3. Mérite intellectuel

8

L’eau des océans circule selon des schémas de recyclage réguliers, déterminés par la force de Coriolis et par la position des continents. Les courants de surface peuvent se déplacer en sens inverse des courants de fond, et c’est même souvent le cas, ce qui forme des systèmes un peu semblables à des tapis roulants géants. Le plus grand est déjà célèbre, sur une partie, du moins : le Gulf Stream est un segment d’un courant de surface chaud qui remonte tout le long de l’Atlantique vers le nord, jusqu’en Norvège et au Groenland. Là, l’eau se refroidit, retombe au fond et entreprend un long voyage vers le sud sur le plancher de l’océan Atlantique, jusqu’au cap de Bonne-Espérance puis vers l’Australie, à l’est, après quoi elle remonte dans le Pacifique, où elle rejoint le courant de surface, retourne vers l’Atlantique et entame un nouveau périple vers le nord. Le circuit d’une molécule d’eau s’effectue en un millier d’années environ.

En se refroidissant, l’eau salée tombe plus facilement vers le fond que l’eau douce. Les vents dominants chassent vers l’ouest, par-dessus l’Amérique centrale, les nuages nés dans le golfe du Mexique, qui libèrent leurs eaux dans le Pacifique, de sorte que la salinité de l’eau qui reste dans l’Atlantique s’accroît. L’eau qui se refroidit dans l’Atlantique Nord tombe donc facilement vers le fond, ajoutant à la puissance du Gulf Stream. Si les eaux de surface de l’Atlantique Nord devaient se radoucir rapidement, elles s’enfonceraient moins facilement en se refroidissant, ce qui ralentirait tout le tapis roulant. Le Gulf Stream, n’ayant nulle part où aller, ralentirait et s’enfoncerait davantage au sud. Le climat changerait partout, deviendrait plus venteux et plus sec dans l’hémisphère Nord, plus froid par endroits, surtout en Europe.

Le soudain dessalement de l’Atlantique Nord peut paraître très improbable, mais il s’est déjà produit. À la fin de la dernière période glaciaire, par exemple, la fonte de la calotte polaire a créé de grands lacs peu profonds qui ont fini par déborder leurs barrages de glace et se sont déversés dans les océans. Le bouclier canadien porte encore les cicatrices de trois ou quatre de ces inondations cataclysmiques qui suivirent l’une le cours du Mississippi, la deuxième celui de l’Hudson, la troisième celui du Saint-Laurent.

Ces courants auraient apparemment ralenti les tapis roulants du courant océanique mondial, changeant le climat de la planète entière, parfois en trois brèves années.

Et si, aujourd’hui, la glace de mer du continent arctique se disloquait et dérivait vers le sud, au-delà du Groenland, apportant suffisamment d’eau fraîche dans l’Atlantique Nord pour ralentir à nouveau le Gulf Stream ?

9

Frank Vanderwal suivait la météo avec une sorte de fascination morbide. Son ami Kenzo Hayakawa, un vieux camarade d’escalade avec qui il avait partagé une chambre d’étudiant, avait fait un passage à la NOAA[4] avant de venir travailler au neuvième étage de la NSF, avec les spécialistes du climat, et Frank passait parfois le voir pour lui dire bonjour et venir aux nouvelles. Prendre la température, comme il disait. Les choses commençaient vraiment à devenir dingues, sur cette planète : on assistait à des catastrophes climatiques un peu partout, il se produisait des événements violents, subits, presque quotidiennement, les situations problématiques chroniques se succédaient à un tel rythme qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il y en ait une dans un coin du monde. L’Hyperniño, des sécheresses dramatiques en Inde et au Pérou, des feux de brousse provoqués de façon répétitive par la foudre en Malaisie ; et puis la routine : un typhon qui détruisait la majeure partie de Mindanao, une vague de froid qui anéantissait les récoltes et faisait éclater les tuyaux d’irrigation dans tout le Texas, et ainsi de suite. Tous les jours, il se passait quelque chose.

Comme nombre de climatologues et météorologues que Frank avait rencontrés, Kenzo annonçait toutes ces nouvelles avec des airs de propriétaire, comme s’il était le conservateur du temps. Il aimait la nature et partager les informations sur les phénomènes qui la concernaient, surtout s’ils semblaient venir à l’appui de sa théorie selon laquelle le réchauffement anthropogénique de l’atmosphère avait suffi à modifier pour de bon les schémas des moussons dans l’océan Indien, provoquant des répercussions à l’échelon mondial. Ce qui impliquait, en pratique, à peu près tout ce qui se produisait. Cette semaine, par exemple, c’étaient des tornades, jusque-là presque exclusivement réservées à l’Amérique du Nord, comme s’il s’agissait d’une sorte d’artéfact monstrueux de la topographie et de la latitude de ce continent, et que l’on observait maintenant en Afrique de l’Est et en Asie centrale. La semaine précédente, c’était l’affaiblissement du grand courant océanique mondial dans l’océan Indien et non plus seulement dans l’Atlantique.

« C’est incroyable, disait Frank.

— Je sais. C’est génial, non ? »

Avant de rentrer chez lui, à la fin de la journée, Frank passait souvent devant une autre source d’informations, la petite pièce pleine d’armoires de classement et de photocopieurs, rebaptisée « Rayon des statistiques désastreuses ». Quelqu’un avait commencé à scotcher sur les murs beiges des photocopies de pages reprenant des statistiques intéressantes et autres informations quantitatives récentes. Personne ne savait qui avait initié cette tradition, mais tout le monde avait suivi.

Les plus anciens documents étaient des gros titres de journaux, du genre :


D’APRÈS LE PRÉSIDENT DE LA BANQUE MONDIALE, QUATRE MILLIARDS D’ÊTRES HUMAINS VIVENT AVEC MOINS DE DEUX DOLLARS PAR JOUR.


Ou bien :


AMÉRIQUE : CINQ POUR CENT DE LA POPULATION MONDIALE, CINQUANTE POUR CENT DES DÉTENTEURS DE CAPITAUX.


Il y avait aussi des tableaux ou des graphiques trouvés dans la presse, et de brefs articles parus dans des publications scientifiques.

Quand Frank passa, ce jour-là, Edgardo était planté devant la machine à café, comme ça lui arrivait souvent, et il regardait les dernières infos. Dont la une d’un journal :


D’APRÈS LE CANADIAN FOOD PROJECT, LES 352 PLUS GROSSES FORTUNES DE LA PLANÈTE POSSÈDENT AUTANT QUE LES DEUX MILLIARDS LES PLUS PAUVRES


— Je ne crois pas ça possible, déclara Edgardo.

— Pourquoi ? demanda Frank.

— Parce que les deux milliards les plus pauvres n’ont rien, alors que les trois cent cinquante-deux plus grosses fortunes représentent un gros pourcentage du capital mondial. Pour moi, il faudrait prendre au moins les quatre milliards d’individus les plus pauvres pour arriver à l’équivalent.

Anna entra au moment où il prononçait ces mots, et s’approcha du photocopieur en fronçant le nez. Frank savait qu’elle n’aimait pas ce genre de conversation. Sans doute par aversion pour ceux qui enfonçaient des portes ouvertes. Ou par méfiance envers ce type de données. C’était peut-être elle qui avait scotché cette brève : 72,8 % de toutes les statistiques sont fausses.

Frank, pour l’asticoter, dit :

— Alors, Anna, qu’est-ce que tu en penses ?

— De quoi ?

Edgardo lui indiqua le gros titre et répéta sa remarque.

— Je ne sais pas, répondit Anna. Peut-être qu’en additionnant deux milliards de petits cabanons on arrive à l’équivalent des trois cents plus grosses fortunes.

— Pas ces trois cents-là. Tu as lu la dernière édition du Forbes 500 ?

Anna secoua la tête avec agacement, comme pour dire : Bien sûr que non, à quoi bon perdre mon temps ? Mais Edgardo était accro à la Bourse et au monde financier en général. Il tapota un autre article scotché au mur : LA VALEUR AJOUTÉE CRÉÉE PAR LES TRAVAILLEURS AMÉRICAINS EST DE TRENTE-TROIS DOLLARS DE L’HEURE.

— Je me demande comment ils définissent la valeur ajoutée, répondit Anna.

— Le profit, répondit Frank.

Edgardo secoua la tête.

— Tu auras beau trafiquer les comptes et tirer un trait sur le profit, tu n’élimineras pas la valeur ajoutée, la valeur créée au-delà du salaire du travail.

— Il y avait une page là-dedans qui disait que l’ouvrier américain moyen travaillait mille neuf cent cinquante heures par an, reprit Anna. Même ça, je dis que c’est discutable, parce que ça ferait quarante heures de travail par semaine, quarante-neuf semaines par an.

— … Trois semaines de vacances par an, commenta Frank. Ça me paraît coller.

— D’accord, mais où est la moyenne ? Et tous les employés à temps partiel ?

— Il doit y avoir un nombre équivalent de gens qui font des heures supplémentaires.

— Tu crois ? Je pensais que les heures supplémentaires appartenaient au passé.

— Tu en fais bien, toi.

— D’accord, mais je ne suis pas payée pour ça.

Les deux hommes la regardèrent en rigolant.

— Ils auraient dû utiliser la médiane, dit-elle. La moyenne est une mesure biaisée de tendance centrale. Enfin, à en croire ces chiffres, ça ferait… l’employé moyen générerait une valeur ajoutée annuelle de soixante-quatre mille trois cent cinquante dollars, calcula rapidement Anna, de tête.

— Et quel est le salaire moyen ? demanda Edgardo. Trente mille ?

— Peut-être même moins, répondit Frank.

— On n’en sait rien, objecta Anna.

— Disons trente mille. Et combien ça génère de taxes et d’impôts ?

— Dix mille, par là ? Peut-être pas tout à fait.

— Disons dix mille, répondit Edgardo. Alors, regarde : tu travailles tous les jours de l’année, à part trois minables petites semaines de rien du tout. Tu génères une centaine de milliers de dollars. Ton patron en prend les deux tiers et t’en donne un tiers, dont tu redonnes un tiers au gouvernement. Avec ça, ton gouvernement construit des routes et des écoles, paye des flics et des retraites, pendant qu’avec sa part ton patron se construit un manoir sur une île, quelque part. Alors, évidemment, tu te plains de l’inefficacité du Big Brother hypertrophié qui te sert de gouvernement, et tu votes toujours pour le parti des propriétaires. C’est stupide, non ? fit-il en regardant Frank et Anna avec un grand sourire.

Anna secoua la tête.

— Les gens ne voient pas ça comme ça.

— Mais les statistiques sont là !

— La plupart des gens ne les rapprochent pas comme ça. Et puis, tu en as bricolé la moitié !

— Elles sont assez proches pour que les gens comprennent ça ! Mais on ne les éduque pas à réfléchir ! En réalité, on les éduque même à ne pas réfléchir. Et d’abord, c’est rien que des cons.

Même Frank n’était pas disposé à aller aussi loin :

— Toute la question, c’est ce que tu peux voir, dit-il. Tu vois ton patron, tu vois ta paye à la fin du mois, ça, tu l’as sous le nez. Tu peux le toucher du doigt. Et puis tu es obligé d’en rendre une partie au gouvernement. Alors que la valeur ajoutée que tu as créée, tu ne la connais jamais parce qu’elle est tout de suite escamotée. Dans le traficotage des chiffres.

— Mais il n’est question que des riches partout, aux infos ! Tout le monde peut voir qu’ils en ont plus qu’ils n’en ont gagné, parce que personne ne peut gagner autant !

— Les seules choses que les gens peuvent comprendre sont celles qu’ils sentent, insista Frank. On est programmés pour comprendre la vie dans la savane. Quelqu’un te donne un bout de bidoche, c’est un ami. Quelqu’un te pique ta bidoche, c’est un ennemi. Les idées abstraites comme la valeur ajoutée ou les statistiques sur la valeur d’une année de travail ne sont tout simplement pas aussi réelles que ce qu’on peut voir et toucher. Les gens ne peuvent apprécier que ce qu’ils appréhendent par leurs cinq sens. C’est le résultat de notre évolution.

— C’est bien ce que je dis, répondit Edgardo avec chaleur. Nous sommes stupides !

— Il faut que j’y retourne, dit Anna avant de partir.

Elle n’appréciait vraiment pas ce genre de conversation.


Frank rentra chez lui, dans sa petite Honda à pile à combustible. Old Dominion Parkway, l’autoroute, était déjà encombrée. Il prit le Beltway et arriva au Swink’s New Mill, un grand ensemble où il avait loué un appartement pour l’année qu’il devait passer à la NSF.

Il se gara dans le parking de l’immeuble et prit l’ascenseur jusqu’au quatorzième. Son appartement donnait sur le Potomac – une belle vue et un appartement sympathique, loué à un jeune employé du Département d’État parti en mission à Brasilia. L’ameublement minimaliste suggérait que le bonhomme n’y vivait pas très souvent. Mais il y avait une cuisine agréable, beaucoup de rangements, tout était fonctionnel, et Frank n’y était quasiment que pour dormir, de toute façon, alors il n’attachait pas tellement d’importance à la décoration.

Il avait pris un de ces petits journaux gratuits à la boîte, et il mangeait du fromage blanc à même le pot tout en parcourant la rubrique des annonces personnelles. C’était une mauvaise habitude qu’il traînait depuis des années. Leur lecture le fascinait. Elles lui procuraient des aperçus sur un monde souterrain d’une diversité sexuelle florissante, un sous-groupe culturel qui avait intégré les conséquences de la suppression des contraintes biologiques dans le paysage techno-urbain, et qui était donc apte – et tout disposé – à créer une sorte de panmixie polymorphe. Ces gens existaient-ils vraiment, où n’était-ce que la vie fantasmatique collective d’âmes solitaires de son espèce ? Il n’avait jamais contacté aucun des annonceurs pour essayer d’en avoir le cœur net. Il soupçonnait le pire, et préférait encore la solitude. Pourtant, les annonces consacrées aux gens désireux d’entamer une relation durable allaient bien au-delà des fantasmes sexuels, et lui faisaient parfois un effet frappant. « En quête d’une relation durable. » L’espèce avait depuis longtemps évolué vers la monogamie, c’était inscrit dans sa structure mentale. Toutes les cultures manifestaient la même renversante tendance à la création d’un couple. Ce n’était pas une obligation culturelle, mais un instinct biologique. À ce niveau, il aurait aussi bien pu y avoir des cigognes.

Il lisait donc les annonces, mais n’y répondait jamais. Il n’était là que depuis un an. C’est à San Diego qu’il était chez lui. Ça n’aurait pas eu de sens d’entreprendre quelque chose de ce genre ici, quoi qu’il puisse lire ou éprouver.

Et puis les annonces lui faisaient l’effet d’un repoussoir.


EN QUÊTE D’UN MARI. CÉLIBATAIRE, BLANCHE, INFIRMIÈRE DIPLÔMÉE, CHERCHE UN HOMME TRAVAILLEUR, SÉDUISANT, CÉLIBATAIRE, BLANC, POUR RELATION DURABLE. DOIT ÊTRE TÉMOIN DE JÉHOVAH CONVAINCU.


HOMME NOIR, CÉLIBATAIRE, 1,65 M, CALME, TIMIDE, UN PEU TROP SÉRIEUX, CHERCHE FEMME, ÂGE INDIFFÉRENT. PAS TRÈS SÉDUISANT, PAS TRÈS RICHE, MAIS SYMPA. AIME LE CINÉMA, SURTOUT LES FILMS ÉTRANGERS, L’OPÉRA, LE THÉÂTRE, LA MUSIQUE, LA LECTURE, LES SOIRÉES TRANQUILLES.


Ces annonces avaient peu de chance de recevoir beaucoup de réponses. Mais, comme toutes les autres, elles exprimaient aussi clairement que faire se pouvait des besoins fondamentaux, des besoins de primates. Frank aurait pu rédiger la version première de ce texte, et il l’avait fait, une fois. Il l’avait même envoyé à un journal, pour rire, évidemment, et pour faire rire tous ceux qui jetaient sur ces confessions le même regard analytique que lui. Et puis, évidemment, si une femme, en lisant ça, appréciait la blague et lui passait un coup de fil, eh bien, ç’aurait été bon signe.


HOMO SAPIENS MÂLE CHERCHE COMPAGNEHOMO SAPIENS POUR CONVERSATIONS ET COMPORTEMENTS D’ÉPOUILLAGE, ÉVENTUELLEMENT ACCOUPLEMENT ET REPRODUCTION. DOIT ÊTRE HEUREUSE, COURIR VITE.


Bon, personne n’avait répondu.

Il sortit sur le balcon, dans la chaleur torride de la fin de l’après-midi. Plus que deux mois et il pourrait reprendre sa vraie vie, chez lui. Il avait hâte d’y être. De flotter dans le Pacifique. De se promener sur le campus de la belle université de San Diego, dans sa chaleur fraîche, de déjeuner entre les eucalyptus avec de vieux collègues.

Cette pensée lui rappela le projet de recherche de Yann Pierzinski. Il rentra, alluma son ordinateur portable et se connecta sur Google afin d’essayer d’en savoir plus long sur lui et sur ce qu’il était devenu. Puis il rouvrit son application et se repositionna sur le passage qui exposait la partie de l’algorithme à développer. Récursion primitive bornée… intéressant.

Après réflexion, il appela Derek Gaspar, à Torrey Pines Generique.

— Quoi de neuf ? demanda Derek, après les civilités d’usage.

— Eh bien, je viens de recevoir une demande de subvention d’un gars de chez toi, et je me demandais si tu pouvais me parler un peu de lui.

— D’un de mes gars ? Qui ça ?

— Un certain Yann Pierzinski. Ça te dit quelque chose ?

— Jamais entendu parler. Tu dis qu’il travaille chez nous ?

— Il a été chez vous, en contrat de projet. Il travaillait avec Simpson. C’est un postdoc de Caltech.

— Ah oui, j’y suis. Un mathématicien. Il a fait un papier sur les algorithmes dans Biomathematics.

Ouais, c’est le premier document sur lequel on tombe avec Google.

— Évidemment. Je ne peux pas connaître tous ceux qui ont travaillé avec nous ici. Ça fait des centaines de gens, tu sais.

— C’est sûr.

— Alors, qu’est-ce qu’il a à proposer ? Tu vas lui accorder une subvention ?

— Ça ne dépend pas de moi, tu le sais bien. On verra ce que dit le panel. Mais en attendant, tu devrais peut-être y jeter un coup d’œil.

— Ah, alors le sujet te botte ?

— Ça pourrait être intéressant. Enfin, je pense. Difficile à dire à ce stade. Mais ne le laisse pas tomber.

— Eh bien, d’après nos dossiers, il serait déjà retourné à Pasadena, finir le travail qu’il avait commencé là-bas, je suppose. Comme tu disais, il n’avait qu’un contrat de projet, chez nous.

— Ah ha. Mon vieux, tes groupes de recherche ont été éviscérés.

— Pas éviscérés, mon cher Frank. Bon, on est un peu en string dans certains domaines, mais on a gardé l’indispensable. C’est vrai qu’on a dû faire des coupes sombres. Kenton voulait son retour sur investissement, et il n’aurait pas pu choisir un plus mauvais moment. On a eu du mal à revenir de cette phase II en Inde. Ça a été vraiment difficile. C’est l’une des raisons pour lesquelles je serais drôlement content que tu reviennes parmi nous.

— Je ne travaille plus pour Torrey Pines.

— Non, je sais, mais tu pourrais peut-être nous rejoindre quand tu reviendras dans la région.

— Peut-être. Si vous obtenez de nouveaux financements.

— Je me démène pour ça, crois-moi. C’est pour ça que je voudrais bien que tu reviennes au bercail.

— On verra. On en reparlera quand je serai dans le coin. En attendant, ne sabrez plus vos autres projets de recherche. Ça pourrait attirer de nouveaux financements.

— C’est ce que j’espère. D’ici là, je fais de mon mieux, crois-moi. On essaie de tenir le coup le temps que quelque chose se présente.

— Ouais. Eh bien, tiens bon. Je vais venir chercher un nouvel appartement dans les prochaines semaines ; je passerai te voir à ce moment-là.

— Super. Prends rendez-vous avec Susan.

Frank raccrocha et se cala contre son dossier en réfléchissant. Derek était comme beaucoup de PDG de la première génération de start-up du domaine de la biotechnologie. Il venait du département biologie de l’université de San Diego, et tout ce qu’il savait de la gestion d’une entreprise, il l’avait appris sur le tas. Il y avait des gens qui s’en sortaient magnifiquement, d’autres non, mais tous avaient tendance à perdre pied avec l’avancement de la recherche scientifique et devaient croire sur parole ce qui était vraiment possible ou non dans les labos. Derek aurait sûrement eu bien besoin d’une politique directrice à Torrey Pines Generique.

Frank se remit à étudier la demande de subvention. Elle comportait, typiquement, des éléments de l’algorithme manquant. C’était à ça que servirait la bourse, à financer les travaux qui permettraient de mener le projet à bien. Et tant qu’ils en étaient au stade prépubère, il y avait des gens qui préféraient, par mesure de précaution, rester dans le vague sur certains aspects cruciaux de leur travail. Alors il ne pouvait pas en être sûr, mais il voyait là le potentiel d’une méthode très puissante. Un peu plus tôt, dans la journée, il avait cru voir un moyen de combler l’un des vides que Pierzinski avait laissés, et si ça marchait comme il le pensait…

— Hum-hum…, dit-il à la pièce vide.

Si la situation était encore fluide quand il retournerait à San Diego, il pourrait peut-être monter quelque chose d’assez plaisant. Il fallait s’attendre à certains problèmes, évidemment. Les directives de la NSF stipulaient expressément que, si tous les copyrights, brevets ou revenus des projets appartenaient au titulaire de la bourse, la NSF conservait un droit d’usage public des travaux subventionnés. Cela afin d’empêcher un individu ou une boîte privée de faire des profits énormes sur un projet pour lequel on lui aurait accordé une subvention. Pas question que le privé contrôle un projet qui aurait été financé avec de l’argent public.

Et puis, le responsable de projet était le directeur de thèse de Pierzinski à Caltech, le gars qui allait tirer tout le prestige du travail de son étudiant, selon sa bonne habitude. D’accord, c’était donnant-donnant : le conseiller apportait sa crédibilité à l’étudiant, une sorte de blanc-seing pour demander une bourse. Son nom et son prestige étaient sa contribution au projet. L’étudiant fournissait son travail, parfois tout le boulot, parfois juste une partie. Dans le cas précis, Frank avait l’impression que c’était lui qui faisait tout.

En tout cas, la demande de subvention émanait de Caltech. Si les travaux aboutissaient à quelque chose de brevetable, même si Pierzinski s’en allait, Caltech et le responsable de projet en conserveraient les droits, conjointement avec la NSF. Conclusion, si, par une manœuvre quelconque, Pierzinski entrait à Torrey Pines Generique, il vaudrait mieux que cette demande de subvention soit rejetée. Si l’algorithme marchait et devenait brevetable, pour qu’ils en aient le contrôle il ne fallait pas que la subvention soit accordée.

Ce raisonnement le mettait dans tous ses états. À vrai dire, il faisait les cent pas et allait et venait vers son minibalcon lorsqu’il se rappela qu’il avait prévu d’aller à Great Falls. Il finit rapidement son fromage blanc, tira son matériel d’escalade du placard où il était rangé, se changea et reprit sa voiture.


Great Falls, la grande cascade du Potomac, était une longue chute d’eau blanche qui dégringolait entre quelques îles selon un circuit compliqué. Cette complexité constituait sa principale caractéristique visuelle, parce qu’elle n’était pas très grande en termes de hauteur totale, ou même de débit d’eau. Son rugissement était ce qu’elle avait de plus spectaculaire.

Elle projetait un crachin qui semblait condenser et agglomérer l’humidité, de sorte que, paradoxalement, il y faisait moins humide que partout ailleurs, bien que le sol, sous les pieds, soit trempé et mousseux. Frank longea la gorge en remontant le courant. Sous la cascade, le fleuve se regroupait et empruntait un défilé appelé Mather Gorge, une ravine dont la paroi sud, abrupte, attirait les grimpeurs. La préférée de Frank était une section baptisée Carter Rock. Il n’était pas difficile de trouver un bon point d’accrochage, généralement un gros tronc d’arbre près du bord de la falaise, et de descendre en rappel jusqu’au fond, puis de remonter en libre, ou en clipsant un jumar sur la corde pour s’assurer soi-même, ce qui était plus pénible.

On pouvait aussi grimper en équipe, bien sûr, et c’est ce que faisaient beaucoup de grimpeurs, mais il y avait à peu près autant de grimpeurs en solitaire, comme Frank, que de duos. Certains escaladaient même la paroi en solitaire et en libre, se dispensant de toute protection. Frank aimait prendre un peu plus de précautions que ça, mais il avait grimpé là tellement souvent, maintenant, qu’il lui arrivait de descendre en rappel et de remonter en libre, à côté de sa corde, se racontant qu’il pourrait toujours s’y cramponner s’il perdait prise. Les rares routes disponibles à cet endroit étaient pleines de craie et de graisse, tellement on les avait empruntées. Il décida, cette fois, de se mousquetonner à la corde avec le jumar.

La rivière et sa gorge créaient une bande de ciel dégagé d’une largeur inhabituelle dans la zone métropolitaine. C’est surtout pour ça que Frank avait l’impression d’y être à sa place : à flanc de paroi, sur une voie, près de l’eau, et à ciel ouvert. Hors de l’environnement étouffant de la forêt de grands arbres, qui était l’une des choses que Frank détestait le plus sur la côte Est. Il y avait des moments où il aurait donné un de ses doigts pour voir la campagne à découvert.

Or donc, il descendit en rappel vers l’amoncellement de gros blocs de pierre, au pied de la paroi, s’enduisit les mains de magnésie et commença à gravir le mur de vieux schiste à grain fin. Peu à peu, son humeur s’améliora. Quand il grimpait, il avait une faculté de concentration sur son environnement immédiat rigoureusement inconcevable à tout autre moment. Comme quand il faisait des maths, sauf que dans ces moments-là il n’était simplement nulle part. Là, il était bien sur ces roches, et rien que sur ces roches.

Il avait souvent escaladé cette voie. À près de 5,8 ou 5,9 pour les passages les plus difficiles, et beaucoup plus facile partout ailleurs. Il avait du mal à trouver des passages vraiment délicats, mais ça n’avait pas d’importance. Même le fait qu’il grimpait pour sortir d’une ravine et non pour monter sur un pic ne faisait rien. Le rugissement incessant, le crachin, rien de tout ça ne comptait. Seule importait l’escalade proprement dite.

C’étaient surtout ses jambes qui travaillaient. Trouver les prises pour les pieds, insinuer le bout des chaussons d’escalade dans les failles ou sur des bosses, chercher des prises pour les mains – et monter, monter toujours, n’utilisant ses mains que pour garder son équilibre, et en quelque sorte pour s’assurer tactilement qu’il voyait bien ce qu’il pensait voir, que les prises pour les pieds qu’il pensait utiliser feraient l’affaire. Grimper était une extase de concentration, une sorte de dévotion, ou de prière. Ou simplement une retraite dans les compétences suprêmes du cerveau primitif. Dont bien des choses avaient subsisté.

Mais c’était le soir. La fin d’une journée d’été étouffante. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher, l’air même devenait jaune. Il sortit de la gorge et s’assit au bord, sentant que la sueur sur son visage n’arrivait pas à sécher.

Il y avait un kayakiste, tout en bas, dans le fleuve. Une femme, apparemment. Il aurait été bien en peine de dire comment il le savait au juste – elle avait un casque, les épaules larges et la poitrine plate –, et pourtant il en était sûr. Encore une compétence héritée de la savane. Il y avait même des anthropologues pour conjecturer que c’était pour permettre ce genre d’identification rapide des opportunités de reproduction que le néocortex s’était développé. Que le cerveau ait tellement évolué, et avec une telle rapidité, rien que pour permettre de marquer l’autre sexe à la culotte, si l’on peut dire… c’était une pensée déprimante au vu des résultats.

Cette femme remontait le courant en pagayant avec régularité, dans l’eau sifflante qui paraissait ne redevenir liquide qu’autour d’elle. En amont, des rapides escarpés menaient à une éruption de blancheur, juste au pied des chutes proprement dites.

La kayakiste s’avança à contre-courant, en pagayant plus fortement, dans une zone plus large, où elle garda sa position contre le courant alors qu’elle étudiait la cascade, devant elle. Puis elle plaça un démarrage subit, à l’assaut d’une artère blanche d’eau calme et lisse, de la section inférieure, une sorte de rampe à travers les remous, menant à une terrasse dans cette effervescence. En arrivant à ce petit plat, elle put à nouveau se stabiliser, au prix d’un léger effort, afin de reprendre des forces pour bondir à nouveau, comme un saumon.

Quittant abruptement l’étrange refuge de ce plat, elle attaqua une autre rampe qui menait à un plateau plus vaste d’eau noire, inerte, un bassin où bouillonnait apparemment un tourbillon à contre-courant, qui lui permettrait de se reposer. Elle n’avait pas la place à cet endroit de prendre son élan pour un nouveau saut vers le haut, et elle semblait coincée ; mais peut-être ne faisait-elle qu’étudier sa voie, ou attendre un moment où le courant serait moins fort, parce que tout à coup elle attaqua l’eau avec une sorte de fureur, propulsant son kayak vers le déversoir suivant. Cinq ou sept secondes d’affolement plus tard, elle refit une pause sur un plat, un petit refuge en forme de banc où le courant n’était pas amorti par un tourbillon, à en juger par l’intensité avec laquelle elle pagayait pour s’y maintenir. Après quelques brèves secondes, elle devrait attaquer une rampe sur sa droite ou lâcher prise, repoussée à bas de son perchoir. Alors elle plaça un nouveau démarrage et lutta contre le courant, d’abord en se déplaçant aussi vite qu’un boxeur, le kayak décrivant un angle impossible, miraculeux. Puis il fut brutalement rabattu vers le bas, ce qui l’obligea à négocier un rapide virage et à entreprendre une chevauchée sauvage, rebondissant le long des cascades selon une voie différente, plus abrupte que celle par laquelle elle était montée, perdant en quelques secondes haletantes l’altitude qu’elle avait conquise au prix d’une ou deux minutes d’efforts acharnés.

— Waouh, fit Frank, soufflé.

Elle était déjà presque à mi-chemin de la tapisserie sifflante de la rivière, juste en dessous de lui, et il résista à l’impulsion de lui faire un signe, ou de se lever pour l’applaudir. Il ne voulait pas s’imposer à un autre athlète manifestement absorbé dans son propre espace. Mais il tira son téléphone portable et tenta une recherche d’orientation par GPS, se disant que si elle avait un portable avec un transpondeur dans son kayak, il devait être très proche de la position de son propre téléphone cellulaire. Il vérifia sa position, ajouta trente mètres au nord, n’obtint rien. Idem vingt mètres plus loin, à l’est.

— Tant pis, dit-il.

Il se leva, prêt à repartir. Le soleil se couchait, maintenant, et les étendues planes du fleuve étaient orangé clair. Il était temps de rentrer chez lui et d’essayer de dormir.

— Recherche kayakiste aperçue en train de remonter le courant à Great Falls. C’était magnifique. Je vous aime. Répondez-moi, s’il vous plaît.

Mais il n’enverrait pas cette annonce aux journaux gratuits. Il se contenta de la prononcer comme une invocation au soleil couchant. En bas, la kayakiste faisait demi-tour et repartait à l’assaut du courant.

10

On pourrait dire que la science est ennuyeuse, et même qu’elle fait exprès de l’être, dans son désir de se situer au-delà de toute controverse. Elle cherche à donner des phénomènes naturels une explication que tout le monde pourra admettre et faire sienne. Son but est d’énoncer des affirmations d’un point de vue qui ne soit pas celui d’un individu particulier, des affirmations telles que n’importe quel être intelligent amené à vérifier leur véracité ne puisse que la reconnaître. Totalement. Le monde, réduit à sa description – présenté comme ça, ça commence à devenir intéressant.

Et ça l’est vraiment. Rien de ce qui touche à l’humain ne saurait être ennuyeux. Cela dit, toute science comporte une routine quotidienne dont les détails peuvent être fastidieux, même pour ses praticiens. Et beaucoup de ces travaux, comme la plupart des tâches en ce bas monde, s’accompagnent de temps perdu, de fausses pistes, de culs-de-sac, de matériels défectueux, de techniques spécieuses, de données erronées, et d’une quantité phénoménale de labeur minutieux. Elle ne forme un tout cohérent que dans les articles qui en décrivent les étapes pas à pas, avec un luxe de détails méticuleux, répétitifs, comme la démonstration d’un théorème. Cette étape est le résultat profondément artificiel d’un long processus de peaufinage.

Dans le cas de Leo et de son labo, et de l’affaire de l’apport ciblé non viral du Maryland, plusieurs centaines d’heures de travail, et de nombreuses autres de traitement informatique, avaient été consacrées aux tentatives de répétition d’une expérience décrite dans un article crucial intitulé « Insertion in vivo de cADN 1568rr dans des souris CBA/H, BALB/c et C57BL/6 ».

À la fin de la manip, Leo avait confirmé la théorie qu’il avait échafaudée à l’instant même où il avait lu l’article décrivant l’expérience.

— C’est un putain d’artéfact.

Marta et Brian regardaient les tirages d’imprimante. Marta avait tué quelques centaines des plus belles souris du labo de Jackson en essayant de confirmer la théorie de Leo, et elle avait l’air plus meurtrière que jamais. Il était recommandé d’éviter de s’approcher d’elle les jours où elle devait sacrifier des souris. Le mieux était de s’abstenir de lui parler.

Brian poussa un soupir.

— Pour que ça marche, il faut en bourrer les souris à les faire éclater, dit Leo. Enfin quoi, regarde-les : on dirait des hamsters. Ou des cochons d’Inde. On dirait que leurs petits yeux vont leur jaillir de la tête.

— Pas étonnant, dit Brian. Il n’y a que deux millilitres de sang dans une souris, et on leur en injecte un !

Leo secoua la tête.

— Au nom du diable, comment s’en sont-ils tirés ?

— Les CBA sont assez rondes et velues.

— Quoi, tu veux dire qu’elles sont élevées spécialement pour dissimuler les artéfacts ?

— Non.

— C’est un artéfact !

— Bah, quelle importance, de toute façon ?

Un artéfact était un résultat d’expérience spécifique à la méthodologie de l’expérience en question et qui n’illustrait rien en dehors de ça. Un genre d’accident, ou de faux résultat, voire, dans quelques cas restés dans les annales, un élément d’une mystification délibérée.

Brian veillait donc à ne pas utiliser ce terme à tort et à travers. Il se pouvait que ce ne soit qu’un vrai résultat obtenu d’une façon qui le rendait inutile pour ce qu’ils voulaient en faire. Ça arrivait tout le temps quand on essayait de changer en traitement les informations acquises sur certains processus biologiques, et tous ces résultats expérimentaux n’étaient pas forcément des artéfacts. Ils étaient simplement inexploitables.

Mais ils n’en étaient pas encore là. Voilà pourquoi l’expérimentation humaine comportait tellement d’expériences et d’étapes, effectuées et atteintes avec prudence ; toutes ces études en double aveugle, faites avec le maximum de patients, afin d’obtenir de bonnes données statistiques… Le genre d’étude ambitieuse, à long terme, menée pendant un demi-siècle sur des centaines d’infirmières suédoises, qui avaient toutes les mêmes habitudes, n’était que très rarement possible. Et jamais quand les substances testées étaient toutes nouvelles – en réalité, quand elles étaient encore brevetées et commercialisées sous un nom différent de leur dénomination scientifique.

C’est pourquoi toutes les entreprises émergentes de biotechnologie et toutes les start-up pharmaceutiques finançaient les meilleures études de phase I qu’elles pouvaient se permettre. Elles épluchaient les publications et menaient des expériences sur des échantillons de laboratoire, avec des ordinateurs, puis sur des souris ou d’autres animaux de laboratoire, à la recherche de données susceptibles de faire l’objet d’une analyse fiable, qui leur apprendrait quelque chose sur l’effet d’un nouveau médicament potentiel sur les individus. Ensuite venait l’expérimentation humaine.

C’était généralement l’affaire de deux à dix ans de travail, et ça pouvait coûter jusqu’à cinq cents millions de dollars, même si, moins ça coûtait, mieux c’était, évidemment. Si ça coûtait plus cher, et si ça prenait plus longtemps, alors il était à peu près certain que la nouvelle méthode ou le nouveau médicament serait abandonné ; l’argent viendrait à manquer, et les chercheurs impliqués seraient redéployés sur un autre sujet de recherche, par force.

Mais, dans ce cas précis, Leo avait affaire à une méthode que Derek Gaspar avait achetée cinquante et un millions de dollars, et il ne pourrait y avoir d’expérimentation de phase I sur des sujets humains. Impossible.

— Personne ne se laisserait gonfler comme un ballon ou un putain de pneu de trottinette ! Tes reins n’y résisteraient pas, ou tu mourrais d’une espèce d’œdème !

— Il va falloir qu’on annonce la mauvaise nouvelle à Derek.

— Ça ne va pas lui plaire.

— Je ne vois pas à qui ça plairait. Cinquante et un millions de dollars ? Il va détester ça !

— Claquer autant d’argent, tu te rends compte ? Il faut vraiment être idiot.

— Qu’est-ce qui est le pire ? Avoir pour PDG un savant qui est un mauvais homme d’affaires, ou un homme d’affaires qui est un mauvais chercheur ?

— Et quand le mec est les deux à la fois ?

Ils restèrent assis autour de la paillasse, à regarder les cages à souris et les dizaines de mètres de listing. Au bout du comptoir, un dessin de Dilbert leur faisait la nique. Le fait que les dessins scotchés aux murs soient des tranches de la vie de bureau et pas des dessins absurdes de Glenn Baxter n’était pas anodin.

— Et toute rencontre en face à face concernant cette communication particulière est contre-indiquée, dit Brian.

— Sans blague, répondit Leo.

— De toute façon, tu ne peux pas obtenir de rendez-vous avec lui, renifla Marta.

— Ha, ha.

Leo était assez éloigné du centre du pouvoir de Torrey Pines Generique pour qu’il lui soit réellement difficile d’envisager de rencontrer Derek.

— C’est vrai, insista Marta. Autant essayer d’obtenir un rendez-vous chez le docteur.

— Ce qui est stupide, remarqua Brian. Le sort de la boîte est complètement suspendu à ce qui se passe dans ce labo !

— Pas totalement, objecta Leo.

— Bien sûr que si ! Mais ce n’est pas ce que ces types ont appris à l’école de gestion. Le labo n’est qu’un lieu de production comme tant d’autres. La direction dit à la production ce qu’elle doit produire, et l’unité de production le fabrique. Tout ce que l’unité de production pourrait dire serait considéré comme nul et non avenu.

— Comme si la chaîne de fabrication décidait ce qu’elle veut produire, avança Marta.

— C’est ça. D’où l’inanité de la théorie de gestion d’entreprise à notre époque.

— Je vais lui envoyer un mail, décida Leo.


Leo envoya donc un mail à Derek concernant ce que Brian et Marta appelaient le problème des souris surgonflées. Derek, d’après ce qu’on leur dit par la suite, manqua imploser comme un de leurs sujets d’expérience. Comme si on lui avait injecté deux bons litres d’indignation vertueuse génétiquement modifiée.

« C’est dans la littérature ! aurait-il hurlé au nez du docteur Sam Houston, son vice-président chargé de la recherche et du développement. C’était dans le Journal of Immunology ! Il y a eu deux articles, qui ont été revus par la profession, ils ont obtenu un brevet pour ça ! Je suis personnellement allé là-bas, dans le Maryland, et j’ai tout vérifié par moi-même ! Ça marchait, là-bas, bordel de merde ! Alors faites-le marcher ici ! »

— Le « faire marcher » ? releva Marta quand elle apprit cette histoire. Ça veut dire ce que je pense ?

— Eh oui, tu sais bien, répondit Leo avec une ironie mordante. C’est le « tech » de biotech, non ?

— Hmm, fit Brian, intéressé malgré lui.

Après tout, les manipulations génétiques et cellulaires auxquelles ils se livraient avaient rarement été tentées auparavant « juste pour voir », même s’il leur arrivait aussi de le faire. Ils étaient là pour réussir à faire certaines choses dans les cellules, et avec un peu de chance, par la suite, dans un organisme vivant. La biotechnologie, bio techno logos, ou comment mettre un outil dans un organisme vivant. Le génie génétique impliquait la conception et la fabrication d’un nouvel élément dans l’ADN d’un organisme vivant, afin de modifier son métabolisme.

Ils étaient venus à bout de la génétique ; il était maintenant temps de passer à l’ingénierie.

C’est ainsi que Leo, Brian, Marta et tout le personnel du labo de Leo, et même de quelques autres labos de la boîte, empoignèrent le problème à bras-le-corps. Parfois, en fin de journée, quand le soleil frôlant l’horizon crevait enfin les nuages, au-dessus de la mer, derrière les vitres teintées, il les trouvait assis autour de deux bureaux couverts de papiers, de tirages d’imprimantes et de listings. Ils parlaient de leurs travaux, comparaient leurs derniers résultats et essayaient d’y comprendre quelque chose. Parfois, l’un d’eux se levait et esquissait sur le tableau blanc un schéma illustrant sa vision du problème, à un niveau si profond qu’il échapperait toujours à leurs sens physiques. Et les autres commentaient en buvant du café et en réfléchissant.

Pendant un moment, ils passèrent en revue les hypothèses des expérimentateurs de départ :

— Le flushing n’a peut-être pas besoin d’être aussi élevé.

— Peut-être que la solution pourrait être plus forte. J’ai l’impression qu’ils ont plafonné assez bas.

— Mais c’est à cause de ce qui est arrivé au…

— Regardez, le groupe de l’université de Washington a découvert que, quand ils travaillaient sur…

— Ouais. C’est vrai. Et merde !

— Le fait est que ça marche quand on répète leurs expériences. Je veux dire, la transmission se produit in vitro, et dans les souris.

— Et si on essayait de prélever du sang, de le retraiter et de le réinjecter ?

— Ou des hépatocytes ?

— L’assimilation s’effectue au niveau du sang.

— Ce qu’il faudrait, c’est qu’on arrive à réaliser des paquets d’inserts avec un ligand vraiment spécifique des cellules ciblées. Si on pouvait trouver cette spécificité parmi toutes les protéines possibles, sans être obligés de refaire tout le cirque des approches successives…

— Dommage que Pierzinski ne soit plus là. Il pourrait parcourir toute la gamme des possibilités avec son système.

— Eh bien, pourquoi on ne l’appellerait pas pour lui demander de tenter le coup ?

— D’accord, mais qui a le temps de faire ce genre de chose ?

— Il travaille toujours sur un article avec Eleanor, à l’université. À San Diego, je veux dire, précisa Marta. Je lui en parlerai la prochaine fois qu’il viendra.

Brian répondit, sur le mode plaisant :

— Et si on tentait de procéder à l’insertion loin des organes, dans un membre ? On pourrait mettre un garrot à une jambe, ou à un avant-bras, y injecter la dose complète, attendre qu’elle imprègne les cellules endothéliales qui tapissent les veines et les artères du membre, puis enlever le garrot. Le patient pisserait l’eau en excédent et il aurait encore un certain nombre de cellules modifiées. Ce ne serait pas pire que de descendre quelques bières, hein ?

— Tu aurais sacrément mal à la main.

— Si ce n’était que ça…

— Et dans la jambe, tu risquerais de faire une phlébite. C’est comme ça que ça arrive, non ?

— Bon, eh bien, il n’y aurait qu’à essayer avec la main.

— Intéressant, commenta Leo. On peut toujours tenter le coup. Les autres options me paraissent toutes pires. Enfin, juste pour être sûrs, je pense qu’on devrait quand même refaire les tests de l’expérience d’origine sur les souris, en variant les volumes et les dosages.

C’est ainsi que la réunion prit fin et que chacun rentra sous sa tente, à son bureau ou dans son labo, en réfléchissant à de nouvelles méthodes d’expérimentation. Se procurer des souris, réserver du temps de traitement machine, séquencer des gènes et des emplois du temps ; quand on consacrait sa vie à la science, les heures, les jours, et les semaines filaient. C’était l’impression dominante : on n’aurait jamais le temps de tout faire. Était-ce différent des autres genres de travaux ? Les articles presque achevés étaient réécrits, vérifiés, écrits à nouveau, et finalement envoyés, avec tous les problèmes soigneusement passés sous silence. Souvent, le labo ressemblait à la rédaction d’un journal du temps jadis, avec la date limite qui se rapprochait inexorablement, et tous ces journalistes affamés qui préparaient le prochain emballage pour le poisson. Sauf que les gens n’emballaient pas leur poisson dans ce genre de journaux ; ils les mettraient de côté, les classeraient par catégorie, vérifieraient toutes leurs assertions, les citeraient – et signaleraient les erreurs à qui de droit.

La liste de CHOSES À FAIRE de Leo s’allongeait et diminuait, rallongeait et se raccourcissait à nouveau, rallongeait encore et refusait de se raccourcir. Il passait beaucoup moins de temps qu’il n’aurait voulu chez lui, à Leucadia, avec Roxanne. Roxanne comprenait, mais même si ça ne l’ennuyait pas, elle, ça l’ennuyait, lui.

Il appela le labo de Jackson et commanda de nouvelles souris, de souche différente, chacune avec son numéro individuel, son code barre et son génome. Il fit programmer son temps de traitement informatique et expliqua aux techniciens comment l’utiliser, en avançant certaines tâches, en en retardant d’autres, pour faire passer le projet en priorité.

Certains jours, il allait dans l’animalerie du labo, il ouvrait une cage et prenait une souris. La petite bête se tortillait et reniflait comme elles font toujours, en jouant des moustaches. Il la prenait rapidement par la peau du cou entre le pouce et l’index, et, d’une torsion brusque, lui brisait la nuque, la tuant net.

Ça n’avait rien d’exceptionnel. Au cours de leurs expériences, Brian, Marta, les autres et lui-même mettaient un garrot à trois cents souris et leur faisaient une injection, après quoi ils leur prélevaient du sang, les tuaient, les disséquaient et analysaient leurs tissus. C’était un aspect du processus dont ils ne parlaient pas, même Brian. Marta, en particulier, en était verte de dégoût ; pire qu’avant ses règles, comme le dit Brian (une fois), en rigolant. Elle écoutait de la musique toute la journée avec son casque, si fort que tout le monde, dans le labo, l’entendait. Terrible, du rap, du hip-hop, de la techno, n’importe quoi. Si elle n’entendait rien, elle ne ressentait rien, blaguait Brian, juste à côté d’elle, pendant que Marta était loin de tout, tremblante de rage, ou quelque chose comme ça.

Mais ce n’était pas une blague, même si les souris n’existaient que pour être tuées, même si elles étaient sacrifiées de la façon la plus humaine possible, et généralement quelques mois à peine avant leur mort naturelle. Il n’y avait pas vraiment de quoi en faire une histoire, et pourtant, il n’était pas question de plaisanter avec ça. Il arrivait à Brian de se payer la tête de Marta (quand elle ne pouvait pas l’entendre), mais il ne risquait pas de blaguer à ce sujet-là. En réalité, il tenait à dire « tuer » plutôt que « sacrifier », même dans ses articles et ses notes, pour que ce qu’ils faisaient soit bien clair. Généralement, ils leur brisaient la nuque ; on ne pouvait pas leur faire une injection pour les « endormir », parce que les échantillons de tissus devaient rester vierges de toute contamination. Ils étaient donc obligés de leur tordre le cou, comme des tigres bondissant sur une proie. Marta restait aussi atone que si elle avait porté un masque quand elle le faisait – habilement, au demeurant. Si c’était bien fait, ça les paralysait. C’était donc rapide et indolore – enfin, rapide, à coup sûr. Plus aucune sensation en dessous de la tête, plus de respiration, une perte de conscience immédiate, ou du moins on pouvait l’espérer. Il n’y avait que les tueurs de souris pour ruminer ça. Les victimes étaient mortes, et leur petit cadavre offert à la science depuis des générations. Le labo avait leurs pedigrees pour le prouver. La plupart des chercheurs impliqués rentraient chez eux et pensaient à autre chose. Généralement, les souris étaient mises à mort le matin, ce qui leur laissait la journée pour travailler sur les échantillons. Le temps que les chercheurs rentrent chez eux, l’expérience était plus ou moins oubliée, ses effets amortis. Mais ces jours-là, les gens comme Marta rentraient chez eux et s’abrutissaient avec des drogues – c’était elle qui le disait –, avec la musique la plus violente qu’ils pouvaient trouver, cent dix décibels d’oubli. Ou bien ils allaient surfer. Ils n’en parlaient à personne, ou plutôt, la plupart n’en parlaient pas – sauf Marta –, parce que ça aurait paru à la fois un peu idiot et vaguement honteux. Si ça les perturbait tellement, pourquoi continuaient-ils à le faire ? Pourquoi restaient-ils dans ce métier ?

Sauf que ce métier était de la science. De la biologie, l’étude de la vie, de l’amélioration de la vie, de son allongement ! Et dans la plupart des labos, les souris étaient tuées par les techniciens du bas de l’échelle, ce qui en faisait un sale boulot temporaire qu’il fallait bien faire avant de passer à quelque chose de mieux.

Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Voilà ce qu’ils se disaient.


En attendant, pendant qu’ils travaillaient sur ce problème, leurs bons résultats avec les « cellules-usines » à HDL avaient été intégrés dans l’article qu’ils avaient écrit et envoyé aux étages supérieurs, au service juridique de Torrey Pines, où il avait été stoppé. Les relances de Leo avaient toutes obtenu la même réponse par e-mail : « Encore en cours de relecture – attendez pour publier. »

— Ils veulent voir ce qu’ils peuvent breveter là-dedans, avança Brian.

— Ils ne nous laisseront pas publier tant que nous n’aurons pas la méthode d’apport ciblé et un brevet, pronostiqua Marta.

— Mais ça n’arrivera peut-être jamais ! s’écria Leo. C’est du bon travail, c’est intéressant ! Ça pourrait permettre une grande avancée !

— C’est exactement ce qu’ils ne veulent pas, répondit Brian.

— Ils ne veulent pas d’une grande avancée qui ne serait pas la nôtre.

— Et merde !

Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait, mais Leo ne s’y était jamais habitué. Se reposer sur ses lauriers, la recherche privée, la science secrète – c’était antinaturel. Contraire à tous ses principes. Pour lui, la science ça consistait à trouver des choses et à les publier pour que tout le monde puisse les voir, les tester, les critiquer et les utiliser.

Mais c’était en passe de devenir la procédure opérationnelle standard. La sécurité dans le bâtiment était affolante : même les e-mails sortants devaient être soumis à approbation, sans parler des ordinateurs portables, des attachés-cases et des cartons qui quittaient le bâtiment.

« Quand on sort, il faut mettre son cerveau à la consigne, disait Brian.

— Moi, ça m’est égal, répondait Marta.

— Moi, je veux juste être publié, insistait sombrement Leo.

— Si tu veux publier ce papier, tu as intérêt à trouver une méthode d’apport ciblé. »

Alors ils continuaient à travailler sur la méthode d’Urtech. Et les nouvelles expériences portaient peu à peu leurs fruits. Les volumes et les dosages étaient bardés de paramètres rigoureux de toutes parts. La méthode d’injection au garrot n’insérait en réalité pas beaucoup d’ADN copie dans les cellules endothéliales des animaux étudiés, et beaucoup de l’ADN inséré était endommagé par le procédé, et vite éliminé par l’organisme.

Bref, la méthode du Maryland était encore un artéfact.

Mais il s’était écoulé suffisamment de temps, à présent, pour que Derek puisse faire comme s’il ne s’était jamais rien passé. Un nouveau trimestre commençait, ils avaient d’autres chats à fouetter, et pour le moment on pouvait continuer à affirmer avec un semblant de crédibilité que c’était un travail en cours et pas un échec complet. Ce n’était pas comme si un autre labo avait résolu le problème de l’apport ciblé, après tout. C’était un problème ardu. Ou du moins, c’était ce que Derek pouvait dire, avec une parfaite sincérité, et c’était ce qu’il disait quand quelqu’un était assez dépourvu de tact pour mettre la question sur le tapis. On pouvait continuer à ignorer ceux qui gémissaient sur le blog du site Internet de la boîte.

Mais les analystes de Wall Street, des grandes firmes pharmaceutiques et des sociétés de capital-risque concernées, on ne pouvait pas les ignorer. Et même s’ils ne disaient rien ouvertement, l’argent des investisseurs commençait à aller ailleurs. Les actions de Torrey Pines se mirent à chuter, et comme elles chutaient, elles continuèrent à chuter, de plus en plus vite. Les biotechs étaient capricieuses, et Torrey Pines n’avait pas généré de vaches à lait potentielles. Ça restait une start-up. Cinquante et un millions de dollars avaient été fourrés sous le tapis, mais il suffisait d’avoir un peu de mémoire pour voir la grosse bosse sous la carpette.

Non. Torrey Pines Generique était vraiment en difficulté.

Au labo de Leo, ils avaient fait de leur mieux. Leur mission était de réussir à transformer certaines lignées cellulaires en usines à protéines exceptionnellement prolifiques, et ils l’avaient fait. L’apport ciblé ne faisait pas partie du marché, ils n’étaient pas physiologistes, et ils n’avaient pas les moyens de faire cette partie du boulot. Pour ça, Torrey Pines avait besoin d’une branche complètement différente, un domaine scientifique rigoureusement distinct. Ce n’était pas une expertise qu’on pouvait acheter pour cinquante et un millions de dollars. Ou du moins, ç’aurait été possible, mais Derek avait acheté l’expertise qu’il ne fallait pas. Et à cause de ça, une méthode qui aurait dû rapporter des millions de dollars restait en plan juste au bord du gouffre ; et toute la compagnie risquait de basculer dedans.

Mais ça, Leo n’y pouvait rien. Il ne pouvait même pas publier ses résultats.

11

La petite maison des Quibler se trouvait au bout d’une rue bordée de maisons toutes identiques et anonymes, derrière leurs persiennes baissées, qui ne laissaient pas filtrer le moindre indice concernant leurs habitants. Un étranger aurait pu les croire inhabitées : pas de voitures dans les allées, pas d’enfants dans les jardins, pas âme qui vive dans les cours ou sous les porches. Il aurait aussi bien pu s’agir de complexes murés en Arabie Saoudite, protégeant leurs occupants du désert extérieur.

En se promenant dans ces rues, Joe sur le dos, Charlie supposait, comme toujours, que ces maisons appartenaient surtout à des gens qui travaillaient dans le district, et qui étaient soit au travail, soit en vacances. Leurs maisons n’étaient que des endroits où dormir. Charlie était comme ça, lui aussi, avant l’arrivée des garçons. C’était comme ça que tout le monde vivait à Bethesda, à l’ouest de Wisconsin Avenue – tout du long, jusqu’au Pacifique. Enfin, ça, Charlie n’avait aucun moyen de le vérifier, et d’ailleurs il ne le pensait pas ; il avait tendance à limiter cette vision à Bethesda uniquement.

En attendant, il allait à pied à l’épicerie en secouant la tête, comme toujours.

— On se croirait dans une ville fantôme, Joe. On se croirait dans un épisode de La Quatrième Dimension où on serait les deux seuls êtres vivants sur Terre.

Et puis il tourna au coin de la rue, et cette idée vira au ridicule. Le centre commercial. Les portes en verre s’ouvrirent automatiquement devant eux, et ils se retrouvèrent dans un gigantesque supermarché.

Joe, tout excité par l’endroit, comme chaque fois, se redressa dans son porte-bébé, les genoux sur les épaules de Charlie, et lui bourra les oreilles de coups de poing comme s’il cornaquait un éléphant. Charlie tendit les bras en arrière, le souleva, le déposa dans le siège bébé du Caddie et l’attacha avec la petite ceinture rouge. Un détail rudement utile, soit dit en passant.

Bon. Donc, des bouddhistes venaient dîner. Des Asiatiques de l’embouchure du Gange. Il n’avait pas idée de ce qu’il allait leur faire à manger. Il supposait qu’ils étaient végétariens. Il arrivait de temps en temps qu’Anna invite des gens de la NSF à dîner, et elle était toujours un peu à court d’idées quant au menu. Mais Charlie aimait bien ça. Il aimait faire la cuisine, même s’il n’était pas très bon cuisinier (ça ne s’était pas arrangé avec l’arrivée des garçons). Il manquait de temps. Ils avaient, Anna et lui, fait et refait leur répertoire de recettes jusqu’à ce qu’ils en aient ras-le-bol, et pourtant ils n’avaient pas fait de progrès. Alors maintenant, ils achetaient souvent des plats à emporter, ou ils mangeaient aussi simplement que Nick ; ou bien Charlie essayait quelque chose de nouveau… et le ratait. Ces invités étaient une occasion de retenter le coup.

Il décida de ressusciter une vieille recette de ses années de fac : des pâtes avec une sauce aux olives et au basilic qu’ils avaient mangées en Italie, chez une amie. Il parcourut les travées familières du magasin, à la recherche des ingrédients nécessaires. Il aurait dû faire une liste. En temps normal, il n’était pas rare qu’il rentre chez lui en oubliant le principal, mais aujourd’hui il tenait à s’éviter ça. Seulement il avait beaucoup de choses en tête, et il faisait des commentaires tout haut de temps en temps. La présence de Joe faisait passer pour anodine cette manie de parler tout seul dans les endroits publics : « D’aaaccord, alors, des tomates pelées entières, des olives Kalamata, de l’huile d’olive vierge extra, première pression à froid… première pression, la seule digne de nos palais raffinés. » Et puis, prenant l’accent italien de leur amie : « Bon, qu’est-ce qué z’oublie, hmm, hmm, oh, les pasta ! Ma il né faut zamais trrop les couire, mamma mia ! Oh, et du pain, et du vin aussi. Enfin, essayons de ne pas trop nous charger. N’oublions pas qu’il va falloir rentrer chez nous avec tout ça, pas vrai, mon vieux Joe ? »

Les provisions fourrées dans le sac à dos, sous le porte-bébé, et dans des sacs en plastique – un dans chaque main –, Charlie ramena Joe par les rues désertes, en chantant « I Can’t Give You Anything but Love », l’une des chansons préférées de Joe. Et puis, les marches du porche remontées, ils furent de nouveau chez eux.

Leur rue se terminait en impasse dans un petit triangle d’arbres à côté de Woodson Avenue, une voie importante qui déversait son flot de voitures dans Wisconsin South. C’était un joli endroit, à la fois paisible et à portée de vue de Wisconsin. Un vieil immeuble de trois étages enroulait sa grande barrière de brique autour de leur cour, les abritant du vacarme de la circulation tout en déversant sur eux, par ses empilements de fenêtres, une centaine d’espèces de webcasts : autant de vies quotidiennes beaucoup trop individuelles et anodines pour être intéressantes. Pas de Fenêtre sur cour, ici, grâce au ciel ! La muraille d’appartements constituait une sorte de morne économiseur d’écran. Des arbres auraient été plus jolis, mais c’était un peu la même chose. Le monde extérieur était sans intérêt. Chaque famille nucléaire vivait chez elle comme dans un univers de poche, à l’intérieur d’une sorte d’horizon événementiel : personne ne la voyait, elle ne voyait personne. Des millions d’univers miniatures, dispersés à la surface de la planète comme autant de points de lumière sur des photos satellites de nuit.


Mais, ce soir, l’intégrité de la bulle Quibler allait être violée. Par des visiteurs venus de loin, des extraterrestres ! Quand la sonnette de la porte retentit, c’est tout juste s’ils reconnurent le son.

Comme Anna était occupée avec Joe et une couche, à l’étage au-dessus, c’est Charlie qui sortit de la cuisine et traversa la maison en courant pour aller ouvrir la porte. Quatre hommes en pantalon et chemise blanc cassé étaient debout sur le seuil. Ils auraient aussi bien pu débarquer de Calcutta. Seule leur veste était de ce marron que Charlie associait aux moines tibétains. Joe, qui avait couru vers le haut de l’escalier en entendant le coup de sonnette, les regardait, tout émoustillé, cramponné à un barreau de la rampe. Dans le salon, Nick, frappé de mutisme, remit rapidement le nez dans son livre, mais il jetait fréquemment des coups d’œil par-dessus alors que Charlie faisait entrer les étrangers et les invitait à se mettre à leur aise. Il leur proposa à boire, ils optèrent pour des bières, et quand il revint, Anna et Joe étaient en bas, avec eux. Deux de leurs visiteurs étaient assis par terre, sur le parquet du salon. Ils écartèrent en riant la proposition d’Anna de prendre place sur les petits canapés, et posèrent leurs bouteilles de bière sur la table basse.

Le plus âgé et le plus jeune des moines étaient adossés au radiateur, à la hauteur de Joe, et bientôt ils s’affairèrent avec sa gigantesque collection de cubes – une véritable montagne de cubes unis ou peints, des parallélogrammes, des cylindres et autres polyèdres, qu’ils assemblèrent rapidement pour en faire des murailles, des tours, s’accommodant des interventions de Joe façon mini-Godzilla.

Le jeune, Drepung, répondait aux questions d’Anna et faisait la traduction pour le vieux, Rudra Cakrin. Rudra était l’ambassadeur officiel du Khembalung, mais il ne parlait apparemment pas anglais, alors que les deux autres, d’âge moyen, Sucandra et Padma Sambhava, le parlaient assez bien – pas aussi bien que Drepung, mais pas mal quand même.

Ces deux derniers suivirent Charlie dans la cuisine et restèrent plantés là, la bouteille de bière à la main, faisant la causette pendant qu’il préparait à manger. Ils touillèrent les pâtes dans le faitout d’eau bouillante pour l’empêcher de déborder, inspectèrent les épices dans les bocaux et fourrèrent le nez au fond de la casserole de sauce, la flairant avec un immense intérêt, extrêmement flatteur. Charlie les trouva d’un abord étrangement facile. Ils avaient à peu près son âge. Ils étaient tous les deux nés au Tibet, où ils avaient vécu pendant des années, ils ne lui dirent pas combien, dans les geôles chinoises, comme tant d’autres moines bouddhistes tibétains. C’est là qu’ils s’étaient connus, et quand ils étaient sortis de prison, ils avaient traversé l’Himalaya et fui le Tibet ensemble. Ils étaient ensuite allés, par étapes, au Khembalung.

— Stupéfiant, répétait Charlie, comme un perroquet, en les écoutant raconter leur histoire.

Il ne pouvait s’empêcher de la comparer à la sienne, relativement classique et sereine par rapport à la leur.

— Et maintenant, après tout ça, voilà que votre île est inondée ?

— Oh oui, souvent, répondirent-ils d’une même voix.

Padma, qui reniflait toujours la sauce de Charlie comme si c’était un divin nectar, développa :

— Ça n’arrivait que tous les dix-huit ans environ. Les marées lunaires, vous comprenez. Nous pouvions prévoir ces événements, et nous y préparer. Mais maintenant, c’est chaque fois que la mousson est forte.

— Et puis tous les mois, à la marée lunaire, ajouta Sucandra. Trois ou quatre fois par an, en tout cas. Personne ne peut vivre comme ça longtemps. Si ça empire, l’île ne sera plus habitable. Alors nous sommes venus ici.

Charlie secoua la tête, essaya de plaisanter :

— Le niveau de cette ville est peut-être plus bas que celui de votre île.

Ils eurent un petit rire poli. Ce n’était pas très drôle.

— À propos d’élévation, reprit Charlie, vous avez parlé aux autres pays de faible altitude ?

— Oh oui, répondit Padma. Nous faisons partie de la Ligue des nations inondables, évidemment. Membres de la charte.

— Leur siège social est à La Haye, près de la Cour internationale de justice.

— Très approprié, commenta Charlie. Et maintenant, vous avez établi une ambassade ici…

— Pour faire avancer notre dossier, oui.

— Nous devons parler à l’hyperpuissance, ajouta Sucandra.

Les deux hommes avaient un sourire radieux.

— Eh bien… C’est très intéressant, dit Charlie en goûtant les pâtes pour voir si elles étaient cuites. Je travaille moi-même sur les problèmes climatiques pour le sénateur Chase. Il faudra que je vous le fasse rencontrer. Et vous devriez aussi faire appel à une bonne boîte de lobbying.

— Oui ? dirent-ils en le regardant avec intérêt.

— Vous pensez que c’est ce qu’il y a de mieux ? ajouta Padma.

— Oui, absolument. Vous êtes ici pour faire du lobbying auprès du gouvernement américain, c’est à ça que ça se ramène. Et il y a des professionnels, en ville, pour aider les gouvernements étrangers à faire ça. C’est ce que je faisais moi-même, et j’ai encore un bon ami qui travaille pour l’une des meilleures boîtes. Je vous mettrai en contact avec lui. Vous verrez bien ce qu’il vous dira.

Charlie enfila des maniques et porta le faitout de pâtes vers l’évier. Il les versa dans la passoire jusqu’à ce qu’elle déborde. C’était toujours le même problème avec leur petite passoire. Ils ne pensaient jamais à en acheter une autre, sauf dans ces moments-là.

— Je crois que la boîte de mon ami représente déjà les Hollandais dans cette affaire… oups !, alors ça devrait coller. Il doit être au courant des données de votre problème, vous vous intégrerez très bien.

— Ils font du lobbying pour le Tibet ?

— Ça, je ne sais pas. Je pense plutôt que c’est un autre problème. Mais ils ont beaucoup de pays, parmi leurs clients. Enfin, vous verrez bien, quand vous les rencontrerez, s’ils peuvent faire quelque chose pour vous.

— Merci, dirent-ils en hochant la tête. Nous en serons très heureux.

Ils emportèrent les pâtes dans la petite salle à manger, en fait un recoin aménagé dans le passage entre la cuisine et le salon, et après pas mal d’allées et venues ils réussirent à se caser tous autour de la table du dîner. Joe ayant consenti à s’asseoir sur un rehausseur de siège et s’étant retrouvé la tête au niveau de la table, entreprit de se fourrer à manger dans le bec – ou de tapisser le sol à ses pieds, selon les cas –, en décrivant les détails du processus dans sa langue propre. Sucandra et Rudra Cakrin, assis de part et d’autre de lui, contemplaient son numéro avec plaisir. Ils s’occupaient de lui comme s’ils croyaient qu’il parlait une vraie langue. Leur façon de manger ressemble assez à la sienne, se dit Charlie. Absorbés, heureux, ils enfournaient des pelletées de nourriture. La sauce eut un grand succès auprès de tout le monde, sauf de Nick, qui mangeait ses nouilles nature. Joe envoya un petit pain à travers la table à Nick, qui le dévia d’un coup de batte expert, et tous les Khembalais éclatèrent de rire.

Charlie se leva et suivit Anna dans la cuisine pour aller chercher la salade.

— Je parie que le vieux parle anglais aussi, dit-il tout bas.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est comme dans ce film d’Ang Lee, tu te souviens ? Le vieux fait semblant de ne pas parler anglais alors qu’en fait il le parle. Eh bien, je parie que c’est la même chose.

Anna secoua la tête.

— Pourquoi ferait-il ça ? C’est fastidieux, toute cette traduction. Il n’a rien à y gagner.

— Ça, tu n’en sais rien ! Regarde ses yeux. Tu verras que rien ne lui échappe.

— Il s’intéresse, c’est tout. Ne dis pas de bêtises.

— Tu verras. Peut-être qu’il a appris l’anglais dans une incarnation précédente, ajouta Charlie d’un ton de conspirateur en se penchant vers elle. Fais juste attention à ce que tu dis devant lui.

— Arrête ça, répondit-elle en riant de ce rire de gorge qui lui était propre. C’est toi qui devrais faire attention. Te montrer aussi attentif.

— Oh, et alors tu vas savoir que moi aussi je comprends l’anglais ?

— Exactement, oui.

Ils regagnèrent, en riant toujours, le coin salle à manger, où Joe tenait un discours dans une langue universelle faite de gestes impérieux et de regards autoritaires, avec un aplomb phénoménal. Son gazouillis fonctionnait à merveille.

Après la salade et une nouvelle tournée de pâtes, ils retournèrent au salon, où ils se réinstallèrent autour de la table basse. Anna apporta du thé et des biscuits.

— Il faudra qu’on achète du thé tibétain, la prochaine fois, dit-elle.

Les Khembalais hochèrent la tête d’un air incertain.

— Il est à notre goût, mais c’est culturel, commenta Drepung. Ce n’est pas vraiment le thé tel que vous le connaissez.

— Amer, dit Padma d’un ton appréciateur.

— Bon pour la coagulation du sang, ajouta Sucandra.

— Et puis on met du beurre de yak dedans, vieilli jusqu’à ce qu’il soit un peu rance, renchérit Drepung.

— Il faut que le beurre soit rance ? demanda Charlie.

— C’est la tradition.

— Pensez plutôt fermentation, précisa Sucandra.

— Eh bien, il faut absolument qu’on s’en procure. Nick va adorer ça.

Un froncement de nez faussement réprobateur de Nick : C’est ça, papa, cause toujours.

Rudra Cakrin était à nouveau assis par terre avec Joe. Il empilait des cubes de bois multicolores pour faire des tours compliquées. Quand elles commençaient à vaciller, Joe se penchait, flanquait un coup dedans et les faisait tomber dans un grand bruit de dégringolade, une catastrophe instantanée. Alors ils riaient tous les deux, exactement de la même façon, en renvoyant la tête en arrière. Des âmes sœurs.

Les autres les regardaient. Du canapé, Drepung observait le vieil homme avec un sourire affectueux, bien que Charlie ait aussi l’impression d’y voir des traces de l’expression qu’Anna avait essayé de lui décrire quand elle lui avait expliqué pourquoi elle les avait invités à déjeuner, le premier jour : une sorte d’angoisse, qui venait peut-être d’une infinité d’amour. Charlie connaissait ce sentiment. Cette invitation avait été une bonne idée. Il avait gémi quand Anna lui avait annoncé la nouvelle : leur vie était tout simplement trop remplie pour qu’ils y ajoutent quoi que ce soit. Ou du moins c’est ce qu’il lui semblait ; et pourtant, en même temps, il souffrait un peu du manque de compagnie adulte. Aussi s’amusait-il à regarder Rudra Cakrin et Joe jouer par terre comme s’il n’y avait pas de lendemain.

Anna, quant à elle, discutait avec Sucandra. Charlie entendit qu’il lui disait :

— Nous donnons des quantités aux patients, très petites, nous notons tout sur des registres, évidemment, et nous évaluons le résultat. Vous savez qu’il y a un élément personnel dans tout traitement. Les gens disent comment ils se sentent. Vous pouvez faire des calculs, des moyennes, je sais que vous faites ça, mais le sentiment subjectif demeure.

Anna hochait la tête, mais Charlie savait ce qu’elle ressentait : cet aspect de la médecine n’était pas scientifique, et ça l’ennuyait. Dans son travail, elle s’en tenait au quantitatif dans toute la mesure du possible, et, pour ce qu’il en savait, précisément pour éviter ce genre de scories subjectives.

Et là, elle disait :

— Mais vous n’êtes pas contre les tentatives d’étude objective de ces questions ?

— Bien sûr que non, répondit Sucandra. La science bouddhiste ressemble beaucoup à la science occidentale de ce point de vue.

Anna hocha la tête, le front plissé, ce qui lui donnait un regard de faucon. Elle avait une définition de la science extrêmement étroite.

— Vous encouragez les études reproductibles ?

— Oui, c’est précisément le bouddhisme.

Du coup, Anna fronça les sourcils : un pli vertical vint barrer les rides horizontales de son front.

— Je pensais que le bouddhisme était plutôt une sorte de sentiment, vous savez, la méditation, la compassion ?

— Là, c’est parler du but. À quoi mène l’investigation. C’est pareil pour vous, oui ? Pourquoi faites-vous de la science ?

— Eh bien… pour essayer de comprendre les choses, je suppose.

Anna ne se posait même pas la question… Autant lui demander pourquoi elle respirait.

— Et pourquoi ? insista Sucandra en la regardant.

— Eh bien… comme ça.

— Par curiosité ?

— Oui, je suppose.

— Et si la curiosité était un luxe ?

— Comment ça ?

— D’abord, pour ça, il faut avoir le ventre plein. Être en bonne santé, avoir des loisirs, une certaine sérénité. Ne pas souffrir. Alors seulement on peut être curieux.

Anna hocha pensivement la tête.

Sucandra s’en aperçut, poursuivit :

— Donc, si la curiosité est une valeur – une qualité précieuse – une forme de contemplation, ou de prière –, il faut réduire la souffrance pour atteindre cet état. Ainsi, dans le bouddhisme, comprendre contribue à réduire la souffrance, et quand on souffre moins, on peut acquérir davantage de connaissances. C’est exactement comme la science.

Anna se renfrogna. Charlie la regardait, fasciné. Ils touchaient là quelque chose de fondamental chez elle, mais à quoi elle ne réfléchissait jamais. Elle était une scientifique. Autodéfinie par sa fonction. Et la science était la science, une chose à nulle autre pareille.

Rudra Cakrin se pencha pour dire quelque chose à Sucandra, qui l’écouta et posa une question en tibétain. Rudra lui répondit d’un geste en direction d’Anna.

Charlie jeta un rapide coup d’œil – tu vois bien qu’il suit les choses ! C’est évident !

Rudra Cakrin prononça encore quelques mots, sur un ton insistant, à l’adresse de Sucandra, qui dit alors à Anna :

— Rudra voudrait vous demander : À quoi croyez-vous ?

— Moi ?

— Oui. « À quoi croyez-vous ? » C’est ce qu’il demande.

— Je ne sais pas, répondit-elle, surprise. Aux études en double aveugle. Ça, j’y crois.

Charlie ne put s’empêcher d’éclater de rire. Anna rougit et lui flanqua une tape sur le bras.

— Arrête ! C’est vrai !

— Mais je sais bien ! répondit Charlie en riant de plus belle.

Si bien qu’elle se mit à rire, avec tous les autres. Les Khembalais avaient l’air aux anges, tout le monde s’amusait tellement que Joe s’énerva et tapa du pied pour qu’ils arrêtent. Mais il ne réussit qu’à les faire rire de plus belle. En fin de compte, ils durent se retenir pour qu’il ne pique pas une crise de nerfs.

Rudra Cakrin reprit son calme et se replongea dans ses travaux de construction, assis avec Joe au milieu des cubes. Les empiler, les faire tomber. Ils parlaient assurément la même langue.

Les autres les regardaient, sirotant leur thé et leur tendant parfois un cube ou un autre, au fur et à mesure de l’avancement de l’échafaudage. Assis sur les canapés, Sucandra, Padma, Anna, Charlie et Nick parlaient du Khembalung et de Washington DC, et de leurs ressemblances.

Puis une tour de cubes et de poutres tint plus longtemps que les précédentes. Rudra Cakrin l’avait construite avec soin, et la répétition des couleurs était jolie : bleu, rouge, jaune, vert, bleu, jaune, rouge, vert, bleu, rouge, vert, rouge… Elle était assez grande, et normalement Joe l’aurait déjà renversée, mais il semblait aimer celle-là. Il la regardait, bouche bée, figé dans une expression plutôt stupide. Rudra Cakrin regarda Sucandra, dit quelque chose. Sucandra lui répondit très vite, l’air contrarié, ce qui surprit Charlie, et attira l’attention de Drepung et de Padma. Rudra Cakrin prit un cube jaune, le montra à Sucandra, prononça encore quelques mots et le plaça en haut de la tour.

— Ooh, dit Joe.

Il inclina la tête d’un côté puis de l’autre, comme hypnotisé.

— Ça lui plaît, remarqua Charlie.

Au début, personne ne répondit. Puis Drepung dit :

— C’est un vieux schéma tibétain. On l’observe dans les mandalas.

Il regarda Sucandra, qui dit quelque chose en tibétain, d’un ton sec. Rudra Cakrin répondit en douceur et changea de position. Dans le mouvement, son genou heurta un long cylindre bleu de la tour, la faisant tomber. Joe sursauta comme s’il avait été surpris par un bruit dans la rue.

— Ah ga, déclara-t-il.

Les Tibétains reprirent la conversation. Nick expliquait maintenant à Padma la différence entre les baleines et les dauphins. Sucandra alla aider Charlie à ranger un peu dans la cuisine. Finalement, Charlie le mit dehors, embarrassé à l’idée que leurs casseroles seraient considérablement plus propres après son passage, Sucandra les récurant expertement avec un tampon de paille de fer trouvé sous l’évier.

Vers neuf heures et demie, ils prirent congé. Anna proposa d’appeler un taxi, mais ils dirent que le métro était parfait. Ils n’avaient pas besoin qu’on les ramène à la gare :

— Très facile. Et puis intéressant, aussi. Il y a beaucoup de beaux tapis dans les vitrines de cette partie de la ville.

Charlie se retint de leur expliquer que c’était l’œuvre d’Iraniens qui étaient venus à Washington après la chute du Shah. Ce n’était pas un précédent heureux : les Iraniens n’étaient jamais repartis.

Alors, au lieu de cela, il dit à Sucandra :

— Je vais appeler mon ami Sridar et lui demander de vous recevoir. Même si vous ne faites pas appel à sa société, il vous aidera, vous verrez.

— J’en suis sûr. Merci beaucoup.

Et ils se retrouvèrent dehors, dans la nuit embaumée.

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