Contrairement à la plupart des agents des échelons supérieurs, Herbert Ganz n’avait pas abandonné son milieu d’origine. Lorsque la Patrouille l’avait recruté, c’était un homme d’âge mûr doublé d’un célibataire endurci, et il appréciait sa condition de Herr Professor à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin. En règle générale, il revenait de ses voyages temporels cinq minutes après son heure de départ pour reprendre son existence routinière d’universitaire un peu pédant. Lesdits voyages le menaient le plus souvent dans un bureau à l’équipement futuriste, et il ne se rendait que rarement dans les anciens milieux germaniques auxquels il avait consacré sa carrière.
« Ils ne conviennent pas à un vieil érudit paisible, m’avait-il dit lorsque je m’étais étonné de son attitude. Et vice versa, d’ailleurs. Je ne ferais que me rendre ridicule, attirer le mépris des uns et la méfiance des autres, et peut-être me faire tuer. Non, mon domaine, c’est l’étude, l’organisation, l’analyse, la spéculation. Laissez-moi profiter de la vie dans cette époque qui est la mienne. Elle s’achèvera bien assez tôt. Bien entendu, avant que la civilisation occidentale n’entame son autodestruction, je devrai altérer mon apparence et simuler mon décès... Ensuite ? Qui sait ? Il faut que je me renseigne. Peut-être pourrai-je repartir de zéro quelque part ailleurs, exempli gratia à Bonn ou à Heidelberg après les guerres napoléoniennes. »
Il se sentait obligé d’accorder l’hospitalité aux agents de terrain lorsqu’ils venaient en personne lui faire leur rapport. Pour la cinquième fois de mon existence, nous avons partagé un déjeuner gargantuesque, suivi par une sieste et une promenade sur l’Unter den Linden. Le crépuscule tombait sur ce jour estival lorsque nous avons regagné son domicile. Sous les arbres parfumés résonnait le tac-tac-tac des chevaux de fiacre, des gentilshommes saluaient d’un coup de chapeau les dames de leur connaissance, un rossignol chantait dans une roseraie. Nous croisions de temps à autre un officier prussien, mais nul ne voyait en lui une image de l’avenir.
La maison était fort spacieuse, ce qui n’apparaissait pas immédiatement vu les livres et le bric-à-brac qui l’emplissaient. Après m’avoir conduit dans la bibliothèque, Ganz a sonné sa soubrette qui est arrivée sans tarder, vêtue d’une robe noire, d’un tablier et d’une coiffe blanche. « Nous prendrons du café et des gâteaux, a-t-il déclaré. Et apportez-nous aussi une bouteille de cognac avec deux verres. Ensuite, nous ne souhaitons pas être dérangés. »
Une fois qu’elle se fut éclipsée, il laissa choir sur un sofa son corps des plus corpulents. « Emma est une brave fille », m’a-t-il confié tout en essuyant son pince-nez. Le service médical de la Patrouille aurait pu le guérir de sa myopie, mais il lui aurait alors fallu expliquer pourquoi il n’avait plus besoin de verres correcteurs, et il s’était accommodé de cette déficience. « Originaire d’une famille de paysans... ach ! ils se reproduisent à toute vitesse, mais c’est la nature même de la vie que d’être débordante, pas vrai ? Je m’intéresse à elle. En tout bien, tout honneur, rassurez-vous. Elle quittera mon service dans trois ans pour épouser un jeune homme très correct. Je lui offrirai une petite dot en guise de cadeau de mariage et je serai le parrain de leur premier-né. » La tristesse s’est peinte sur son visage rougeaud. « La tuberculose l’emporte à l’âge de quarante et un ans. » Il a passé une main sur son crâne dégarni. « Je ne peux rien y faire, excepté lui procurer des remèdes qui apaiseront ses souffrances. Nous n’osons pas pleurer nos proches, dans la Patrouille – et surtout pas avant terme. Je devrais réserver ma pitié et mon sentiment de culpabilité pour mes infortunés collègues, les frères Grimm. La vie est plus clémente pour Emma qu’elle ne le sera jamais pour la majorité du genre humain. »
Je n’ai rien répondu à cela. Une fois que nous nous sommes retrouvés seuls, j’ai pris tout mon temps pour installer l’appareil que j’avais apporté dans mes bagages. (Je me faisais passer pour un lettré britannique en visite, ce qui m’obligeait à travailler mon accent. En adoptant une identité américaine, j’aurais été harcelé de questions sur l’esclavage et les Peaux-Rouges.) Alors que Tharasmund et moi séjournions chez les Wisigoths, nous avions eu l’occasion de rencontrer Ulfdas. J’avais enregistré l’événement, comme je le faisais dans les cas exceptionnels. Ganz désirerait sûrement voir le plus grand missionnaire envoyé par Constantinople, l’apôtre des Goths, dont la traduction de la Bible constituait la seule source d’information sur le gotique avant l’avènement du voyage temporel.
L’hologramme a empli la pièce. En lieu et place du chandelier, des étagères de livres, des meubles de style empire flambant neufs, des bustes, des huiles et des estampes, de la vaisselle, du papier peint à motifs chinois et des tentures marron, est apparu un feu de camp au cœur de la nuit. Et en me voyant moi-même, ou plutôt en voyant le Vagabond que j’étais, je me suis senti dissocié de la scène.
(Les enregistreurs sont des appareils opérant à l’échelle moléculaire, capables de collecter des données sensorielles avec une relative autonomie. J’avais dissimulé celui-ci sur ma lance, laquelle était posée contre un arbre. Comme je souhaitais rencontrer Ulfdas hors de toute cérémonie, j’avais choisi notre itinéraire afin qu’il croise le sien alors que nous traversions une région que les Romains appelaient la Dacie avant de s’en retirer et que mon époque appelait la Roumanie. Après s’être respectivement assurés de leurs intentions pacifiques, mes Ostrogoths et ses Byzantins avaient dressé le camp et partagé leur repas.)
Une muraille d’arbres plongeait la clairière dans l’ombre. Les volutes de fumée occultaient les étoiles. Un hibou ululait sans se lasser. La nuit était encore douce, mais la rosée commençait à glacer l’herbe. Les hommes étaient assis autour du feu, hormis Ulfdas et moi-même. Son zèle l’avait poussé à se lever, et je ne pouvais me permettre d’être dominé en public. Tous nous regardaient et écoutaient, et certains esquissaient parfois un signe, la Hache ou la Croix.
En dépit de son nom – Wulfila, à l’origine –, c’était un homme de petite taille, aux épaules larges, au nez épaté ; il tenait son physique de ses grands-parents cappadociens, enlevés par les Goths lors du raid de 264. Conformément au traité de 332, il s’était rendu à Constantinople, à la fois en tant qu’émissaire et en tant qu’otage. Il était missionnaire à son retour chez les Wisigoths. Il prêchait l’arianisme plutôt que la doctrine du Concile de Nicée, qui avait condamné Arius pour hérésie. Mais il était néanmoins à l’avant-garde du christianisme.
« Non, ne nous contentons pas d’échanger des récits de voyage, disait-il. Comment ceux-ci pourraient-ils être dissociés de notre foi ? » Il avait adopté un ton des plus posés, mais les regards qu’il me jetait étaient acérés. « Tu n’es pas un homme ordinaire, Cari. Cela se voit à ton allure, et aussi dans les yeux de tes suivants. Que nul ne soit offensé, mais je me demande si tu es entièrement humain.
— Je ne suis point un démon maléfique. »
Était-ce bien moi qui me dressais devant lui, cet homme émacié, gris, enveloppé dans sa cape, condamné à vivre un futur qu’il ne connaissait que trop bien – une silhouette semblant émaner des ténèbres et du vent ? Cette nuit-là, quinze cents ans après cette autre nuit, j’avais l’impression de voir un être différent, Wodan en personne, l’éternel déraciné.
La ferveur d’Ulfilas brûlait en lui. « Alors tu ne redoutes point de débattre.
— Pour quoi faire, prêtre ? Les Goths ne sont pas un peuple du Livre, tu le sais bien. Ils sont disposés à faire offrande au Christ, certains le font déjà. Mais jamais tu ne ferais offrande à Tiwaz.
— Non, car le Seigneur nous a interdit d’adorer un autre dieu que Lui. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. Que les hommes révèrent le fils de Dieu, oui ; mais la nature du Christ...» Et Ulfilas s’est lancé dans un sermon.
Celui-ci n’avait rien d’une exhortation. Il était trop malin. Il parlait d’un ton posé, raisonnable, respirant parfois la bonne humeur. Il n’hésitait pas à user d’une imagerie païenne, et il se contentait d’esquisser ses idées sans trop insister. J’ai vu certains de mes hommes hocher la tête d’un air pensif. L’arianisme était plus conforme à leurs traditions et à leur tempérament qu’un catholicisme dont, de toute façon, ils n’avaient jamais entendu parier. Les Goths finiraient par opter pour ce type de christianisme, ce qui déclencherait des siècles de conflits.
Je ne m’étais pas très bien sorti de la confrontation. Mais comment aurais-je pu défendre un paganisme en lequel je ne croyais pas et que je savais condamné à disparaître ? Non que j’eusse été plus zélé pour défendre le Christ.
Le moi de 1858 a cherché Tharasmund du regard. Sur son visage juvénile, je distinguais les traits de ma chère Jorith...
« Et comment avancent vos recherches littéraires ? s’est enquis Ganz une fois la scène achevée.
— Fort bien. » Je me suis réfugié dans les faits. « J’ai déniché de nouveaux poèmes, avec des vers qui me semblent avoir inspiré des passages de Widsith et de Walthere. Pour être plus précis, depuis la bataille du Dniepr...» Évoquer celle-ci éveillait en moi de pénibles souvenirs, mais j’ai sorti mes notes et mes enregistrements, et j’ai poursuivi vaillamment.