6. La capitale des sciences

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Des robots sous-marins rôdent dans les profondeurs, effectuant des recherches océanographiques. Des glisseurs autonomes, sortes de torpilles à ailettes comme les Slocum gliders, viennent recharger leurs batteries dans des observatoires sous-marins d’où ils téléchargent les données qu’ils ont glanées. Finalement, les océanographes disposent de presque autant d’informations que les météorologues. Ils surveillent notamment une couche profonde d’eau relativement chaude, qui coule de l’Atlantique dans l’Arctique. C’est l’ALTEX, ou Atlantic Layer Tracking Experiment.

Mais ils ne seront jamais aussi performants dans ce domaine que les baleines blanches, les bélugas qui vivent toute leur vie au large : elles ont été équipées de capteurs qui enregistrent la température, la salinité et le taux de nitrate de l’eau, ainsi que d’un système d’enregistrement GPS et d’un détecteur de profondeur. Elles aiment monter et descendre dans leur monde bleu, plonger dans le noir royaume des profondeurs, remontant pour refaire le plein d’air, tout cela en enregistrant des données à chaque instant. Whitey Ford, la Femme en Blanc, Moby Dick, Casper le petit fantôme, et tous les blancs spectres des profondeurs, nagent selon leur bon plaisir, en haut, en bas, inlassablement, dans leurs immenses territoires, continuellement, immuablement, rapides et souples, capables de plonger à de très grandes profondeurs, pâles étincelles dans le bleu le plus noir, le noir le plus bleu. Remontant pour respirer. Nos cousines les baleines blanches nous aident à connaître ce monde. La couche chaude va en diminuant.

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Frank acheva son séjour à San Diego dans un état de tension désagréable. La rencontre avec Marta l’avait démoralisé et il n’arrivait pas à remonter la pente.

Il fit les petites annonces, à la recherche d’un logement en vue de son retour, à l’automne, ce qui acheva de l’abattre. Il comprit qu’il avait intérêt à louer quelque chose et à prendre son temps pour acheter. Il aurait du mal à trouver une maison qui lui plairait, et dans ses moyens. Ce serait peut-être même carrément impossible. Il avait des problèmes financiers. Et il fallait beaucoup, beaucoup d’argent pour acheter une maison dans le nord de San Diego, par les temps qui couraient. Avec Marta, ils avaient acheté le bungalow idéal pour un couple à Cardiff, mais ils l’avaient vendu quand ils s’étaient séparés, ce qui avait beaucoup contribué à aggraver la situation entre eux. La région était devenue trop chère pour un simple prof. Il aurait besoin de revenus annexes.

Alors il regarda les locations dans le comté nord, tout en allant, les après-midi, dans le bureau vide, sur le campus, à la rencontre de deux postdocs qui travaillaient encore pour lui pendant son absence. Il parla aussi, avec la présidence du département, des cours qu’il devait donner à l’automne. Rien de tout ça n’était vraiment enthousiasmant.

Et pour couronner le tout, il reçut dans son casier, au département, une lettre du bureau des transferts de technologie de l’université de San Diego. Le pouls battant à tout rompre, il déchira l’enveloppe, parcourut le courrier en diagonale, et appela aussitôt le bureau.

— Salut, Delphina ! C’est Frank Vanderwal. Je viens de recevoir une lettre du comité de surveillance. Vous pourriez m’expliquer de quoi il retourne, s’il vous plaît ?

— Oh, bonjour, docteur Vanderwal. Voyons un peu… le comité de surveillance des revenus extérieurs de la faculté voudrait vous interroger sur les revenus que vous avez perçus des actions de Torrey Pines Generique. Tout ce qui dépasse deux mille dollars par an doit être déclaré, et ils n’ont rien reçu de votre part.

— Évidemment, je suis à la NSF, cette année. Mes actions sont gérées par un blind trust. Je ne suis au courant de rien.

— Oh, c’est vrai, en effet. Peut-être que… attendez une seconde. Ah oui. Ils auraient dû le savoir. Je ne suis pas sûre. Je cherche leur mémo, là… Ah, voilà. Ils ont appris que vous alliez retourner chez Torrey Pines, en rentrant, et…

— Hein ? Attendez un peu ! Où sont-ils allés chercher ça ?

— Je n’en sais rien…

— Parce que ce n’est pas vrai ! J’ai discuté avec des collègues à Torrey Pines, mais c’était à titre privé. Qui a bien pu leur raconter cette histoire ?

— Je vous dis que je n’en sais rien, répondit Delphina, qui commençait à s’offusquer de son indignation.

Aucun doute : elle devait, par la nature même de son poste, se retrouver plus souvent qu’à son tour en butte à l’indignation ou la hargne de ses interlocuteurs, mais il n’en avait cure. Pour une fois qu’il était dans son bon droit…

— Écoutez, Delphina, dit-il. On a discuté de tout ça au moment de la fondation de Torrey Pines, à laquelle j’ai participé, et au cas où vous l’auriez oublié, moi je m’en souviens : les membres de la fac sont autorisés à consacrer jusqu’à vingt pour cent de leur temps de travail en consultations extérieures. Ce que je fais de ce temps est mon affaire, tout ce qu’on me demande, c’est de le signaler. Alors, même si je retournais chez Torrey Pines, où serait le problème ? Je ne serais pas salarié par eux, et je n’y consacrerais pas plus de vingt pour cent de mon temps !

— Bon, ben c’est bien…

— Et l’essentiel de tout ça se passe dans ma tête, de toute façon, alors même si j’y consacrais plus de temps, comment pourriez-vous le savoir ? Vous allez lire dans mes pensées ?

— Bien sûr que non, soupira Delphina. En fin de compte, c’est plus honorifique qu’autre chose. C’est évident. Nous demandons un complément d’information quand nous voyons des choses dans les rapports financiers, pour rappeler les gens au règlement.

— Oui, eh bien, je n’apprécie pas cette inquisition mal placée. Informez le comité de surveillance de la situation de mes actions, et dites-leur de faire leur boulot convenablement avant d’emmerder les gens.

— D’accord. Désolée.

Elle n’avait pas l’air exagérément bouleversée par l’affaire.

Frank alla faire un tour sur le campus. Généralement, ça avait le don de l’apaiser, mais là, il était trop furieux. Qui avait pu raconter au comité de surveillance qu’il avait l’intention de réintégrer Torrey Pines ? Et pourquoi ? Était-ce quelqu’un de la boîte qui les avait appelés ? Il n’y avait que Derek qui était au courant, et ce n’était pas lui qui aurait fait ça.

Mais d’autres avaient pu en avoir vent. Ou auraient pu le déduire de sa visite. Qui ne remontait qu’à quelques jours, mais ça laissait amplement le temps à quelqu’un de passer un coup de fil. Sam Houston, peut-être, soucieux de rester principal conseiller scientifique ?

Ou Marta ?

Perturbé par cette idée, il se prit à regretter de ne pas être à Washington DC. Ce qui était un choc, parce qu’il passait son temps, quand il était là-bas, à mourir d’envie de retourner à San Diego, à n’attendre que le moment où il repartirait, et où il reprendrait sa vraie vie. Pas de doute, pourtant : il était là, à San Diego, et il avait envie d’être à Washington. Il y avait quelque chose qui clochait.

Une partie de sa frustration devait venir du fait qu’il n’était pas vraiment de retour dans sa vraie vie à San Diego ; il ne faisait que la prévoir. Il n’avait pas de chez lui, il était encore en congé, ses journées n’étaient pas remplies. Ce qui le laissait un peu en déshérence, comme tout de suite. Et ça ne lui ressemblait pas.

Bon… et s’il vivait ici, que ferait-il de son temps libre ?

Il irait surfer.

Bonne idée. Toutes ses affaires étaient entreposées dans un casier de location, dans le centre commercial labyrinthique, derrière Encinitas. Alors il prit sa voiture, alla récupérer ses affaires de surf et vint se garer sur le parking de Cardiff Reef, au sud de Cardiff-by-the-Sea. Quelques minutes d’observation, le temps d’enfiler sa combinaison (qui devenait trop petite pour lui), lui révélèrent que la marée descendante et la houle venant du sud se combinaient pour donner de bonnes vagues, qui se brisaient sur les récifs, au large. Il y avait une petite constellation de surfeurs et de véliplanchistes.

Déjà réjoui par ce spectacle, il s’aventura dans l’eau, qui était très froide pour le milieu de l’été ; tout le monde le disait. Elle n’était plus jamais aussi chaude que par le passé. Mais elle lui paraissait tellement bonne en ce moment précis qu’il courut vers une vague qui s’écrasait sur le rivage et plongea dedans. Il en ressortit en hurlant, s’assit dans l’eau et, tout en se laissant flotter, enfila ses bottes, attacha les velcros de la sangle qui reliait sa planche à sa cheville et commença à pagayer. Avec l’impression d’être chez lui dans l’océan.

C’était une excellente matinée. Comme toujours, à Cardiff Reef. Il y avait des années qu’il venait là, et il connaissait le coin par cœur. Il y avait souvent surfé avec Marta, mais ça n’avait pas grand-chose à voir. Cela dit, s’il tombait sur elle ici, ce serait encore une occasion de lui parler. De toute façon, les vagues étaient éternelles, et Cardiff Reef, avec sa configuration simple, était comme une vieille amie qui vous racontait toujours les mêmes histoires ; il était chez lui. C’était ce qui faisait de San Diego son foyer – pas les gens, les boulots ou les baraques inabordables, mais ce qu’il ressentait dans l’océan, qui avait été l’expérience centrale de sa vie pendant tant d’années, au point que tout le reste paraissait incolore à côté. Jusqu’à ce qu’il découvre l’escalade.

Tout en pagayant, en prenant les vagues qui déroulaient vers la gauche pendant de longues secondes d’extase, et même en ralentissant pour se repositionner, il continuait à s’interroger sur cette impression étrangement puissante : il était chez lui dans l’eau salée. Il devait y avoir une raison profonde, que l’évolution n’avait pas réussi à gommer, à la joie de se sentir projeté en avant sur une vague. Peut-être que ça venait de la partie du cerveau qui précédait la division d’avec les mammifères aquatiques, un élément profond, fondamental, de l’activité mentale qui recherchait avidement cette expérience. L’encéphale conservait certainement des mécanismes mentaux très anciens. Ou alors, peut-être que ces instants d’apesanteur, de flottement, rappelaient les mois de vie utérine, dont le souvenir resurgissait quand on nageait. À moins, encore, que ce ne soit une réaction esthétique très sophistiquée, une rencontre avec le sublime : tomber constamment sans mourir, sans même se blesser, entraînait une disparité d’information entre les signaux de danger et les signaux rassurants qui était ressentie comme une espèce de triomphe sur la réalité.

Enfin, peu importait ; c’était extatique. Et il se sentait déjà infiniment mieux.

Mais il était temps de repartir. Il prit une dernière vague et au lieu de s’éjecter par la crête, quand la section rapide fut terminée, il resta sur la vague, qui vint se briser sur le rivage.

Il resta assis sur un banc de sable à se laisser ballotter par l’eau écumante et sifflante. En avant, en arrière, remonter, redescendre. Il se prélassa ainsi un long moment. Quand il était petit, et même plus tard, à l’adolescence, il avait passé beaucoup de temps à faire ça, à la fin de toutes les journées à la plage, à « faire le grunion[7] », comme il disait. Il avait souvent pensé que les gens pouvaient toujours se démener pour trouver des sports plus compliqués dans l’océan ; faire le grunion, que demander d’autre à l’existence ? Alors il s’étala et se laissa porter par les vagues, sentant l’eau sablonneuse le soulever et l’entraîner. L’océan le berçait comme les bras d’une nourrice. En repartant vers la mer, l’eau tamisait les fins grains noirs du sable, les mélangeait avec les grains jaunes et blancs, arrondis, jusqu’à ce qu’ils forment des réseaux de V noirs qui s’entrelaçaient. Des tracés naturels, mouvants…

— Hé, ça va ?

Il releva brusquement la tête. C’était Marta, qui remontait sur la plage.

— Tiens, salut ! Oui, oui, ça va.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu me suis, maintenant ?

— Non, répondit-il, avant de se rendre compte que c’était peut-être vrai, et d’ajouter un ton plus haut : Non !

Il commençait à s’énerver. Elle lui rendit son regard.

— Je me laisse bercer par les vagues, dit-il, la bouche pincée. Tu n’as aucune raison de me dire ça.

— Non ? Alors pourquoi m’as-tu proposé de sortir, hier ?

— C’était une erreur, manifestement. Je pensais que ça pourrait arranger un peu les choses de parler.

— L’an dernier, peut-être. Mais tu n’en avais pas envie, à ce moment-là. Au point que tu as préféré t’enfuir à la NSF, Frank. Et maintenant, c’est trop tard. Alors fiche-moi la paix.

— Mais je te fiche la paix !

Laisse-moi tranquille !

Elle se retourna et courut vers les vagues, se coucha sur sa planche et pagaya vigoureusement. Lorsqu’elle fut assez loin, elle s’assit sur sa planche et prit son équilibre, en regardant vers le large.

Les surfeuses ont toujours une drôle de dégaine, se dit Frank en la regardant. Et pas seulement à cause des choses évidentes ; la combinaison accentuait de subtiles différences morphologiques : les fesses, le rapport longueur du torse sur longueur des jambes inférieur, le rapport de 0,7 de la taille aux hanches… Bref, elles étaient différentes, et elles attiraient son regard comme un aimant. Dès qu’il arrivait à distinguer une silhouette humaine, si loin qu’elle soit, il pouvait dire si c’était un homme ou une femme. Tous les surfeurs en étaient capables.

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qu’il était sous l’emprise d’une femme qui le méprisait ? Qu’il avait tout gâché avec la personne qui comptait le plus au monde pour lui ? Et donc ses meilleures chances de réussir à se reproduire un jour ? Que dans le besoin de reproduction le dimorphisme sexuel était un puissant incitatif ? Qu’il était esclave de son sperme, et un imbécile ?

Tout ça à la fois.

Sa bonne humeur ébranlée, il s’obligea à se relever. Il enleva ses bottillons et sa combinaison, s’essuya, remonta auprès de sa voiture de location et retourna déposer son matériel dans son casier de stockage. Il regagna sa chambre d’hôtel, se doucha, demanda son compte et reprit l’autoroute jusqu’à l’aéroport. Il était sur son sol natal et il se faisait l’impression d’être exilé.

Il y avait vraiment quelque chose qui clochait.

Il rendit la voiture de location, effectua les formalités d’embarquement comme un robot et se retrouva à bord de l’avion pour Dallas. Il s’assit auprès du hublot et regarda au-dehors alors que l’avion décollait dans un rugissement de réacteurs. Point Loma. L’océan, très bleu, et la tapisserie blanche, perpétuellement renouvelée, des vagues qui se brisaient sur la côte. Un virage sur l’aile, le mont Soledad, et puis la montée dans la couche de nuages et toujours plus haut, vers l’est.

Il s’endormit. Quand il se réveilla, ils descendaient vers Dallas. Ça faisait drôle d’observer le processus de retour vers la Terre, les maisons, et les petites autos pareilles à des jouets, au début, et qui grossissaient très vite pour devenir de vraies voitures filant sur les routes. Ensuite, l’atterrissage, les interminables courbes de l’aéroport de Dallas, la navette ferroviaire pour changer de terminal, et l’attente d’un autre avion, pour Washington.

Il regardait d’un œil morne défiler l’Amérique. Qui pouvaient bien être ces gens, pour vivre si placidement alors que le monde sombrait dans une crise environnementale aiguë ? Des experts du déni. Des experts dans l’art de filtrer les informations pour n’entendre que ce qui justifiait leur comportement. Beaucoup de ceux qui passaient devant lui allaient à l’église le dimanche, croyaient en Dieu, votaient républicain, faisaient des courses et regardaient la télévision. Des gens bien, visiblement. Le monde était condamné.

Il se cala dans son nouveau siège d’avion (côté allée, cette fois ; la vue n’avait pas d’importance), sentant monter sa colère et son écœurement. La NSF n’était pas étrangère à son exaspération. Ils ne feraient rien pour changer les choses. Il sortit son ordinateur portable, l’alluma, créa un nouveau document, commença à écrire :


Critique de la NSF, premier jet.

Pour Diane Chang, confidentiel


La NSF a été fondée dans le but de financer la recherche fondamentale, ce pour quoi elle bénéficie, dans l’ensemble, d’une réputation flatteuse. Mais son budget n’a jamais dépassé 10 milliards de dollars par an, dans une économie globale de 10 trillions de dollars. Les choses étant ce qu’elles sont, on peut craindre que la NSF ne soit tout simplement trop petite pour avoir un impact réel.

En attendant, l’espèce humaine excède la capacité d’absorption de cette planète, dont elle endommage gravement la biosphère. L’économie néoclassique ne peut faire face à la situation. À vrai dire, avec les chiffres fallacieux qu’elle affiche, elle a été en partie conçue pour la dissimuler. Même si la Terre subissait un événement d’extinction anthropogénique catastrophique au cours des dix prochaines années, ce qui nous pend au nez, les milieux affairistes américains continueraient à se concentrer sur leurs pertes et leurs profits trimestriels. Il n’y a pas de mécanisme économique de gestion de catastrophe. Et pourtant, ni le gouvernement, ni la communauté scientifique ne se préoccupent de la situation. En réalité, ils sont, l’un comme l’autre, résignés à être régis selon les critères de l’économie néoclassique, qui est de toute évidence une fausse science. Nous pourrions aussi bien être gouvernés par des astrologues. Telle est la situation. Tout le monde lésait, à la NSF, et pourtant personne n’y fait rien. Personne ne fait rien pour tenter d’initier le sauvetage de la biosphère, on n’essaie même pas de susciter les projets de mitigation de l’impact humain. On se contente d’attendre et de voir venir. C’est une position d’une passivité ridicule.

Pourquoi une telle passivité, me demanderez-vous ? Parce que la NSF est un repaire de poules mouillées. Des poules mouillées avec leurs petites têtes pensantes bien enfoncées dans le sable comme des autruches. Des croisements de poule mouillée et d’autruche (arranger ça). La NSF a peur de tenir tête au Congrès, peur de tenir tête aux milieux d’affaires, peur d’affronter le peuple américain. Les ayatollahs du libéralisme nous renvoient dans une éternité féodale consternante, qui détruit tout sur son passage, alors que nous aurions les moyens technologiques de nourrir, d’habiller, de soigner tout le monde, de donner un toit et une éducation à tout le monde. Bref, la faculté de mettre fin aux souffrances et aux besoins de la population mondiale est là, à portée de main, tout comme la catastrophe écologique est là, elle aussi, à portée de main, et pourtant la NSF continue à accorder ses petites subventions, à jouer du violon pendant que Rome est en feu !!!

Enfin, peu importe, il n’y a rien à faire, je suis sûr que vous vous dites : Pauvre Frank Vanderwal, il a passé une année dans le marécage, et il est devenu dingue. Eh bien d’accord, mais n’empêche que ce que je dis est vrai ; le monde est dans la merde, et la NSF est l’une des rares organisations sur cette planète qui pourrait bel et bien l’aider à s’en sortir, et pourtant elle ne le fait pas. Elle devrait ouvrir la voie à une politique scientifique à l’échelon mondial, et imposer la réflexion sur certaines possibilités de mitigations climatiques et de la biosphère, les présenter comme des nécessités, des priorités absolues, elle devrait travailler le Congrès au corps comme cette putain de NRA[8] pour obtenir le budget qu’elle mérite, un budget beaucoup plus important, aussi important que celui du Pentagone : en fait, il faudrait intervertir les deux budgets, si on voulait que ça marche convenablement, mais ce n’est pas le cas, ce ne sera jamais le cas, et c’est pour ça que je ne reviendrai pas, et que n’importe quel individu doué de bon sens ne devrait pas revenir non plus.


L’avion avait amorcé sa descente.

Bon, il faudrait revoir un petit peu tout ça. Mettre de l’ordre dans les métaphores. La NSF ne pouvait pas être à la fois une autruche et une poule mouillée, même si elle était bel et bien les deux, en réalité. Enfin, il pouvait y travailler. Il tenait une première mouture, c’était déjà ça. Il n’aurait qu’à la remanier un peu avant de la donner à Diane Chang, la patronne de la NSF, dans le maigre espoir que ça la secouerait.

Il appuya sur la touche « SAUVEGARDER » pour la première fois depuis près d’une heure. L’avion s’inclina sur l’aile et amorça sa descente finale vers l’aéroport Ronald Reagan. Il serait bientôt de retour dans le terrain vague de sa vie actuelle. Dans le marécage.

22

Dans le labo de Leo, c’était la frénésie : ils testaient l’algorithme de Pierzinski tout en poursuivant les expériences en cours d’« intégration hydrodynamique poussée », comme on l’appelait maintenant dans les premiers articles. De nombreux laboratoires travaillaient sur le problème de l’apport ciblé, et si dingue que ça puisse paraître, leur méthode était l’une des plus prometteuses actuellement en cours d’étude. Ce qui était mauvais signe.

Ils étaient donc tellement occupés sur les deux fronts qu’ils ne remarquèrent pas tout de suite les résultats que l’un des collaborateurs de Marta obtenait avec la méthode de Pierzinski. La thèse de doctorat de Marta portait sur la microbiologie de certaines algues, et elle cosignait encore des articles avec une postdoc appelée Eleanor Dufour. Leo avait lu ses articles, il l’avait rencontrée, et il avait été très impressionné. Marta avait présenté à Eleanor une version de l’algorithme de Pierzinski, et les choses démarraient bien, d’après Marta. Leo pensait que son groupe avait beaucoup à apprendre de leurs travaux, alors il invita Eleanor à leur parler de ses recherches autour d’un petit casse-croûte. Ce qu’elle fit de sa voix calme et grave – tout le contraire de celle de Marta :

— Ce qui nous intéressait, commença Eleanor, c’était les algues de certains lichens. Les études de l’ADN mettent en évidence le fait que certains lichens sont en fait d’anciennes associations d’algue et de champignon, et nous avons génétiquement modifié l’algue de Cornicularia cornuta, l’un des plus vieux lichens, qui pousse sur les arbres et s’insinue à l’intérieur, à une profondeur assez impressionnante. Nous pensons que le lichen aide les arbres qu’il colonise en assumant la régulation de leurs hormones et en augmentant leur faculté d’absorption des lignines pendant la période de croissance.

Elle parla ensuite de la possibilité de modification de leur taux de métabolisme :

— Nous avons récemment testé les algorithmes que Marta nous a apportés, en essayant de trouver des symbiotes qui accéléraient la capacité du lichen à apporter de la lignine aux arbres.

De l’ingénierie évolutionnaire, pensa Leo en hochant la tête. À vrai dire, c’était exactement ce que son labo essayait de faire, même s’il y pensait rarement en ces termes. Cette vision extérieure lui était précieuse pour prendre du recul par rapport à ses propres travaux, pour mieux voir ce qui se passait.

— Pourquoi accélérer la constitution de lignine ? demanda Brian. Je veux dire, quel intérêt ?

— Nous pensons que ça pourrait agir comme un piège à carbone.

— Comment ça ?

— Eh bien, vous savez, il est question de capturer et de séquestrer une partie du carbone qu’on envoie dans l’atmosphère dans des pièges à carbone de différentes natures, mais aucune méthode n’a encore vraiment donné satisfaction. L’une des pistes est la stimulation de la croissance des plantes, mais le problème c’est que la plupart des plantes ont une durée de vie très courte, et que la végétation, en pourrissant, relâche rapidement le CO2 dans l’atmosphère. Alors, à moins de réussir à créer de grandes quantités de tourbières très profondes, la capture du CO2 dans des petites plantes ne paraît pas être une démarche très prometteuse.

Ses auditeurs écoutaient de toutes leurs oreilles.

— Alors que les arbres actuels s’exercent depuis des centaines de millions d’années à ne pas se faire dévorer et étouffer par les insectes. L’une des possibilités consisterait donc à faire pousser des arbres plus grands. Ce qui n’est pas si facile, ainsi que l’expérience l’a montré.

Avec un feutre rouge, elle esquissa à grands traits, sur le tableau blanc, un sol et un arbre qui semblaient avoir été dessinés par un gamin de cinq ans.

— Pardon, mais bon… Ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que la plupart des arbres ne seront jamais plus grands qu’ils ne le sont déjà, à cause de contraintes physiques comme le vent et la qualité du sol. Alors, on peut essayer de faire en sorte qu’ils soient plus épais, ou que leurs racines soient plus épaisses, dit-elle en ajoutant des racines sous le niveau du sol. Mais pour obtenir directement un tel résultat, il faudrait faire subir à l’arbre des modifications génétiques nuisibles à d’autres points de vue, et de toute façon, ce serait très lent.

— Donc, ça ne marche pas, dit Brian.

— Exactement, dit-elle patiemment. Or beaucoup d’arbres hébergent ces lichens, et les lichens régulent la production de lignine d’une façon sur laquelle on pourrait jouer de telle sorte que l’arbre capturerait rapidement le carbone qui resterait piégé tant que l’arbre vivrait. Compte tenu de tout ce que je viens de vous expliquer, nos travaux ont porté, fondamentalement, sur la modification d’une sorte de lichen qui vit sur les arbres. La photosynthèse du lichen est effectuée par l’algue qu’il contient, et nous avons utilisé l’algorithme de Yann pour trouver les gènes susceptibles d’être modifiés pour accélérer le processus. Et maintenant, nous réussissons à faire exporter au lichen le sucre en excès dans l’arbre hôte, jusque dans les racines. Il semblerait qu’on puisse vraiment accélérer la croissance des racines et le diamètre des arbres sur lesquels poussent ces lichens.

— Capturant quelle quantité de carbone ?

— Eh bien, nous avons effectué des simulations, selon divers scénarios, le lichen modifié étant introduit dans des forêts de différentes tailles, jusqu’à la totalité de la ceinture forestière du monde tempéré. Dans ce scénario-là, la quantité de CO2 capturée se chiffre en milliards de tonnes.

— Waouh !

— Oui. En plus, c’est assez rapide.

— Attention, plaisanta Brian, on ne veut pas provoquer une nouvelle ère glaciaire non plus.

— D’accord. Mais ce problème-là, on aura le temps de s’en occuper. De toute façon, on sait comment réchauffer le climat. Et surtout, au point où on en est, tout piège à carbone serait bon à prendre. Vous connaissez les effets vraiment néfastes qui risquent de nous tomber sur le coin de la figure.

— Exact.

Ils restèrent assis à regarder le fouillis de lettres, de lignes, et les petits arbres qu’elle avait griffonnés sur le tableau blanc.

C’est Leo qui brisa le silence :

— Eh bien, dites donc, Eleanor, c’est vraiment intéressant.

— Je sais que ce n’est pas ça qui va vous aider avec votre problème d’apport ciblé…

— Non, mais ça ne fait rien ; ce n’est pas votre spécialité. C’est vraiment intéressant quand même. C’est un problème différent, mais c’est comme ça, c’est tout. C’est génial. Vous l’avez déjà montré au chancelier ?

— Non, répondit-elle, l’air surprise.

— Vous devriez. Il adore ce genre de chose, et vous savez que c’est un chercheur. Il continue à diriger son labo tout en assumant les fonctions de chancelier.

Ce qui lui conférait l’autorité de descendre en flammes toute la communauté scientifique en ville.

— Je vais le faire. Merci du conseil, dit-elle en hochant la tête. Il a été d’un grand soutien.

— C’est vrai. En tout cas, j’espère que vous continuerez à coopérer, Marta et vous. Peut-être qu’on réussira à vous faire venir ici, à Torrey Pines. Il se pourrait que vous repériez des aspects de la régulation hormonale qui nous ont échappé.

— Oh, ça j’en doute. Mais merci quand même.


Peu après, Leo reçut un mail de Derek lui disant qu’il rencontrait, cette semaine-là, un responsable d’une boîte de capital-risque, et lui demandant d’être présent afin d’exposer le point de vue scientifique. C’était déjà arrivé plusieurs fois, quand Torrey Pines était une start-up en vue, et Leo connaissait le numéro par cœur. Il se sentait donc extrêmement mal à l’aise à l’idée de remettre ça – surtout s’ils en venaient à parler de l’« intégration hydrodynamique poussée ». Leo n’avait absolument pas envie d’appuyer les assertions non fondées de Derek devant quelqu’un de l’extérieur.

Derek lui certifia qu’il faisait son affaire de ses « questions spéculatives » – c’est-à-dire précisément le genre de questions qu’un capitaliste décidé à investir poserait.

Génial.

On montra à Leo le projet d’investissement et la notice d’offre que Derek avait envoyée à Biocal, une société de capital-risque qui lui avait procuré son financement lors de la création de la boîte. Ce document décrivait la méthode d’apport ciblé hydrodynamique dans des termes dithyrambiques. Quand Leo acheva sa lecture, il avait l’estomac réduit à la taille d’un pois chiche.

Le jour dit, Leo alla en voiture de son travail aux bureaux de Biocal, qui se trouvaient dans un bâtiment somptueux du centre de La Jolla, juste à côté de Prospect, près de la pointe. La salle de réunion jouissait d’une vue géniale sur la côte. Leo aurait presque pu repérer leur propre bâtiment, sur la falaise, de l’autre côté de l’anse de La Jolla.

La puissance invitante, Henry Bannet, était un homme de belle prestance d’une quarantaine d’années, détendu, à l’air sportif et chaleureux, façon San Diego. Sa boîte était une association de capitaux privés, qui se consacrait à des investissements stratégiques dans les biotechnologies. Ils avaient un milliard de dollars à mettre sur la table, avait dit Derek. Et ils n’attendaient pas de retour sur investissement avant quatre à six ans, parfois davantage. Ils pouvaient s’offrir – ou ils avaient décidé – de travailler au rythme du progrès médical proprement dit. C’était un jeu risqué, à fort retour sur investissement mais à long terme. Ce n’était pas le genre de mise de fonds que les banques ou les financiers traditionnels pouvaient se permettre de faire. C’était trop hasardeux, les dividendes se faisaient trop attendre. Il n’y avait que des capitalistes amateurs de risques qui pouvaient se payer ce luxe. Alors, naturellement, ils étaient très sollicités par les petites boîtes de biotechnologie. Il y en avait près de trois cents rien que dans la zone de San Diego, et beaucoup tenaient le coup vaille que vaille, en attendant le premier projet un peu juteux qui les sauverait de la faillite ou du rachat. Les capital-risqueurs avaient donc amplement le choix des investissements. Ils laissaient souvent libre cours à leurs goûts, ou à leurs passions, dans des domaines où ils étaient évidemment très compétents, experts dans l’art de combiner l’analyse scientifique et financière en ce qu’ils appelaient la vérification et la certification des éléments comptables et financiers des entreprises. Ils prétendaient être des « investisseurs à valeur ajoutée », disaient apporter beaucoup plus que de l’argent à la table des négociations : une expertise, des réseaux, des conseils.

Bannet faisait à Leo l’impression d’être de cette espèce : un passionné. Il était amical, et en même temps déterminé. Un bûcheur. Derek avait très peu de chance de réussir à l’impressionner avec des tours de passe-passe et des nombres magiques.

— Merci de nous recevoir, commença Derek.

Bannet eut un geste de la main comme pour évacuer ces considérations.

— C’est toujours intéressant de rencontrer des gens comme vous. J’ai lu certains de vos articles, et je suis allé à ce symposium, à Los Angeles, l’an dernier. C’est rudement bien, ce que vous faites.

— Oui, hein ? Et là, on est sur quelque chose de vraiment formidable, qui aurait réellement le potentiel de révolutionner l’ingénierie génétique en introduisant de l’ADN modifié chez ceux qui en ont besoin. Ça pourrait être une méthode utile pour différentes catégories de traitements. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes tellement excités par le sujet, et nous essayons de passer la vitesse supérieure pour accélérer le processus. Et puis je me suis souvenu combien vous nous aviez aidés pendant notre phase de démarrage, ce qui avait été très rentable pour vous, d’ailleurs, et je me suis dit que j’allais vous parler de l’avancement de nos travaux et voir si ça vous intéresserait de faire une PIPE avec nous.

Leo trouva ça parfaitement ahurissant, des images d’Indiens fumant le calumet de la paix et d’étudiants tétant un joint lui passant aussitôt par la tête, Bannet ne tiqua pas. Leo comprit très vite que la PIPE, ou « Private Investment in Public Equity » – la participation au capital des entreprises –, était un de leurs mécanismes d’investissement. Et le sigle, PIPE, n’aurait pu être plus approprié : c’était bel et bien un pipeline qui amènerait l’argent de leur fonds d’investissement plein aux as directement vers la boîte fauchée de Derek.

Mais Bannet, qui connaissait toutes les ficelles, était à l’affût de toutes les petites opacités stratégiques que recelait le discours classique de Derek aux actionnaires ou aux investisseurs potentiels. Soixante pour cent environ des start-up de biotechnologie se cassaient la gueule, de sorte que le danger de perdre une partie ou l’intégralité de son investissement en cas de faillite était bien réel. Derek n’avait aucune chance de le blouser. Il fallait qu’il joue cartes sur table, et il n’y avait plus qu’à espérer que Bannet aimerait ce qu’il allait lui montrer.

Leo regarda par la vitre le Pacifique embrumé en écoutant Derek continuer. De longues vagues s’enroulaient autour de La Jolla Point et palpitaient dans la baie. L’énorme complexe immobilier de la pointe masquait l’horizon, à l’ouest, lui rappelant que des sommes énormes pouvaient accomplir des choses énormes.

Derek fit défiler sur son portable une succession d’états et de tableaux de chiffres. Il ne pouvait dissimuler à un Bannet leur triste histoire de mauvais résultats et de pertes, de licenciements, de vente de certains contrats de partenariat et de brevets – leurs bijoux de famille. De fait, ils raclaient le fond du tonneau.

— Nous avons été amenés à nous concentrer sur les activités que nous pensions être vraiment les plus importantes, admit Derek. Il est certain que ça nous a été profitable en termes d’efficacité, mais ça veut dire qu’il n’y a plus de gras nulle part, plus de ressources disponibles, alors que le potentiel est tellement incroyable. C’est pour ça que je me suis dit que le moment était venu de faire appel à un financement extérieur, l’idée étant que l’apport financier, à ce stade, serait tellement crucial que le retour sur investissement pourrait et devrait être vraiment significatif pour notre partenaire.

— Hon, hon, fit Bannet, sans qu’on sache très bien ce qu’il avait l’air d’approuver.

Il faisait des bruits de gorge pensifs tout en parcourant les états financiers, en murmurant des « Mm mm » sur un ton sociable, mais alors qu’il détaillait les informations fournies, son visage trahissait une intensité presque dévorante. Ce type est définitivement un passionné, se dit Leo.

— Parlez-moi de cet algorithme, demanda-t-il enfin.

Derek regarda Leo, qui répondit :

— Eh bien, le mathématicien qui le développe a été récemment embauché à Torrey Pines, et il collabore avec notre labo pour tester un ensemble d’opérations qu’il a mises au point, afin de voir à quel degré il peut prévoir les protéines associées avec un gène donné. Et comme vous pouvez le voir, fit-il en cliquant sur l’écran de son portable pour revenir à la première vue du diaporama exposant le projet d’entreprise, il a bel et bien réussi à les prévoir dans certaines situations.

— Et en quoi cela affecterait-il le système d’apport ciblé sur lequel vous travaillez ?

— Eh bien, pour commencer, c’est un moyen de trouver les protéines dont les ligands se lient le mieux aux ligands récepteurs des cellules de l’organe ciblé. Ça nous permet aussi de tester les protéines qui ont le plus de chance de traverser les parois des cellules, à l’aide des méthodes hydrodynamiques que nous avons expérimentées au cours des derniers mois.

Il cliqua sur l’image qui affichait les résultats de ces travaux, en essayant de bannir les noms de Brian et de Marta de son esprit. Ce n’était sûrement pas le moment d’appeler ça « la méthode des souris surgonflées et explosées ».

— Comme vous le voyez, dit-il en indiquant les résultats, la saturation a été bonne dans certaines conditions.

Et comme ça paraissait un peu faiblard, il ajouta :

— L’algorithme se révèle aussi très précieux pour guider les travaux que nous menons avec des botanistes du campus, sur la composition des algues.

— Quel rapport avec ça ?

— Eh bien, ça concerne la modification génétique des végétaux.

Bannet interrogea Derek du regard.

— Nous prévoyons de l’utiliser pour poursuivre l’amélioration de l’apport ciblé, répondit Derek. Il est clair que la méthode est solide, et qu’elle serait applicable à toute une gamme de débouchés.

Mais il ne fallait pas se voiler la face. Leurs meilleurs résultats à ce jour, ils les avaient obtenus dans un domaine qui ne trouverait peut-être jamais d’utilité dans le cadre de la médecine humaine. Or la médecine humaine était le secteur d’activité dans lequel Torrey Pines Generique s’était spécialisé. Tout comme Biocal.

— Ça paraît vraiment prometteur, hein ? poursuivit Derek. Il se pourrait que cet algorithme ne soit pas qu’un simple exercice mathématique, mais plutôt une sorte de loi naturelle. La grammaire du mode d’expression des gènes. Avec une kyrielle de brevets potentiels à la clé, quand on aura fait l’inventaire des applications.

— Hm hm, dit Bannet en baissant à nouveau les yeux.

Sur le portable de Derek, qui était revenu à la page des états financiers. Assez pathétique, à vrai dire. Enfin, ça devait être une histoire plutôt banale, et Bannet ne serait pas forcément choqué ou rebuté. Il réévaluerait simplement l’investissement sur une base de risque réajustée pour prendre la situation actuelle en compte.

— Ça a l’air prometteur, dit-il enfin. Évidemment, c’est toujours une impression un peu vague, quand vous en arrivez au point de mettre tous vos œufs dans le même panier, comme ça. Mais il suffit parfois d’un seul. La vérité, c’est que je ne suis pas encore fixé.

Derek acquiesça avec une certaine raideur.

— Bien, il faut que vous sachiez que nous croyons vraiment à l’importance de la thérapie génique pour certaines maladies parmi les plus graves. C’est là-dessus que nous nous sommes concentrés, et maintenant nous devons, comment dire ?… suivre nos idées les plus prometteuses. C’est pour ça que nous nous sommes polarisés sur l’optimisation du HDL. Avec cet apport ciblé, ça pourrait valoir des milliards de dollars.

— Et l’optimisation du HDL…

— Nous avons préféré attendre pour la publier. Nous sommes en train d’examiner les possibilités de brevet.

Leo sentit son estomac se contracter encore d’un cran, mais il conserva un visage atone.

Bannet était encore plus inexpressif ; toujours amical et plutôt bienveillant, mais le regard perçant.

— Envoyez-moi le reste de votre business plan, et toutes les publications scientifiques relatives au sujet. Tout le topo. J’en parlerai à mes associés. Il me semble que c’est un projet d’envergure, et je préfère avoir leur avis. Rien d’extraordinaire à ça. C’est juste que c’est un peu plus gros que ce que j’ai l’habitude de gérer personnellement. Et certains de mes collègues sont dans l’agropharmacie.

— Bien sûr, répondit Derek en lui tendant le magnifique dossier qu’il avait déjà préparé. Je comprends. Si vous voulez, nous pouvons revenir leur parler, répondre à leurs questions.

— Parfait. Merci, répondit Bannet en posant le dossier sur la table.

Puis, après quelques plaisanteries et une tournée de poignées de mains, Derek et Leo furent reconduits vers la sortie.

Leo n’aurait su dire si la réunion s’était bien ou mal passée. Et si c’était bon ou mauvais signe.

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