5. Athéna sur le Pacifique

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La Californie est un endroit à part.

Les chercheurs d’or sont allés vers l’est jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés par l’océan, et là, dans ce beau pays au bout de tout, séparé du reste du monde par le désert et les montagnes, la prairie et l’océan, ils virent qu’ils ne pouvaient aller plus loin. Ils devaient s’arrêter là et y construire leur vie.

La société civile, après la guerre de Sécession. Un méli-mélo d’argonautes, animés par une destinée manifeste, par la fièvre de l’or, et pénétrés aussi d’Emerson et de Thoreau, de Lincoln et de Mark Twain, leur John Muir à eux. Ils se dirent : Là, au bout de la route, ça a intérêt à être différent, parce que, sinon, l’histoire du monde se réduit à néant.

Alors ils firent des choses, des bonnes et des mauvaises. En fin de compte, ce fut pareil que partout ailleurs. En un peu plus exagéré, peut-être.

Mais, parmi les bonnes choses, il y eut la fondation, encouragée par Lincoln, de l’université publique : Berkeley, en 1867, Davis, en 1905, et d’autres campus par la suite ; dans les années 1960, il en poussa encore d’autres, comme des champignons après la pluie. L’université de Californie. Une puissance mondiale en soi.

Un institut océanographique de la région de La Jolla voulut créer tout près l’un des nouveaux campus des années 1960. Juste à côté, les marines avaient un terrain d’entraînement au tir. Les océanographes leur demandèrent du terrain, et ils le leur accordèrent. Les marines leur en firent cadeau, exactement comme pour Washington DC, mais il s’agissait cette fois d’une plantation d’eucalyptus sur une falaise qui dominait la mer, très haut au-dessus du Pacifique.

C’était l’université de San Diego, Californie.

À l’époque, la Californie était un carrefour où l’Est et l’Ouest se rencontraient. San Francisco était la grande ville, Hollywood la machine à rêves, et l’université de San Diego l’enfant gâtée résultant de tout ça, Athéna bondissant du front haut de l’État. Des savants de premier plan vinrent de partout lui donner le coup d’envoi, attirés par le chant des sirènes d’un nouveau départ sur un rivage méditerranéen du monde.

Ils fondèrent une École et contribuèrent à l’invention d’une technologie : la biotechnologie, le don d’Athéna à l’humanité. L’université comme professeur et médecin, appartenant au peuple, et qui ne courrait pas après le profit. Un projet public dans un monde de plus en plus privatisé, rude et déterminé, animé d’intentions altruistes, mais très intense. Quel est le sens du don ?

17

Frank songea à ajouter un post-scriptum au formulaire n° 7 de Yann Pierzinski pour lui suggérer de solliciter un soutien privé de Torrey Pines Generique. Puis il se dit qu’il valait mieux faire intervenir Derek Gaspar. Il pouvait s’en occuper, lors du voyage qu’il prévoyait de faire à San Diego pour préparer son retour.

Une semaine plus tard, il était en route. Pendant le premier vol vers l’ouest, il s’endormit devant un DVD. Correspondance à Dallas, un bon aéroport pour observer les gens, puis un autre avion, où il se rendormit.

Il ouvrit l’œil en sentant l’avion descendre. Ils étaient toujours au-dessus de l’Arizona ; son relief gigantesque, cuit par le soleil, coulait sous le ventre de l’appareil. Une partie de Frank, qui était restée endormie, commença à se réveiller aussi : il rentrait chez lui. C’était stupéfiant comment les choses changeaient quand on passait du côté au sec de la courbe des vingt-cinq centimètres de pluie par an. Frank colla son front au hublot de l’avion, regarda la chaîne calcinée qui se profilait sur l’horizon, vers l’avant, et se dit : « Je vais pouvoir surfer. »

L’ambre pâle du désert de Mojave laissa la place aux grandes montagnes rocailleuses de Californie du Sud. À l’ouest apparurent des faubourgs qui gagnaient, vers l’est, les bosses de collines arasées et les creux de vallées comblées : San Diego et sa banlieue, en extension permanente. Des bulldozers nivelaient le sol sur de vastes étendues, qui deviendraient de nouveaux quartiers. Les autoroutes étincelaient, pareilles à des artères palpitantes.

L’avion décéléra et descendit, derrière les derniers pics, au-dessus de la ville proprement dite. Vers le centre-ville, des forêts de gratte-ciel miroitants surgirent immédiatement à la gauche de l’avion, et à la même hauteur, semblait-il. Frank avait travaillé sur ces bâtiments pendant un moment quand il était plus jeune, et il les regardait comme il aurait regardé la maison de son enfance. Il savait exactement quels bâtiments il avait escaladés ; leur souvenir était gravé dans son esprit. Ça avait été une bonne année. Écœuré par son directeur de thèse, il avait pris un congé sabbatique et, après avoir passé une saison à faire de l’escalade à Yosemite Park et à vivre à Camp Four, il s’était retrouvé à court d’argent et avait décidé de gagner sa vie en faisant quelque chose qui ferait appel à ses aptitudes physiques plutôt qu’à son intellect. Une erreur de jeunesse, même s’il n’avait jamais pensé gagner sa vie comme grimpeur professionnel. Mais les mêmes compétences pouvaient servir à assurer l’entretien des vitres des gratte-ciel ; pas seulement les laver, ce qu’il avait fait, mais aussi les réparer et les remplacer. C’était étrange et merveilleux de descendre des toits de ces bâtiments et de dévaler les parois pour laver les vitres, réparer les joints et couvre-joints qui fuyaient, remplacer les vitres fêlées et ainsi de suite. L’escalade était sans histoire, et se faisait généralement à l’aide de plates-formes, par souci de commodité ; les assurages et les barres en T, les tableaux de bord et tout le reste du matériel étaient à l’épreuve des bombes. Il y avait de tout parmi ses compagnons de travail, comme chez les grimpeurs : des cow-boys à peu près illettrés et des excentriques spécialistes de Nietzsche ou d’Adam Smith. Et travailler sur les fenêtres proprement dit était une occupation amusante, l’apothéose des capacités développées au jardin d’enfants, pour reprendre les termes du spécialiste de Nietzsche : très satisfaisante à effectuer – découper les vieux joints, appliquer un joint neuf préalablement chauffé, dévisser les vis et les boulons, les revisser, plaquer les ventouses géantes sur les vitres, les désencastrer et les remonter, au treuil, sur le toit ou sur une plate-forme –, dans la fraîcheur de la brise marine qui soufflait juste en dessous des nuages que crevait le soleil éclatant, de sorte qu’il faisait chaud quand il y avait du soleil et froid quand il y avait des nuages. Et tout ça avec le centre de San Diego qui s’offrait à lui pour le distraire quand il ne travaillait pas. Il avait souvent éprouvé des vagues de bonheur exaltant qui lui revenaient encore quand il prenait le temps de regarder autour de lui : des moments rares dans sa vie.

Et puis la routine avait commencé à devenir ennuyeuse, inévitablement, et il avait poursuivi sa route, d’abord en voyageant, jusqu’à ce qu’il ait épuisé le pécule qu’il avait mis de côté ; puis en retournant à la fac, une sorte de test, dans un labo différent, d’une autre université, avec un nouveau directeur de thèse. Les choses s’étaient mieux passées. Il avait fini par retourner à l’université de San Diego, et à San Diego même – sa ville natale, l’endroit où il se sentait encore le mieux sur cette planète.

Sensation qu’il avait retrouvée en quittant le terminal de l’aéroport et la passerelle vitrée qui passait au-dessus de la chaussée, puis quand il avait dévalé l’escalator qui descendait vers les navettes menant aux comptoirs de location de voitures. Le réconfort du primate retrouvant son sol natal, sans aucun doute – la familiarité de l’inclinaison de la lumière, de la forme des collines, mais par-dessus tout l’air lui-même, la sensation particulière que l’air procurait à sa peau, cette combinaison de température, d’humidité et de salinité particulière à San Diego. C’était comme si, après avoir passé une année en smoking, il remettait de vieux vêtements confortables ; il était chez lui, et ses cellules le savaient.

Il monta dans sa voiture de location (il aurait juré que c’était toujours la même) et quitta le parking. Vers le nord, sur l’autoroute, chargée, mais pas trop encombrée, les gens fusant de tous les côtés comme des étoiles filantes, suivant les règles du troupeau : Évite les autres, et évite de changer de trajectoire. Les meilleurs conducteurs du monde. Laisser Mission Bay et le mont Soledad sur la gauche, dans cette région où toutes les bretelles d’accès avaient constitué une composante essentielle de sa vie, à un moment ou un autre. La sortie de Gilman, remonter le canyon étroit d’appartements en surplomb au-dessus de l’autoroute, passer devant celui où il avait naguère passé une nuit avec une fille, et, ah, remonter le temps jusqu’à l’époque où ces choses lui étaient arrivées. Vers le bas d’une colline et dans un campus.

L’UCSD. L’université de San Diego, Californie. Son camp de base. L’école dans la plantation d’eucalyptus. Un grouillement d’intelligence, sophistiquée, d’une puissance terrifiante – même vue de l’intérieur. Frank était encore impressionné par cet endroit. En dehors de toute autre considération, c’était une bande de primates très efficaces, collaborant pour accroître le bien-être de ses membres.

Même après une année dans la grande forêt de feuillus, la plantation d’eucalyptus était toujours aussi attirante – charmante, presque apaisante. Les arbres avaient été plantés pour fournir des traverses de chemin de fer, avant qu’on découvre que le bois ne convenait pas. Ils formaient maintenant une sorte de quadrillage mathématique, à l’intérieur duquel était semé le mélange architectural de facultés de l’UCSD, sillonné par deux larges promenades, du nord au sud.

Frank s’était organisé un après-midi de rendez-vous. Le département lui avait accordé l’utilisation d’un bureau vide qui donnait sur Revelle Plaza ; le sien était encore occupé par un chercheur invité de Berlin. Après avoir demandé la clé à Rosaria, la secrétaire du département, il s’assit à un bureau poussiéreux près d’un téléphone, et parla de l’avancement de leurs travaux avec ses quatre derniers thésards. Quarante-cinq minutes chacun, et conscient à chaque seconde de ne pas vraiment leur rendre justice, qu’ils n’avaient pas eu de chance de l’avoir comme directeur de thèse, lui qui les avait abandonnés pour aller à la NSF pendant une année. Eh bien, il essaierait de se rattraper quand il reviendrait – mais pas tous en même temps, et sûrement pas aujourd’hui. En réalité, aucun de leurs projets n’était vraiment passionnant. C’étaient des choses qui arrivaient.

Après ça, il avait une heure et demie à perdre avant son rendez-vous avec Derek. Se garer à l’UCSD était un cauchemar, mais Rosaria lui avait procuré un passe pour un emplacement de parking, et Torrey Pines n’était qu’à quelques centaines de mètres de là, le long de la route, alors il décida d’y aller à pied. Puis, comme il ne tenait plus en place et se sentait même un peu tendu, il eut l’idée de prendre la voie d’escalade qu’ils avaient mise au point avec quelques amis pour s’entraîner à la course et à l’escalade, quand ils habitaient tous Revelle. Ça occuperait agréablement le temps qu’il avait à tuer.

Pour ça, il devait descendre à pied La Jolla Shores, tourner dans La Jolla Farms Road, puis traverser un bout de terrain appartenant à l’université – un plateau vaguement carré situé entre deux canyons qui descendaient vers la plage et achevé par une falaise d’un peu plus de cent mètres qui tombait droit dans la mer. Ce terrain avait été plus ou moins laissé en friche : il s’y trouvait des vieux bunkers de la Seconde Guerre mondiale qui achevaient de se déliter et, comme ils l’avaient découvert, des tombes vieilles de sept mille ans qui resteraient probablement sous la protection du système de réserve naturelle de l’UC. Une perspective magnifique et l’un des endroits préférés de Frank sur terre. Il avait vécu là, il y avait dormi, la nuit, en utilisant le vieux gymnase comme salle de bains. Il avait fait des escarmouches romantiques à cet endroit, et il avait souvent dévalé la piste abrupte que les surfeurs empruntaient pour descendre vers la plage, à Blacks Canyon.

En arrivant au bord de la falaise, il tomba sur une pancarte annonçant que la voie descendante était fermée, pour cause d’éboulement de la falaise. De fait : l’ancienne piste était maintenant une sorte de goulet qui dévalait la paroi d’une surrection de grès. Mais il en aurait fallu davantage pour le dissuader, et il longea la falaise vers le sud en regardant le Pacifique, porté par le vent du large qui soufflait à travers lui. La vue était toujours aussi stupéfiante, malgré la couche de nuages gris ; comme bien souvent, les nuages semblaient accentuer l’immensité de l’espace qui le séparait de l’horizon, les deux plaques d’océan et de ciel convergeant l’une vers l’autre selon un angle incroyablement aigu. La Californie, le bord d’attaque de l’histoire – c’était une idée stupide, et complètement fausse à tout point de vue, en dehors de celui-ci, matériel, et du fait que sa portée s’étendait au-delà d’un paysage métaphorique : elle semblait bel et bien être au bord de quelque chose.

Un endroit terrible. Et le canyon le plus abrupt, le plus vertical, du côté sud de la paroi à nu, offrait une voie alternative que Frank était disposé à prendre, malgré l’interdiction. Personne, en dehors de quelques-uns de ses copains, ne l’avait jamais empruntée, parce que la chute initiale était une paroi tranchante de grès granuleux, exposée à tous les vents et d’ailleurs érodée, formant des goulets abrupts, terrifiants, de part et d’autre. La descente dans le goulet de gauche était tout aussi raide. Le truc était de descendre vite et sans hésitation, et c’est ce que fit Frank, en dérapage et tout en virant sur le côté. Il se laissa arrêter par l’autre versant de la ravine et put, après cela, sauter très vite et sans incident vers le bas.

Vers le bas, et le rugissement salé de la plage, le bruit du ressac amplifié par la grande falaise qui se dressait au fond de la plage. Il longea le rivage en remontant vers le nord, savourant un autre endroit familier. Blacks Beach, le paradis des surfeurs de l’UCSD.

La montée vers Torrey Pines Generique inversait le problème de la descente : là, toutes les difficultés se situaient au niveau de la plage. Une ravine en surplomb se déversait sur un seuil dur, à une dizaine de mètres de hauteur, mais pour l’atteindre il fallait gravir à main nue l’éboulis, à droite des algues vertes abandonnées sur le rivage. Ensuite, il n’eut qu’à grimper à quatre pattes dans cette ravine, jusqu’au sommet de la falaise, près de la plateforme de départ des deltaplanes. En haut, il découvrit une pancarte déclarant que cette voie aussi était interdite.

Ah bon. Eh bien, il avait adoré ça. Il se sentait comme régénéré, plus éveillé qu’il ne l’avait été depuis des semaines. Voilà ce que c’était, d’être chez soi. Il n’avait plus qu’à s’essuyer les mains dans ses cheveux trempés par la sueur et par le crachin, et y aller. Ensuite, il verrait bien.


Dans le parc qui entourait Torrey Pines Generique, et puis franchir le nouveau barrage de sécurité renforcée. La boîte avait l’air vide, se dit-il en entrant dans le bâtiment principal, puis en suivant les couloirs qui menaient au bureau de Derek. Ils s’étaient vraiment séparés de beaucoup de gens. Plusieurs des labos devant lesquels il passa avaient l’air déserts et inutilisés.

Frank entra dans la réception et salua la secrétaire de Derek, Susan, qui le fit entrer. Derek se leva de son grand bureau pour lui serrer la main.

— Content de te revoir ! Comment ça va ?

— Bien, et toi ?

— Oh, ça va, ça va.

Son bureau n’avait pas changé depuis la dernière fois que Frank y avait mis les pieds : la vue sur le Pacifique, un encadrement du numéro de US News and World Reports dont Derek avait fait la couverture. Des photos de ski.

— Alors, quoi de neuf chez les grands bureaucrates de la science ?

— Ils veulent qu’on dise technocrates, en fait.

— Oh, pardon. C’est sûr que ce n’est pas du tout la même chose. Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais parti là-bas, fit Derek en secouant la tête. Enfin, j’espère que tu n’as pas perdu ton temps.

— Non, non.

— Et tu vas bientôt revenir, c’est ça ?

— Oui. J’ai presque fini. Mais je suis là pour autre chose, poursuivit-il après une pause. Comme je t’ai dit au téléphone, j’ai vu passer un truc intéressant, venant d’un gars qui a travaillé ici.

— Oui, j’ai vu ça. On devrait pouvoir l’embaucher à temps complet. Il vit grâce à des vacations de Caltech.

— Tant mieux. Parce que je me suis dit que c’était une idée très intéressante.

— Alors la NSF le subventionne ?

— Non, le panel n’a pas été aussi impressionné que moi. Et les autres ont sans doute raison – le projet n’est peut-être pas très bien ficelé. Mais si ça marche, ça permettrait de tester les gènes par simulation informatique et d’identifier les protéines voulues, jusqu’aux ligands spécifiques, afin qu’elles s’accrochent mieux avec les cellules in vivo. Ça accélérerait vraiment le processus. Ce serait une sacrée percée.

Derek le regarda attentivement.

— Tu sais que nous n’avons pas vraiment d’argent pour de nouveaux chercheurs.

— Oui, je sais. Mais ce type est en postdoc, d’accord ? Et c’est un mathématicien. Tout ce qu’il demandait à la NSF, en réalité, c’était du temps d’ordinateur. Tu pourrais l’embaucher à plein temps avec un salaire de débutant, et le mettre sur le dossier. Ça ne te coûterait pas grand-chose… De toute façon, ça pourrait être intéressant.

— Comment ça, « intéressant » ?

— Je viens de te le dire. Prends-le à temps complet et fais-lui signer le contrat habituel concernant les droits de propriété intellectuelle et tout le toutim. Blinde-toi de ce côté-là.

— D’accord. J’ai compris. Mais « intéressant »… Pourquoi ?

— Eh bien, ça pourrait être la solution à ton problème d’apport ciblé, soupira Frank. Si sa méthode marche, si elle est brevetable, alors les revenus de licence potentiels pourraient être vraiment, vraiment considérables.

Derek resta silencieux. La boîte était à peu près exsangue, et il savait que Frank était au courant. Frank ne l’aurait pas ennuyé avec des broutilles, ou même avec des choses importantes mais qui nécessitaient un gros apport en capital et du temps de développement. Il devait lui offrir un bonus d’une espèce ou d’une autre.

— Pourquoi a-t-il adressé cette demande de subvention à la NSF ?

— Ça, je n’en ai pas idée. Peut-être que tes gars l’ont envoyé promener, quand il était là. Peut-être que c’est son directeur de recherche à Caltech qui le lui a conseillé. Peu importe. Mais dis à ceux de tes gars qui s’occupent du problème d’apport ciblé d’y jeter un coup d’œil. Quand tu auras embauché le bonhomme.

— Pourquoi tu n’irais pas les voir ? Allons en discuter avec Leo Mulhouse.

— C’est-à-dire que…

Frank rumina la proposition quelques instants.

— D’accord. Je vais leur parler ; on verra bien ce que ça donne. Mais fais monter ce Pierzinski à bord. Appelle-le aujourd’hui. On verra après.

Derek hocha la tête, pas complètement satisfait.

— Tu sais, Frank, celui dont nous avons vraiment besoin ici, c’est toi. Je te l’ai dit, depuis que tu es parti, ce n’est plus pareil, au labo. Peut-être que quand tu reviendras à San Diego on pourrait te réembaucher au niveau autorisé par l’université.

— Je pensais que tu venais de dire que tu n’avais plus les moyens d’embaucher.

— Eh bien, c’est vrai, mais pour toi, on pourra toujours essayer de goupiller quelque chose, hein ?

— Peut-être. Mais ce n’est pas la question, là, tout de suite. Il faut d’abord que je quitte la NSF. Ensuite, il faudra que je voie ce que le blind trust a fait de mes actions. J’avais des stock-options du labo.

— Je sais bien. Crois-moi, mon plus cher désir serait que tu croules sous les dividendes.

Donner des stock-options aux gens ne coûtait rien à une boîte. C’étaient des gestes de bonne volonté, à moins que ladite boîte et le marché se portent vraiment bien. Et le Nasdaq se portait si mal, depuis si longtemps, que ce n’était plus vraiment considéré comme un véritable avantage en nature. Plutôt comme une sorte de pari sur l’avenir. Et à vrai dire, le fait que Frank se soit montré intéressé avait remonté le moral de Derek, comme si c’était un signe de confiance dans le devenir de Torrey Pines Generique. Et ça témoignait aussi de l’intérêt de Frank à y reprendre du service, à son retour.

— Tâche d’obtenir un financement. Ça permettrait de te maintenir à flot un peu plus longtemps, suggéra Frank en se levant pour partir.

— Compte sur moi. Je refais toujours surface.

Une fois dehors, Frank soupira. Torrey Pines lui faisait l’impression d’un bien frêle esquif. Mais c’était le sien, et tout était possible. Derek avait le chic pour garder la tête hors de l’eau. Alors que Sam Houston était à bout de ressources. Derek avait besoin de Frank auprès de lui comme conseiller scientifique. Ou de consultant, étant donné sa position à l’UCSD. Et s’ils avaient Pierzinski sous contrat, les choses pourraient s’améliorer. À la fin de l’année, la situation générale de Torrey Pines aurait pu être complètement retournée. Et si tout s’arrangeait, le potentiel pour que ça marche vraiment bien était là.

Frank s’aventura vers le labo de Leo. L’endroit était sensiblement plus vivant que le reste du bâtiment – il y avait des gens partout, des odeurs de solvants planaient dans l’air et les machines bourdonnaient. Où il y avait de la vie, il y avait de l’espoir. Mais c’était peut-être comme l’orchestre du Titanic, des musiciens qui jouaient alors que le bateau coulait.

Enfin, au moins, ils essayaient de rafistoler les voies d’eau du navire. Frank se sentait encouragé. Il entra et échangea des plaisanteries avec Leo et ses chercheurs. Il se rendit compte qu’il n’avait pas de mal à être amical et encourageant. C’était la tripaille de la machine, après tout. Il expliqua à Leo que c’était Derek qui l’envoyait pour parler avec eux de la situation actuelle, et Leo hocha la tête sans s’engager, puis il lui fit faire un tour, abrégé mais convenable, des installations.

Tandis qu’il lui parlait, Frank le regardait en se disant : Voilà un savant au travail, dans un labo. Il est dans l’espace scientifique optimal. Il a un labo, il a un problème, il est complètement absorbé et il se donne à fond. Il devrait être heureux. Et pourtant il ne l’est pas. Il a un gros problème qu’il essaie de résoudre, mais ce n’est pas ça : dans un labo, on a toujours de gros problèmes.

C’était autre chose. Il était probablement au courant de la situation de la boîte. Bien sûr qu’il devait être au courant ! C’était probablement la source de son mal-être. Les musiciens sentaient que le pont s’inclinait. Dans ce cas, il y avait vraiment quelque chose d’héroïque dans la façon dont ils continuaient à jouer, focalisés sur leur objectif.

Mais, pour une raison ou une autre, Frank était aussi légèrement ennuyé. Les gens continuaient à trimer, à essayer de suivre le programme, même s’il avait du plomb dans l’aile : la science normale, selon les termes de Kuhn, et au sens le plus ordinaire. Tout était tellement normal, ils avaient une telle confiance dans le système, alors qu’il était manifestement à la fois bridé et brisé. Comment faisaient-ils pour continuer ? Comment pouvaient-ils être si déterminés, si bornés, si obtus ?

— Peut-être, suggéra Frank, que si tu avais un moyen de tester les gènes à l’aide de simulations informatiques, de trouver tes protéines à l’avance…

Leo eut l’air intrigué.

— Il faudrait avoir une… comment, une théorie de la façon dont l’ADN code ses gènes. Ça, ce serait bien, mais je ne crois pas que quelqu’un l’ait.

— Non, mais si toi tu l’avais… George ne travaillait pas sur quelque chose de ce genre-là, lui ou un de ses collaborateurs temporaires ? Pierzinski ?

— Yann. Oui, c’est vrai. Il essayait des choses vraiment intéressantes. Mais il est parti.

— Je pense que Derek essaie de le récupérer.

— Bonne idée.

C’est alors que Marta entra dans le labo. Et s’arrêta, surprise, en voyant Frank.

— Tiens, salut, Marta !

— Salut, Frank. Je ne savais pas que tu revenais.

— Moi non plus.

— Ah bon ? Eh bien…

Elle hésita, se retourna. Si elle s’en allait vraiment tout de suite, la situation exigeait qu’elle dise quelque chose, pensa-t-il, quelque chose comme « Contente de t’avoir revu ». Mais elle se borna à lancer :

— J’ai du boulot. Il faut que j’y aille.

Et elle repartit, comme elle était venue.

Ce n’est que plus tard, en repassant le film dans sa tête, que Frank se rendit compte qu’il avait coupé court avec Leo – et de façon assez ostensible – afin de suivre Marta.

Avant même d’avoir compris ce qu’il faisait, il était là, dans le couloir, en train de courir après elle.

Elle se retourna et le vit.

— Quoi ? lança-t-elle sèchement, en le foudroyant du regard.

— Oh, salut ! Je me demandais juste comment ça allait. Il y a un moment qu’on ne s’est pas vus, et… voilà. Tu ne voudrais pas, je ne sais pas, aller dîner quelque part pour bavarder un peu ?

Elle l’examina.

— Franchement, je n’y tiens pas. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je préfère éviter. À quoi bon ?

— Je ne sais pas, ça m’intéresse de savoir comment tu vas. C’est tout, je crois.

— Ouais, je vois. Je vois ce que tu veux dire. Mais il arrive qu’il y ait des choses auxquelles on s’intéresse et auxquelles on ne peut plus avoir accès, tu vois ?

— Ah bon.

Il fit la moue, la regarda. Elle avait l’air bien. Elle était la plus forte et la plus sauvage des femmes qu’il avait rencontrées. De toute façon, les choses avaient mal tourné entre eux, il n’aurait même pas su dire pourquoi.

Et puis il la regarda et il comprit ce qu’elle voulait dire. Il ne pourrait plus jamais savoir à quoi sa vie ressemblait. Il avait sa façon de voir les choses ; elle avait la sienne. Les maigres données qu’ils pourraient échanger seraient inévitablement biaisées. Parler pendant deux heures n’y changerait rien. Alors, à quoi bon essayer ? Ça ne ferait que réveiller de vieilles douleurs. Dans dix ans, peut-être. Ou jamais.

Marta avait dû lire sur son visage une partie du cheminement de ses pensées, parce qu’elle se détourna sur un hochement de tête impatient et disparut.

18

Quelques jours après la visite de Frank, Leo alluma son ordinateur en arrivant au labo et vit qu’il y avait un e-mail de Derek. Il le lut, puis il ouvrit la pièce jointe. Quand il eut achevé sa lecture, il imprima le tout et le fit suivre à Brian et Marta. Quand Marta arriva, une heure plus tard, elle avait déjà commencé à travailler dessus.

— Hé, Brian, appela-t-elle depuis la porte de Leo, viens voir un peu ça ! Derek nous a envoyé un autre article de Pierzinski. Yann. Le drôle de type qui était ici. C’est une nouvelle version du truc sur lequel il travaillait quand il était chez nous. C’était intéressant, je trouve. Si on pouvait utiliser ça pour trouver des ligands présentant une meilleure affinité, on n’aurait peut-être pas besoin de la pression hydrodynamique pour les faire assimiler par l’organisme.

Brian était entré sur ces entrefaites, et elle indiqua des points du schéma sur l’écran de Leo alors qu’il prenait la conversation au vol.

— Tu vois ce que je veux dire ?

Les cellules hépatiques, les cellules endothéliales, toutes les cellules du corps ont des ligands récepteurs correspondant aux ligands des protéines spécifiques qu’elles ont besoin de trouver dans le sang. Ces paires de ligands forment des ensembles du genre « serrure et sa clé », codés par les gènes et incarnés dans les protéines. De fait, le travail qu’ils effectuaient dans le labo était de la serrurerie au niveau microscopique, utilisant les cellules vivantes en guise de matériau.

— Eh bien, ouais, ce serait génial. À condition que ça marche. On pourrait peut-être les passer à la moulinette de ce programme et recommencer encore et encore, jusqu’à ce qu’on voie des répétitions. À condition qu’on en voie… Et puis on pourrait tester les combinaisons de ligands qui fonctionnent le mieux et qui ont l’air les plus solides, sur le plan chimique…

— Et Pierzinski revient travailler là-dessus avec nous !

— Vraiment ?

— Ouais, il revient ! Derek dit dans son mail qu’on l’aura à notre disposition.

— Super !

Leo vérifia l’info sur la liste du personnel de la boîte.

— Ouaip, il est bien là. Réembauché à partir de cette semaine. Frank Vanderwal nous a parlé de ce type quand il est passé. Je parie qu’il en a touché deux mots à Derek. Il m’a interrogé à son sujet aussi. Et Vanderwal doit savoir ce qu’il raconte ; c’est sa partie, après tout.

— C’est aussi mon domaine, trancha Marta, sèchement.

— Évidemment. Tout ce que je dis, c’est que Frank a dû… Bon, on va demander à Yann de regarder ce qu’on a fait. Si ça pouvait marcher…

— C’est sûr, acquiesça Brian. De toute façon, ça vaut le coup d’essayer. Ça a l’air intéressant.

Il se tuyauta sur Yann, avec Google, Leo regardant par-dessus son épaule.

— Derek veut manifestement qu’on lui parle tout de suite.

— C’est sûrement pour nous qu’il l’a réembauché.

— J’imagine. Alors mettons-lui le grappin dessus avant qu’il ne s’occupe d’autre chose. Des tas de labos auraient bien besoin d’un biomathématicien comme lui.

— D’accord, sauf qu’il n’y a pas tant de labos que ça. Je pense qu’on l’aura. Hé, que crois-tu qu’il faut comprendre quand Derek dit « Listez tout de suite les applications possibles » ?

— Je pense qu’il voudrait commencer à exploiter l’idée pour essayer de glaner des capitaux.

— Et merde. Ouais, tu as probablement raison. Incroyable. Bon, on va faire l’impasse là-dessus pour le moment, et appeler Yann.


La conversation avec Yann Pierzinski fut vraiment intéressante. Il arriva au labo quelques jours plus tard, toujours aussi amical, et heureux d’être de retour chez Torrey Pines, sur un poste à durée indéterminée. Il était rattaché au groupe de maths de George, leur dit-il, mais Derek l’avait déjà prévenu qu’il serait amené à beaucoup travailler avec le labo de Leo ; alors il venait, plein de curiosité et prêt à démarrer.

Leo était content de le revoir. Il retrouvait sa tendance à parler vite quand il était excité, et cette inclinaison de tête sur le côté quand il réfléchissait, comme pour favoriser l’afflux de sang dans cette partie du cerveau, à la façon du problème d’« apport hydrodynamique forcé » auquel ils étaient confrontés dans leur travail (et il l’inclinait vers la droite, remarqua Leo, privilégiant le côté prétendument intuitif). Ses algorithmes étaient encore en chantier, leur dit-il, notamment dans le domaine de la grammaire génétique dont Leo, Marta et Brian avaient besoin pour leur travail ; mais tout irait bien, parce qu’ils pouvaient l’aider, exactement comme il était là pour les aider. Ils pouvaient collaborer, et quand on allait au fond des choses, Yann était un penseur de choc, et c’était bien qu’il se mette sur le dossier. Leo se sentait sûr de lui, au labo, quand il s’agissait de concevoir et de réaliser des manips et tout ce qui s’ensuit, mais en ce qui concernait les étranges mélanges de maths, de logique symbolique et de programmation informatique avec lesquels jonglaient ces biomathématiciens – qui mettaient la logique humaine en équations et la réduisaient à des étapes mécaniques traduisibles par des moyens informatiques –, il était totalement largué. C’est pourquoi il se réjouit de voir Yann brancher son portable sur leur paillasse de labo.

Ils passèrent les jours suivants à expérimenter ses algorithmes sur les gènes de leurs cellules-usines à HDL, Yann substituant diverses procédures dans les dernières étapes de ses opérations, vérifiant ce que donnaient les simulations informatiques et en sélectionnant certaines pour leurs essais de cultures. Ils trouvèrent rapidement une procédure qui réussissait régulièrement à prédire les protéines qui collaient avec leurs cellules cibles – constituant, de fait, des clés pour leurs cellules.

— C’est là-dessus que je me suis concentré l’an dernier, dit joyeusement Yann après une manip réussie.

Tout en travaillant, Pierzinski leur raconta en partie comment il en était arrivé à ce stade de ses travaux, suivant notamment certains aspects des recherches de son directeur de thèse à Caltech. Marta et Brian lui demandèrent quelles applications il avait envisagées, et Yann haussa les épaules ; il n’en avait pas une idée très précise, leur dit-il. Il pensait que l’intérêt principal de l’opération résidait dans ce qu’elle révélait sur les fonctions mathématiques des codons. Dans le seul fait d’en apprendre davantage sur l’expression mathématique de la façon dont les gènes devenaient des organismes. Il n’avait pas beaucoup réfléchi aux éventuels débouchés cliniques ou thérapeutiques, même s’il était tout disposé à reconnaître qu’il pouvait y en avoir.

— Il va de soi que plus on en saura à ce sujet, plus on pourra voir ce qui se passe.

Le reste n’était pas son domaine. Le vrai mathématicien, dans toute sa splendeur.

— Mais, Yann, vous ne voyez pas quelles implications ça pourrait avoir ?

— Il est vrai que je ne m’intéresse pas vraiment à la pharmacologie.

Leo, Brian et Marta le regardaient, les bras ballants. Il était déjà venu au labo, certes, mais en réalité, ils ne le connaissaient pas très bien. Il paraissait plutôt normal, d’une façon générale, conscient du monde extérieur. Dans une certaine mesure, du moins.

— Écoutez, dit Leo, on va aller déjeuner. Je voudrais vous parler de tout ce à quoi ça pourrait nous aider.

19

La boîte de lobbying Branson & Ananda avait ses bureaux sur Pennsylvania Avenue, près de l’intersection avec Indiana et la C, à peu près à mi-chemin de la Maison-Blanche et du Capitole, au-dessus de Marketplace. De très jolis bureaux.

Sridar, l’ami de Charlie, les accueillit à la porte. Il leur présenta le vieux Branson, puis il les conduisit dans une salle de réunion où trônait une longue table sous une fenêtre d’où on voyait les arbres aux branches noueuses et les premières feuilles jaunes de l’été. Sridar fit asseoir les Khembalais et leur proposa du thé et du café ; ils prirent tous du thé. Debout à côté de la porte, Charlie allait et venait doucement comme un ludion, Joe endormi sur son dos, prêt à prendre la tangente si nécessaire.

Drepung parla pour les Khembalais, Sucandra et Padma intervenant parfois pour poser une question. Ils s’entretenaient tous avec Rudra Cakrin, qui les soumettait à un feu roulant de questions en tibétain. Charlie commençait à penser qu’il se trompait, que le vieil homme ne comprenait pas l’anglais ; c’était trop contraignant pour être un truc, comme l’avait dit Anna.

Tous les Khembalais regardaient avec intensité Sridar ou Charlie quand ils prenaient la parole. Ils formaient un public très attentif. Ils avaient une présence indéniable. Charlie en était au point de se dire que leurs tenues de coton, leurs vestes marron et leurs sandales faites à Calcutta étaient la norme, et que c’était la pièce où ils se trouvaient qui était plutôt bizarre, si lisse et d’un gris immaculé. Tout à coup, il eut l’impression d’être dans une sorte d’attraction, au Gymboree.

— Alors, vous êtes un pays souverain depuis 1960 ? demandait Sridar.

— Les relations avec l’Inde sont un peu plus… compliquées que ça. Nous sommes souverains dans le sens où vous l’entendez depuis 1993 environ.

Drepung lui résuma l’histoire du Khembalung, pendant que Sridar posait des questions et prenait des notes.

— C’est ça… trois mètres cinquante au-dessus du niveau de la mer, à marée haute, résuma Sridar, à l’issue de ce récital. Écoutez, il faut d’abord que je vous dise que nous ne pouvons pas vous garantir de résultat quant au problème du réchauffement global. Le Congrès a baissé les bras. Oh, pardon, Charlie. Disons qu’il n’a pas laissé tomber, mais qu’il a caché le problème sous le tapis.

Charlie se rembrunit malgré lui.

— Ce n’est pas le cas du sénateur Chase ou de tous ceux qui s’intéressent vraiment au sort de la planète. Et nous continuons le travail, nous avons une proposition de loi qui va bientôt sortir, et…

— Oui, oui, bien sûr, répondit Sridar en levant la main pour couper court à ses litanies. Vous faites ce que vous pouvez. Mais disons les choses telles qu’elles sont : un certain nombre de membres du Congrès estiment qu’il est déjà trop tard pour faire quoi que ce soit.

— Mieux vaut tard que jamais ! insista Charlie, manquant réveiller Joe.

Drepung consulta Rudra Cakrin du regard et se tourna à nouveau vers Sridar.

— Nous comprenons, lui dit-il. Nous ne vous demandons pas l’impossible. Ce que nous attendons de vous, c’est que vous nous apportiez votre aide et votre expérience en matière de procédures. Vous connaissez les protocoles en vigueur, vous comprenez. Nous assumerons la responsabilité du contenu de nos requêtes auprès des organisations récalcitrantes, mais nous comptons sur vous pour nous organiser des rencontres avec elles.

— Nous faisons de notre mieux pour faire profiter nos clients de notre expérience, répondit Sridar en conservant une expression atone (mais Charlie savait ce qu’il pensait). Je me contentais de vous rappeler que nous ne faisons pas de miracles.

Les Khembalais hochèrent la tête.

— Les miracles, c’est notre rayon, répondit Drepung, aussi inexpressif que Sridar.

Ils exposèrent lentement ce qu’ils attendaient les uns des autres, et Sridar jeta les premiers éléments d’un accord. Les Khembalais furent heureux de le voir prendre en note les bases de leur demande d’intervention.

— Il est certain que ça facilite les choses, remarqua Sridar. Une façon intelligente de me permettre de vous faire une bonne proposition.

Pendant cette partie de la négociation (parce que c’en était une), Joe se réveilla pour de bon, et Charlie les laissa finir.

Plus tard, ce jour-là, Sridar appela Charlie. Celui-ci était assis sur un banc, dans Dupont Circle, et il donnait son biberon à Joe en regardant s’affronter deux joueurs d’échecs en plein air. Ils jouaient trop vite pour qu’il puisse suivre la partie.

— Écoute, Charlie, je vais shooter contre mon camp, là, mais c’est toi qui m’as mis en contact avec ces gens, alors… Franchement, c’est ton sénateur que les lamas devraient rencontrer en priorité, ou du moins le plus vite possible. C’est avec le Comité des relations extérieures que nous serons principalement amenés à travailler, alors tout part de Chase. Tu ne pourrais pas nous obtenir un peu de son précieux temps ?

— Je pourrais, avec un petit préavis, répondit Charlie en consultant le planning de Phil sur son écran de poignet. Jeudi prochain, ça t’irait ? Il avait un truc qui s’est annulé.

— En fin de matinée, quand il est au mieux de sa forme ?

— Il est toujours au mieux de sa forme.

— Ouais, bien sûr.

— Non, franchement. Tu ne le connais pas.

— Je te crois sur parole. Bon, jeudi, à… ?

— De dix heures à dix heures vingt.

— Parfait.

Quand Charlie disait que le sénateur Phil Chase, qui effectuait la dernière partie de son troisième mandat, avait toujours la pêche, il savait de quoi il parlait. Il était chez lui à Washington, et depuis tellement longtemps, qu’il était devenu quelqu’un de très puissant, et il était toujours très occupé. Il était constamment sur la brèche, de six heures du matin à minuit, chaque heure étant divisée en créneaux de vingt minutes. Personne ne comprenait comment il faisait pour rester à l’aise et détendu.

Presque trop relax, à vrai dire. Il faisait l’impasse sur les détails de la plupart des sujets. Il ne mettait pas les mains dans le cambouis ; il était du genre à déléguer. Comme l’étaient généralement les meilleurs. Certains s’efforçaient de tout savoir, et y laissaient la santé ; d’autres ne savaient pratiquement rien, et se contentaient de jouer les hommes-sandwiches. Phil se situait dans un juste milieu. Il utilisait bien ses équipes, au moins comme base de données externe, et souvent pour beaucoup mieux que ça : comme conseillers, pour peaufiner sa politique, et à l’occasion pour la somme de sagesse accumulée qu’ils représentaient.

Sa longévité à ce poste, et le code de succession strict auquel obéissaient les deux partis, lui avait valu un fauteuil au Comité des relations extérieures, et un siège à ceux des travaux publics et de l’environnement. C’étaient des comités de premier plan, les places y étaient chères. Les démocrates avaient remporté les dernières élections avec une voix d’avance au Sénat, la Chambre leur avait échappé à deux voix près, et le Président était toujours républicain. C’était dans la tradition classique des élections américaines : voter de telle sorte que la situation se retrouve aussi proche que possible du blocage de pouvoir, probablement dans l’espoir qu’il n’arriverait plus jamais rien et que l’histoire se figerait pour de bon. Une quête impossible. Autant essayer de construire un château de cartes dans un cyclone, mais ça donnait une politique tendue, et du bon spectacle. À Washington, au moins, on considérait ça comme stimulant.

En tout cas, Phil était maintenant très pris par des affaires importantes, et il entrait lui aussi en période pré-électorale. Son vieil ami Wade Norton, le chef de son comité de réélection, était déjà par monts et par vaux. Phil tenait son avis en grande estime, et le gardait dans son équipe comme conseiller à distance, mais c’était Andréa qui dirigeait les opérations au bureau, tandis que Charlie – qui travaillait aussi à mi-temps, et le plus souvent de chez lui – s’occupait des problèmes environnementaux.

Quand il venait au bureau, il en trouvait le fonctionnement très professionnel, mais caractérisé par un chaos dont il avait depuis longtemps compris qu’il était surtout généré par Phil : dès qu’il avait deux minutes, entre deux rendez-vous, il faisait le tour des bureaux et il asticotait les gens. Au début, ça paraissait être une façon de passer le temps, mais Charlie en était venu à penser que c’était une sorte de test de popularité express, Phil en profitant pour extirper des impressions et des réactions dans le peu d’espace dont il disposait au sein d’un planning surbooké.

— Alors, on surfe sur la crête des sondages ! s’exclamait-il en faisant sa tournée, ou planté devant le frigo, à boire une énième canette de ginger ale.

Dans ces moments-là, il lançait des discussions pour le plaisir. Son équipe adorait ça. Les états-majors des membres du Congrès étaient par définition composés de bêtes de la politique ; beaucoup avaient participé au club de débats de leur fac. Parler boutique avec Phil était dans leurs cordes. Et son enthousiasme était contagieux, et son sourire, un de ces sourires qui donnaient vraiment l’impression qu’il était aux anges, leur faisait l’effet d’un double expresso. Quand il s’adressait à eux, ils avaient l’impression de s’illuminer de l’intérieur. En réalité, Charlie était convaincu que c’était le sourire de Phil qui l’avait fait élire la première fois, et peut-être depuis, aussi. Ce qui le rendait si beau, c’était qu’il n’était pas fabriqué. Il ne souriait pas s’il n’en avait pas envie. C’est juste qu’il en avait souvent envie. C’était très révélateur, et c’était une des clés de son succès.

En l’absence de Wade, Charlie était son principal conseiller concernant les problèmes liés au climat global. En réalité, Charlie et Wade fonctionnaient comme une espèce de conseiller à deux têtes : ils travaillaient en tandem, de chez eux, tous les deux à temps partiel, Charlie appelant tous les jours et passant une fois par semaine, Wade appelant une fois par semaine et passant une fois par mois. Ça marchait, parce que Phil n’avait pas toujours besoin d’eux, même pour les problèmes liés à l’environnement.

« Vous avez fait mon éducation, les gars, leur disait-il. Je peux gérer ça. Évidemment, je ferai ce que vous me demandez de toute façon. Alors ne vous inquiétez pas. Vous pouvez rester au pôle Sud, ou à Bethesda. Je vous raconterai comment ça s’est passé. »

Ça aurait bien convenu à Charlie, si Phil s’était contenté de faire ce que Charlie et Wade lui conseillaient. Seulement voilà : Phil avait d’autres conseillers, il était soumis à des pressions de toutes parts, et il avait aussi son avis personnel. Alors, il y avait des divergences.

En attendant, il se fendait de ce sourire contagieux chaque fois qu’il tombait sur Charlie. Ça paraissait lui procurer un plaisir particulier.

— Il y a plus de choses au ciel et sur terre…, murmurait-il, écoutant d’une oreille distraite les remontrances de Charlie.

Comme la plupart des membres du Congrès, il pensait savoir mieux que ses hommes comment procéder pour arriver à ses fins ; et comme c’était lui qui votait et pas ses gars, au fond, c’était lui qui avait raison.


Le jeudi suivant, à dix heures du matin, les Khembalais eurent leur tête-à-tête de vingt minutes avec Phil ; Charlie, qui était très intéressé, aurait bien aimé y assister, mais ce matin-là, il devait écouter, au club de la presse de Washington, un chercheur de la Heritage Foundation raconter que l’accroissement rapide de la température serait bénéfique pour l’agriculture. Marquer les individus de ce genre à la culotte et veiller à tuer leurs pseudo-arguments dans l’œuf était un exercice important, auquel Charlie se livrait avec une indignation farouche. À partir d’un certain moment, la manipulation des faits devenait une sorte de gigantesque mensonge. En tout cas, c’était l’impression qu’avait Charlie quand il se trouvait face à des gens comme Strengloft : il combattait des menteurs, des gens qui mentaient sur la science pour le fric, occultant les signes manifestes de destruction de leur monde actuel. Ils finiraient par transmettre à leurs enfants une planète dégradée, vide d’animaux et de forêts, de récifs de corail et de tout ce qui en faisait naguère un foyer et un système de support biologique. Des menteurs, qui trahissaient leurs propres enfants, et toutes les générations à venir : c’était ce que Charlie aurait voulu leur hurler, avec la même véhémence qu’un cinglé de prédicateur debout sur sa caisse, au coin d’une rue. C’est pourquoi, quand il les approchait avec ses questions polies, précises, et ses remarques pertinentes, il y mettait une certaine pugnacité. Les adversaires tentaient d’esquiver en taxant sa démarche de sectarisme, d’hypocrisie ou de Dieu sait quoi ; mais l’agressivité était parfois payante quand il atteignait le point sensible.

En tout cas, il valait peut-être mieux qu’il ne soit pas présent lors de l’entretien entre Phil et les Khembalais. Comme ça, Phil ne serait pas distrait, et il ne penserait pas que Charlie coachait ses visiteurs. Il pourrait se faire sa propre idée, et Sridar serait là pour recadrer les choses, si nécessaire. D’autant que Charlie avait suffisamment vu les Khembalais à l’œuvre pour être tranquille : Rudra Cakrin et ses compagnons seraient à la hauteur ; ils feraient bonne impression. Phil découvrirait l’étrange pouvoir de persuasion qui était le leur, et il en avait assez vu pour ne pas les dédaigner juste parce qu’ils n’étaient pas des technocrates en costume cravate.

Charlie s’échappa donc de la réunion – exaspérante, comme prévu –, et à dix heures vingt précises il gravissait en courant l’escalier qui menait au bureau de Phil, au deuxième étage, d’où on avait une vue géniale sur le Mall – la meilleure de tous les bureaux des sénateurs, obtenue grâce à un coup fulgurant. Du Phil tout pur : le Sénat, qui étouffait dans ses trois bâtiments exigus, Russell, Dirksen et Hart, avait fini par prendre le taureau par les cornes et investir les locaux des United Brothers of Carpenters and Joiners of America, le syndicat des industries du bois, qui possédait un beau bâtiment dans un endroit spectaculaire du Mall, entre la National Gallery et le Capitole même. Ledit syndicat avait, naturellement, élevé des protestations véhémentes – pour oser faire une chose pareille, il aurait au moins fallu que la Chambre et le Sénat soient aux mains de ces salauds de républicains, qui ne loupaient pas une occasion d’infliger une vexation à un syndicat –, mais l’opération avait soulevé des relents tellement nauséabonds qu’il ne s’était pas trouvé beaucoup de sénateurs assez courageux pour risquer un mauvais coup de pub s’ils s’installaient dans les nouveaux locaux une fois la bataille juridique terminée et la possession du bâtiment dûment entérinée. Phil, lui, ne s’était pas fait prier pour y établir ses pénates, déclarant à qui voulait l’entendre qu’il allait défendre les intérêts du syndicat des industries du bois et de tous les autres syndicats si vertueusement que ce serait comme s’ils n’avaient jamais quitté le bâtiment.

« Où pourrions-nous mieux défendre le peuple travailleur d’Amérique ? avait-il demandé avec son fameux sourire. Je garderai un marteau sur le rebord de ma fenêtre pour me rappeler qui je représente. »

À dix heures vingt-trois, Phil faisait sortir les Khembalais de son magnifique bureau d’angle, en bavardant joyeusement avec eux.

— Oui, merci, évidemment, avec plaisir – voyez avec Evelyn, qu’elle trouve un moment.

Les Khembalais avaient l’air contents. Sridar avait l’air impassible, mais légèrement amusé, comme souvent.

Phil repartait lorsqu’il repéra Charlie. Il s’arrêta.

— Ah, Charlie, enfin ! Content de vous voir !

Il revint et serra, avec un immense sourire, la main de son équipier rougissant.

— Alors, vous avez ri au nez du Président ! (Il se tourna vers les Khembalais.) Cet homme a éclaté de rire au nez du Président ! Moi qui avais toujours rêvé de faire ça !

Les Khembalais hochèrent la tête, de cet air qui voulait universellement dire « Je ne me mouille pas ».

— Alors, quel effet ça fait ? demanda Phil à Charlie. Et comment l’a-t-il pris ?

Charlie, toujours rougissant, répondit :

— Eh bien, à vrai dire, c’était involontaire. Comme un éternuement. C’est Joe qui me titillait. Et pour autant que je sache, il l’a pris normalement. Le Président a eu l’air plutôt content. Il essayait d’être drôle, alors, me voyant rire, il a ri aussi.

— Ouais, je vois. Il vous avait eu.

— Voilà. Enfin, quoi qu’il en soit, il a ri, Joe s’est réveillé, et il a fallu lui mettre un biberon dans le cornet avant que les types des services secrets ne fassent quelque chose que nous aurions tous regretté.

Phil éclata de rire, puis secoua la tête et reprit son sérieux.

— Enfin, tant pis. Que voulez-vous ? Vous étiez tombé dans une chausse-trappe. Il adore faire ça. J’espère qu’il ne nous en tiendra pas rigueur. Ça pourrait même jouer pour nous. Mais là, je suis déjà en retard, et il faut que j’y aille. Vous, vous restez là.

Et il mit la main sur le bras de Charlie, dit à nouveau au revoir aux Khembalais et fila par la porte.

Les Khembalais se massèrent autour de Charlie, l’air joyeux.

— Où est Joe ? Pourquoi n’est-il pas avec vous ?

— Je ne pouvais vraiment pas l’emmener avec moi, cette fois. C’est mon amie Asta, du Gymboree, qui s’occupe de lui. En fait, il faut que je retourne le chercher le plus vite possible, dit-il en regardant sa montre. Mais allez, racontez-moi comment ça s’est passé.

Ils suivirent Charlie dans son réduit près de l’escalier, qui se trouva aussitôt rempli de leurs robes marron (Charlie remarqua qu’ils avaient revêtu leurs tenues de cérémonie en l’honneur de Phil) et de leurs visages bruns, forts. Ils avaient toujours l’air aussi contents.

— Alors ? insista Charlie.

— Ça s’est très bien passé, répondit Drepung en hochant allègrement la tête. Il nous a posé beaucoup de questions sur le Khembalung. Il y était passé, il y a sept ans, et il a rencontré Padma et les autres, à ce moment-là ; il était très intéressé, très… sympathisant. Il m’a rappelé M. Clinton, de ce point de vue.

Apparemment, l’ex-Président s’était aussi rendu au Khembalung, quelques années plus tôt, et avait fait une grosse impression.

— Mais surtout, il nous a dit qu’il nous aiderait.

— Vraiment ? C’est génial ! Qu’a-t-il dit, au juste ?

Drepung fronça les sourcils comme s’il faisait un effort de mémoire.

— Il a dit : « Je vais voir ce que je peux faire. »

Sucandra et Padma hochèrent la tête, confirmant ses paroles.

— Il a dit ça ? Exactement comme ça ? demanda Charlie.

— Oui. « Je vais voir ce que je peux faire. »

Charlie et Sridar échangèrent un regard. Qui allait le leur dire ?

— Ce sont les mots qu’il a employés, dit prudemment Sridar.

Passant ainsi le ballon à Charlie.

Qui poussa un soupir.

— Qu’y a-t-il ? demanda Drepung.

— Eh bien…, commença Charlie en regardant à nouveau Sridar.

— Dis-leur, soupira Sridar.

— Ce que vous devez comprendre, répondit Charlie, c’est que les membres du Congrès n’aiment pas dire non.

— Non ?

— Non. Ils ne le disent jamais.

— Ils ne disent jamais non, amplifia Sridar.

— Jamais ?

— Jamais.

— Ils aiment dire « oui », expliqua Charlie. Les gens viennent les voir, leur demandent des choses – des faveurs, des voix, des services d’une sorte ou d’une autre. Ils disent oui, et les gens s’en vont contents. Tout le monde est content.

— Des électeurs, développa Sridar. Ce qui veut dire des voix, et donc leur boulot. Ils disent oui, et ça veut dire des voix. Il y a des fois où un seul oui peut vouloir dire cinquante mille voix. Alors ils se contentent de dire oui.

— C’est vrai, admit Charlie. Certains disent oui, quoi qu’ils pensent en réalité. D’autres, comme notre sénateur Chase, sont plus honnêtes.

— Tout ça sans jamais dire vraiment non, malgré tout, ajouta Sridar.

— En réalité, ils ne répondent qu’aux questions auxquelles ils peuvent répondre oui. Les autres, ils les esquivent, d’une façon ou d’une autre.

— D’accord, répondit Drepung. Mais il a dit…

— Il a dit : « Je vais voir ce que je peux faire. »

Drepung fronça les sourcils.

— Alors, ça veut dire non ?

— Eh bien, vous savez, quand les circonstances font qu’ils ne peuvent pas répondre à une question d’une autre façon…

— Oui ! coupa Sridar. Ça veut dire non.

— Eh bien…, essaya de temporiser Charlie.

— Allez, Charlie, fit Sridar en secouant la tête. On sait bien ce que ça veut dire. C’est la même chose pour tout le monde. « Oui » veut dire « peut-être ». « Je vais voir ce que je peux faire » veut dire « non ». Ça veut dire « aucune chance ». Ça veut dire « Je ne peux pas croire que vous me posiez cette question, mais puisque vous me la posez, voilà comment je vous réponds non ».

— Il ne nous aidera pas ? insista Drepung.

— Il le fera s’il voit une façon de le faire qui marche, déclara Charlie. Je ne le lâcherai pas à ce sujet.

— Vous verrez ce que vous pouvez faire, reprit Drepung.

— Oui, mais moi je le pense. Vraiment.

Sridar eut un sourire sardonique devant la déconfiture de Charlie.

— Et Phil est le sénateur le plus concerné par les problèmes environnementaux. N’est-ce pas, Charlie ?

— Eh bien, oui. Ça, c’est vrai.

Les Khembalais encaissèrent sa réponse en silence.

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