337

La bataille avait fait rage durant toute la journée. Les Huns se jetaient sans relâche sur les rangs des Goths, telles des déferlantes se brisant sur une falaise. Les flèches assombrissaient le ciel puis les lances s’abaissaient, les drapeaux flottaient, la terre tremblait sous le tonnerre des sabots, et les cavaliers chargeaient. Les fantassins goths tenaient bon, en rangs serrés. Les piques se dressaient, les épées, les haches et les hachettes étincelaient, les arcs claquaient et les pierres volaient, les cornes beuglaient. Lorsque venait le choc, des voix de basse répondaient aux cris suraigus des Huns.

Brandis, frappe, halete, sue, tue, meurs. Lorsqu’un homme tombait, son torse était broyé par les pieds et les sabots, sa chair réduite en charpie. Le fer faisait sonner les casques, tinter les cottes de mailles, vibrer le bois des boucliers et le cuir tanné des plastrons. Les chevaux piétinaient et glapissaient, la gorge transpercée ou le jarret tranché. Les hommes blessés grondaient et cherchaient le corps-à-corps. Ils ne savaient ni qui ils frappaient ni qui les frappait. La folie les possédait, les emportait dans son monde de noirceur.

Les Huns réussirent à briser les rangs de l’ennemi. Poussant un cri de joie, ils tirèrent les rênes pour prendre les Goths à revers. Mais, surgies de nulle part, des troupes fraîches fondirent sur eux, les prenant au piège. Rares furent les survivants. En règle générale, les capitaines huns sonnaient la retraite lorsqu’une charge échouait. Bien entraînés, les cavaliers se plaçaient hors de portée de flèche et, pendant un temps, les osts reprenaient leur souffle, étanchaient leur soif, soignaient leurs blessés, échangeaient des regards meurtriers.

Le soleil sombra à l’ouest, rouge sang sur fond de ciel vert. Sa lumière se reflétait sur les eaux du fleuve et sur les ailes des charognards planant dans les hauteurs. Les ombres s’étendaient, longilignes, sur les coteaux d’herbe argentée, se massaient dans les combes, transformaient les bosquets en masses noires. Une brise rafraîchit la terre imbibée de sang, ébouriffa les cheveux des morts qui gisaient en gerbes, siffla comme pour les inciter à la suivre.

Les tambours résonnaient. Les Huns formaient les rangs. Un dernier éclat de trompe, et ce fut l’ultime assaut.

Si exténués fussent-ils, les Goths le repoussèrent, moissonnant les hommes par centaines. Dagobert avait bien conçu son piège. En apprenant l’imminence d’une invasion – l’armée de Huns tuait, violait, pillait, incendiait –, il avait appelé son peuple à se rassembler sous une unique bannière. Les Teurings vinrent à lui, ainsi que tous les autres colons. Il avait attiré les Huns dans une cuvette débouchant sur le Dniepr, où leur cavalerie serait inefficace, puis ses troupes avaient déboulé sur eux depuis les crêtes, leur coupant toute retraite.

Son petit bouclier circulaire était en miettes. Son casque était cabossé, sa cotte de mailles effilochée, son épée émoussée, son corps meurtri de partout. Mais il se dressait au premier rang des forces goths, et son étendard flottait près de lui. Lorsque vint l’assaut, il bondit comme un félin.

Un cheval fondit sur lui. Il aperçu l’homme qui le montait : petit mais large d’épaules, vêtu de peaux de bête puantes sous un semblant d’armure, le crâne rasé et surmonté d’une natte, une barbe rare formant deux tresses, un visage au nez camus, enlaidi par des scarifications rituelles. Le Hun était armé d’une hachette. Dagobert fit un écart pour éviter les sabots du cheval. Il frappa, interceptant l’arme de son adversaire. Un claquement d’acier. Une gerbe d’étincelles dans la pénombre. Une torsion du bras, et la lame de Dagobert s’enfonça dans la cuisse de l’autre. Un coup mortel si le fil avait été affûté. Mais un flot de sang jaillit quand même. Poussant un cri, le Hun repartit à l’attaque. Sa hache frappa le casque de plein fouet. Dagobert vacilla. Le temps qu’il se rétablisse, son adversaire avait disparu, emporté par le tourbillon de la bataille.

Venue d’un autre cheval, une lance fendit l’air. Encore étourdi, Dagobert la reçut à la gorge. Le voyant s’effondrer, le Hun fonça sur la brèche ouverte dans les rangs goths. Dagobert projeta son épée sur lui. Elle le frappa au bras et il lâcha sa lance. Le Goth le plus proche donna de la hache. Le Hun tomba. Son cheval traîna son cadavre au loin.

Soudain, le combat cessa. Meurtris, terrorisés, les ennemis prenaient la fuite. Chacun pour soi, dans le désordre le plus total.

« Sus ! s’écria Dagobert, toujours à terre. Que pas un n’en réchappe... vengez nos morts, assurez le salut de notre terre...» Soudain affaibli, il frappa la cheville de son porte-étendard. Celui-ci s’avança et les Goths le suivirent, tuant et tuant sans cesse. Rares furent les Huns qui rentrèrent chez eux.

Dagobert se palpa la gorge. La pointe de l’arme s’était enfoncée profondément. Le sang coulait à gros bouillons. Le vacarme de la guerre s’éloigna. Il entendait toujours les cris des blessés, les hommes comme les chevaux, et les croassements des corbeaux. Puis ces bruits aussi s’estompèrent. Ses yeux cherchèrent le soleil fuyant.

L’air chatoya et frémit. Le Vagabond était là.

Il descendit de sa monture d’outre-monde, s’agenouilla dans la boue, plaqua ses mains sur la plaie de son fils. « Père », murmura Dagobert, n’émettant qu’un gargouillis tant le sang inondait son palais.

Un immense chagrin se peignit sur ce visage qu’il ne se rappelait que lointain et sévère. « Je ne puis te sauver... non... ils ne voudraient jamais... marmonna-t-il.

— Avons... nous... gagné ?

— Oui. Nous ne reverrons plus les Huns avant longtemps. Grâce à toi. »

Le Goth sourit. « Bien. Maintenant, emporte-moi, père...» Cari serra Dagobert dans ses bras jusqu’à ce que vienne la mort, et longtemps après cela.

Загрузка...