Département de la Sécurité du territoire ; CONFIDENTIEL
Transcription NSF 3957396584
Lignes 645d/922a
922a : Frank, t’es prêt à encaisser un truc ?
645d : Je sais pas, Kenzo. De toute façon, tu vas me le dire quand même.
922a : Casper le Fantôme des Profondeurs a passé la semaine dernière dans le détroit entre l’Islande et l’Écosse, et pas une fois il n’a relevé un niveau de salinité supérieur à 34.
645d : Waouh ! Et il est descendu à quelle profondeur ?
922a : Eaux de surface, zone médiane, couche supérieure des eaux profondes. Et jamais plus de 34. Et 33,8 en surface, à l’entrée dans la mer de Norvège.
645d : Eh ben… Et les températures ?
922a : 0,9 à la surface, 0,75 à trois cents mètres de profondeur. Plus chaud à l’est, mais pas de beaucoup.
645d : Oh, mon Dieu ! Il va jamais s’enfoncer.
922a : Exactement.
645d : Qu’est-ce qui va se passer ?
922a : J’en sais rien. Ça pourrait être la stase.
645d : Mais faut faire quelque chose !
922a : Bonne chance, mon pote ! Personnellement, je pense qu’on est partis pour bien se marrer. Mille ans de rigolade.
La porte du bureau d’Anna était ouverte, et son attention fut attirée par la voix tendue de Frank, qui était au téléphone. Ayant déjà surpris une de ses conversations, elle eut moins de scrupules cette fois, d’autant qu’il lui aurait été difficile de ne pas entendre ce qu’il disait alors qu’il haussait le ton :
— Quoi ? Mais comment peuvent-ils faire une chose pareille ?
Ensuite, un silence. Ponctué par le grincement de sa chaise et un bref tapotement de doigts.
— Hm-hm. Ouais. Eh bien, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est vraiment dommage. Ça pue, c’est sûr… Ouais. Enfin, tu sais comment c’est… toi, tu t’en sortiras toujours, d’une façon ou d’une autre. C’est plutôt ton personnel qui va se retrouver dans la mouise… Non, non, je comprends. Tu as fait de ton mieux. Tu ne pouvais rien faire à partir du moment où tu avais vendu. Ce n’est pas ta faute, Derek… Ouais, je sais. Ils trouveront du boulot ailleurs. Ce n’était pas comme si c’était la seule biotech dans le coin, c’est la capitale mondiale de la biotechnologie, après tout, hein ?… Ouais, bien sûr. Tu me préviens dès que tu seras fixé… D’accord. Moi aussi. Salut !
Il raccrocha brutalement, jura tout bas.
Anna jeta un coup d’œil par sa porte.
— Un problème ?
— Ouais.
Elle se leva et s’approcha de son bureau. Il secouait la tête en regardant par terre d’un air dégoûté.
Il leva les yeux et croisa son regard.
— Small Delivery Systems ferme Torrey Pines Generique, et ils foutent presque tout le monde dehors.
— Quoi ? Mais ils venaient de les racheter, non ?
— Oui. Mais ils ne voulaient pas des gens. Ce qui les intéressait, chez Torrey Pines, c’était sûrement un truc bien précis, une sorte de brevet. Ou l’un des gars qu’ils ont gardé. Ils en ont invité quelques-uns à rejoindre le labo de Small Delivery à Atlanta. Comme ce mathématicien dont je t’ai parlé. Celui qui avait envoyé une demande de subvention, tu vois qui je veux dire ?
— L’un des dossiers qui ont été retoqués ?
— C’est ça.
— Ton panel n’avait pas été impressionné, si je me souviens bien.
— Exactement. Et maintenant, je commence à me demander s’ils ne se sont pas fourré le doigt dans l’œil. Enfin, nous n’aurons plus l’occasion de le savoir. Ils vont lui faire signer un contrat par lequel ils s’arrogeront tous les droits sur ses travaux, et ils les feront breveter, ou ils les protégeront comme un secret de fabrication, ou ils les enterreront, purement et simplement, si ça interfère avec un de leurs produits. Enfin, ce que leur service juridique pensera être le plus juteux.
Anna le regarda un instant ruminer et dit :
— Enfin…
Il la fusilla du regard.
— Un type comme celui-là appartient à la NSF.
Anna haussa un sourcil. Elle était bien consciente de l’attitude ambivalente, voire radicalement négative, de Frank envers la NSF. Il y avait assez souvent fait allusion. Frank comprit son regard, dit :
— Tu comprends, s’il était ici, on pourrait l’inciter à foncer. Lui dire d’attaquer, quoi. Comme un chien.
— Je ne pense pas que nous ayons un programme qui fait ça.
— Eh bien, il faudrait, voilà ce que j’en dis, moi.
— Tu pourras dire ça au comité, cet après-midi, dit Anna.
Elle sembla méditer sa propre réponse. Une sorte de moteur de recherche humain, cherchant des solutions mathématiques…
— Je me suis déjà assez mouillé comme ça, murmura Frank, l’air pas spécialement amusé. D’ailleurs, je me demande bien pourquoi Diane m’a demandé de faire cette intervention.
— Qui sait ? Pour que tu nous fasses profiter de ta sagesse avant de partir, va savoir ?
— Ouais. C’est ça.
Il regarda son bloc jaune couvert de notes.
Anna l’observait, en proie, de nouveau, à cet élan d’affection légèrement irrationnelle qu’elle avait ressenti pour lui le soir où elle avait invité les Khembalais. Il lui manquerait, quand il partirait.
— Tu veux descendre prendre un café ?
— D’accord.
Il se leva lentement, perdu dans ses pensées, en fermant les programmes ouverts sur son ordinateur.
— Hé, qu’est-ce que tu t’es fait à la main ?
— Ça ? Oh, je me suis amoché en faisant de l’escalade. Je me suis rattrapé à la corde.
— Oh mon Dieu, Frank !
— J’étais assuré, de toute façon. C’était juste un mauvais réflexe.
— Ça doit faire mal.
— Quand je plie la main, seulement.
Ils quittèrent les bureaux et se dirigèrent vers les ascenseurs.
— Et Charlie, ça va mieux, ses brûlures de sumac ?
— Il geint et grogne toujours. La plupart des vésicules sont asséchées. Il y en a encore quelques-unes qui continuent à suppurer, mais je pense que le plus dur, maintenant, c’est que ça l’empêche de dormir, la nuit. Il n’a pas beaucoup dormi depuis que c’est arrivé. Entre le prurit et Joe, il est sur le point de devenir dingue.
Arrivée au Starbucks, elle dit :
— Alors, tu as préparé ton intervention devant le comité ?
— Non. Enfin, disons que je suis aussi prêt qu’on peut l’être. Je te le répète, je ne sais pas pourquoi Diane m’a demandé de prendre la parole.
— Ça doit être parce que tu t’en vas. Elle veut te soutirer des informations avant ton départ. Elle fait ça avec certains de nos visiteurs. Au moins, ça montre qu’elle s’intéresse à ta façon de voir les choses.
— Mais comment pourrait-elle la connaître ?
— Ça, je n’en sais rien. Pas par moi, en tout cas. Je ne dirais que des choses positives sur toi, évidemment, mais elle ne m’a rien demandé.
Il caressa doucement la brûlure de sa paume.
— Dis-moi, tu as entendu parler de quelqu’un qui se serait fait coller un blâme et qui s’en serait sorti ? Sans représailles, je veux dire ?
— Ça arrive tout le temps.
— Vraiment ?
— Évidemment. Il y a des moments où c’est la meilleure façon de réagir.
— Hum.
Ils étaient arrivés devant la caisse, et ils s’interrompirent pour demander leurs cafés, qui leur furent servis à une vitesse record. Frank avait l’air songeur. Anna repensa à lui, tel qu’il était arrivé chez elle, l’autre soir, trempé par l’averse, et elle demanda :
— Dis, tu as retrouvé la trace de cette femme avec qui tu as partagé un ascenseur ?
— Non. J’allais t’en parler, justement. J’ai fait ce que tu m’as suggéré, j’ai contacté les services du métro, j’ai demandé à la maintenance le rapport sur lequel figurait son nom. J’ai dit que j’avais besoin de la contacter pour mon assurance.
— Ah bon ? Et alors ?
— Alors, le type du métro me l’a lu intégralement, sans problème. Tout ce qu’elle avait écrit. Mais apparemment, elle ne l’a pas rempli correctement.
— Comment ça ?
Ils ressortirent du Starbucks et rentrèrent dans le bâtiment.
— Elle a donné une fausse adresse. Il n’y a personne qui habite là. Et elle a mis un nom du genre Jane Smith. Qui m’a tout l’air d’être inventé.
— C’est bizarre ! J’en déduis qu’ils n’ont pas vérifié votre identité.
— Non.
— Ils auraient peut-être dû.
— Tu sais, les gens qui sont restés coincés dans un ascenseur sont rarement d’humeur à présenter leurs papiers.
— Ça, je veux bien le croire.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et ils entrèrent. Ils étaient tout seuls dans la cabine.
— En tout cas, ton amie n’avait pas l’air disposée à le faire.
— Mouais.
— C’est quand même drôle qu’elle ait donné de faux renseignements.
— Je trouve aussi.
— Et ce qu’elle t’a dit… elle t’a parlé d’un club de cyclisme, c’est ça ?
— J’ai exploré cette piste-là. Aucun des clubs de sports du coin ne veut fournir la liste de ses membres. J’ai réussi à pénétrer dans les fichiers de l’un d’eux, à Bethesda, et il n’y a pas de Jane Smith.
— Mouais. Je vois que tu as creusé l’affaire.
— Oui.
— Peut-être que c’est un fantôme. Euh… tu pourrais peut-être aller à toutes les rencontres des clubs de vélo, juste une fois. Ou t’inscrire dans un de ces clubs et faire des balades avec, la chercher lors des réunions, montrer sa photo…
— Quelle photo ?
— Tu devrais pouvoir en obtenir une avec un programme de génération d’images, de portraits-robots.
— Bonne idée. Sauf que… ça ne lui ressemblerait pas.
— Non. Ce n’est jamais très ressemblant.
— Et il faudrait que je fasse des progrès à vélo.
— Allez, dis-toi que tu as quand même de la chance : elle ne fait pas de parachutisme.
— C’est vrai, dit-il en riant. Je vais y réfléchir. Enfin, merci, Anna.
Plus tard, cet après-midi-là, ils se retrouvèrent pour aller à la réunion du comité directeur de la NSF à laquelle Diane les avait convoqués. Ils montèrent au douzième et parcoururent les couloirs. Par les vitres donnant sur l’extérieur, ils virent que la lumière, au-dehors, s’était subitement assombrie. Dans leur hâte à rejoindre l’Atlantique, de gros nuages noirs crevaient, se déchargeant de leur pluie sur la ville.
Dans la grande salle de conférences, quelques personnes, dont Laveta, disposaient un tableau blanc et un écran PowerPoint selon les instructions de Diane. Frank et Anna étaient les premiers arrivés.
— Entrez, entrez, fit Diane.
Puis elle leur tourna le dos pour s’occuper de l’écran.
Les autres participants arrivèrent au compte-gouttes. Le comité directeur de la NSF comptait vingt-quatre membres, même s’il y avait généralement quelques sièges vacants. Les directeurs étaient tous des puissances dans leur domaine scientifique, nommés pour six ans par la présidence à partir de listes fournies par la NSF et l’Académie nationale des sciences.
Pour le moment, ils arrivaient, trempés et échevelés comme s’ils avaient essuyé une tempête, et s’asseyaient au petit bonheur, seuls ou par deux. Quelques directeurs de la division d’Anna les rejoignirent, puis ce fut le tour de Sophie Harper, qui faisait le lien entre la NSF et le Congrès. Pour finir, ils se retrouvèrent à quinze ou seize autour de la grande table. La lumière vacilla légèrement alors qu’un éclair zigzaguait vaguement à travers la pluie battante. La grisaille, au-dehors, palpitait comme s’ils étaient dans un aquarium.
Diane leur souhaita la bienvenue et esquissa rapidement l’ordre du jour. Après quoi elle lista les grands projets qui avaient été proposés, ou dont ils avaient débattu durant l’année, et demanda un rapport succinct aux membres du comité à qui ils avaient été dévolus. Il y avait des projets de mitigation du climat, souvent très hypothétiques, et tous extrêmement coûteux. Un programme de puits à carbone prévoyait des reforestations qui permettraient aussi de contrôler les inondations ; Anna nota d’en parler aux Khembalais.
Mais rien de tout ça n’aurait d’effet sur la situation globale, compte tenu de l’énormité du problème, ainsi que de la mission et du budget restreints de la NSF. Dix milliards de dollars ! Même les projets à cinquante milliards de leur liste n’abordaient que de petites parties du problème d’ensemble.
Dans ces moments-là, Anna ne pouvait s’empêcher de penser à Charlie en train de jouer avec les dinosaures de Joe. Il brandissait un petit animal qui ressemblait à une souris rose, un mammifère primitif, et s’exclamait : « Hé, la NSF ! »
C’était plutôt flatteur pour la NSF. Au fond, ça rendait hommage à son aptitude à la survie dans un monde gigantesque, ou à la façon dont elle incarnait l’avenir, mais l’analogie se justifiait malheureusement aussi en termes de taille. Une petite bête qui se débattait pour sauver sa peau entre les pattes de dinosaures agonisants – ou, pire encore, qui essayait de sauver les dinosaures mêmes –, où était le mécanisme ? Comme aurait dit Frank : « Comment ça marche ? »
Elle chassa ces pensées et fit rapidement son rapport sur l’infrastructure des programmes de distribution qu’elle avait étudiés. Ils étaient en place depuis quelques années, et elle pouvait donc fournir des données quantitatives, qui faisaient apparaître un rendement scientifique accru dans les pays participants. L’infrastructure avait été pas mal ventilée au cours de la dernière décennie. En conclusion, Anna dit que les programmes étaient un succès, et devraient être multipliés, et cette déclaration fut saluée par des hochements de tête approbateurs. C’était évident. Coûteux, aussi.
Il y eut un silence méditatif.
Pour finir, Diane regarda Frank.
— Frank, vous êtes prêt ?
Il se leva. Il n’avait pas l’air à son aise, contrairement à son habitude. Il s’approcha du tableau blanc, prit un marqueur rouge, le tourna et le retourna. Il était écarlate.
— Tous les programmes décrits jusque-là se concentrent sur la collecte de données, et la vérité c’est que nous en avons déjà suffisamment. Le climat du monde a commencé à changer. La rupture de la banquise dans l’océan Arctique a inondé d’eau douce la surface de l’Atlantique Nord, et d’après les chiffres les plus récents, les eaux de surface n’ont pas pu s’enfoncer dans les profondeurs, ralentissant la circulation du grand courant Atlantique. Ce qui a été identifié d’une façon assez concluante comme un événement déclencheur majeur dans l’histoire du climat de la Terre. Mais ça, vous le savez sûrement. Un changement abrupt de climat s’est probablement déjà amorcé.
Frank regarda le tableau blanc, les lèvres pincées.
— La question, maintenant, est : qu’est-ce qu’on fait ? Continuer comme avant ne marchera pas. L’effort de la NSF devrait porter sur la recherche des moyens qui lui permettraient d’avoir un impact beaucoup plus grand qu’elle n’en a eu jusque-là.
— Excusez-moi, dit, l’air un peu irrité, un homme d’une soixantaine d’années, avec une petite barbichette grise, qu’Anna ne reconnut pas. Il me semble que c’est déjà ce que nous essayons de faire. Je veux dire, il en est question à toutes les réunions du comité auxquelles j’ai assisté. Nous passons notre temps à nous demander comment la NSF pourrait faire plus avec les moyens dont elle dispose.
— Peut-être, répondit Frank, mais ça n’a pas marché.
— Que voulez-vous dire, Frank ? intervint Diane. Que devrions-nous faire que nous n’avons pas encore essayé ?
Il se racla la gorge. Ils s’affrontèrent un long moment du regard, investis dans une sorte de conflit indéfini.
Frank haussa les épaules, s’approcha du tableau blanc, ôta le capuchon de son marqueur rouge.
— Je vais vous faire une liste.
Il traça le chiffre 1 et l’entoura.
— Un. Nous devons unir nos efforts.
Il écrivit « Synergies de la NSF ».
— Ce que je veux dire, c’est que vous devriez encourager les efforts synergiques dans toutes les disciplines qui touchent à ce problème. Ensuite, dit-il en écrivant et en entourant le chiffre 2, vous devriez rechercher les applications découlant directement des recherches fondamentales financées par la Fondation. Ces applications devraient être débusquées partout, par des gens spécialement appelés pour ça. Vous devriez avoir une équipe interne, permanente, d’innovation et de politique.
Exactement le mathématicien qu’il vient de perdre, se dit Anna.
Elle n’avait jamais vu Frank aussi grave. Son attitude était à l’opposé de son comportement habituel. Il n’affichait pas du tout le masque de cynisme, d’assurance, qu’il arborait généralement, comme si tout ça n’était qu’un jeu qu’il condescendait à jouer, alors même que la partie était déjà perdue. Il était sérieux, presque furieux. Furieux envers Diane, d’une certaine façon ; il ne la regardait pas, il ne regardait rien ni personne, mais seulement les mots qu’il griffonnait en rouge sur son tableau.
— Trois, vous devriez commanditer les recherches que vous jugez devoir être faites, au lieu d’attendre passivement ce qu’on va vous demander de financer. Vous ne pouvez plus vous permettre cette inertie. Quatre, vous devriez consacrer jusqu’à cinquante pour cent du budget annuel de la NSF au problème le plus énorme que vous aurez identifié – en l’occurrence, le bouleversement catastrophique du climat –, et pousser la communauté scientifique à s’y attaquer et à le résoudre. La communauté scientifique, ça veut dire tout le monde : la recherche publique et privée. Cette démarche pourrait être orchestrée par l’intermédiaire, par exemple, de l’Institut Max Planck, en Allemagne, qui est financé par le gouvernement pour s’attaquer à des problèmes particuliers. Il y a une douzaine d’organismes de ce genre, qui n’existent que tant qu’on en a besoin, et qui sont démantelés quand ils sont devenus sans objet. C’est un bon modèle.
— Cinq, vous devriez vous attacher à accroître l’influence de la science dans tous les domaines de la vie politique. Structurer tous les organismes scientifiques du monde en une organisation plus vaste, une sorte d’ONU de la science, qui s’attaquerait collectivement aux problèmes importants et solliciterait leur financement dans l’intérêt des générations futures de l’humanité.
Il s’interrompit et regarda le tableau blanc en secouant la tête.
— Tout ça peut paraître… quoi ? démesuré ? Antidémocratique, élitiste, ou je ne sais quoi… En tout cas, au-delà de ce que la science est censée être.
— Nous ne sommes pas en position de faire un coup d’État, dit le barbichu qui était déjà intervenu.
Frank écarta son objection d’un geste.
— Voyez cela sous l’angle du paradigme de Kuhn. Le modèle de paradigme qu’il expose dans La Structure des révolutions scientifiques.
Le barbichu hocha la tête, lui accordant cette remarque.
— Kuhn postule que, dans l’ordre normal des choses, un consensus général se fait autour d’un ensemble de croyances qui structurent les théories des peuples, un paradigme, et les recherches effectuées à l’intérieur de cet ensemble sont ce qu’il appelle la « science normale ». Par là, il entend une vision théorique de la nature, mais appliquons ce modèle au comportement en sciences sociales. Ce que nous faisons est de la science normale. Et puis, comme le fait remarquer Kuhn, des anomalies apparaissent, s’accumulent. Des événements indéniables, que nous ne pouvons gérer à l’intérieur du vieux paradigme. Au début, les scientifiques s’efforcent d’y intégrer les anomalies. Ce qu’ils font, tant bien que mal, jusqu’au moment où il y en a trop, et où le paradigme commence à s’effondrer. En tentant de réconcilier l’irréconciliable, il devient aussi ahurissant que le système astronomique de Ptolémée. Nous en sommes là. Nous avons des universités, nous avons la Fondation et tout ce qui s’ensuit, mais le système est trop complexe, et il part dans tous les sens. Il est incapable de prendre en compte des données aberrantes.
Frank regarda brièvement le barbichu, comme s’il le prenait à témoin.
— Pour finir, on voit apparaître un nouveau paradigme qui prend les anomalies en compte, les intègre mieux. Après une période de débat et de confusion, une nouvelle science commence à se structurer autour.
— Si je vous comprends bien, dit le barbichu, nous aurions besoin d’un changement de paradigme concernant la façon dont la science entre en interaction avec la société.
— Exactement.
— Mais lequel ? Vu de ma fenêtre, nous sommes encore dans la période de confusion.
— Absolument. Mais si nous n’avons pas une vision claire de ce que devrait être le nouveau paradigme, et je vous accorde que nous ne l’avons pas, alors notre tâche, en tant que scientifiques, est de faire avancer les choses, de leur permettre de se produire, en y appliquant toutes nos ressources et en nous organisant pour ça. Pour arriver plus vite de l’autre côté. L’argent et le pouvoir institutionnel que la NSF concentre depuis toujours doivent être utilisés à cette fin. Et non plus pour traiter les bénéficiaires de nos subventions comme des clients que nous devons satisfaire si nous voulons conserver leur clientèle. Nous ne devons plus aller au Congrès le chapeau à la main, mendier pour que ça change et les laisser mener la danse quand il s’agit de décider comment dépenser l’argent.
— Houlà ! objecta Sophie Harper. La répartition des fonds fédéraux leur incombe, et ils sont très jaloux de ce droit, vous pouvez me croire.
— Pour ça, oui. C’est de là qu’ils tirent leur pouvoir. Et ils sont le gouvernement élu, je n’en disconviens pas. Mais nous pouvons aller les voir et leur dire : Écoutez, la fête est finie. Nous avons besoin de financer cette liste de projets, ou la civilisation en souffrira pour les décennies à venir. Dites-leur qu’ils ne peuvent pas donner un demi-trillion de dollars par an à l’armée et s’en remettre, pour le sauvetage et la reconstruction du monde, à la chance et à une espèce de religion du libéralisme. Ça ne marchera pas, et la science est le seul moyen de sortir de ce merdier.
— Ce que vous suggérez, c’est le redéploiement de tous les efforts humains dans ces causes par le biais de la science, suggéra Diane.
— Peu importe…, rétorqua sèchement Frank, s’interrompant, comme s’il avait reconnu la phrase prononcée par Diane.
Et il devint encore plus rouge, si c’était possible.
— Écoutez, je ne sais pas, dit un autre membre du comité. Nous avons essayé d’aller plus loin, d’intensifier le lobbying auprès du Congrès, tout ça. Je ne suis pas sûr que ce soit en nous agitant davantage que nous obtiendrons le grand changement dont vous parlez.
Frank hocha la tête.
— Je ne suis pas sûr que ça marchera, moi non plus. Mais c’est ce que j’ai trouvé de mieux, et il faut en faire davantage là aussi.
— En fin de compte, la NSF est une petite agence, dit quelqu’un d’autre.
— C’est vrai aussi. Mais réfléchissez-y comme à une cascade d’informations. Si la NSF se concentrait exclusivement là-dessus, pendant un moment, il se pourrait que notre impact soit démultiplié. Et il y aurait des retombées en cascade. Les équations mathématiques qui décrivent les cascades sont assez basées sur des probabilités. Vous modifiez suffisamment de paramètres en même temps, et si ce sont les bons paramètres, et si la situation est au point d’équilibre, ou s’il est dépassé, boum ! Cascade. Changement de paradigme. Nouvelle concentration sur les grands problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Ce qui sembla faire réfléchir les gens autour de la table.
— Je me demande, reprit Diane au bout d’un moment, sans quitter Frank des yeux, s’il est tellement évident pour tout le monde que nous sommes au bord du gouffre, et si nous serons écoutés si nous essayons de déclencher une telle cascade.
— Je n’en sais rien, convint Frank. Je pense que nous avons passé le point d’équilibre. Le courant Atlantique s’est figé. Nous nous dirigeons vers une période de changement climatique rapide. Ce qui implique des problèmes qui vont rendre impossible la poursuite de la science normale.
Diane eut un sourire crispé.
— Vous voulez dire que nous devons sauver le monde afin que la science puisse continuer ?
— Oui, si vous voulez présenter les choses comme ça. Faute de meilleure raison d’agir.
Diane le regardait, offusquée. Il ne baissa pas les yeux, l’air peu disposé à céder du terrain.
Anna suivait l’échange, assise au bord de sa chaise. Il se passait quelque chose entre ces deux-là, mais elle n’avait pas idée de ce que c’était. Pour alléger la tension, elle écrivit sur son bloc Sauver le monde afin que la science puisse continuer. Le Principe de Frank, comme l’appela ensuite Charlie.
— Alors, dit Diane, pour rompre la glace. Qu’en pensez-vous ?
Une discussion s’ensuivit. Les idées fusèrent : créer une sorte de « cabinet fantôme » pour doubler le Bureau d’évaluation technologique du Congrès, faire campagne pour que le conseiller scientifique du Président soit membre de son cabinet, et même rédiger un nouvel amendement à la Constitution qui élèverait l’Académie nationale des sciences au niveau d’une branche du gouvernement. Et puis aussi conquérir un statut international, fonder un corps mondial d’organisations scientifiques pour promouvoir tout ce qui pourrait asseoir une civilisation durable. Ces idées et d’autres furent évoquées, de façon hésitante, au début, et puis avec plus d’enthousiasme au fur et à mesure que les participants réalisaient qu’ils avaient tous plus ou moins caressé des idées de cette espèce, des visions trop énormes ou trop échevelées pour qu’ils osent les aborder avec d’autres chercheurs. « Des notions assez ébouriffantes », comme le dit l’un d’eux.
Frank les écoutait, toujours planté devant son tableau blanc.
— Le truc, dit-il, c’est que de la façon dont les choses sont organisées maintenant, les scientifiques ne se mêlent pas des décisions de politique politicienne, de la même façon que les militaires se tiennent à l’écart des affaires civiles. C’est un héritage de la Seconde Guerre mondiale, quand la science était assimilée aux problèmes militaires ; les savants se sont effacés des instances politiques, et on a créé une structure instituant le contrôle civil de la science, si je puis dire. Eh bien, moi, je dis merde à tout ça ! La science, ce n’est pas l’armée. Ce n’est pas le problème, c’est la solution. Elle doit donc se faire entendre. Ce qui paraît extravagant, là-dedans, c’est l’idée que les savants doivent prendre position et faire partie intégrante du processus de prise de décision politique. Si c’étaient les types du Pentagone qui disaient ça, je serais le premier à m’inquiéter, sauf que c’est ce qu’ils font tout le temps. Mais je dis que c’est une revendication parfaitement légitime, et même une démarche nécessaire, parce que, d’abord, nous ne sommes pas l’armée, nous sommes la société civile, et ensuite, les seules méthodes permettant d’aborder les problèmes d’environnement global, c’est nous qui les maîtrisons.
Le groupe rumina un instant ses paroles dans le silence seulement troublé par la pluie torrentielle qui décrivait sur les vitres une infinité de schémas évoquant des deltas mouvants. Des nuages de plus en plus sombres grommelaient au-dessus du bâtiment, environnant la pièce d’une lueur crépusculaire, la réduisant à un cube de lumière fluorescente suspendu dans une grisaille aqueuse.
Le bloc d’Anna était couvert de mots isolés dans un contexte de gribouillis. Tant de problèmes intimement liés, imbriqués dans l’immense problème global. Tant de solutions suggérées, soit partielles, soit utopiques, soit les deux. À ce stade, personne ne pouvait prétendre détenir une grande stratégie pour l’avenir. Sophie Harper donnait l’impression de se retenir de lever les bras au ciel, comme si elle prenait le discours de Frank pour une critique de ses actions à ce jour, ce qui, se disait Anna, était une façon de voir les choses, bien que ce ne soit pas vraiment celle de Frank.
C’est alors que Diane fit un mouvement sec, coupant court à la discussion.
— Frank, dit-elle en étirant son nom, c’est vous qui avez mis le sujet sur le tapis, comme si nous pouvions y faire quelque chose. Alors, je vous propose de diriger un groupe chargé d’imaginer quoi. Qui dresserait l’inventaire de ce que nous pourrions faire, effectivement, et qui rendrait compte à ce comité. Vous pourriez partir de l’idée que votre groupe serait celui qui ouvrirait la voie du nouveau paradigme.
Frank regardait tous les mots qu’il avait si violemment griffonnés en rouge sur le tableau blanc. Il le regarda pendant un long moment, avec une expression sinistre. La plupart de ceux qui étaient là savaient qu’il devait rentrer à San Diego. L’offre de Diane devait leur paraître caractéristique de son style de management, direct, transparent, et souvent pimenté d’un élément de confrontation ou de défi. Quand on manifestait devant elle le désir d’entreprendre quelque chose, elle disait : « Eh bien, allez-y. Faites-le, passez aux actes, si vous en avez tellement envie. »
Frank se retourna enfin, et dit, en la regardant dans les yeux :
— Eh bien, d’accord. Je serai heureux de le faire. Je ferai de mon mieux.
C’est à peine si Diane laissa voir un éclair momentané de triomphe. Dans le temps, quand Anna était jeune, elle avait vu un maître de jeu d’échecs jouer contre une salle entière. Un seul joueur lui donnait du fil à retordre, et quand il l’eut enfin mis échec et mat, elle l’avait vu s’approcher de l’échiquier suivant avec ce même bref regard de jubilation.
Et là, dans cette salle, Diane était déjà passée au point suivant de l’ordre du jour.
Le groupe de bio-informatique se retrouva ensuite dans les bureaux d’Anna et de Frank, au sixième étage, à siroter du café froid, le regard perdu dans l’atrium.
Edgardo pointa son nez et dit allègrement :
— Alors, cette réunion ? Encore des palabres inutiles, je suppose.
— Non, coupa Anna.
— Quoi, Diane a réformé la NSF de fond en comble ? s’esclaffa-t-il.
— Non.
Ils restèrent assis là. Edgardo entra et se versa un café.
— Je ne sais pas, mais si tu avais annoncé à Diane que tu restais une année de plus, tu ne t’y serais pas pris autrement, dit Anna à Frank.
— Ouaip.
Edgardo se retourna, surpris.
— Eh bien, ça prouve que les miracles existent ! J’espère que tu n’as pas résilié le bail de ton appartement !
— Eh si.
— Oh non ! La tuile !
Frank écarta la réplique d’un revers de sa main brûlée.
— Le type revenait, de toute façon.
— Alors, tu as vraiment changé d’avis ? lui demanda Anna.
— C’est-à-dire que…
Les lumières et les ordinateurs s’éteignirent. Une coupure de courant, due à l’orage.
— Il ne manquait plus que ça !
Ils étaient dans le noir complet. L’atrium était un aquarium uniquement éclairé par la lueur verdâtre, glauque, des boîtiers de sécurité. EXIT. L’ombre de l’avenir.
Et puis le générateur de secours prit le relais, faisant entendre un bourdonnement perceptible du haut en bas de l’immeuble. L’électricité était revenue, annoncée par une sorte de vibration basse et plusieurs pings informatiques.
Anna alla dans le couloir et regarda par la vitre d’angle. Arlington était plongée dans le noir, jusqu’à l’horizon noyé de pluie. Beaucoup de générateurs de secours étaient déjà entrés en service, et d’autres suivaient, de plus en plus, vives lumières qui, dans la pluie, ressemblaient à des petits feux de camp. Au-dessus du Pentagone, le ventre des nuages noirs, éclairé par dessous, brillait d’une lueur sinistre.
Frank sortit de son bureau et la rejoignit.
— Voilà comment ce sera tout le temps, prédit-il d’un ton sinistre en regardant par-dessus son épaule. On a intérêt à s’y habituer.
— Comment ça marcherait ? demanda Anna.
Il eut un bref sourire. Mais un vrai sourire, une version en réduction de celui qu’elle lui avait vu chez elle.
— Ça, il ne faut pas me le demander.
Il regarda, par la fenêtre, la ville plongée dans le noir. Au sourd martèlement de la pluie se superposait le hululement étouffé d’une sirène, dans le lointain.
L’Hyperniño, qui était maintenant dans son quarante-deuxième mois, avait généré un nouveau système tropical dans le Pacifique Est, au nord de l’équateur, et une énorme tempête gorgée de pluie se ruait à présent vers la Californie, au nord-est. C’était la quatrième d’une série de formidables tempêtes appelées Pineapple Express qui suivaient le Jet Stream à une allure exceptionnellement rapide, droit vers la côte du comté de San Diego. À quinze kilomètres d’altitude, les vents soufflaient à deux cent soixante-dix kilomètres à l’heure, et l’air, en dessous, s’abattait sur le sol à cent kilomètres à l’heure, en bourrasques tumultueuses, hachées, vengeresses, qui recrachaient toute leur humidité. Les falaises de La Jolla, Blacks, Torrey Pines, Del Mar, Solana Beach, Cardiff-by-the-Sea, Encinitas et Leucadia étaient frappées de plein fouet, et en beaucoup d’endroits le grès, rongé par les vagues par en dessous et saturé de pluie par en dessus, commença à s’effondrer dans la mer.
Leo et Roxanne Mulhouse étaient aux premières loges, dans leur maison dressée au bord de la falaise, à Leucadia. Depuis qu’il avait été licencié, Leo avait passé des heures assis devant la baie vitrée, à l’ouest, ou debout sous le porche, dans la tourmente, à regarder les tempêtes arriver sur le continent. C’était stupéfiant de voir une telle quantité d’eau s’écraser sur une côte. Les nuages et le ciel surgissaient de l’horizon et filaient au-dessus de leur tête, se déversant tout d’un coup, et pourtant les falaises et les maisons tenaient bon dans le vent hurlant qui se déchaînait sur les obstacles, comprimé et intensifié dans ce premier assaut sur la terre ferme.
Ce matin-là, c’était pire que les jours précédents. Les branches des arbres s’agitaient furieusement ; trois eucalyptus avaient été arrachés rien que sur Neptune Avenue. Et Leo n’avait jamais vu la mer dans cet état. Du rivage jusqu’à l’endroit où les noires tempêtes qui se ruaient sur eux bouchaient l’horizon, l’océan était une masse gigantesque de vagues en furie. Des millions de crêtes blanches roulaient vers la terre sous les lambeaux d’écume et le crachin emportés par le vent ; les vagues hachaient inlassablement l’eau grise, battue par un vent ininterrompu. De violentes bourrasques chargées de pluie passaient à toute vitesse, ou rabattaient de noires explosions de pluie sur le pignon ouest de la maison. De brefs éclairs et des colonnes de lumière dardaient entre ces rafales, sans réussir à éclairer la surface de l’océan. L’eau était trop déchiquetée. Les colonnes grises de lumière semblaient dévorées par les embruns.
D’un côté et de l’autre de Neptune Avenue, leur falaise se délitait. Ça arrivait irrégulièrement, par blocs de tailles différentes, qui cédaient parfois en haut de la falaise, parfois au pied, parfois au milieu.
L’érosion n’était pas une nouveauté. Les falaises de San Diego s’érodaient continuellement, depuis le début de la période de colonisation moderne, comme elles le faisaient probablement depuis des siècles avant cela. Mais le long de cette partie de la falaise, au nord et au sud de Moonlight Beach, les maisons avaient été construites très près du bord. Les topographes qui étudiaient les photos ne remarquaient pas beaucoup de mouvement entre 1928 et 1965, quand les constructions avaient commencé. On n’y voyait pas trace de la tempête du 12 octobre 1889, au cours de laquelle il était tombé vingt centimètres de pluie sur Encinitas en huit heures, déclenchant une inondation et un effondrement de falaise si graves que trois rues – A, B et C – de la ville nouvelle avaient disparu dans la mer. Ils ne voyaient pas non plus qu’en faisant des gradins à flanc de paroi, et en creusant des tuyaux d’évacuation qui débouchaient à même la falaise, ils détruisaient le schéma de drainage naturel qui menait vers l’intérieur des terres. Et c’est ainsi que des maisons et des immeubles avaient été construits sur ces falaises d’où on avait une si belle vue, et dont la stabilisation avait exigé dix ans d’efforts.
Maintenant, entre autres problèmes, elles étaient souvent d’une verticalité anormale, à cause de tous les travaux d’étaiement. Les barrières de béton et d’acier, les parterres de plantes couvre-sol, les parois de bois et les poutrelles, les bardages et les profilés de plastique, les murs de soutènement en parpaings ou en pierre naturelle, les contreforts de béton – tous ces travaux avaient été faits à la même période, une époque où les lagunes, au nord, avaient toutes été réhabilitées et leurs rivières canalisées, tant et si bien que leur sable n’arrivait plus jusqu’à la mer. Alors, avec le temps, les plages avaient disparu, et désormais les vagues frappaient directement la base des falaises de plus en plus abruptes. Le point d’équilibre était dépassé, et de très loin.
La férocité de l’Hyperniño obligeait maintenant à prendre tout ça en compte, balayant tout d’un coup un siècle d’efforts. La veille, juste au sud de la propriété des Mulhouse, une section de la falaise de vingt-cinq mètres de longueur sur quatre ou cinq de hauteur s’était éboulée, ensevelissant la bande de béton qui s’étendait en bas. Deux heures plus tard, un croissant de roche d’une douzaine de mètres de profondeur s’était abattu dans la mer, juste au nord, ouvrant une nouvelle faille à nu entre deux immeubles. La ravine s’était rapidement changée en une coulée de boue et de pierres qui s’était déversée dans les eaux en furie, les teintant en marron sur des centaines de mètres vers le large. Le courant habituel remontait vers le sud, mais l’orage chassait l’océan tout comme l’air vers le nord, de sorte que l’eau, au large, était un chaos de courants où se rencontraient les décharges des fleuves tumultueux et les coups de boutoir des énormes vagues soulevées par le vent qui soufflait sans discontinuer, projetant du crachin partout. C’était tellement violent qu’il n’y avait pas un surfeur en vue.
Alors que la sombre matinée s’avançait, beaucoup de résidents de Neptune Avenue sortirent regarder leur bout de falaise. Il y avait aussi des représentants des autorités, et les curieux se massaient dans les petites rues transversales qui allaient vers la route de la côte et dans les endroits publics, le long du bord de la falaise. Les gens étaient allés, la veille au soir, à la bibliothèque de la ville, écouter une équipe d’ingénieurs de l’armée américaine exposer un plan de stabilisation de la falaise aux points les plus vulnérables, avec des blocs de pierre lâchés d’en haut. Par endroits, le largage de ces pierres par-dessus le bord risquait d’endommager les plantes couvre-sol et de défoncer les routes qui partaient de certains points de la falaise. Mais, compte tenu de la situation, on estimait dans l’ensemble que l’intérêt général justifiait les dégâts possibles, d’autant qu’on leur avait promis de les réparer quand la crise serait passée. Évidemment, il y avait des choses auxquelles on ne pourrait remédier. En bien des endroits, la plage, déjà étroite, serait enfouie, deviendrait un entassement de blocs de roche, même à marée basse – comme les parois d’une jetée, ou une étendue de côte très rocheuse. Certaines personnes, à la réunion, déploraient la disparition de cet aspect caractéristique de la côte, une plage qui faisait quatre cents mètres de large dans les années 1920, et qui, même réduite, faisait de San Diego ce qu’elle était. D’aucuns pensaient qu’elle était plus précieuse que les maisons construites trop près du bord. Tant pis, on n’avait qu’à les laisser tomber à la mer !
Mais les propriétaires des maisons en question avaient répliqué que la rangée de constructions du bord de la falaise ne serait pas forcément la dernière à disparaître. Tout le monde connaissait maintenant l’histoire de D Street, la rue la plus à l’ouest d’Encinitas. Quand on allait au fond des choses, la ville tout entière était construite le long d’une falaise de grès, une falaise méchamment fracturée et pleine de failles. Son érosion rapide, massive, s’était déjà produite, et elle pouvait se reproduire. Il suffisait d’un coup d’œil au Pacifique en furie pour se convaincre que c’était possible.
Et c’est ainsi que, plus tard, ce matin-là, Leo se retrouva, sa veste imperméable et son pantalon plaqués sur son corps par le vent, en train de pousser une brouette sur un large sentier de caillebotis près du bord de la falaise, à l’extrémité sud de Leucadia. Roxanne était dans l’intérieur des terres, chez sa sœur. Il n’avait que ça à faire, et il était heureux de trouver à s’occuper. Le corps d’ingénieurs de l’armée avait garé un camion-benne du comté sur Europa, et des hommes soulevaient à l’aide d’un petit treuil des blocs de granit qu’ils déposaient sur des brouettes. Une profusion de bénévoles grouillait autour, telle une équipe de volontaires venus lutter contre un incendie. Les gars du comté et de l’armée supervisaient les opérations, alignant les planches et dirigeant les pierres vers les différents points du bord de la falaise d’où elles devaient être balancées.
Des dizaines, des centaines de gens étaient sortis dans la tourmente, sur la route de la côte ou dans les parkings du point de vue, pour regarder les blocs de pierre dégringoler dans la mer. C’était le dernier événement à la mode, une sorte de nouveau sport extrême. Certains blocs prenaient vraiment bien l’air, tournoyaient sur eux-mêmes, restaient pour ainsi dire immobiles, ou s’écrasaient dans des gerbes d’eau monumentales. Les surfeurs qui ne contribuaient pas à l’effort général – le nombre de bénévoles susceptibles d’aider en même temps était forcément limité – saluaient les chutes les plus spectaculaires par des hurlements enthousiastes. Tous les surfeurs du pays étaient venus là, attirés comme des papillons par une flamme. Ils étaient fascinés, et ça les démangeait sûrement de sortir ; mais ce n’était vraiment pas possible. Les éléments étaient déchaînés, et ils n’auraient eu aucune chance avec les grandes vagues qui venaient se briser au bas des falaises. Des masses d’eau monstrueuses s’élevaient, se désintégraient en un feu d’artifice de blancheur écumante, farouche, restaient un moment cabrées, très haut, sur la paroi de la falaise, puis s’abattaient et retournaient prendre des forces au large, fonçant comme des taureaux dans les vagues qui arrivaient, créant des collisions tumultueuses, jusqu’à ce que tout, sur les bancs de sable brun, ne soit plus que trouble et chaos, où une nouvelle montagne d’eau venait alors s’écraser.
Et pendant tout ce temps, le vent hurlait au-dessus d’eux, à travers eux, contre eux. C’était un vent chaud, quinze ou vingt degrés. Leo n’arrivait pas à estimer sa vitesse. Les falaises, à cet endroit, étaient basses par rapport à celles de Torrey Pines – vingt-cinq mètres environ, au lieu d’une centaine –, mais elles suffisaient amplement à faire obstacle au terrible vent du large et l’obligeaient à remonter, de sorte que, un peu en retrait, l’air était à peu près immobile, alors, que juste au bord, le courant d’air ascendant était traversé de fréquentes bourrasques, pareilles aux coups de poing d’une main invisible. Leo avait l’impression que s’il s’était penché au bord de la falaise il aurait pu écarter les bras et rester suspendu là, en diagonale, peut-être même sauter et descendre en vol plané jusqu’en bas. De jeunes adeptes du deltaplane allaient probablement essayer ça, ou des surfeurs à la combinaison modifiée, pareils à des espèces d’écureuils volants. Sauf qu’ils n’apprécieraient sûrement pas de se retrouver dans l’eau en ce moment. La hauteur à laquelle le crachin venait s’écraser contre la paroi de la falaise était difficile à croire, vraiment stupéfiante ; les embruns soulevés par le vent étaient régulièrement projetés vers l’intérieur des terres, sur les maisons et les gens déjà trempés.
Leo poussa sa brouette vers le bout du chemin de planches où une bande de gars prirent les poignées avec lui et l’aidèrent à faire basculer la pierre au bon endroit. Après ça, il s’écarta et resta un moment planté là, à regarder les autres s’affairer. L’accès à certaines parties plus vulnérables de la falaise serait forcément restreint, et ils en auraient pour des jours à les consolider. Pour le moment, les pierres disparaissaient simplement dans les vagues. Il n’y avait rigoureusement aucun résultat visible.
— Autant laisser tomber des pierres dans l’océan, dit-il dans le vide.
Le bruit du vent était terrifiant, un hurlement interminable, pareil à la poussée des réacteurs d’un avion avant le décollage, ponctué de claques fréquentes, invisibles, sur l’oreille. Il pouvait parler tout seul sans craindre qu’on surprenne ses paroles, et c’est ce qu’il faisait : un journal parlé de sa journée. Le vent le faisait pleurer, mais il lui arrachait aussitôt ses larmes, dégageant sa vue, puis la brouillant à nouveau.
C’était une réaction purement physique aux coups de vent ; au fond, il était très heureux d’être là. Heureux de la distraction que lui procurait la tempête. Une catastrophe naturelle, un désastre partagé, qui mettait tout le monde dans le même bateau. D’une certaine façon, c’était même exaltant – pas seulement la réaction humaine, mais la tempête proprement dite.
Le vent en tant qu’esprit. Il se sentait transporté. Comme si le vent l’avait emmené hors de sa vie et très loin.
Ça plaçait assurément les choses sous une perspective très différente. Il avait perdu son boulot, et alors ? Quelle importance, en réalité ? Le monde était tellement vaste et puissant. Il grouillait de petites créatures pas plus grosses que des puces, et leurs problèmes étaient des soucis de puces.
Alors il retourna au camion-benne chercher une autre pierre et se concentra sur l’effort de la maintenir en équilibre sur le devant de la brouette, en l’inclinant, en lui faisant suivre la ligne flexible de planches, en avançant, l’épaule en avant, dans la bourrasque. Balancer une pierre dans l’océan. Merveilleux, vraiment.
Il revenait en courant, avec sa brouette vide, vers la benne, quand il vit Marta et Brian qui sortaient du pick-up de Marta garé un peu plus loin, au bout de la rue.
— Hé !
C’était une bonne surprise, parce qu’ils n’étaient pas ensemble, ils n’étaient même pas amis en dehors du labo, à sa connaissance, et Leo craignait de ne plus jamais les revoir après la fermeture du labo.
— Marta ! hurla-t-il joyeusement. Eh, Braill-anne !
— LEO !
Ils étaient ravis de le voir. Marta courut vers lui et le serra sur son cœur. Brian en fit autant.
— Comment ça va ?
— Alors, comment ça va ?
Ils étaient galvanisés par les éléments déchaînes, et l’occasion de se rendre utile. Aucun doute que ces deux semaines avaient été longues pour eux aussi, sans travail, sans nulle part où aller, sans rien à faire, à part lézarder sur la plage, ou ailleurs. En tout cas, ils étaient là, et Leo en était ravi.
Ils se mirent très vite au boulot, traînant les rochers vers la falaise. À un moment, Leo se retrouva derrière Marta sur le chemin de planches. Il regarda ses hanches étroites, ses larges épaules musculeuses de surfeuse, ses cheveux noirs, bouclés, trempés, et fut pris pour elle d’une soudaine vague d’amitié et d’admiration. Elle leva la tête dans le vent hurlant, pour hurler en retour. Hurler de joie. Elle lui manquerait. Et Brian aussi.
C’était formidable de leur part d’être venus comme ça ; mais la nature des choses était telle qu’ils trouveraient sûrement un autre boulot, et puis ils s’éloigneraient. Ça ne durait jamais, avec les anciens collègues de travail, le lien n’était pas assez fort. Le travail était une occasion de rencontrer, d’apprécier les gens embauchés comme vous. Pas seulement leur façon à eux d’être, mais aussi la façon dont ils travaillaient, les expériences qu’ils faisaient ensemble. Ça avait été un bon labo.
Les militaires leur faisaient signe de reculer du bord de la falaise, où la pelouse était maintenant complètement dévastée. Un type avec un coupe-vent trempé marqué USGS était accroupi au-dessus d’une grande cantine de métal. Un fonctionnaire du Bureau géologique national. Brian hurla à l’oreille de ses amis qu’ils avaient trouvé une fracture dans le grès, parallèlement au bord de la falaise. Apparemment, ils avaient un peu sondé le sol et l’instrument du géologue indiquait des mouvements. Elle allait s’effondrer. Tout le monde lâcha sa pierre sur place et rapporta les brouettes vides vers Neptune Avenue.
Juste à temps. Avec un bref rugissement assourdi et un whouf ! qui aurait pu n’être qu’un coup de vent, ou une vague de plus – mais alors une vague vraiment grosse –, le bord de la falaise s’affaissa. Ensuite, à l’endroit où elle se trouvait, ils virent, à travers le vide, la mer grise, sur des centaines de mètres. Le bord de la falaise avait reculé de quatre ou cinq mètres.
Très bizarre. La foule n’eut qu’un cri, qui masqua un instant le bruit du vent. Leo, Brian et Marta s’avancèrent avec les autres pour entrevoir la sale rage de l’eau, tout en bas. La brèche s’étendait sur une centaine de mètres au sud, peut-être quinze au nord. Une modeste perte dans le schéma général des choses, mais c’était comme ça que ça se passait le long de cette partie de la côte, une petite rupture après l’autre. Le type de l’USGS leur dit qu’il y avait une série de failles dans le grès, à cet endroit, toutes parallèles à la falaise, et il était probable qu’elle continuerait à se déliter, bribe par bribe, alors que les vagues sapaient le pied de la paroi. Trois rues avaient disparu comme ça, en une nuit. Ça pouvait aller tout du long, vers l’intérieur des terres, jusqu’à la route de la côte, leur dit-il.
Stupéfiant. Leo n’avait plus qu’à espérer que la maison de la mère de Roxanne ait été construite sur une section plus solide de la falaise. C’est l’impression qu’il avait toujours eue quand il descendait l’escalier, sur le côté, et elle se vérifiait ; la maison était bel et bien dressée sur une sorte de contrefort de pierre. Mais rien ne garantissait qu’un segment quelconque tiendrait ; c’était ce qu’il se disait, debout là dans le vent furieux, en regardant l’océan s’agiter. Rien ne pourrait empêcher un quartier entier de disparaître. Et tout le long de la côte, ils avaient construit très près du bord, alors ça devait être plus ou moins pareil en beaucoup d’autres endroits.
Aucune maison n’avait encore été emportée dans l’effondrement qu’ils venaient de constater, mais il y en avait une, à l’extrémité sud, dont une partie du mur ouest s’était écroulé, et qui était ouverte à tous les vents. Les gens plantés autour regardaient en tendant le doigt, hurlant sans se faire entendre dans le rugissement du vent. Vibrionnant, courant de-ci, de-là, essayant de voir quelque chose.
Il n’y avait rien d’autre à faire, à ce stade. Le bout du chemin de planches avait été emporté avec le reste. L’armée et les types du comté disposaient des chevaux de frise et déroulaient du ruban de plastique orange ; ils allaient barrer la route, l’évacuer, et transférer l’effort de consolidation vers un coin plus sûr.
— Waouh ! lança Leo à l’orage, sentant le vent lui arracher le mot de la bouche et l’emporter vers l’est. Putain, quel vent ! C’est juste là qu’on était ! hurla-t-il à l’intention de Marta.
— Parti ! hurla Marta en retour. Tout est parti ! Parti comme Torrey Pines Generique !
Brian et Leo poussèrent des hurlements approbateurs. Parti à la mer, avec tout ce putain d’endroit !
Ils allèrent retrouver le petit pick-up Toyota de Marta, s’assirent au bord du trottoir, plus ou moins à l’abri du vent, et burent les cafés qu’elle avait apportés, déjà refroidis dans leur tasse en carton avec leur couvercle de plastique.
— Le boulot n’est pas fini, leur annonça Leo.
Ils acquiescèrent. Ils avaient compris qu’il parlait des travaux de terrassement.
— Ça, c’est sûr, répondit Brian. Il paraît que la route de la côte est coupée juste au sud de Cardiff. La lagune de San Eijo est complètement obstruée, et la mer remonte dans l’embouchure du fleuve. La rue des restaurants a purement et simplement disparu. Le pont routier a été emporté, et l’eau a commencé à envahir la route par les deux côtés.
— Eh ben !
— Ça va être un sacré merdier. Je parie que ça va faire pareil à l’embouchure de la Torrey Pines River.
— Comme tout le long de la lagune.
— Peut-être, ouais.
Ils sirotèrent leur café.
— C’est chouette de vous revoir, les gars ! dit Leo. Merci d’être venus.
— Ouais.
— C’est ce qu’il y a de plus terrible dans tout ça, reprit Leo.
— Ouais.
— Dommage qu’ils ne nous aient pas gardés. Ils mettent tous leurs œufs dans le même panier, là.
Marta et Brian regardèrent Leo. Il se demanda avec quelle partie de ce qu’il avait dit ils n’étaient pas d’accord. Et comme ils ne travaillaient plus pour lui, il n’avait pas le droit de leur tirer les vers du nez à ce sujet, pas plus qu’à n’importe quel autre sujet, d’ailleurs. D’un autre côté, il n’avait pas de raison de se gêner.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je viens de signer avec Small Delivery Systems, dit Marta, en hurlant pour se faire entendre par-dessus le vacarme.
Elle le regarda, mal à l’aise.
— C’est Eleanor Dufour qui m’a embauchée. Elle est chez eux, maintenant. Ils veulent qu’on reprenne les recherches sur les algues qu’on avait commencées.
— Oh, je vois. Eh bien, tant mieux. Tant mieux pour toi.
— Ouais. Enfin, Atlanta…
Les types de l’armée sifflèrent. Un groupe de Leucadiens les suivirent en marchant au pas, le long de Neptune Avenue, vers un autre camion-benne qui venait d’arriver. Le boulot continuait.
Leo, Marta et Brian les rejoignirent et se remirent à l’ouvrage. Certains partirent, d’autres arrivèrent. Des tas de gens filmaient les événements avec des caméras vidéo ou numériques. Comme la journée avançait, les volontaires prirent avec reconnaissance les gros gants de chantier que leur proposaient les gars de l’armée. Ils avaient déjà assez d’ampoules comme ça.
Vers deux heures de l’après-midi, les mains en sang, ils décidèrent tous les trois de laisser tomber. Leo avait les cuisses et les reins en compote, et il mourait de faim. Le travail sur la falaise se poursuivrait, et ils ne manqueraient pas de volontaires, tout le temps que la tempête durerait. C’était une tâche nécessaire, et puis c’était marrant d’être dehors, dans la tourmente, à faire quelque chose. La plupart des gens seraient sortis pour regarder, de toute façon, mais là ils se sentaient utiles, ils avaient l’impression que c’était mieux que s’ils étaient demeurés chez eux.
Ils restèrent tous les trois plantés sur une pointe, juste au nord de Swami, penchés dans la tempête et s’émerveillant du spectacle. Marta faisait des petits bonds sur place, encore pleine d’énergie, totalement embrasée. Elle semblait à la fois remontée et furieuse, et elle hurlait quand une vague particulièrement grosse s’écrasait sur la petite falaise obstinée de Pipes.
— Ouais ! Regardez-moi ça ! Et allez ! Allez !
Elle était trempée comme une soupe, comme eux tous, la pluie lui collait les cheveux sur la tête, le vent plaquait sa chemise sur sa poitrine. On aurait dit la gagnante d’une espèce de concours de tee-shirt mouillé mâtiné de sport extrême, le mince tissu détrempé soulignant ses seins, son nombril, ses côtes, ses clavicules et ses abdominaux. Une force de la nature, une déesse du surf de San Diego, et tant mieux si elle s’était fait embaucher par Small Delivery Systems. Leo sentit à nouveau poindre un petit bourgeon vert comme l’espoir dans sa poitrine, près de son cœur, pour cette jeune sauvage qui avait été sa collègue.
— C’est tellement génial ! hurla-t-il. Je préfère faire ça plutôt que de travailler au labo !
Brian éclata de rire.
— Ouais, sauf que pour ça, on n’est pas payé.
— Ah, bah ! Et merde. C’est mieux quand même !
Et il hurla dans la tempête.
Et puis Brian et Marta le serrèrent sur leur cœur. Ils s’en allaient.
— Essayons de rester en contact, les gars, dit Leo, devenant sentimental. Vraiment, essayons. Qui sait, on pourrait se retrouver, un jour, retravailler ensemble quelque part.
— Bonne idée.
— Je serai probablement disponible, répondit Brian.
Marta haussa les épaules, détourna le regard.
— On sera disponible ou pas.
Et puis ils s’en allèrent. Leo fit de grands signes alors que le pick-up de Marta s’éloignait dans la rue. Un soudain pincement au cœur – les reverrait-il jamais ? Le reflet des feux arrière du pick-up égrenant deux lignes rouges sur l’asphalte mouillé, le pointillé d’un clignotant à droite, et ils disparurent.