302–330

Cari tint parole. Muet et pétrifié, appuyé sur sa lance, il regarda les parents de Jorith la porter en terre et édifier un tumulus sur sa sépulture. Ensuite, son père et lui honorèrent sa mémoire lors d’un banquet qui dura trois jours et auquel fut convié tout le voisinage. Il ne parlait que lorsqu’on lui adressait la parole, se montrant toutefois poli à sa façon un peu hautaine. Bien qu’il n’ait rien fait pour assombrir les festivités, celles-ci furent parmi les plus calmes qu’on ait connu.

Une fois les convives partis, Cari dit à Winnithar, qui était resté auprès de lui : « Je pars demain. Vous ne me reverrez pas avant longtemps.

— As-tu fini de faire ce que tu étais venu faire ici ?

— Non, pas encore. »

Winnithar n’en demanda pas davantage. Poussant un soupir, Cari reprit : « Je compte veiller sur ta maison, dans la mesure où Weard me le permettra. Et peut-être me l’interdira-t-elle. »

Dès l’aube venue, il fit ses adieux et s’en fut. Les brumes glacées qui recouvraient toutes choses eurent tôt fait de l’engloutir.

On raconta bien des choses durant les années qui suivirent. Certains crurent l’apercevoir au crépuscule, pénétrant le tumulus comme si une porte s’y ouvrait. D’autres affirmaient qu’il en avait fait sortir Jorith, la tenant par la main. Bientôt, il devint moins humain dans leur souvenir.

Les grands-parents de Dagobert décidèrent de l’héberger, de lui trouver une nourrice et de l’élever comme s’il était leur fils. En débit de ses étranges origines, il n’était ni tenu à l’écart ni livré à lui-même. Les gens recherchaient son amitié, car il était sans doute destiné à de grandes choses – d’où la nécessité de lui enseigner l’honneur et les bonnes manières, ainsi que les arts de la chasse, de la guerre et de la gestion d’une maison. On connaissait des cas d’enfants de sang divin. Les hommes devenaient des héros, les femmes des êtres de sagesse et de beauté, mais ils n’en étaient pas moins mortels.

Cari revint brièvement au bout de trois ans. En contemplant son fils, il murmura : « Comme il ressemble à sa mère !

— Certes, il a son visage, acquiesça Winnithar, mais ce sera un solide gaillard ; on le voit qui devient déjà un homme, Cari. »

Personne d’autre n’osait appeler le Vagabond par ce nom – et encore moins par celui qu’on lui attribuait. Quand vint l’heure de boire, les hommes lui racontèrent les contes et les chants qu’ils avaient récemment entendus. Il demanda d’où ils provenaient, et on lui recommanda un ou deux bardes, auxquels il se proposa de rendre visite. Ce qu’il fit par la suite, les bardes en question se flattant d’avoir attiré son attention. Pour sa part, il captiva son auditoire comme il le faisait naguère. Puis il repartit, et on ne le revit pas avant plusieurs années.

Dagobert grandit en force et en vivacité, devenant un joli garçon, heureux et aimé de tous. Il n’avait que douze ans lorsqu’il accompagna ses oncles, les deux fils aînés de Winnithar, pour un voyage vers le Sud en compagnie de marchands. Le printemps suivant, ils revinrent et évoquèrent maintes merveilles. Les terres qu’ils avaient découvertes ne demandaient qu’à être conquises et cultivées, et à côté du Dniepr, le fleuve qui les arrosait, la Vistule ressemblait à un ruisseau. Si les vallées septentrionales étaient fort boisées, on trouvait plus au sud des plaines et des pâtures en abondance, qui n’attendaient que la charrue. Et ceux qui s’y établiraient se retrouveraient sur la route commerciale menant aux ports de la mer Noire.

Rares étaient les Goths à avoir migré dans cette région. Les tribus les plus occidentales avaient préféré aller jusqu’au Danube. Elles s’étaient arrêtées à la frontière romaine, où le négoce allait bon train. Toutefois, les Romains pouvaient se révéler redoutables en cas de guerre – en particulier s’ils mettaient un terme à leurs querelles intestines.

Le Dniepr coulait fort loin de l’Empire. Certes, les Hérules venus du Nord avaient colonisé les rivages de la mer d’Azov : c’étaient des sauvages, qui ne manqueraient pas de leur créer des ennuis. Mais ils étaient si primitifs qu’ils se battaient sans discipline aucune et méprisaient la cotte de mailles, de sorte qu’ils étaient moins redoutables que les Vandales. Et au Nord et à l’Est de leur territoire rôdaient les Huns, ces cavaliers aussi laids, crasseux et sanguinaires que des trolls. On disait que c’étaient les guerriers les plus féroces du monde. La gloire des Goths n’en serait que plus grande s’ils venaient à les vaincre ; et une alliance serait en mesure de les terrasser, car ils étaient divisés en tribus et clans antagonistes, qui préféraient se battre entre eux plutôt que de s’unir pour la conquête.

Dagobert était impatient de repartir, et ses oncles l’étaient à peine moins. Winnithar leur prêcha la prudence. Qu’ils en apprennent davantage avant de prendre une décision irréversible. En outre, lorsque viendrait le moment de migrer, il faudrait le faire en force, un peuple tout entier plutôt que quelques familles vulnérables. Et ce moment viendrait peut-être bientôt.

Car, en ce temps-là, Geberic le Greutung avait entrepris d’unir les Goths d’Orient. Il dut pour cela soumettre certaines tribus par la force, convainquant les autres par des menaces ou des promesses. Parmi ces dernières figuraient les Teurings, qui jurèrent allégeance à Geberic alors que Dagobert entrait dans sa quinzième année.

Cela signifiait qu’ils lui payaient un tribut, d’ailleurs des plus modiques ; qu’ils lui envoyaient des guerriers quand il le demandait, à moins qu’on ne soit en période de semailles ou de moissons ; et qu’ils respectaient les lois que le grand festival imposait à toutes les tribus. En retour, ils n’avaient plus rien à craindre des autres tribus qui avaient rejoint l’alliance, celles-ci étant même susceptibles de les aider à affronter leurs ennemis communs ; le commerce devint florissant, et les Teurings envoyèrent à chaque rencontre annuelle des représentants qui votaient et s’exprimaient en leur nom.

Dagobert se comporta vaillamment au service du roi. Entre deux campagnes, il effectua plusieurs voyages avec des marchands itinérants, qui lui confiaient le commandement de leur escorte. Il apprit ainsi beaucoup de choses.

Étrangement, il se trouvait toujours à la maison lorsque son père lui rendait visite. Le Vagabond lui dispensait de superbes cadeaux et de sages conseils, mais ils avaient du mal à se parler, car qu’aurait pu dire un jeune homme à un être aussi fabuleux ?

Dagobert présida les cérémonies devant l’autel que Winnithar avait édifié à l’emplacement jadis occupé par sa maison natale. Winnithar l’avait fait détruire par le feu, en l’honneur de celle dont le tumulus se dressait tout près. Le Vagabond interdit que le sang fût versé en cette occasion. Seuls les fruits de la terre pouvaient servir d’offrandes. On raconta par la suite que les pommes jetées au feu devant la pierre devinrent les Pommes d’or.

Lorsque Dagobert fut devenu un homme, Winnithar lui chercha une bonne épouse. L’élue, qui s’appelait Waluburg, était la fille d’Optaris, de la Combe de la Corne-du-Cerf, le plus puissant des Teurings après Winnithar. Le Vagabond était présent pour bénir leur union.

Il était également présent le jour où Waluburg donna naissance à son premier enfant, un garçon qui reçut le nom de Tharasmund. La même année naissait Ermanaric, le premier des fils du roi Geberic destinés à atteindre l’âge adulte.

Waluburg donna à son époux bien d’autres enfants robustes. Mais Dagobert demeurait agité ; on disait que c’était le sang de son père qui parlait, qu’il entendait l’appel du vent au bord du monde. Lorsqu’il revint d’un nouveau voyage, il annonça qu’un seigneur romain du nom de Constantin était devenu le seul maître de l’Empire après avoir terrassé tous ses rivaux.

Peut-être que cette nouvelle enflamma Geberic, dont la vigilance ne s’était jamais relâchée. Après avoir renforcé l’alliance des Goths, il les mobilisa pour mettre enfin un terme à la menace vandale.

Dagobert venait de décider qu’il migrerait vers le Sud. Le Vagabond lui avait dit que c’était une bonne idée ; tel serait en fait le destin des Goths, et il serait bien inspiré de les précéder afin de se choisir les meilleures terres. Il alla s’entretenir de ce projet avec divers yeomen, car, ainsi que le lui avait dit son grand-père, il avait intérêt à partir en force. Mais lorsque fut lâchée la flèche de guerre, son honneur lui commandait de la suivre. Il partit en guerre à la tête d’une centaine d’hommes.

La campagne fut rude et s’acheva par une bataille qui devait engraisser les loups et les corbeaux. Visimar, le roi vandale, y trouva la mort. Ainsi hélas que les deux oncles de Dagobert, qui avaient espéré l’accompagner. Le jeune homme sortit indemne des combats, sa réputation de vaillance encore accrue. Certains murmuraient que le Vagabond l’avait aidé, allant jusqu’à repousser ses adversaires, mais il le nia farouchement. « Mon père était à mes côtés la veille de la bataille, c’est vrai, mais la veille seulement. Nous avons parlé de maintes choses fabuleuses. Je lui ai demandé de ne pas combattre à ma place afin de ne point me déprécier, et il m’a répondu que ce n’était pas la volonté de Weard. »

Terrassés, déroutés, les Vandales fuirent leurs terres. Après avoir erré des années durant par-delà le Danube, encore dangereux mais déjà brisés, ils sollicitèrent auprès de Constantin la permission de s’établir dans son Empire. Désireux de recruter des guerriers pour garder ses marches, il les autorisa à se rendre en Pannonie.

De par son mariage, son lignage et sa renommée, Dagobert se retrouva à la tête des Teurings. Après quelques mois de préparatifs, il les conduisit vers le Sud.

L’espoir qu’il suscitait était si vif que seuls quelques-uns ne le suivirent point. Parmi eux figuraient Winnithar et Salvalindis, désormais très vieux. Lorsque les chariots se furent éloignés, le Vagabond vint leur rendre visite une dernière fois, se montrant avec eux d’une grande tendresse eu égard à leurs épreuves communes et à celle qui reposait au bord de la Vistule.

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