Ce n’est pas à Manse Everard que la Patrouille a confié le soin de me passer un savon. Après m’avoir reproché mon imprudence, l’officier responsable m’a quand même autorisé à poursuivre ma mission – Herbert Ganz affirmait que j’étais irremplaçable, a-t-il grommelé. Everard avait de bonnes raisons pour s’abstenir de cette tâche, ainsi que j’ai fini par le comprendre, en même temps que je réalisais qu’il avait étudié tous mes rapports.
Deux années de mon existence avaient passé depuis que j’avais perdu Jorith, deux ans durant lesquels je m’étais partagé entre le IVe siècle et le XXe. Mon chagrin s’était mué en regret – si seulement elle avait pu profiter de la vie plus longtemps ! –, hormis en de rares moments où il venait me terrasser par surprise. A sa façon, Laurie m’avait aidé à faire mon deuil. Jamais je ne m’étais rendu compte à quel point c’était une femme exceptionnelle.
J’étais en permission chez moi, à New York en 1932, lorsque Everard m’a téléphoné pour organiser une nouvelle rencontre. « Quelques questions à vous poser, deux ou trois heures de votre temps, pas plus, et ensuite je vous promets une soirée mémorable. Votre épouse est invitée à nous rejoindre. Vous n’avez jamais vu Lola Montez à son apogée ? J’ai des billets pour une représentation à Paris en 1843. »
Je suis arrivé en plein hiver. La neige occultait le paysage au-dehors, transformant l’appartement en refuge ouaté. Il m’a servi un grog et s’est enquis de mes goûts musicaux. Nous avons écouté un concert de koto donné par un musicien du Japon médiéval, le plus grand que l’Histoire ait jamais connu, bien que son nom fût oublié de tous. Le voyage dans le temps a aussi ses avantages.
Everard a fait tout un cinéma pour bourrer et allumer sa pipe. « Vous n’avez jamais rédigé le compte rendu de votre relation avec Jorith, a-t-il commencé d’un ton neutre. Celle-ci n’a été mise au jour qu’au cours de l’enquête, après l’intervention de Mendoza. Pourquoi ?
— Cela... cela relevait de ma vie privée, ai-je répondu. De mon point de vue, cela ne regardait que moi. D’accord, on nous avait mis en garde contre ce genre de chose à l’Académie, mais le règlement ne l’interdit pas de façon expresse. »
En contemplant son visage sombre penché sur moi, j’ai soudain acquis la certitude que cet homme avait lu tout ce que j’avais pu écrire. Il connaissait mon avenir, contrairement à moi – qui ne le connaîtrais qu’après l’avoir vécu. Le règlement interdit à un agent de se renseigner sur sa destinée ; parmi toutes les conséquences indésirables d’une telle démarche, la boucle causale est la plus bénigne.
« Bon, je n’ai pas l’intention de vous remonter les bretelles, c’est déjà fait, a-t-il repris. Entre nous soit dit, pour parler franchement, je trouve que le coordinateur Abdullah a été un peu dur. Un agent doit bénéficier d’une certaine latitude s’il veut accomplir sa mission, et j’en connais pas mal qui sont allés bien plus loin que vous. »
Il a consacré une bonne minute à sa pipe avant de reprendre, au sein d’une fumée bleue : « Toutefois, j’aimerais éclaircir un ou deux détails. Pour me faire une meilleure idée de vos réactions plutôt que pour philosopher dans le vide – bien que cette histoire ait éveillé ma curiosité, je l’avoue. Ensuite, peut-être serai-je en mesure de vous donner quelques conseils utiles. Je n’ai rien d’un scientifique, mais j’ai pas mal bourlingué dans l’Histoire, et même dans la préhistoire et la posthistoire.
— Je le sais, ai-je dit avec respect.
— Bon, commençons par le plus évident. Vous êtes intervenu dans un conflit opposant Goths et Vandales. Comment justifiez-vous un tel acte ?
— J’ai répondu à cette question lors de l’enquête, monsieur... pardon, Manse. Il n’était pas question que je tue quiconque, puisque ma vie n’était pas en danger. J’ai contribué à l’organisation des troupes, j’ai rassemblé des informations, j’ai semé la terreur chez l’adversaire – en volant sur mon sauteur, en projetant des illusions et en lançant des rayons subsoniques. En fait, la panique qui s’est ensuivie a probablement limité les pertes dans les deux camps. Si j’ai agi de la sorte, c’est essentiellement parce que j’avais consacré beaucoup de temps et d’effort – au nom de la Patrouille – pour m’introduire dans une société que j’étais censé étudier et que les Vandales menaçaient de détruire.
— Vous n’aviez pas peur de déclencher des altérations en aval ?
— Non. Oh ! peut-être aurais-je dû étudier la question plus à fond et solliciter l’opinion des experts. Mais ma situation avait toutes les caractéristiques d’un cas d’école. Les Vandales ne lançaient pas une invasion mais un raid à grande échelle. L’Histoire n’en avait gardé aucune trace. L’issue de ce raid n’avait aucune importance... sauf pour les individus concernés, dont certains étaient importants pour ma mission, ainsi que pour moi-même. Quant aux vies de ces individus – et à la lignée que j’ai moi-même fondée –, eh bien, il ne s’agit là que de fluctuations mineures dans le patrimoine génétique. Elles finissent toujours par se compenser les unes les autres. »
Rictus d’Everard. « Ce sont des arguments bateau que vous me servez là, Cari, les mêmes auxquels a eu droit la commission d’enquête. Ils vous ont tiré d’affaire, j’en conviens. Mais avec moi, ce n’est pas la peine. Ce que je voudrais vous faire comprendre, avec les tripes plutôt qu’avec la cervelle, c’est que la réalité ne se conforme jamais aux cas d’école, et que, parfois, elle ne se conforme à rien.
— Je crois que je commence à le voir. » Mon humilité n’était pas feinte. « Dans les existences dont j’ai suivi le cours en aval. Nous n’avons pas le droit de nous emparer des autres, n’est-ce pas ? »
Everard a souri, et j’ai pris la liberté d’avaler une goulée de grog. « Bien. Laissons tomber les généralités et rentrons dans les détails de votre travail. Pour commencer, vous avez apporté aux Goths certaines choses qu’ils n’auraient jamais connues sans vous. Les objets en eux-mêmes n’ont aucune importance ; la rouille et la dégradation finiront par les faire disparaître. Mais vous leur avez parlé du monde et de cultures qui leur sont étrangères.
— Il fallait bien que je me rende intéressant, pas vrai ? Sinon, pourquoi auraient-ils pris la peine de me raconter des histoires qui leur sont archi-connues ?
— Hum... bon, d’accord. Mais... supposez que vos récits s’insinuent dans leur folklore, qu’ils viennent à altérer les contes et les chants mêmes que vous souhaitez étudier ? »
Je me suis autorisé un gloussement. « Non. J’ai fait procéder au préalable à une évaluation psychosociale et j’ai suivi ses recommandations. Les sociétés de ce type ont une mémoire collective extrêmement sélective. Rappelez-vous que les Goths sont illettrés et qu’ils vivent dans un monde où les prodiges font partie du quotidien. Ce que je leur ai dit sur les Romains, par exemple, n’a fait qu’affiner des informations qu’ils avaient déjà obtenues auprès des voyageurs ; les détails dont j’enrichissais mes récits s’intégreront sans peine à leur conception générale de l’Empire. Quant à mes récits plus exotiques, eh bien, Cuchulainn n’est à leurs yeux qu’un héros condamné par le destin comme ceux qui peuplent déjà leurs légendes. Pour ce qui est de l’empire des Han, ce n’est qu’une contrée fabuleuse par-delà l’horizon. Mon auditoire était certes impressionné, mais, une fois répétés, mes récits ne pouvaient manquer d’être déformés et assimilés au corpus existant. »
Everard a opiné. « Moui. » Il a tiré sur sa pipe. Soudain : « Et vous-même ? Vous n’êtes pas un conte ni un lai ; vous êtes un homme réel mais énigmatique qui ne cesse d’apparaître parmi eux. Et vous avez l’intention de continuer comme ça pendant plusieurs générations. Cherchez-vous à vous établir comme dieu ? »
C’était la question la plus délicate de toutes, et j’avais passé du temps à m’y préparer. J’ai bu une nouvelle lampée de grog, pour me réchauffer la gorge et l’estomac avant de répondre posément : « Oui, j’en ai peur. Non que telle ait été mon intention, mais cela me semble maintenant un fait acquis. »
À peine si Everard a tressailli. Placide comme un lion, il m’a demandé d’une voix traînante : « Et vous persistez à affirmer que cela ne fait aucune différence sur le plan historique ?
— Oui. Écoutez-moi, s’il vous plaît. Je n’ai jamais prétendu être un dieu, ni exigé des prérogatives divines, ni rien de la sorte. Et je n’ai pas l’intention de le faire. Ça s’est passé comme ça, voilà tout. Je suis arrivé tout seul, vêtu comme un voyageur mais pas comme un clochard. Je portais une lance, car c’est l’arme classique d’une personne se déplaçant à pied. Étant originaire du XXe siècle, je suis plus grand que la moyenne au IVe, y compris dans le Nord. J’ai les cheveux et la barbe gris. J’ai conté des histoires, décrit des contrées lointaines et, oui, j’ai volé dans les airs et semé la terreur dans les rangs ennemis – impossible de faire autrement. Mais, j’insiste, je n’ai pas créé un dieu de toutes pièces. Je me suis coulé dans l’image d’un dieu que les Goths vénèrent depuis longtemps et, au bout d’une ou deux générations, ils m’ont identifié à lui.
— Qui est-ce ?
— Les Goths l’appellent Wodan. Il correspond au Wotan des Germains, au Woden des Anglais, au Wons des Frisons, et cætera. La version Scandinave est la plus connue : Odin. »
J’ai été surpris de voir Everard sursauter. Certes, les rapports que je rédigeais à l’intention des agents de surveillance de la Patrouille étaient moins détaillés que mes notes destinées à Ganz. « Hein ? Odin ? Mais il était borgne, et c’était le grand patron des dieux, ce que vous n’êtes pas... Je me trompe ?
— Non. » Comme il était apaisant de repasser en mode conférencier ! « Vous évoquez là l’Odin des Vikings, l’Odin de l’Edda. Mais il participe d’un autre lieu et d’un autre temps.
» Pour mes Goths, le grand patron des dieux, comme vous dites, c’est Tiwaz. Il provient en droite ligne du vieux panthéon indo-européen, ainsi que les autres Anses, par opposition aux déités chthoniennes indigènes comme les Wanes. Les Romains identifiaient Tiwaz à Mars, car c’était le dieu de la guerre, mais il n’était pas que cela.
» De même, les Romains pensaient que Donar – le Thor des Scandinaves – était identique à Jupiter, car il régnait sur les éléments ; mais les Goths voyaient en lui un fils de Tiwaz. Idem pour Wodan, que les Romains assimilaient à Mercure.
— Donc, la mythologie a évolué avec le temps, c’est ça ?
— Exactement. Tiwaz a fini par se confondre avec le Tyr d’Asgard. On ne garde de lui qu’un vague souvenir, mais on sait qu’il a perdu une main en domptant le Loup qui détruira le monde. Toutefois, considéré en tant que nom commun, “ tyr ” est en norrois un synonyme de “ dieu ”.
» Au fil des siècles, Wodan, alias Odin, a crû en importance jusqu’à devenir le père de tous les dieux. A mon avis – mais il conviendrait d’étudier cela de façon plus poussée –, c’est parce que les Scandinaves sont devenus de plus en plus belliqueux. Un psychopompe ayant acquis des pouvoirs de chamans sous influence finnoise, voilà un dieu tout trouvé pour des guerriers aristocrates ; il les conduit au Walhalla, après tout. Quoi qu’il en soit, Odin était plus populaire au Danemark et sans doute en Suède. En Norvège et en Islande, c’est Thor qui était prépondérant.
— Fascinant. » Everard a poussé un soupir. « Tant de choses à apprendre, si peu de temps pour le faire... Bon, dites-m’en davantage sur votre Wodan de l’Europe du IVe siècle.
— Il a toujours ses deux yeux, mais il a déjà son chapeau, sa cape et sa lance, laquelle est en fait un bourdon. C’est le Vagabond, voyez-vous. C’est pour cela que les Romains l’ont confondu avec Mercure, traitement qu’ils avaient déjà réservé à Hermès. Tout remonte aux antiques traditions indo-européennes. On retrouve leurs traces dans les mythes indiens, perses, celtiques et slaves – ces derniers étant les plus oubliés de tous. Au bout du compte, mes travaux permettront de...
» Mais passons. Si Wodan-Mercure-Hermès est le Vagabond, c’est parce que c’est le dieu du vent. Par conséquent, il devient le patron des voyageurs et des marchands. Comme il a parcouru le vaste monde, il a beaucoup appris, de sorte qu’il est associé à la sagesse, à la poésie... et à la magie. Ajoutez à cela l’idée que les morts chevauchent les vents nocturnes... et il acquiert les caractéristiques d’un psychopompe, d’un guide conduisant les morts dans l’au-delà. »
Everard venait de faire un rond de fumée. Il l’a suivi du regard, comme pour le décrypter. « Vous vous êtes attaché à une figure majeure, semble-t-il.
— Oui. Telle n’était pas mon intention, je le répète. D’ailleurs, cela ne peut que compliquer ma mission. Et je ne manquerai pas d’être prudent. Mais... ce mythe préexistait à ma venue. On racontait déjà quantité d’histoires où Wodan se manifestait parmi les mortels. Que la majorité ait relevé de la fable, seules quelques-unes reflétant des événements attestés... cela fait-il une grande différence ? »
Everard a tiré sèchement sur sa pipe. « Aucune idée. J’ai étudié les événements jusqu’à ce point, mais je n’en sais rien. Peut-être que ça n’en fait aucune. Mais j’ai appris à me méfier des archétypes. Ils ont plus de pouvoir que n’en ont mesuré toutes les sciences connues. C’est pour cela que je vous ai cuisiné de cette manière, y compris sur des points qui devraient être évidents à mes yeux. Car, en fait, ils ne le sont pas. »
Il n’a pas haussé les épaules, il s’est carrément ébroué. « Enfin, laissons tomber la métaphysique. Encore deux ou trois détails pratiques à régler, et nous retrouverons votre épouse et mon amie pour aller nous payer un peu de bon temps. »