petite aventure.

Sauf que, lorsqu’il se retrouva dans Wisconsin Avenue, il se rendit compte que son petit tyran lui manquait. Il attendait, à un coin de rue, que le feu passe au vert, quand il vit un gros semi-remorque approcher, et il dit, tout haut : « Oh, le gros camion ! » Ce qui lui valut des regards intrigués des gens qui attendaient à côté de lui pour traverser. C’était embarrassant, mais il avait vraiment du mal à se rappeler qu’il était tout seul. Il n’arrêtait pas de rouler les épaules, étonné par la soudaine absence de fardeau à cet endroit. Par le vent qu’il sentait sur sa nuque. Et il réalisa avec une sorte d’horreur qu’il aurait préféré avoir Joe avec lui.

— Mon Dieu, Quibler, regarde-toi ! Tu es tombé bien bas !

Enfin, ça faisait du bien de ne pas avoir la poitrine cisaillée par les courroies du porte-bébé. Même sans ça, le moindre contact de sa chemise et les gouttes de sueur qui perlaient sur sa peau réveillaient les atroces brûlures du sumac. Depuis l’échauffourée avec l’arbre, il n’avait pas réussi à dormir une seule nuit. Les horribles démangeaisons qu’il ne pouvait pas gratter le tenaient éveillé, au point de le rendre complètement, rigoureusement dingue. Son médecin lui avait prescrit des anti-inflammatoires stéroïdiens puissants. Il lui en avait même fait une piqûre, et les drogues n’étaient peut-être pas étrangères à son état. Cela dit, les démangeaisons à elles seules auraient suffi à le justifier. Mettre des vêtements lui faisait l’effet d’une électrocution.

Quelques jours de ce traitement avaient suffi à le réduire à un état bredouillant, semi-hallucinatoire. Or plus d’une semaine avait passé, et ça ne s’arrangeait pas. Il avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux, tout ce qu’il voyait était entouré par une sorte d’aura, il sursautait au moindre bruit. Il se serait cru dans un mauvais trip à l’ecstasy. Ou du moins, c’est ainsi qu’il l’imaginait. Ou alors, dans les retombées d’un trip à l’acide. Un cerveau en papier de verre, spacieux et brut, où tous ses sens se renvoyaient la balle.

Il descendit du métro à Dupont Circle, juste pour faire un tour sans Joe. Il passa chez Kramer, prendre un expresso à emporter, commença à faire le tour du second niveau… et s’arrêta en se rendant compte qu’il faisait exactement ce qu’il aurait fait s’il avait été avec Joe.

Il partit donc se promener dans Connecticut, en direction du Mall. Tout en marchant, il admira le génial spectacle des nuages : d’énormes tours lobées, d’un blanc nacré, qui montaient très haut en bourgeonnant dans le ciel pâle.

Il s’arrêta dans la merveilleuse boutique de cartes routières d’Eye Street, et se perdit un instant dans la contemplation des nuages des autres pays. En ressortant, il eut l’impression que les nuages grandissaient et grossissaient plus qu’ils ne s’accumulaient. D’énormes cumulo-nimbus étincelants étalaient leur tête aplatie comme une enclume à dix-huit kilomètres d’altitude, formant un hyper-Himalaya à l’air aussi massif que du marbre.

Il se fourra son oreillette dans l’oreille gauche.

— Phone, appelle Roy.

Au bout d’une seconde :

— Roy Anastophoulus… ?

— Roy, c’est Charlie. Je passe te voir.

— Je ne suis pas là.

— Oh, arrête, ça va !

— D’accord. Quand est-ce que je t’ai vu en chair et en os pour la dernière fois ?

— Je ne sais pas.

— Tu as deux gamins, c’est ça ?

— Eh bien, en voilà, un scoop ?

— Ha, ha, ha. J’aimerais bien voir ça.

— Oh non, je ne crois pas.

— Pourquoi viens-tu nous voir ?

— Il faut que je parle à Phil. J’ai rêvé ce matin que j’arrivais à convaincre tout le monde de ce que je voulais, même Joe. J’avais même persuadé Phil de remettre ça avec la proposition de loi sur les émissions atmosphériques de la Chine, et je te demandais ton approbation.

— Ce sumac vénéneux t’a rendu rigoureusement dingue.

— Parfaitement exact. Ça doit être les stéroïdes. Je veux dire, aujourd’hui, les nuages donnent l’impression de palpiter. Ils ne savent pas de quel côté aller.

— Ça, en revanche, ça se pourrait. Il y a deux systèmes de basses pressions qui se rencontrent ici, aujourd’hui. Tu n’es pas au courant ?

— Comment pourrais-je l’ignorer ?

— Il paraît qu’il va tomber des cordes.

— Ouais. Je devrais arriver au bureau avant.

— Tant mieux. Hé, écoute : quand Phil arrivera, ne sois pas trop dur avec lui. Il se sent déjà assez péteux.

— Vraiment ?

— Oui, enfin, non. Pas vraiment. Je veux dire, quand as-tu déjà vu Phil se sentir morveux pour quelque chose ?

— Jamais.

— Exactement. Enfin, quand même. Si c’était son genre, il serait dans ses petits souliers, là. Et n’oublie pas qu’il a le chic pour tirer le meilleur parti possible des situations les plus abracadabrantes. Il voit les limites, et il fait de son mieux. Pour lui, ce n’est pas un jeu à somme perdante. Il ne voit pas vraiment ça comme une bataille entre eux et nous.

— Il y a quand même des moments où eux c’est eux, et nous c’est nous.

— D’accord. Mais il voit les choses à long terme. Un jour, certains d’entre eux seront des nôtres. En attendant, il a le don de trouver des échappatoires. Diviser la super-loi en plusieurs articles est peut-être la meilleure façon de procéder. On reviendra tôt ou tard sur la plupart des points.

— Peut-être. On n’a jamais retenté le coup avec les émissions atmosphériques chinoises.

— Pas encore.

Charlie cessa de l’écouter pour observer la rue qu’il traversait. Quand il fit à nouveau attention, Roy disait :

— Alors, tu as rêvé que tu étais Xénophon, c’est ça ?

— Pardon ? Qui donc ?

— Xénophon. L’auteur de L’Anabase. Ça raconte comment une poignée de mercenaires grecs et lui se sont retrouvés coincés en territoire hostile et ont dû combattre pour rentrer en Grèce, tout ça en se disputant pour décider quoi faire. Xénophon l’emportait chaque fois, et tous ses plans marchaient à la perfection. Je pense que c’est le premier roman de politic fantasy, et c’est génial. Alors, qui as-tu convaincu d’autre ?

— Eh bien, j’ai réussi à habituer Joe à aller sur son pot, et j’ai persuadé Anna de laisser les enfants à la maison pour m’accompagner en vacances à la Jamaïque.

Roy se mit à rire de bon cœur.

— Les rêves sont parfois vraiment marrants.

— Ouais, mais surtout audacieux. Tellement audacieux. Parfois, quand je me réveille, je me demande pourquoi je ne suis pas tout le temps comme ça. Je veux dire, qu’est-ce qu’on a à perdre ?

— La Jamaïque, mon vieux. Tu sais que certains de ces hôtels, sur la côte nord, sont fréquentés par des couples amateurs d’ébats publics, sur les plages et autour des piscines ?

— Encore des histoires de fantasy, je vois !

— Va savoir. Tu ne penses pas que ce serait intéressant ?

— Là, tu m’as l’air, je ne dirai pas désespéré, mais pour le moins un peu frustré.

— C’est vrai. Je le suis. Ça fait des semaines.

Oh, mon pauvre vieux ! Moi, il y a des semaines que je n’avais pas mis les pieds dehors.

Il est vrai que, pour Roy, quelques semaines entre deux aventures amoureuses, ça faisait long. L’un des secrets les moins bien gardés de Washington DC était que, parmi les jeunes célibataires ambitieux réunis là pour diriger le monde, il y avait énormément d’histoires de cul.

— Enfin, dit Roy d’un ton lugubre, j’ai bien peur d’être obligé d’aller danser quelque part, ce soir.

— Plains-toi, va ! Moi, je serai chez moi en train de ne pas me gratter.

— Je t’envie. Tu seras au milieu des tiens. Hé ! Mon plat vient d’arriver.

— Ah bon. Tu es où, au fait ?

— Au Bombay Club.

— Eh bien dis donc !

C’était un restaurant au décor de palais des Mille et Une Nuits tenu par un couple d’Indo-Américains qui faisait une cuisine excellente. L’un des endroits préférés du personnel politique et administratif, des lobbyistes et autres. Charlie en raffolait.

— Du saumon tandoori ? avança-t-il.

— Exactement. Ça a l’air sublime. Et l’odeur… mm !

— Hier, au déjeuner, j’ai eu un petit pot d’épinards Gerber.

— Non… Tu ne manges pas vraiment ça ?

— Ben si, pourquoi ? Ça manque un peu de sel, mais ce n’est pas si mauvais.

— Berk !

— Ouais. Ce que je fais, tu vois, c’est que je mélange un peu d’épinards et un peu de banane.

— Arrête, je t’en supplie !

— Allez, salut.

— Salut !

La lumière, sous les nuages d’orage, était devenue noirâtre. Il allait tomber des cordes. Le dessous des nuages était tout noir. Des gouttes d’eau grosses comme des bombes à eau étoilèrent le trottoir. Charlie pressa le pas et arriva au bureau de Phil juste avant l’averse.

Il jeta un coup d’œil au-dehors, par les portes vitrées, et regarda la pluie marteler toute la longueur du Mall. Le ciel se déversait sur eux. Les gouttes étaient vraiment énormes. On aurait dit que des grêlons gros comme des balles de base-ball s’étaient cristallisés dans les nuages, et avaient réussi à se fondre en eau avant de toucher le sol.

Après avoir observé le spectacle un instant, Charlie monta dans les étages. Là, Evelyn lui apprit que l’avion de Phil avait été retardé, et qu’il serait peut-être obligé de revenir de Richmond en voiture.

Charlie poussa un soupir. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il verrait Phil.

Alors, il lut des rapports, prit des notes en prévision du retour de Phil et redescendit prendre son courrier dans son casier. La fenêtre du bureau d’Evelyn donnait vers le sud, sur le Mall, le musée de l’Air et de l’Espace, et le Capitole, au loin, à gauche. Dans la lumière aqueuse, les grands bâtiments prenaient une allure fantomatique. On aurait dit des maisons de géants.

Avec tout ça, il était déjà plus de midi, et Charlie commençait à avoir faim. La pluie semblait s’être un peu calmée, alors il sortit chercher un sandwich chez les Iraniens de C Street, en prenant un parapluie à la porte.

Le gros de l’averse était passé, mais il tombait une petite pluie régulière et les rues étaient désertes. L’eau arrivait au niveau du trottoir dans beaucoup de carrefours et, en quelques endroits, débordait du caniveau jusque sur le trottoir.

Dans le deli, le gril crépitait, mais l’endroit était presque aussi vide que les rues. Deux cuisiniers et la caissière regardaient les infos à la télé accrochée en hauteur, dans un coin du plafond. En reconnaissant Charlie, ils retournèrent à la contemplation de la télé. Il fut envahi par l’odeur caractéristique du houmous et du riz basmati.

— Ça va être un gros orage, dit la caissière. Vous êtes prêt à commander ?

— Oui, merci. Comme d’habitude : un sandwich au pastrami avec du pain de seigle et des chips de tomate.

— Et une inondation, aussi, dit l’un des cuistots.

— Ah bon ? répondit Charlie. Quoi, pire que d’habitude ?

— Deux orages et la marée haute, répondit la caissière, sans quitter la télé des yeux. En amont, en aval et au milieu.

— Eh bien !

Charlie se demanda ce qu’elle racontait. Puis il regarda la télévision avec eux. Les photos des satellites météo montraient une immense draperie blanche qui s’avançait au-dessus de New York et de la Pennsylvanie. Et la tempête tropicale tournoyait toujours au-delà des Bermudes. On aurait dit qu’une nouvelle tempête parfaite était en préparation, comme en 1991. Comme s’il fallait une tempête parfaite, par les temps qui couraient, pour qu’on puisse dire que les États « Mid-Atlantic » méritaient bien leur nom. Une tempête même imparfaite aurait suffi. La télévision parlait d’un cycle de marée de onze ans, du plus long et du plus fort El Niño jamais enregistré de mémoire de météorologue.

« … toute la pluie du ciel se déverse sur trente-six mille kilomètres carrés », annonça le présentateur de la météo.

— Ça en fait, de l’eau, observa Charlie.

Les Iraniens hochèrent la tête en silence. Cinq ans plus tôt, ils auraient probablement fermé la boutique, mais c’était la quatrième combinaison synergique de « tempête parfaite » au cours des trois dernières années, et, comme tout le monde, ils commençaient à être blasés. Pierre avait trop souvent crié au loup. Les trois tempêtes précédentes avaient été des catastrophes majeures, au moins en certains endroits. Mais jamais à Washington. Alors les gens se contentaient de vérifier que leur matériel tenait le coup, qu’ils avaient assez de réserves, et les affaires continuaient, le téléphone dans une main, le parapluie dans l’autre. Et force était à Charlie de reconnaître qu’il faisait comme les autres, alors même que c’était lui qui criait au loup, à propos de la situation globale : il était là, à acheter un sandwich au pastrami avant de retourner au travail. Ça paraissait être la meilleure façon de gérer la situation.

Les Iraniens finirent par le servir, tout en regardant la télé : des images de champs inondés dans le bassin hydrographique du haut Potomac, près de Harper’s Ferry.

— Trois mètres, dit la caissière en lui rendant la monnaie. Le premier est le pire.

Charlie hocha la tête en se demandant ce qu’elle voulait dire. Le cuistot coupa le sandwich en deux, l’emballa et le mit dans un sac. Charlie le prit et se dépêcha de rentrer, par les rues qui allaient en s’assombrissant. Il passait occasionnellement devant une vitrine éclairée, où des gens travaillaient sur ordinateur. On se serait cru dans un tableau de Hopper.

La pluie avait redoublé, le vent rugissait dans les arbres, hurlait au coin des bâtiments. La nature particulière de la ville faisait qu’il y avait beaucoup de ciel dans l’image, et de vastes taches de nuages bas étaient visibles à travers la pluie.

Charlie s’arrêta à un coin de rue et regarda autour de lui. Il avait la peau en feu. Les choses avaient l’air trop trempées, trop mal éclairées pour être vraies ; on aurait dit un éclairage de théâtre à un moment particulièrement dramatique. Une fois de plus, il eut l’impression d’être passé dans un endroit où le monde réel avait acquis toutes les qualités du rêve, devenant aussi irréel, improbable et beau, brillant d’un sombre éclat, chargé d’une signification insaisissable. Il y avait des moments où il suffisait d’être dehors, sous l’orage.


De retour à la boîte, il mangea à son bureau en regardant sa liste de choses à faire. Le sandwich était bon. Le café de la machine du bureau, lui, était particulièrement mauvais. Il écrivit un rapport réactualisé pour Phil, le pressant d’avancer sur les éléments de la proposition de loi qui étaient manifestement passés à l’as. Voilà ce qu’il faut faire.

Le bruit de la pluie, au-dehors, lui fit penser aux Khembalais et à leur île au ras des flots. Que pouvaient-ils bien faire pour aider leur foyer aqueux ? Poursuivant sa réflexion, il chercha « Khembalung » avec Google, puis, voyant qu’il y avait plus de huit mille réponses, il précisa « Khembalung + histoire ». Ce qui réduisit les références à quelques dizaines. Il appela la première, qui paraissait intéressante, un site appelé « Études shambhaliennes », d’un site en .edu.

Le premier paragraphe le laissa bouche bée : le Khembalung, un royaume mouvant. Naguère appelé Shambhala… Il fit lentement défiler les pages :


quand les guerriers de Han envahiront le Tibet central, le tour du Khembalung sera venu. Un nommé Drepung viendra de l’est, un nommé Sonam viendra du nord, un nommé Padma viendra de l’ouest…


Putain de merde !


La première incarnation de Rudra a vu le jour en 16017 avant J. -C. Il était roi d’Olmolungring…


Puis la malhonnêteté et l’avidité l’emporteront, une idéologie brutalement matérialiste se répandra sur Terre. Le tyran en viendra à croire qu’il n’y a plus d’endroit à conquérir, mais les brouillards en se levant révéleront le Shambhala. Outragé de découvrir qu’il ne règne pas sur toute chose, le tyran attaquera, mais à ce moment Rudra Cakrin se lèvera et mènera une puissante horde contre l’envahisseur. Après une grande bataille, le mal sera détruit (voir illus. 4).


Dieu du ciel !

Charlie poursuivit sa lecture, le nez collé sur l’écran, qui était maintenant la seule source de lumière de la pièce. Résurgence du royaume… réincarnation de ses lamas… Tout un passage décrivait les méthodes utilisées pour repérer les lamas réincarnés quand ils réapparaissaient sous une nouvelle enveloppe. Charlie eut tout à coup l’impression que les poils sur ses avant-bras se dressaient, et une vague de démangeaison lui parcourut tout le corps. Des petits enfants parlant des langues inconnues, reconnaissant les objets personnels ayant appartenu à l’incarnation précédente…

Son téléphone sonna. Il fit un bond d’un mètre.

— Allô ?

— Charlie ! Ça va ?

— Salut, chou. Ouais, c’est juste que tu m’as surpris…

— Pardon. Oh, tant mieux. Je m’en faisais. J’ai entendu aux infos que le centre-ville était inondé. Qu’il y avait de l’eau dans le Mall.

— Hein ? Où ça ?

— Tu es au bureau ?

— Ouais.

— Il y a des gens avec toi ?

— Bien sûr.

— Ils font quoi, ils travaillent ?

Charlie jeta un coup d’œil par sa porte pour voir. En réalité, le plateau avait l’air vide. Tout le monde semblait s’être regroupé dans le bureau d’Evelyn.

— Écoute, je vais voir et je te rappelle, dit-il à Anna.

— D’accord. Dis-moi ce qui se passe par chez toi.

— Je vais faire ça. Merci du tuyau. Hé, avant de raccrocher, tu savais que le Khembalung était une espèce de réincarnation de Shambhala ?

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Shambhala, tu sais, Shangri-La, la ville magique, secrète ?

— Oui. Je connais.

— Eh bien, on dirait une sorte de kermesse ambulante. Quand elle est découverte, ou que le moment est venu, elle disparaît pour un nouvel endroit. Ils ont récemment retrouvé les ruines de l’originale, à Kachgar. Tu le savais ?

— Non.

— Eh bien, apparemment, c’est comme s’ils avaient retrouvé Troie, l’Atlantide, ou Santorin. Mais le destin de Shambhala ne s’est pas arrêté à Kachgar, elle s’est déplacée. D’abord au Tibet, puis dans une vallée à l’est du Népal ou à l’ouest du Bhoutan, une vallée appelée Khembalung. Je suppose que, quand la Chine a quitté le Tibet, ils ont été obligés de se déplacer vers cette île.

— Comment tu sais tout ça, toi ?

— Je viens de le trouver sur Internet.

— Charlie, c’est formidable, mais tout de suite, tu ferais mieux d’aller voir ce qui se passe dans les bureaux où tu es ! Il se pourrait bien que tu sois dans la zone inondée.

— D’accord, j’y vais. Mais écoute…, dit-il en sortant dans le couloir, Drepung ne t’a jamais dit comment ils trouvaient les nouvelles réincarnations de leurs lamas ?

— Non. Allez, va voir ce qui se passe dans tes bureaux !

— C’est ce que je fais, là, mais quand même, trésor, je voudrais que tu lui parles de ça. Tu te souviens, la première fois qu’ils sont venus dîner à la maison, quand le vieil homme jouait aux cubes avec Joe et que ça ne plaisait pas à Sucandra ?

— Et alors ?

— Alors je voudrais seulement être sûr qu’il n’y a rien là-dessous. C’est sérieux, p’tit chou ! Je t’assure. Ces gens qui cherchent le nouveau Panchen Lama ont attiré de terribles ennuis à un pauvre petit gamin, il y a quelques années, et je ne voudrais pas qu’on se retrouve dans ce genre de galère.

— Quoi ? Je ne comprends pas ce que tu racontes, Charlie, mais on en parlera plus tard. Pour l’instant, va voir ce qui se passe chez toi.

— D’accord, d’accord. Mais n’oublie pas…

— J’y penserai !

— Bon. Je te rappelle dans une seconde.

Il entra dans le bureau d’Evelyn et vit des gens massés devant la fenêtre, un autre groupe entourant un téléviseur posé sur un bureau.

— Regardez ça, lui dit Andréa en lui indiquant la télé.

— C’est la caméra de l’entrée ? s’exclama Charlie en reconnaissant la perspective. C’est la caméra de la porte !

— C’est ça.

— Oh non, c’est pas vrai !

Charlie s’approcha de la fenêtre et se dressa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les têtes. Le Mall disparaissait sous l’eau. Les rues, au-delà, étaient inondées. Constitution Avenue n’était plus qu’un lac qui semblait faire au moins deux pieds de haut, peut-être plus.

— Incroyable, non ?

— C’est pas vrai… !

— Vous avez vu ça ?

— Non, mais regardez ça !

— Enfin, les gars, pourquoi vous ne m’avez pas appelé ? s’écria Charlie, choqué par la vue.

— On a oublié que tu étais là, répondit quelqu’un. T’es jamais là.

— C’est monté tout d’un coup, au cours de la dernière demi-heure, peut-être même pas, ajouta Andréa d’une voix tremblante. C’est arrivé tout d’un coup, là, sous mes yeux. On aurait dit que les nuages avaient soudain crevé sur nous, et que la pluie n’avait nulle part où aller, alors elle a fait d’énormes mares, partout, et puis voilà, c’est devenu ça, ce que vous voyez là.

— Une gigantesque mare, partout.

Constitution Avenue ressemblait au Grand Canal, à Venise. Au-delà, le Mall était un lac fouaillé par la pluie. L’eau recouvrait tout de la même façon, les rues, les trottoirs et les pelouses. Charlie se rappela le choc qu’il avait eu, il y avait des années de ça, en sortant de la gare de Venise et en voyant le canal juste là, devant le bâtiment. Une ville où le goudron était remplacé par de l’eau. Elle n’était pas profonde à cet endroit, évidemment, mais devant tous les bâtiments, les marches descendaient dans une étendue d’eau brunie, qui arrivait partout au même niveau, comme un banal lac, ou comme la mer. Brun-bleu, bleu-brun, gris-brun, brun, gris, d’un blanc sale – rien que les teintes mornes de la ville. La pluie criblait la surface, y formant une infinité de minuscules cratères hérissés de gouttelettes qui rejaillissaient.

Charlie manœuvra pour se rapprocher de la vitre. Il se fit la réflexion que l’eau semblait venir de très loin et couler doucement vers eux. L’espace d’un instant, il eut l’impression que leur bâtiment avait levé l’ancre et se dirigeait vers l’ouest. En proie à une sorte de vertige, il mit la main sur la vitre pour se stabiliser.

— La barbe ! Il faut que je rentre chez moi, dit-il.

— Et comment vous pensez y arriver ?

— On nous a recommandé de rester là où on était, dit Evelyn.

— Vous voulez rire ?

— Non non. Franchement, regardez un peu ça. Ça risque d’être vraiment dangereux, dehors, tout de suite. Il ne faut pas plaisanter avec ça – regardez !

Une petite voiture électrique flottait ou plutôt était entraînée le long de la rue, déjà couchée sur le côté.

— Vous pourriez être déséquilibré comme un rien, perdre pied.

— Oh mon Dieu…

— Comme vous dites !

Charlie n’était pas tout à fait convaincu, mais il n’avait pas envie de discuter. L’eau, sur laquelle les coups de vent laissaient des empreintes pareilles à des pattes de chat, montait à plusieurs pieds de hauteur. En dehors de toute autre considération, il trouvait ça trop bizarre pour sortir.

— Ça s’étend loin ? demanda-t-il.

Evelyn changea pour une chaîne d’info locale, où une femme à l’air réjoui expliquait qu’il fallait s’attendre à une marée exceptionnelle, parce qu’on était à un pic comme il s’en produisait tous les onze ans ; c’était cyclique. Elle ajouta que le niveau de l’eau monterait encore plus haut que la normale à cause d’une tempête tropicale, le cyclone Sandy, qui s’avançait maintenant sur la baie de Chesapeake. L’effet combiné de la marée et du cyclone remontait le Potomac, vers Washington, perdant de la hauteur et de la puissance en cours de route, mais s’opposant au courant descendant du fleuve, qui disposait d’un bassin hydrographique de « trente-six mille kilomètres carrés », comme Charlie l’avait appris au deli iranien – un bassin hydrographique qui avait, ce matin-là, reçu une quantité de pluie record. Au cours des quatre dernières heures, il était tombé vingt-cinq centimètres de pluie en plusieurs zones largement séparées du bassin hydrographique, et maintenant tout cela se déversait en aval et rencontrait le mascaret, en plein milieu de la zone métropolitaine. Les dix centimètres de pluie qui s’étaient abattus sur Washington au cours de l’averse de la mi-journée, si spectaculaire que ça puisse être, n’avaient fait que s’ajouter au problème plus vaste : l’eau n’avait nulle part où aller. Et la journaliste expliquait tout ça avec un sourire ravi.

Dehors, la pluie ne tombait pas plus violemment qu’au cours de beaucoup d’averses du soir, en été, mais elle ne cessait pas, et quand elle touchait le sol, elle ne rencontrait que de l’eau.

— Stupéfiant, dit Andréa.

— Si seulement ça pouvait emporter le Fonds monétaire international…

Cette remarque ouvrit les vannes, si l’on peut dire, et préluda à l’énumération de tous les organismes et bâtiments que les gens présents dans la pièce auraient voulu voir disparaître de la surface de la terre. Quelqu’un hurla « Le Capitole ! », mais il se dressait sur une colline, à l’est, en un endroit très élevé qui ne redescendait vers l’Anacostia que beaucoup plus loin, à l’est. Les gens qui s’y trouvaient ne seraient probablement même pas isolés, parce qu’il devait y avoir une bande de sol surélevé qui menait vers l’est et le nord.

Contrairement à eux, qui se trouvaient une bonne douzaine de mètres en contrebas du Capitole.

— On est là pour un bout de temps.

— Les trains vont cesser de circuler, c’est sûr.

— Et le métro ? Oh, mon Dieu !

— Il faut que je téléphone chez moi.

Plusieurs personnes dirent cela en même temps, dont Charlie. Les gens s’éparpillèrent, rentrèrent dans leur bureau, se jetèrent sur leur téléphone. Charlie dit :

— Phone, appelle Anna.

La réponse ne se fit pas attendre : « Par suite d’encombrement, nous ne pouvons donner suite à votre appel. Veuillez rappeler ultérieurement. » Il n’aurait su dire depuis combien d’années il n’avait entendu ce message, qui lui fit un choc. D’accord, s’il devait l’entendre un jour, c’était bien en ce moment, où tout le monde devait essayer de joindre quelqu’un, saturant le réseau. Mais si la situation se prolongeait pendant des heures, des jours, ou même plus longtemps ? Cette idée le rendait malade ; il se sentait brûlant, et sa peau a vif le démangea de plus belle. Il se sentit envahi par une sorte de nausée, comme s’il était menacé de l’amputation imminente d’un membre invisible – très précisément le sixième sens qui le reliait à Anna. Tout d’un coup, il comprit à quel point il en était arrivé à compter sur ce lien permanent avec elle. Ils se parlaient dix fois par jour, et ces échanges lui étaient utiles pour mener sa barque. Jamais ce terme ne lui avait paru plus approprié.

Et voilà qu’il était coupé d’elle. Apparemment, personne, dans le bureau, n’arrivait à établir de communication. Ils se rapprochèrent les uns des autres. Quelqu’un avait-il réussi à avoir une ligne ? Non. Y avait-il un système d’urgence leur permettant de se connecter ? Non.

Enfin, il y avait toujours Internet. Tout le monde s’assit devant son clavier pour envoyer un mail à sa famille, et pendant un moment, on se serait cru dans un pool de secrétaires ou d’employés du téléphone.

Après ça, il n’y avait plus rien à faire que de regarder des écrans, ou par la fenêtre. C’est ce qu’il firent, en allant et venant comme s’ils ne tenaient pas en place, disant et répétant toujours les mêmes choses, réessayant de téléphoner, regardant par la fenêtre ou vérifiant les chaînes de télévision et les sites Internet. Les images habituelles des médias, prises d’hélicoptère, et généralement toutes les images aériennes obtenues d’une altitude inférieure à celle des satellites étaient indisponibles à cause de la violence de la tempête, mais presque toutes les chaînes de télévision s’étaient rabattues sur les images en temps réel des diverses caméras de la ville, et l’une des stations météo lâchait dans la tourmente des ballons, des dirigeables ou des drones équipés de caméras, dont elle retransmettait toutes les images. À vrai dire, on voyait surtout des nuages gris, tourbillonnants, mais il y avait aussi des plans stupéfiants de la contrée environnante, changée en un gigantesque lac d’où émergeaient des arbres ou des toits. Une caméra placée en haut du Washington Monument montrait une vue magnifique, vraiment stupéfiante, de l’immense étendue d’eau entourant le Mall. Le Potomac avait presque recouvert Roosevelt Island. Il avait si bien débordé que son lit disparaissait complètement, de même que le Mall, et l’eau venait lécher les marches de la Maison-Blanche et du Capitole, tous deux situés sur des collines, celle du Capitole étant bien plus haute que l’autre. Tout le quartier sud était inondé ; seuls les plus grands bâtiments avaient les pieds au sec. La large vallée de l’Anacostia ressemblait à un bassin de retenue. La ville, au sud de Pennsylvania Avenue, était un lac planté de gratte-ciel.

Et c’était partout pareil : la profonde mais étroite ravine en épingle à cheveux du Rock Creek était pleine à ras bord, et ses eaux se déversaient maintenant dans toute la ville. Les caméras placées sur les ponts de M Street cadraient la vue terrifiante du torrent rugissant à l’endroit où il entreprenait son virage final vers l’ouest en submergeant le collège Saint Francis et continuait vers le sud, dans Foggy Bottom, venant alimenter le lac qui couvrait le Mall.

Sur une autre chaîne, une caméra cadrait le bâtiment du Watergate. La vaste barrière incurvée n’avait jamais aussi bien mérité son nom : on aurait dit une portion isolée d’un barrage sur laquelle les eaux du Potomac venaient s’écraser en vagues d’une telle force qu’elles paraissaient capables de renverser le bâtiment. Il en allait de même pour le Kennedy Center, juste au sud. Sur le monticule qui lui servait de piédestal, Lincoln avait de l’eau jusqu’aux pieds. De l’autre côté du Potomac, l’eau s’apprêtait à inonder la partie en contrebas du cimetière national d’Arlington. L’aéroport Ronald Reagan avait complètement disparu.

— Incroyable.

Charlie retourna regarder par la fenêtre. L’eau était toujours là. Une voix, à la télé, disait que plus d’un milliard deux cents millions de mètres cubes d’eau convergeaient vers la zone métropolitaine, partiellement retenus sur leur trajet en aval par la marée haute. La pluie n’en finissait pas de tomber, et la météo n’annonçait pas d’amélioration.

Par la vitre, Charlie vit que, malgré le vent et les embruns, les gens s’aventuraient maintenant dans les rues avoisinantes avec de petites embarcations : des zodiacs, des kayaks, un hors-bord qui servait au ski nautique, des canots, des barques ; il y avait de tout. Et puis, alors que la soirée avançait et que la lumière crépusculaire baissait encore sous les nuages noirs, la pluie redoubla d’intensité. Le seul fait de se trouver sur l’eau devait être dangereux. La plupart des petites embarcations semblaient occupées par des hommes qui ne donnaient pas l’impression d’avoir de raison particulière d’être dehors. Ils étaient sortis pour s’éclater, à la recherche d’émotions fortes. Déjà !

— On se croirait à Venise, dit Andréa, faisant écho aux pensées que Charlie avait eues plus tôt. Je me demande comment ça ferait si c’était tout le temps comme ça.

— On ne va peut-être pas tarder à le découvrir.

— On est à quelle altitude au-dessus du niveau de la mer ?

Personne ne le savait, mais Evelyn le découvrit rapidement, et elle afficha une carte topographique sur son écran. Ils se massèrent autour d’elle pour la regarder, ou pour copier l’adresse afin de se connecter sur le site.

— Regardez ça !

— Quoi, trois mètres au-dessus du niveau de la mer ? C’est possible, ça ?

— C’est ce qu’on appelle un bassin hydrographique.

— Mais l’océan est à… quoi ? cent, cent cinquante kilomètres ?

— Il y a cent quarante-cinq kilomètres jusqu’à la baie de Chesapeake, confirma Evelyn.

— Je me demande si le métro est inondé.

— Comment pourrait-il ne pas l’être ?

— Exact. Il ne peut pas faire autrement que de l’être, au moins en certains endroits.

— Et s’il l’est en certains endroits, comment veux-tu qu’il ne le soit pas partout ?

— Eh bien, il y a des sections plus hautes que d’autres. Les zones les plus profondes doivent être submergées. Enfin, de toute façon, les entrées doivent être sous l’eau partout.

— Exactement.

— Eh bien… Quel gâchis.

— Et merde ! Je suis venu en métro.

— Moi aussi, dit Charlie.

Ils réfléchirent un instant. Il ne risquait pas d’y avoir de taxis non plus.

— Je me demande combien de temps il faudrait pour rentrer à pied.

Mais bien sûr, entre le Mall et Bethesda, il y avait le Rock Creek.


Des heures passèrent. Charlie vérifiait souvent ses mails, et finalement, il y eut un message d’Anna : « Ici tout va bien ; contente de te savoir au bureau, surtout restes-y jusqu’à ce que ce soit sûr. On se reparle dès que le téléphone remarchera. T’adorons, A et les garçons. »

Charlie inspira profondément, se sentant grandement rassuré. Quand il avait téléchargé la carte topographique, il avait commencé par regarder Bethesda, et il avait vu que Wisconsin Avenue, la limite du district et du Maryland, était à soixante-seize mètres au-dessus du niveau de la mer. Le Little Falls Creek était tout près, mais suffisamment loin à l’ouest pour ne pas poser de problème, du moins l’espérait-il. D’accord, à l’heure qu’il était, Wisconsin Avenue était probablement une espèce de torrent peu profond, qui s’engouffrait dans Georgetown – et si cette petite snobinarde de Georgetown en prenait pour son grade, ce n’était pas lui qui la plaindrait, seulement voilà : elle se trouvait sur une élévation de terrain qui surplombait le fleuve, selon la corrélation habituelle entre l’argent et l’altitude. Sensiblement plus haut que le Capitole. C’était toujours comme ça : les pauvres gens vivaient dans les basses terres, la partie du sud-est de la vallée de l’Anacostia, qui avait débordé sur ses deux rives, en témoignait.

Il pleuvait toujours. Le réseau téléphonique était toujours HS, et aucun appel n’arrivait à passer. Les gens, dans le bureau de Phil, regardaient la télé, affalés sur des canapés, ou s’allongeaient carrément pour dormir sur les coussins des fauteuils étalés par terre. Dehors, le vent tombait, reprenait de la force, cessait. Et il pleuvait sans discontinuer. Toutes les chaînes de télé déliraient sur le monde hystérique devant des pièces sombres, vides. C’était quand même drôle : ils étaient directement impliqués dans un moment manifestement historique, ils étaient au beau milieu des événements, en fait, et ils le regardaient à la télé, comme tout le monde.

Comme il n’arrivait pas à dormir, Charlie se mit à arpenter les couloirs de l’énorme bâtiment. Il alla bavarder avec l’équipe de sécurité, à la porte d’entrée. Bien qu’ils aient utilisé du ruban adhésif du type anti-attaque par les gaz lacrymogènes, fourni par le département de la Sécurité du territoire, afin d’empêcher l’eau de passer sous les portes, le sol commençait à être trempé, et dans les sous-sols la situation n’était pas brillante. Les travaux avaient dû être bien faits, ils n’étaient pas inondés jusqu’au plafond. Apparemment, dans les bâtiments du Smithsonian, des centaines de gens déménageaient tout ce qu’ils pouvaient vers les étages supérieurs. Dans leur bâtiment, ils s’affairaient surtout devant des écrans d’ordinateurs, même si certains rapportaient maintenant qu’ils avaient du mal à se connecter. Si Internet était coupé, ils seraient complètement isolés du monde.

Pour finir, à force de marcher, Charlie, qui manquait déjà terriblement de sommeil, fut repris de démangeaisons affreuses qui l’obligèrent à retourner dans le bureau de Phil, s’allonger sur un canapé et essayer de dormir.

Il s’allongea du côté brûlé sur les coussins de canapé, mais il eut beau y aller doucement, il ne put retenir un gémissement de douleur, et ses yeux s’emplirent de larmes. Tout d’un coup, il fut pris d’une envie d’être chez lui si forte qu’elle en était insupportable. La pensée d’Anna et des garçons lui arrachait des gémissements. Il avait besoin d’être avec eux ; il n’était pas lui-même, ici, loin d’eux. Voilà l’effet que ça lui faisait de se retrouver dans une situation d’urgence de cette nature : c’est tout juste s’il arrivait à y croire, et il était en même temps affreusement conscient qu’il pouvait arriver des choses terribles. Ses brûlures le suppliciaient. Il pensa qu’il n’arriverait jamais à dormir, mais il était tellement fatigué qu’après s’être tourné et retourné pendant un moment dans un état hypnagogique, où le souvenir de l’inondation lui revenait comme un cauchemar dont il découvrait avec soulagement qu’il n’était pas réel, il sombra dans le sommeil.

36

De l’autre côté du grand fleuve, c’était différent. Frank était à la NSF quand la tempête devint vraiment terrible. Diane lui avait confié le soin de réunir un nouveau groupe placé sous l’autorité directe du comité directeur, et son acceptation avait déclenché toute une vague d’échanges destinés à formaliser la prolongation de son mandat à la NSF pour un an. Les responsables de son département, à l’université de San Diego, n’y voyaient aucun inconvénient. Il était dans leur intérêt que l’un des leurs travaille à la NSF.

Et voilà. Il était devant son ordinateur et il faisait chauffer Google. Il s’était connecté sur le site de Small Delivery Systems, juste pour voir, et il était tombé sur une page affichant la liste des publications de leurs chercheurs. C’était souvent le meilleur moyen de savoir ce que préparait une entreprise. Presque aussitôt, son regard était tombé sur un article coécrit par le docteur P. L. Emory, PDG de la boîte, et le docteur F. Taolini.

Il tapa rapidement « consultants » dans la case du moteur de recherche et afficha la page de la boîte qui en faisait la liste. Elle était bien là : docteur Francesca Taolini, Massachusetts Institute of Technology, centre d’études bio-informatiques.

— Je veux bien être pendu !

Il s’appuya au dossier de son fauteuil, en réfléchissant. Taolini avait apprécié la demande de subvention de Pierzinski ; elle l’avait gratifiée d’un « Très bon » et avait plaidé en faveur de son financement, d’une façon assez convaincante pour l’effrayer un peu, sur le coup. Elle en avait vu le potentiel…

C’est alors que Kenzo l’appela, en délirant sur la tempête et l’inondation, et Frank rejoignit tous ceux qui étaient présents dans le bâtiment devant les infos télévisées et le site Internet de la NOAA afin d’essayer d’apprécier la gravité de la situation. Une chaîne montra le Rock Creek, qui avait débordé de son lit et se déversait dans les rues, au niveau de Foggy Bottom, où tout le monde avait de l’eau jusqu’à la taille. Ensuite, ce fut le quartier sud-ouest, où les maisons étaient inondées jusqu’au toit, notamment les bâtiments de l’École de guerre, dont la façade à colonnade classique, au confluent du Potomac et de l’Anacostia, sortait de l’eau comme un temple de l’Atlantide.

C’était plus ou moins la même chose au Jefferson Memorial. Dans toute la ville, les caméras fixées sur les immeubles transmettaient les mêmes images de déluge. Frank les contemplait, fasciné. La ville était un lac.

Les spécialistes du climat, au neuvième, affichaient déjà des cartes topographiques montrant l’inondation à différents stades. Si l’eau montait à cent mètres au-dessus du niveau de la mer, au confluent du Potomac et de l’Anacostia, projection que Kenzo considérait comme raisonnable compte tenu du mascaret et de tout le reste, le long de cette courbe de niveau, le nouveau rivage courrait plus ou moins du Capitole, en haut de Pennsylvania Avenue, jusqu’à l’intersection avec le Rock Creek. Le Capitole, sur sa colline, et la Maison-Blanche, un peu plus bas sur la pente, seraient probablement épargnés tous les deux ; mais tout, au sud et à l’ouest, serait sous l’eau, comme le confirmaient déjà les vidéos.

En amont, les stations de monitoring montraient que le pic de l’inondation n’avait pas encore été atteint.

— Les éléments se sont conjurés ! beugla Kenzo dans le téléphone. Tout est arrivé en même temps !

Frank ne l’avait jamais vu aussi excité. Lui qui s’exprimait généralement d’un ton mesuré, voilà qu’il parlait comme un imprésario – l’agent des désastres –, sur un ton voisin de la fierté paternelle.

— Est-ce que ça pourrait être une conséquence de la stagnation du courant Atlantique ? demanda Frank.

— Oh non, c’est très improbable. Ça n’a rien à voir. C’est un front orageux. Sauf que la stagnation pourrait provoquer la multiplication de tempêtes de ce genre. Plus froides, plus venteuses. Ce n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend !

— Nom de Dieu…

Il n’y aurait pas moyen de traverser le Potomac avant la fin de la tempête.

— Tu peux me dire ce qui se passe du côté de la Virginie ? Les gens travaillent, par chez toi ?

— Ils mettent des sacs de sable le long du cimetière d’Arlington, répondit Kenzo. Si tu veux, il y a des images sur la chaîne 44. Ils font appel à des volontaires.

— Vraiment !

Frank était déjà parti. Il descendit au sous-sol, par l’escalier, pour ne pas courir le risque de se retrouver coincé dans un ascenseur, récupéra sa voiture et sortit du parking. Il y avait de grandes mares, mais leur profondeur n’excédait pas une dizaine de centimètres. Ça n’allait pas tarder à empirer, quand le fleuve remonterait dans les canalisations, empêchant l’eau de s’évacuer. Enfin, pour l’instant, on pouvait encore aller vers le fleuve.

Il tourna à droite et s’arrêta au feu rouge. Les employés du Starbucks étaient sur le trottoir et passaient des cafés et des sachets de papier aux voitures, devant lui. Frank ouvrit sa vitre alors que l’une des employées s’approchait. Elle lui tendit un sachet de viennoiseries et un gobelet de café en carton.

— Merci, les gars ! s’écria Frank. C’est à vous qu’on devrait confier les urgences !

— C’est déjà fait ! Allez, tirez-vous d’ici ! dit-elle en lui faisant signe d’avancer.

Frank repartit en riant vers le fleuve, tout en mangeant ses pâtisseries. Il avançait comme tous les autres, sur la route détrempée, à une dizaine de kilomètres à l’heure. Cinq camions passèrent plus vite, laissant de grandes vagues derrière eux.

En traversant un carrefour, Frank repéra trois hommes qui se cachaient derrière un bâtiment. Ils transportaient quelque chose. Des pillards ? Qui oserait faire une chose pareille ? Quelle tristesse de penser qu’il y avait des gens tellement coincés dans le mauvais mode de fonctionnement qu’ils ne pouvaient pas en sortir, même quand l’occasion se présentait de tout remettre à plat. C’était vraiment ce qui s’appelait perdre une belle occasion !

En arrivant à une rue barrée, il se gara, suivant les instructions d’un homme en gilet orange fluo. La pluie tombait vraiment fort. Au loin, des gens faisaient la chaîne avec des sacs de sable, sur le côté du mémorial aux marines US. Il se précipita pour les rejoindre.

De l’endroit où il était, il voyait le Potomac qui se déversait dans le Boundary Channel, au niveau de Columbia Island, arrachant les ponts, les marinas, menaçant le bas du cimetière d’Arlington. Il s’affairait au milieu de centaines, de milliers de gens peut-être, qui transportaient de petits sacs de sable ressemblant à des sacs de ciment d’une vingtaine de kilos, et qui pesaient bien leurs vingt kilos. De grands gaillards les prenaient dans des camions et les passaient à des gens qui les repassaient à d’autres, le long de la chaîne, ou les transportaient sur leur épaule vers différents points d’un mur de sacs de sable, du côté du Memorial Bridge situé en Virginie, où les pompiers dirigeaient la construction.

Avec le bruit du fleuve et de la pluie, on avait du mal à s’entendre, et il fallait crier pour se transmettre des informations et des instructions. L’aéroport était sous l’eau, la vieille ville d’Alexandria et la vallée de l’Anacostia étaient inondées sur des kilomètres. Tout comme le Mall, évidemment.

Frank travaillait comme un derviche. Quoi qu’on lui dise, il hochait la tête sans chercher à comprendre. C’était très satisfaisant. Il se sentait profondément heureux, et tout le monde autour de lui avait l’air heureux aussi. Et voilà, se dit-il en regardant les gens transbahuter des sacs de sable mous, tels les coolies d’une vieille peinture chinoise. Il faut des événements comme ça pour libérer les gens et qu’ils deviennent généreux.


Plus tard, ce jour-là, il se retrouva debout sur le mur de sacs de sable, d’où il avait une bonne vue sur l’inondation. Le vent avait cessé, mais la pluie tombait toujours aussi fort. Il avait par instants l’impression de respirer plus d’eau que d’air.

Son équipe faisait un break, parce qu’ils s’étaient subitement retrouvés à court de sacs de sable. Il avait le dos cassé et s’étirait par ondes successives, comme les cercles des arbres. Le vent avait tourné plusieurs fois. Ils avaient essuyé de brèves bourrasques venant de l’ouest et du nord, des claques vicieuses comme des micro-tornades. Là, en cet instant, il semblait y avoir une sorte de trêve atmosphérique.

Puis la pluie se calma à son tour, se muant en un très lent crachin. Loin vers l’est, par-delà les eaux écumantes du Boundary Channel et du Potomac proprement dit, une étendue brune, tourbillonnante, s’étendait à perte de vue. Le monument de Washington était un obélisque indistinct sur un horizon plein d’eau. Le Lincoln Memorial et le Kennedy Center étaient deux îles dans le courant. Les nuages noirs formaient un plafond bas, compact, et entre l’eau et les nuages l’air était agité de rafales désordonnées, mais Frank avait encore chaud à cause de tout l’exercice qu’il avait fait, et bien qu’il soit trempé il n’était pas gelé. Il avait juste les oreilles et les mains mordues par le vent. Il resta debout, là, à fléchir la colonne vertébrale, les reins en compote.

Un bateau à moteur remonta lentement, dans un grondement, le Boundary Channel, en dessous d’eux. Frank le regarda passer, s’interrogeant sur son tirant d’eau. Il faisait vingt-cinq ou trente pieds de long, un bateau de sauvetage, une sorte de mince cabin cruiser, à la coque peinte d’un vert qui le rendait presque invisible. Le cockpit illuminé projetait sa lumière sur une personne debout, toute droite, à l’arrière. On aurait dit l’une des sinistres sœurs du film Ne vous retournez pas.

Elle regardait par-dessus le niveau de la digue, et Frank reconnut la femme de l’ascenseur du métro. Abasourdi, il mit ses mains en porte-voix devant sa bouche et hurla « Hé ! » de toute la force de ses poumons.

Aucun signe qu’elle l’ait entendu dans le rugissement du courant et de la pluie. Elle ne parut pas non plus le voir agiter les bras. Alors que le bateau commençait à disparaître au détour d’une courbe du canal, Frank repéra des lettres blanches sur la poupe – GCX88A –, puis il disparut. Son sillage avait déjà atteint le mur de sacs de sable et s’était éloigné.

Frank prit son portable dans la poche de son coupe-vent, mit son oreillette et tapa le numéro abrégé du département météo de la NSF. Par bonheur, c’est Kenzo qui décrocha.

— Kenzo, c’est Frank… Écoute, je voudrais que tu notes tout de suite la référence que je vais te donner, s’il te plaît, c’est très important. D’accord ?… GCX88A. Tu l’as ? Relis-le-moi… C’est ça, GCX88A. Super. Super ! Bon, écoute, Kenzo, c’est l’immatriculation d’un bateau. Un hors-bord, vingt-six pieds à peu près. Je ne peux pas dire si c’est un bateau privé ou appartenant à l’administration. Je pense plutôt que c’est un bateau de l’administration, mais je voudrais savoir à qui il est. Tu pourrais me trouver ça ? Je suis sous la pluie et je ne vois pas assez bien mon écran pour chercher avec Google.

— Je vais essayer, dit Kenzo. Attends, laisse-moi… Euh… Eh bien, apparemment, c’est un bateau de la marina de Roosevelt Island.

— Ça pourrait coller. Il y a un numéro de téléphone ?

— Voyons un peu… Je devrais trouver ça dans l’annuaire des garde-côtes… Attends, ce n’est pas un numéro à la disposition du public. Une minute, s’il te plaît.

Kenzo adorait ces petits problèmes. Frank patienta en essayant de ne pas bloquer sa respiration. Encore un réflexe instinctif. En attendant, il essaya de graver à nouveau le visage de la femme dans son esprit, en se disant qu’il devrait arriver à en faire réaliser une esquisse par un logiciel de portrait-robot. Elle avait l’air grave et lointain d’une Parque.

— Ouais ! Frank, voilà ! Tu veux que je fasse le numéro et que je te le passe ?

— Oui, s’il te plaît, mais note-le dans un coin pour moi.

— D’accord. Je te le transfère et je raccroche. Faut que j’y retourne, ici.

— Merci, Kenzo. Merci beaucoup.

Frank écouta en se bouchant l’autre oreille avec un doigt. Le silence, puis une sonnerie. Rapide, insistante, comme conçue pour rivaliser avec les bruits d’un moteur de hors-bord. Trois sonneries. Quatre. Cinq. Si un répondeur décrochait, que dirait-il ?

— Allô ?

C’était sa voix.

— Allô ? répéta-t-elle.

Il devait dire quelque chose, ou elle allait raccrocher.

— Salut, dit-il. Salut, c’est moi.

Il y eut un silence, seulement troublé par des grésillements.

— On était coincés ensemble dans cet ascenseur, à Bethesda.

— Oh, mon Dieu !

Autre silence. Frank lui laissa assimiler l’information. Il n’avait pas idée de ce qu’il devait dire. La balle semblait être dans son camp à elle, et pourtant le silence se prolongeait, et il sentait l’angoisse monter en lui.

— Ne raccrochez pas ! dit-il, se surprenant lui-même. Je viens de voir passer votre bateau. Je suis sur la digue, derrière Davis Highway. J’ai appelé les renseignements et j’ai eu le numéro de votre bateau. Je sais que vous ne vouliez pas… Je veux dire, j’ai essayé de vous retrouver, après, et j’ai bien vu que vous n’aviez pas essayé – que vous ne vouliez pas que je vous retrouve. Alors je me suis dit que j’allais laisser tomber, vraiment, dit-il, s’entendant mentir, avant d’ajouter précipitamment : Ce n’était pas ce que je voulais, mais je ne voyais plus quoi faire. Alors, quand je vous ai vue, là, tout de suite, j’ai appelé un ami qui m’a dit à qui était votre bateau. Je veux dire, comment aurais-je pu faire autrement, en vous voyant, comme ça ?

— Je sais, dit-elle.

Il inspira profondément. Comme s’il se remplissait. Son dos se redressa. Quelque chose dans la façon dont elle avait dit « Je sais » avait tout réveillé en lui. La façon dont elle en avait fait un lien entre eux.

Au bout d’un moment, il dit :

— Je voulais vous retrouver. Je me disais que le moment qu’on avait passé dans l’ascenseur, je pensais que c’était…

— Je sais.

Il avait la peau toute chaude, comme si une espèce de feu Saint-Elme courait sur son corps. Il n’avait jamais rien éprouvé de pareil.

— Mais…, dit-elle.

Et il apprit encore un autre sentiment : une sorte de terreur qui l’étreignait, là, sous les côtes. Il attendit le coup qui devait tomber.

Le silence se poursuivit. Une petite averse isolée s’abattit sur lui, s’éclaircit, et puis il vit à nouveau, de l’autre côté du Potomac haché par le vent, l’énorme monde aqueux, tumultueux, terrible. Onirique.

— Donnez-moi votre numéro, fit sa voix, dans son oreille.

— Quoi ?

— Donnez-moi votre numéro, dit-elle à nouveau.

Il le lui donna, et ajouta :

— Je m’appelle Frank Vanderwal.

— Frank Vanderwal, répéta-t-elle, avant de répéter aussi son numéro.

— C’est ça.

— Écoutez, laissez-moi un peu de temps, dit-elle. Je ne sais pas combien.

Et la communication fut coupée.

37

Le deuxième jour de tempête passa comme dans un état d’animation suspendue, identique à la veille, tout le monde faisant contre mauvaise fortune bon cœur, serrant les dents en attendant que la situation s’améliore. La pluie était moins torrentielle, mais il avait tellement plu au cours des dernières vingt-quatre heures que les zones inondées restaient sous l’eau. Les nuages continuaient à se bousculer dans le ciel, et les marées étant beaucoup plus hautes que la normale, toute la région, autour de la baie de Chesapeake, était inondée. En dehors d’opérations de sauvetage d’urgence, on ne pouvait rien tenter ; il fallait attendre. Tous les transports étaient impraticables. Le téléphone était toujours coupé, et des centaines de milliers de gens étaient privés d’électricité. Éviter de se noyer prenait le pas même sur l’instinct de journaliste (enfin, presque), et les reporters du monde entier avaient beau converger sur la capitale pour rendre compte de cet événement sensationnel – la capitale de l’hyperpuissance submergée, accablée –, ils ne pouvaient généralement pas aller plus loin que les limites de la tempête, ou de l’inondation. À l’intérieur, c’était l’état d’urgence, et tout le monde était occupé à sauver les gens, à les reloger et à les aider à s’en tirer, d’une façon ou d’une autre. La Garde nationale était sur tous les fronts, tous les hélicoptères étaient réquisitionnés. Les images vidéo et digitales générées pour l’édification du monde étaient encore incidentes par rapport au reste ; cela seul traduisait le fait que les lois naturelles ne s’appliquaient plus, et que la priorité absolue était le retour à la situation normale, c’est-à-dire au tout-spectacle permanent. Une partie de la Garde nationale était postée sur les routes autour de la zone inondée, afin d’empêcher les gens de se ruer vers la région avec la même impétuosité que l’eau.

À l’aube du deuxième jour, il fut évident que, bien que la plupart des zones soient déjà inondées, le Rock Creek n’avait pas fini de déborder. Cette nuit-là, les cours d’eau avaient été alimentés par un déluge d’une incroyable violence, et les sols, déjà saturés, ne pouvaient que renvoyer ce nouvel afflux d’eau dans le lit du fleuve. La pente du torrent vers le bassin de marée était abrupte en certains endroits, et sur la majeure partie de sa longueur, il courait au fond d’une gorge étroite sculptée dans le sol plus élevé du nord-ouest du district. Il n’y avait aucun endroit, nulle part, où contenir le volume d’eau en excès.

Tout ça commençait à poser un réel problème pour le National Zoo, qui, situé sur une espèce de péninsule formée par trois boucles du Rock Creek, surplombait directement la gorge. Après le déluge de la nuit, les employés du zoo se réunirent dans les bureaux pour discuter de la situation.

Ils avaient sur les bras des visiteurs d’honneur, qui avaient dû passer la nuit précédente sur place : plusieurs membres de l’ambassade du Khembalung étaient arrivés au zoo la veille, dans la matinée, pour participer à une cérémonie d’accueil pour deux tigres du Bengale qu’ils avaient fait venir de leur pays. La tempête les avait empêchés de retourner en Virginie, mais ils semblaient ravis d’avoir passé la nuit au zoo, parce qu’ils s’en faisaient pour leurs tigres, et pour les autres animaux.

Ils étaient maintenant dans les bureaux, et ils regardaient un des ordinateurs afficher des images du Rock Creek : le courant affouillait les parois de la gorge. Des arbres arrachés s’accumulaient contre les piles des ponts, formant des obstacles temporaires qui faisaient déborder l’eau du torrent, jusqu’à ce que les ponts sautent comme des barrages enfoncés, après quoi les puissants bouchons formés par les débris dévalaient la gorge avec une violence redoublée, la dévastant au passage et menaçant le flanc est du zoo : le torrent marron clair contournait le parc, à quelques pieds à peine en contrebas des parties les plus basses du zoo. Tout montrait que le zoo allait être submergé, et très bientôt, en une sorte de remake du déluge biblique à l’envers : la plupart des gens allaient survivre, mais deux représentants de chaque espèce périraient noyés.

La délégation khembalaise aurait voulu que les employés du zoo évacuent les animaux au plus vite, mais le directeur objectait qu’ils n’avaient pas le temps ni les véhicules nécessaires pour une évacuation en bon ordre. Les Khembalais répondirent que tout ce qu’ils demandaient, c’était qu’on ouvre les cages pour laisser sortir les animaux. Les gardiens du zoo étaient sceptiques, mais les Khembalais, qui étaient des spécialistes en matière d’inondations, et parfaitement rodés aux procédures de mise dans ce genre de situation, leur montrèrent des photos des gardiens du zoo de Prague en pleurs devant les cadavres de leurs éléphants noyés, pour qu’ils comprennent ce qui les attendait s’ils ne prenaient pas des mesures radicales au plus vite. Puis ils appelèrent le GDIN, le Réseau mondial d’information sur les catastrophes, qui avait un protocole complet pour ce scénario précis – les zoos menacés –, ainsi que des photos satellite en temps réel de l’inondation. En réalité, les animaux libérés n’allaient jamais très loin, menaçaient rarement les hommes – qui étaient généralement à l’abri dans des bâtiments, de toute façon – et étaient faciles à récupérer quand les eaux se retiraient. Et toutes les données faisaient apparaître que le Rock Creek allait encore monter.

Cette prévision était facile à accepter, compte tenu du rugissement du torrent café au lait qui entourait quasi complètement le zoo et arrivait presque en haut de la gorge. Les animaux, eux, y croyaient assurément, car ils poussaient des cris comme pour réclamer la liberté. Les éléphants barrissaient, les singes hurlaient, les félins rugissaient et grognaient. Tous les êtres vivants, les animaux comme les êtres humains, étaient terrifiés par cette cacophonie. Le boucan était dantesque. Rien de ce que les films sur la vie sauvage avaient pu leur montrer ne les avait préparés à ça. La panique était palpable.

Connecticut Avenue ressemblait maintenant un peu au canal George Washington, à Great Falls : une voie d’eau étroite, lisse, parallèle à un torrent déchaîné. Toutes les rues latérales étaient inondées aussi. Cela dit, à aucun endroit l’eau n’était très haute – généralement moins d’un pied –, de sorte que le directeur du zoo s’entendit dire, à sa propre stupéfaction : « D’accord, laissez-les sortir. D’abord les cages, puis les enclos. Partez de la grande grille jusqu’aux points en contrebas du parc. Et vite : ça fait beaucoup de serrures à ouvrir. »

Dans la pénombre noyée de pluie, le long du torrent engorgé, rugissant, le personnel du zoo et ses visiteurs commencèrent à ouvrir les portes aux animaux. Ils les dirigeaient vers Connecticut Avenue quand c’était nécessaire, mais, pour la plupart, ils n’eurent pas besoin de leur montrer le chemin : les animaux foncèrent vers la sortie avec un infaillible sens de l’orientation. Seuls quelques-uns restèrent tapis dans leur enclos, refusant obstinément d’en sortir. Voyant cela, les gardiens du zoo passaient à la cage suivante, en espérant trouver le temps de revenir.

Avec les tapirs et les cerfs, les choses se passèrent en douceur. Ils laissèrent les plus grandes cages à oiseaux fermées ; il y avait peu de risque qu’elles soient inondées jusqu’en haut. Ils passèrent ensuite aux zèbres, aux guépards et aux créatures australiennes, comme les kangourous, qui s’éloignèrent en bondissant, dans de grandes gerbes d’eau. Les pandas s’ébranlèrent méthodiquement, en groupe, comme s’ils avaient prévu le coup depuis des années. Les éléphants se mirent en marche comme à la parade, suivis par les girafes, les hippopotames, les rhinocéros, les ratons laveurs et les otaries. Après avoir cajolé les grands fauves pour les faire monter dans leur camion, les gardiens libérèrent les pumas et les félins plus petits ; puis les bisons, les loups, les chameaux ; les phoques, les lions de mer et les ours ; les gibbons partirent en bande, poussant des hurlements de triomphe ; l’unique jaguar noir se glissa dangereusement dans le crépuscule ; les reptiles, les animaux d’Amazonie avaient déjà l’air comme chez eux. La chute du pont-levis de l’île aux singes provoqua une ruée de primates paniqués ; les gorilles et leurs cousins les suivirent, plus lentement. À ce moment-là, des nappes d’eau brunâtre se répandaient sur le nord du parc, envahissant rapidement les allées, et la partie inférieure était submergée par le flux brun. Très peu de créatures restèrent dans leur enclos, en fin de compte, et beaucoup moins encore se dirigèrent par erreur vers le cours d’eau. Le rugissement était trop terrifiant, le message trop évident. Il faut croire que l’instinct de survie avait la vie dure.

L’eau montait toujours en clapotant, par paliers, à ce qu’il semblait. Il avait fallu deux bonnes heures de frénésie pour déverrouiller toutes les portes, et alors qu’ils finissaient, un mugissement plus violent les submergea, et le parc entier disparut sous un vomissement sale, encombré de débris. Quelque chose avait dû lâcher d’un coup, quelque part en amont. Si des animaux étaient restés dans la partie inférieure du zoo, ils auraient été emportés par le courant, ou seraient morts noyés sur place. Les hommes conduisirent rapidement les quelques fauves et les ours polaires qu’ils avaient fait monter dans leurs camions vers la sortie et sur Connecticut Avenue. Maintenant, tout le Nord-Ouest était un zoo.

Le camion qui avait livré les tigres nageurs du Khembalung quitta le zoo, les tigres à l’arrière et la délégation khembalaise entassée dans la cabine, à l’avant, avec le chauffeur et le gardien du zoo. Suivant les indications de leurs passagers khembalais, ils s’engagèrent lentement, prudemment, sur Connecticut, et prirent vers le nord dans les rues vides, pleines d’eau, déjà sombres. Sous les nuages menaçants, on se serait cru à la fin du jour.

Les tigres nageurs s’agitaient à l’arrière du camion. Ils avaient l’air en colère et apeurés, comme s’ils avaient déjà vécu tout cela. Ils semblaient en vouloir au monde entier, et en entendant leurs rugissements les hommes assis à l’avant rentraient misérablement la tête dans les épaules. Peut-être se battaient-ils ; leurs grands corps heurtaient les parois, et ils rugissaient et grondaient de plus en plus fort.

Par bonheur, la route, qui montait régulièrement vers le nord-ouest, était encore praticable. Et puis, dans Bradley Lane, le chauffeur put prendre vers l’ouest, presque jusqu’à Wisconsin. Quand il fut arrêté par un creux plein d’eau, il battit en retraite et remonta plus au nord, jusqu’à Wisconsin, métamorphosée en un large fleuve qui coulait impétueusement vers le sud, mais sur une profondeur d’une quinzaine de centimètres seulement. Ils suivirent lentement ce courant jusqu’à Woodson, qu’ils remontèrent à contresens, puis ils tournèrent dans l’allée d’une petite maison adossée à un grand immeuble d’habitations.

Les Khembalais sortirent dans le crépuscule pluvieux et allèrent frapper à la porte de la cuisine. Une femme apparut, et redisparut après un bref échange.

Peu après, si quelqu’un dans l’immeuble voisin avait regardé par la fenêtre, il aurait vu un curieux spectacle : des hommes en robe brune ou portant l’uniforme kaki du zoo de la ville faisant descendre de l’arrière d’un camion un tigre portant un collier auquel étaient attachées trois longes. Lorsqu’il fut sorti, ils refermèrent très vite les portes du camion. Le plus vieil homme se dressa devant le tigre, les mains levées. Il prit l’une des longes et mena l’animal trempé le long de l’allée, en direction des marches qui descendaient vers une porte de cave ouverte. Le tigre s’arrêta sur les marches et regarda autour de lui. Le vieil homme lui parla d’un ton pressant. De la fenêtre de la cuisine située au-dessus, deux petits visages les regardaient en ouvrant de grands yeux. Pendant un moment, tout sembla immobile sous la pluie. Et puis le tigre se coula dans l’ouverture.

38

Au cours de la deuxième nuit, la pluie cessa et l’aube du troisième jour se leva sur un monde gris et détrempé, mais, au fur et à mesure que la journée avançait, les nuages se dispersèrent vers le nord. À neuf heures, le soleil brillait entre de gros amas cotonneux, sur la ville inondée, parcourue de vents capricieux.

C’était la seconde nuit que Charlie passait au bureau. Quand il se réveilla, il regarda par la fenêtre en espérant que la situation se serait suffisamment améliorée pour qu’il puisse tenter de rentrer chez lui. Le téléphone était toujours coupé, mais des e-mails d’Anna l’avaient tenu au courant, et rassuré – au moins jusqu’aux nouvelles de la veille concernant l’arrivée des Khembalais, qui l’avaient un peu alarmé, moins à cause du tigre dans la cave que de l’intérêt qu’ils portaient à Joe. Il n’en avait évidemment rien dit dans ses mails de réponse, mais il n’avait qu’une idée en tête : rentrer chez lui.

L’air grouillait déjà d’hélicoptères et de dirigeables ; toutes les chaînes de télévision du monde pouvaient désormais révéler d’en haut l’étendue de l’inondation. La majeure partie du centre de Washington était sous l’eau. Un gigantesque lac peu profond occupait les endroits publics les plus célèbres de la ville. On aurait dit que quelqu’un avait décidé d’étendre déraisonnablement le bassin étincelant du Mall. Les cours d’eau qui convergeaient vers cette vaste cuvette n’avaient pas réintégré leur lit, et le nouveau lac était encore très haut. C’était une étendue d’eau plate, couleur café au lait, qui moussait sous le soleil délavé.

Sauf que, dans ce lac, se dressaient des centaines de bâtiments changés en îles, quelques vraies îles, et même quelques viaducs d’autoroute, qui faisaient maintenant office de ponts au-dessus de la vallée de l’Anacostia. Le Potomac se déversait toujours dans le lac, débordant ses rives en amont et en aval, partout où il était entouré de basses terres. La surface était piquetée de débris flottants qui se déplaçaient plus lentement que le courant le plus éloigné, en aval. Apparemment, les marées basses ne faisaient que commencer à attirer cette immense masse d’eau vers la mer.

Alors que la matinée avançait, les bateaux apparurent, de plus en plus nombreux. Les prises de vues aériennes donnaient à l’affaire des allures de régate : le Mall, changé en festival nautique, sorte de résurgence de la Chine des Ming. Beaucoup de gens étaient sortis sur des embarcations improvisées qui n’avaient pas l’air très sûres. On disait que les bateaux de police en patrouille commençaient à demander aux gens qui n’effectuaient pas de mission de sauvetage de dégager ; sans grand effet, apparemment. La situation était encore tellement nouvelle que la loi ne s’était pas nettement réaffirmée. Les bateaux à moteur filaient dans tous les sens, abandonnant derrière eux des sillages beiges. Les rameurs ramaient, les pédaleurs pédalaient, les nageurs nageaient, les kayakistes pagayaient ; certaines personnes avaient même pris les pédalos bleus naguère confinés au bassin de marée, et faisaient majestueusement le tour du Mall, tels de mini-bateaux à vapeur.

Ces images du Mall passaient en boucle sur les médias, mais certaines chaînes donnaient d’autres nouvelles de la région. Les hôpitaux étaient pleins. Ces deux jours de tempête avaient fait beaucoup de morts, personne ne savait combien au juste. Et il y avait aussi beaucoup de réfugiés. Le troisième jour, en début de matinée, les hélicoptères de la télé profitaient souvent de leurs survols pour pêcher des gens sur les toits. Il y avait des sauvetages par bateau dans tout le sud-ouest du district et dans le bassin de l’Anacostia. L’aéroport Ronald Reagan était toujours sous l’eau, et il n’y avait pas de pont franchissable sur le Potomac avant Harper’s Ferry, très en amont. La Grande Cascade du Potomac n’était plus qu’une énorme turbulence dans un courant ininterrompu qui se précipitait du haut de la gorge. Le Président avait été évacué à Camp David, d’où il avait déclaré l’état de catastrophe dans toute la Virginie, le Maryland et le Delaware. Quant au district de Columbia, c’était « pire que ça », pour reprendre ses propres termes.


Le téléphone de Charlie se mit à pépier. Il le porta aussitôt à son oreille.

— Anna ?

— Charlie ! Où es-tu ?

— Je suis toujours au bureau ! Et toi, tu es à la maison ?

— Oh oui ! On est là, avec les garçons. On n’a pas mis le nez dehors, tu penses bien. Les Khembalais sont là aussi, avec nous. Tu as eu mes mails ?

— Oui. Et je t’ai répondu.

— C’est vrai. Ils ont été coincés au zoo. Je n’ai pas arrêté d’essayer de te joindre au téléphone pendant tout ce temps !

— Moi aussi. Sauf quand je réussissais à dormir. J’étais tellement content d’avoir tes mails !

— Oui, c’était bien. Je suis vraiment soulagée de savoir que ça va. C’est dingue ! Alors, ton bâtiment est complètement inondé ?

— Non, non, pas du tout. Et les garçons, comment ils vont ?

— Oh, bien. Ils adorent ça. J’ai toutes les peines du monde à les empêcher de sortir.

— Ne les laisse pas aller dehors, surtout.

— Non, non. Alors, le bâtiment où tu es n’est pas inondé ? Mais le Mall est sous l’eau, non ?

— Si, si, absolument, mais pas le bâtiment où je suis. Enfin, pas trop. Ils ont fermé hermétiquement les portes, et ils ont assez bien réussi à les sceller en bas. Ce n’est pas génial, mais au moins, on n’est pas en danger. On n’a qu’à rester dans les étages.

— Et les générateurs marchent ?

— Oui.

— Ils ont dit à la télé que beaucoup de générateurs avaient pris l’eau.

— Ça, je veux bien le croire. Personne n’avait prévu ça.

— Non. Les générateurs dans les sous-sols, c’est vraiment une idée idiote.

— C’est là que se trouve le nôtre.

— D’accord. Mais il est sur une table, et il marche.

— Et pour manger, tu as des provisions, à la maison ? demanda Charlie en essayant de se rappeler ce qu’il y avait dans les placards.

— Ne t’en fais pas, on ne mourra pas de faim tout de suite. Enfin, ce n’est pas génial, et ça pourrait devenir embêtant si on n’arrive pas à se ravitailler d’ici peu. Je pense que ça risque d’être un peu compliqué pendant quelques semaines.

— Bah, ça va aller. Je veux dire, d’ici là, ils auront bien réussi à remettre les choses en ordre.

— Sûrement. Et il faudra nous donner de l’eau potable, aussi.

— Tu crois que l’eau va s’en aller très vite ?

— Ça, je l’ignore. Comment veux-tu que je le sache ?

— Eh bien, je ne sais pas… Tu as une formation scientifique.

— Tu parles !

Ils s’écoutèrent respirer, chacun à un bout de la ligne.

— Je suis rudement content de t’entendre, dit Charlie. C’était terrible de ne pas pouvoir te contacter, comme ça.

— Moi aussi.

— Il y a plein de bateaux autour de nous, maintenant, reprit Charlie. Je vais essayer de rentrer à la maison le plus vite possible. Une fois sur la terre ferme, je pourrai rentrer à pied.

— Ça, ce n’est pas certain. Le pont Taft au-dessus du Rock Creek a été emporté. D’après ce que j’ai vu aux infos, tu ne pourras traverser que sur le pont de Massachusetts Avenue.

— Ouais, j’ai vu que le Rock Creek avait débordé. C’est stupéfiant !

— Ça oui. Le zoo et tout le reste. Drepung dit qu’on retrouvera la plupart des animaux, mais je n’en suis pas si sûre.

La mort des animaux du zoo la préoccupait presque autant que celle des gens. Elle ne faisait pas la différence.

— Bon, alors, je vais prendre Mass Avenue, dit Charlie.

— Ou alors tu pourrais leur demander de te déposer à l’ouest du Rock Creek, dans Georgetown. De toute façon, pas d’imprudence, hein ? Ne prends pas de risques pour rentrer ici plus vite. Ça n’en vaut pas la peine.

— Ne t’inquiète pas. Je ferai attention, et je t’appellerai régulièrement. Enfin, j’espère. C’était affreux d’être coupés.

— Je sais.

— Enfin… Eh bien, je n’ai pas vraiment envie de raccrocher, mais ça vaudrait peut-être mieux. Mais je voudrais parler aux garçons, d’abord.

— Oh oui, bien sûr. Tiens, je te passe Joe. J’aime autant te dire qu’il n’a pas apprécié ton absence. Il n’arrête pas de demander après toi. De te demander, en fait. Tiens…

Et alors, dans son oreille :

— Papppa ?

— Joe !

— Pa ! pa !

— Oui, Joe ! C’est papa ! Ça me fait plaisir de t’entendre, mon bout de chou ! Je suis au travail. Mais je rentre bientôt.

— Pa ! Pa ! (Puis, dans une forme de gémissement :) Veux… Paaaa…

— Tout va bien, mon Joe, dit Charlie, la gorge nouée. Je vais bientôt rentrer. Ne t’inquiète pas, va.

— Pa ! fit le bambin dans un hurlement.

Anna reprit le téléphone.

— Désolée. Il pique une crise. Tiens, Nick veut te parler aussi.

— Hé, salut, Nick ! Tu t’occupes bien de maman et de Joe ?

— Ouais. Enfin, je m’en occupais bien, mais Joe est plutôt en rogne, là.

— Il s’en remettra. Alors, comment c’est, à la maison ?

— Eh bien, on a fait brûler ces grosses bougies, tu vois ? Et j’ai fait une grande tour avec la cire fondue, c’est vraiment super. Et puis Drepung et Rudra sont venus et ils ont amené leurs tigres. Ils en ont mis un dans la cave, et l’autre ils l’ont laissé dans leur camion !

— Ça, c’est vraiment, vraiment super. Fais bien attention de ne pas ouvrir la porte de la cave, au fait.

— Elle est fermée à clé, répondit Nick en rigolant. Et c’est maman qui a la clé !

— Bon. Il a beaucoup plu, dans le coin ?

— Je crois. On voit que Wisconsin est sous l’eau, mais il y a encore des voitures qui passent ; la plupart des gros problèmes, on ne les a vus qu’à la télé. Maman s’en faisait vraiment pour toi. Quand est-ce que tu vas rentrer ?

— Dès que je pourrai.

— Ah, tant mieux.

— Ouais. Enfin, ça t’aura toujours fait quelques jours de vacances, hein ? Bon, tu peux me repasser maman ?… Allô, chou ?

— Écoute, reste où tu es jusqu’à ce que tu trouves un moyen vraiment sûr de rentrer à la maison.

— Promis.

— On t’aime.

— Moi aussi, je vous aime. Je rentre le plus vite possible.

Et puis Joe se remit à pleurnicher, et ils raccrochèrent.

Charlie rejoignit les autres et leur raconta les nouvelles. Les autres se remettaient à parler dans leurs portables. Tout le monde bavardait. Et puis des cris se firent entendre au bout du couloir.

Une navette de la police était devant les fenêtres du premier étage, du côté de Constitution, prête à ramener les gens à pied sec. Celle-ci allait vers l’ouest, et oui, elle irait à Georgetown s’il y avait des gens qui voulaient qu’on les dépose là-bas. C’était parfait pour Charlie, qui pensait rentrer à pied chez lui une fois qu’il serait de l’autre côté du Rock Creek.

Et c’est comme ça que, quand son tour fut venu, il grimpa par la fenêtre et descendit dans le grand bateau.

Une strophe d’un poème de Robert Frost qu’il avait appris au lycée lui revint tout d’un coup :

Des années passèrent, mais enfin on frappa,

Et je pensai à la porte sans serrure à verrouiller…

On frappa à nouveau, ma fenêtre était large ;

Je grimpai sur le bord et descendis au-dehors.

Il riait lorsqu’il alla vers l’avant du bateau pour faire de la place aux autres réfugiés. C’était drôle, les idées qui vous passaient parfois par la tête. Comment ce poème continuait-il ? Quelque chose gna gna gna… il n’arrivait pas à s’en souvenir.

Peu importait. Ce qui comptait lui était revenu après toutes ces années. Et voilà : il était sorti par la fenêtre et il poursuivait son chemin.

L’embarcation rugit, s’éloigna du bâtiment en glissant et décrivit une large courbe vers l’ouest : Constitution Avenue, puis vers la gauche, et la vaste étendue du Mall. Ils faisaient du bateau sur le Mall.

La National Gallery lui rappela le Taj Mahal ; le même reflet dans l’eau, la même pierre blanche, magnifique. Tous les bâtiments du Smithsonian étaient stupéfiants. On disait que les gars s’étaient démenés toute la nuit pour remonter les choses au-dessus du niveau de l’eau. Ça allait être un furieux gâchis.

Charlie se stabilisa contre le plat-bord. Il se sentait tellement abasourdi. Il crut qu’il allait perdre l’équilibre et tomber. C’était probablement la faute du bateau, mais il titubait bel et bien. Les images de la télé c’était une chose, la vérité vraie en était une autre ; il n’arrivait pas à en croire ses yeux. Des nuages blancs dansaient au-dessus de lui dans le ciel bleu, et le lac brun, lisse, brillait au soleil, réfléchissant un coin de ciel bleu, étincelant, compact – aussi réel qu’on pouvait l’être, et peut-être même plus. Rien de ce qu’il avait pu voir dans sa vie n’avait jamais été aussi réel que ce lac, aujourd’hui.

Leur pilote manœuvra pour les emmener plus au sud. Ils passèrent lentement devant le Washington Monument, accompagnés par le pocketa-pocketa du moteur. Il les dominait comme un obélisque dans les crues du Nil, faisant paraître toutes les embarcations minuscules par comparaison.

Les bâtiments du Smithsonian étaient dans l’eau jusqu’à trois mètres de hauteur environ. La partie supérieure des grandes portes destinées au public évoquait les portes basses d’un hangar à bateaux. Pour certains des bâtiments, ce serait une catastrophe. D’autres avaient des marches, ou étaient plus hauts sur leurs fondations. Un désastre, de toute façon.

Le bateau avançait en grondant au rythme de la marche. Vus de loin, les arbres qui flanquaient la partie ouest du Mall ressemblaient à des buissons lacustres. Le monument au Vietnam devait être submergé, évidemment. Le Lincoln Memorial était dressé sur une colline comme sur un piédestal, mais il était juste sur le Potomac et il pourrait y avoir de l’eau jusqu’en haut des marches. La statue de Lincoln avait peut-être même les pieds dans l’eau. Charlie avait du mal à dire, derrière les arbres étrangement raccourcis, de combien l’eau était montée à cet endroit.

Des bateaux de toutes sortes sillonnaient le long lac brun, allant dans tous les sens. Les petits bateaux à pédales étaient particulièrement allègres, mais tous les kayaks, les barques et les canots gonflables apportaient leurs taches de couleurs fluorescentes, auxquelles s’ajoutaient les voiles triangulaires des petits voiliers qui allaient et venaient. Le soleil éclatant faisait étinceler les nuages et le ciel bleu. L’ambiance festive s’exprimait jusque dans la tenue des gens : Charlie voyait des chemises hawaïennes, des costumes de bain et même des masques de carnaval. Il y avait beaucoup plus de visages noirs que Charlie n’avait l’habitude d’en voir dans le Mall. On se serait cru au carnaval à Trinidad. Une sorte de parade de mardi gras, perturbée par une nuit d’orage, resurgissait triomphalement, le matin venu. Les gens se faisaient de grands signes, s’interpellaient pour couvrir le bruit des hélicoptères qui les survolaient. Debout dans les barques, des casse-cou décrivaient des cercles pour filmer à trois cent soixante degrés avec leurs caméras. Il ne manquait qu’un canot de ski nautique pour compléter le tableau.

Charlie s’avança vers la proue du bateau et resta planté là, fasciné, bouche bée, la langue pendante, comme un chien. L’effort de sortir par la fenêtre lui avait remis la poitrine et les bras en feu ; maintenant il était debout, là, la peau à vif, embrasée par le vent de la course, buvant cette vision maritime. Leur bateau teufteufait vers l’ouest comme un vaporetto dans la lagune de Venise. Il ne pouvait s’empêcher de rire.

— Peut-être qu’on devrait laisser ça comme ça, dit quelqu’un.

Une embarcation fluviale de la marine nationale venait sur eux dans un grand bruit de moteur, suivie d’une vague blanche. En arrivant au Mall, le bateau se glissa par une faille entre les cerisiers, coupa les moteurs, se positionna dans l’eau, continua vers l’est à une allure plus calme. Il allait passer près d’eux, et Charlie sentit que leur propre embarcation ralentissait aussi.

Soudain, il repéra un visage familier parmi les gens debout à la poupe du bateau de patrouille. Phil Chase, qui faisait de grands saluts à tout le monde, tel le grand maréchal d’une parade, penché par-dessus le bastingage, à l’avant. Comme bien d’autres sur l’eau, ce matin-là, il avait l’air heureux d’un naufragé qui voyait la terre au loin.

Charlie agita les bras, penché sur le côté de l’embarcation. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Charlie mit ses mains en haut-parleur autour de sa bouche et cria, le plus fort possible :

— Hé, PHIL ! Phil Chase !

Phil l’entendit, leva les yeux, le repéra.

— Hé, salut, Charlie ! s’écria-t-il joyeusement, en faisant de grands signes.

Puis il mit ses mains autour de sa bouche à son tour et dit :

— Heureux de vous voir ! Tout le monde va bien, au bureau ?

— Oui !

— Tant mieux ! C’est cool ! (Il se redressa et engloba l’inondation d’un vaste geste du bras.) C’est incroyable, non ?

— Pour ça oui !… Alors, Phil ! bredouilla Charlie, les paroles se bousculant hors de sa bouche. Maintenant, vous allez faire quelque chose à propos du réchauffement global ?

Phil eut ce beau sourire dont il avait le secret :

— Je vais voir ce que je peux faire !

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