L’hiver descendit puis se retira, lentement, par à-coups de vent, de neige et de pluie glacée. Pour ceux qui demeuraient dans le village au bord du fleuve, et bientôt pour leurs voisins, la saison fut un peu moins sinistre cette année-là. Cari séjournait parmi eux.
Le mystère qui l’entourait éveilla d’abord la crainte chez certains ; mais ils finirent par convenir que ni haine ni malheur ne l’accompagnaient. Ils ne cessèrent pas pour autant de le respecter. En fait, ils le respectèrent de plus en plus. Winnithar déclara dès le début qu’un invité comme lui ne saurait dormir sur une paillasse, ainsi qu’un vulgaire paysan, et il lui offrit l’usage d’un lit. Il lui offrit aussi l’esclave de son choix pour le réchauffer, mais l’étranger refusa avec la plus grande courtoisie. Il accepta le manger et le boire, et on le vit se baigner et faire ses besoins. Toutefois, certains disaient en murmurant qu’il n’agissait ainsi qu’afin de mieux passer pour un être humain.
Cari se montrait amical et posé, quoique un peu hautain. Il était capable de rire, de plaisanter, de raconter des histoires drôles. Il se déplaçait à pied et à cheval, se joignait aux chasseurs, visitait les yeomen les plus proches, faisait des offrandes aux Anses et participait aux festins qui suivaient. Il prenait part à des concours de tir et de lutte, mais il devint vite évident que nul ne pouvait le vaincre. Lorsqu’il jouait aux osselets ou aux jeux de plateau, il ne gagnait pas toujours, mais on disait que c’était parce qu’il ne souhaitait pas terrifier les gens en usant de magie. Il parlait à tous ceux qu’il croisait, du roi au plus humble des esclaves, au plus petit des enfançons, et il écoutait tout le monde avec attention ; en vérité, il attirait tous et toutes, et il se montrait doux avec les animaux comme avec les esclaves.
Quant à ses pensées, celles-ci demeuraient cachées.
Non qu’il passât des heures dans un silence maussade. De sa bouche sortaient des mots et de la musique comme on n’en avait jamais entendu. Impatient d’entendre des chants, des lais, des contes et des proverbes, bref tout ce qui se disait, il les rendait au centuple. Car il semblait tout savoir du vaste monde, comme s’il y vagabondait depuis plus d’une vie.
Il racontait Rome, puissante cité malade, son seigneur Dioclétien, ses guerres et ses lois impitoyables. Il répondait aux questions portant sur le nouveau dieu, celui de la Croix, que les Goths connaissaient un peu grâce aux marchands et aux esclaves venus du Sud. Il décrivait les Perses, les grands ennemis de Rome, et les merveilles qu’ils avaient accomplies. Les mots coulaient à flots de sa bouche, soirée après soirée – il racontait le Sud, les terres de la chaleur, où les hommes avaient la peau noire et où vivaient des animaux de l’aspect du lynx mais de la taille de l’ours. Il leur faisait découvrir d’autres bêtes, les dessinant sur une planche avec du charbon de bois, et tous de pousser des cris de ravissement ; comparé à un éléphant, un aurochs, un troll même étaient insignifiants. Loin, très loin vers l’Orient, disait-il, s’étendait un royaume encore plus vaste, encore plus merveilleux que Rome et la Perse. Ses habitants avaient une peau couleur d’ambre clair, des yeux qui paraissaient obliques. Pour se protéger des tribus sauvages qui les harcelaient au nord, ils avaient édifié une muraille aussi longue qu’une chaîne de montagnes, qui leur servait depuis lors de redoute. C’était pour cela que les Huns se tournaient vers l’Ouest. Ceux qui avaient triomphé des Alains et commençaient à attaquer les Goths n’étaient que racaille aux yeux de la puissante Khitai. Et le vaste monde était plus vaste encore. Dirigez-vous vers l’Occident, traversez cette terre romaine qu’on appelle la Gaule, et vous découvrirez la Grande Mer, sur laquelle on raconte maintes fables ; embarquez-vous alors sur un navire – mais un navire bien plus grand que ceux qui vous servent à naviguer sur le fleuve –, faites voile vers le couchant, et vous finirez par aborder la terre des sages et richissimes Mayas...
Cari leur contait aussi les hauts faits d’hommes et de femmes fabuleux : Samson le Puissant, Deirdre la Triste, Crockett le Chasseur...
Jorith, fille de Winnithar, oublia qu’elle était en âge de se marier. Elle restait assise aux pieds de Cari, avec les enfants, et l’écoutait en ouvrant de grands yeux que la lueur des flammes transformait en soleils.
Il n’était pas toujours disponible. Parfois, il déclarait qu’il avait besoin de s’isoler et disparaissait. Un jour, un garçon audacieux, un habile chasseur, le suivit sans être vu, à moins que Cari n’eût point daigné le remarquer. Il revint livide et tremblant de tous ses membres, déclarant que l’homme à la barbe grise était entré dans le Bois de Tiwaz. Personne ne s’aventurait au milieu de ces pins noirs, hormis le jour du solstice d’hiver, où l’on faisait au Maître du Loup trois offrandes sanglantes – un cheval, un chien, un esclave – afin qu’il fasse fuir les ténèbres et le froid. Le père du garçon le fouetta et, de ce jour, personne ne parla plus de l’incident. Si les dieux avaient permis ceci, mieux valait ne pas insister. Cari revenait au bout de quelques jours, vêtu de neuf et porteur de cadeaux. Ce n’étaient que d’humbles objets, mais ils étaient inestimables, du couteau à la lame prodigieusement effilée au châle étranger de splendide facture, en passant par le miroir cent fois plus net qu’une plaque de cuivre ou l’eau d’un étang ; ces trésors affluèrent jusqu’à ce que toute personne de conséquence, homme ou femme, en possédât au moins un. Et lui se contentait de dire : « Je connais les fabricants. »
Le printemps s’insinuait dans le Nord, la neige fondait, les bourgeons s’épanouissaient en fleurs, les crues gonflaient le fleuve. Les oiseaux migrateurs emplissaient le ciel de leurs ailes et de leurs clameurs. Agneaux, veaux et poulains titubaient dans les enclos. Hommes, femmes et enfants émergeaient au jour en clignant des yeux ; ils aéraient leurs demeures, leurs habits, leurs âmes. La Reine du Printemps portait l’image de Frija d’une ferme à l’autre afin qu’elle bénisse semailles et labours, tandis qu’autour de son char dansaient jeunes gens et jeunes filles parés de guirlandes. Le désir montait.
Cari s’absentait toujours, mais il revenait le jour même de son départ. On le voyait de plus en plus souvent en compagnie de Jorith. Ils se promenaient dans les bois, le long des sentiers fleuris, au milieu des champs, loin des yeux de tous. Elle semblait perdue dans un rêve. Salvalindis, sa mère, voulut lui rappeler les convenances – oubliait-elle sa réputation ? –, mais Winnithar la fit taire. Le chef était un homme avisé. Quant aux frères de Jorith, ils rayonnaient de fierté.
Vint un jour où Salvalindis emmena sa fille à l’écart. Elles se rendirent dans un appentis où les femmes se retrouvaient pour coudre et pour tisser quand leurs tâches leur en laissaient le loisir. Tel n’était pas le cas ce jour-là, de sorte que mère et fille étaient seules dans la pénombre. Salvalindis se dressa devant Jorith, comme pour la coincer contre le grand métier à tisser lesté de pierres, et lui demanda de but en blanc : « T’es-tu montrée plus active avec ce Cari que tu l’es à la maison ? Est-ce qu’il t’a possédée ? »
La jeune fille rougit, se tordit les doigts, baissa les yeux. « Non, souffla-t-elle. Il peut me prendre quand il le veut. Comme je souhaiterais qu’il le fasse ! Mais nous n’avons fait que nous tenir par la main, nous embrasser et... et...
— Et quoi ?
— Parler. Chanter. Rire. Réfléchir. Oh ! mère, il n’a rien de hautain. Il est avec moi plus tendre, plus doux que... que je ne l’aurais cru possible chez un homme. Il me parle comme si j’étais capable de penser, pas comme on parle à une épouse...»
Salvalindis pinça les lèvres. « Je n’ai pas renoncé à penser le jour où je me suis mariée. Ton père voit sans doute en Cari un allié puissant. Moi, je vois un homme sans terre ni tribu, un mage, certes, mais un mage déraciné. Quel intérêt aurait notre maison à s’allier avec lui ? Nous y gagnerions des richesses et du savoir, mais à quoi cela nous servirait-il face à nos ennemis ? Et que léguerait-il à ses fils ? Et pourquoi resterait-il attaché à toi une fois ta jeunesse passée ? Tu es bien stupide, ma fille. »
Jorith serra les poings, tapa du pied et, les yeux emplis de larmes qui devaient plus à la rage qu’à la peine, s’écria : « Tiens ta langue, vieille sorcière ! » Puis elle se tut, aussi horrifiée que Salvalindis.
« C’est ainsi que tu t’adresses à ta mère ? dit cette dernière. Oui, c’est bien un mage, et il t’a charmée. Jette dans le fleuve la broche qu’il t’a offerte, tu m’entends ? » Elle tourna les talons et s’en fut. Le froissement de ses jupes avait des accents de colère.
Jorith pleura mais n’obéit point. Et, bientôt, tout changea.
Un jour où des lances de pluie criblaient la terre, où le char de Donar roulait dans le ciel, où sa hache lançait des éclairs aveuglants, un homme arriva au village au grand galop. Il semblait sur le point de s’effondrer sur sa selle, et son cheval de tomber d’épuisement. Néanmoins, il décocha une flèche vers les nuages et lança à ceux qui étaient sortis dans la boue pour venir à sa rencontre : « C’est la guerre ! Les Vandales approchent ! »
On le conduisit dans la grande salle, où il déclara à Winnithar : « J’apporte un message de mon père, Aefli de la Combe de la Corne-du-Cerf. Il le tient d’un homme de Dagalaif Nevittasson, qui a fui le massacre du Gué de l’Élan afin de donner l’alerte. Mais nous avions déjà remarqué que les cieux rougeoyaient, signe certains que des fermes s’embrasaient.
— Il y a sans doute deux armées, marmonna Winnithar. Voire davantage. Ils débarquent en force, et plus tôt que d’habitude.
— Comment peuvent-ils abandonner leurs terres au moment des semailles ? » demanda l’un de ses fils.
Winnithar se fendit d’un lourd soupir. « Ils sont si nombreux que certains sont dispensés des travaux des champs. En outre, on me dit qu’ils ont un nouveau souverain, le roi Hildaric, qui a rassemblé plusieurs clans autour de lui. De sorte que leurs armées sont plus rapides, plus puissantes et mieux organisées que nos forces. Oui, Hildaric a peut-être l’intention de s’emparer de nos terres pour y déverser son trop-plein d’hommes.
— Que devons-nous faire ? demanda un vieux guerrier au calme d’airain.
— Rassembler les hommes des environs et nous joindre à tous ceux de la contrée qui ont déjà pris les armes, tel Aefli s’il n’a pas déjà été défait. Au Rocher des Cavaliers Jumeaux, comme la dernière fois, hein ? Peut-être que nous serons assez nombreux pour repousser les hordes vandales. »
Cari se redressa sur son siège. « Et vos villages ? demanda-t-il. Et si des bandes vous débordaient sur les flancs pour venir piller vos fermes ? » Il n’avait pas besoin de décrire ce qui s’ensuivrait : les récoltes détruites, les femmes nubiles enlevées, les vieillards et les enfants massacrés.
« C’est un risque à courir. Si nous restons isolés les uns des autres, nous périrons tous. » Winnithar fit silence. Les flammes léchaient l’air immobile. Au-dehors, le vent ululait et la pluie fouettait les murs. Il fixa Cari droit dans les yeux. « Nous n’avons ni casque ni cotte de mailles à ta taille. Peut-être trouveras-tu un équipement là où tu trouves tes présents. »
L’étranger se raidit. Son visage se creusa de rides.
Winnithar sembla se voûter. « Enfin, ce combat n’est pas le tien, n’est-ce pas ? soupira-t-il. Tu n’es pas un Teuring.
— Cari, oh ! Cari ! » lança Jorith en jaillissant de l’assemblée des femmes.
Durant un long moment, l’homme gris et elle échangèrent un regard. Puis il s’ébroua, se tourna vers Winnithar et dit : « N’aie crainte. Je combattrai aux côtés de mes amis. Mais je le ferai à ma manière et tu devras suivre mes conseils, que tu les comprennes ou non. Y es-tu disposé ? »
On n’entendit aucun cri de joie. Un murmure parcourut la salle plongée dans l’ombre, pareil à celui du vent.
Winnithar rassembla ses forces. « Oui, déclara-t-il. Maintenant, que nos cavaliers aillent alentour tirer la flèche de guerre. Quant à nous autres, festoyons ! »
Personne ne sut exactement ce qui se passa durant les semaines suivantes. Les hommes partaient, dressaient le camp, combattaient, rentraient chez eux ou ne rentraient pas. Ceux qui revenaient, les plus nombreux, racontaient des histoires étonnantes.
Ils évoquaient un homme armé d’une lance et vêtu d’une cape bleue, qui traversait les cieux sur une monture n’ayant rien d’un cheval. Ils évoquaient des monstres terrifiants fondant sur les troupes vandales, des lumières d’outre-monde qui semaient la terreur chez l’ennemi, qui finissait par jeter les armes et par s’enfuir en hurlant. Les Goths réussissaient toujours à intercepter les pillards vandales avant qu’ils n’atteignent leurs villages, et, peu à peu, voyant qu’ils ne pouvaient rapporter aucun butin, les clans Vandales renoncèrent à leur campagne les uns après les autres. La victoire avait choisi son camp.
Les chefs en savaient un peu plus. C’était le Vagabond qui leur disait où ils devaient se rendre, à quoi ils devaient s’attendre, comment ils devaient former les rangs. C’était lui qui les alertait, plus rapide encore que le vent, lui qui procurait des renforts aux Greutungs, aux Taifals, aux Amalings, lui qui convainquit les plus jaloux de leurs prérogatives afin qu’ils acceptent de s’allier comme il le souhaitait.
Ces récits fabuleux s’estompèrent au fil des générations. Ils étaient bien trop étranges. On les assimila aux antiques légendes du peuple goth. Anses, Wanes, trolls, sorciers, spectres... ces êtres ne se mêlaient-ils pas des querelles des hommes ? Le plus important dans l’affaire, c’est que les Goths connurent dix ans de paix sur les berges de la Vistule. Occupons-nous donc des moissons, disaient-ils – des moissons ou de ce qui comptait le plus à leurs yeux.
Mais, aux yeux de Jorith, Cari était désormais le Sauveur.
Il ne pouvait pas l’épouser. Il n’avait pas de famille connue. Mais un homme pouvait prendre une concubine s’il en avait les moyens ; cette pratique n’avait rien de honteux chez les Goths, à condition que l’homme subvienne aux besoins de la femme et des enfants. Et puis, Cari n’était ni un jeune homme pauvre, ni un domestique, ni un roi. Ce fut Salvalindis en personne qui escorta Jorith jusqu’à lui dans la chambre envahie de fleurs, à l’issue d’un festin où furent échangés de somptueux présents.
Winnithar fit abattre des arbres, que l’on transporta sur des barges, afin de leur édifier une demeure. Cari tenait à certains aménagements spéciaux, une chambre à lui seul réservée, par exemple. Plus une pièce fermée à clé, où lui seul avait le droit d’entrer. On ne l’y voyait pas disparaître très souvent, et on ne le vit plus se rendre au Bois de Tiwaz.
Les hommes étaient d’avis qu’il accordait bien trop d’importance à Jorith. On les voyait souvent échanger des regards langoureux, s’isoler à l’écart de la compagnie, tels des adolescents ayant le béguin l’un pour l’autre. Cela dit, elle tenait bien sa maison et nul n’aurait osé se moquer de lui.
Il délégua à un intendant la plupart de ses tâches de maître de maison. Il apportait à son foyer les articles nécessaires, ou savait comment se les procurer par le troc. Au fil des ans, il devint un négociant avisé. Cette période de paix ne fut pas une période d’oisiveté. Le village recevait plus de marchands que jamais, qui proposaient de l’ambre, des fourrures, du miel et du suif venus du Nord, du vin, des tissus, des poteries, des objets de verre et de métal venus du Sud et de l’Occident. Toujours ravi de voir de nouveaux venus, Cari les recevait avec largesse et se rendait aux foires tout autant qu’aux festivals.
Comme il n’appartenait pas à la tribu, il se contentait du rôle d’observateur lors de ces derniers, mais, une fois les discussions achevées, la fête battait son plein dans sa tente.
Toutefois, les hommes comme les femmes continuaient de s’interroger à son sujet. On apprit qu’un homme aux cheveux gris mais dans la force de l’âge rendait parfois visite à d’autres tribus, même lointaines...
Peut-être était-ce à cause de ces absences répétées que Jorith ne se retrouva pas enceinte tout de suite ; à moins qu’elle n’ait été trop jeune, seize printemps à peine, lorsqu’il l’avait mise dans son lit. Un an s’écoula avant les premiers signes avant-coureurs.
Quoique prise de fréquentes nausées, elle rayonnait de joie. Cari se conduisit à nouveau d’étrange façon, semblant se soucier de la santé de la future mère bien plus que de l’enfant à naître. Il alla jusqu’à surveiller ses repas, lui apportant des fruits exotiques quelle que fût la saison et l’empêchant de manger trop de sel. Elle lui obéit sans rechigner, voyant dans son attitude une preuve d’amour.
La vie suivait son cours dans la contrée, avec son lot de naissances et de morts. Lors des funérailles, personne n’osait parler librement à Cari, toujours baigné d’inconnu. D’un autre côté, les chefs de famille qui l’avaient élu furent fort marris lorsqu’il refusa d’être celui qui honorerait la prochaine Reine du Printemps.
Ils ravalèrent leur dépit, se rappelant les services qu’il leur avait rendus et leur rendait encore.
Chaleur ; moissons ; froidure ; renaissance ; retour de l’été ; et Jorith entra en couches.
Long fut son labeur. Elle se montra courageuse, mais les femmes qui l’assistaient prirent un air navré. Les elfes n’auraient pas apprécié qu’un homme la voie en cet instant. Cari avait irrité les esprits en insistant sur une propreté absolue. On ne pouvait qu’espérer qu’il savait ce qu’il faisait.
Il patientait dans la grande salle de sa demeure. Lorsque des visiteurs se présentaient, il leur faisait servir à boire et à manger, ainsi que le voulait la coutume, mais il se montrait peu bavard. Une fois seul, le soir venu, il ne dormit point mais resta assis dans les ténèbres jusqu’à l’aurore. De temps à autre, la sage-femme ou l’une de ses assistantes venait lui dire comment progressait l’accouchement. A la lueur de sa lampe, elle le voyait jeter des regards impatients en direction de la porte qu’il gardait fermée en permanence.
Vers la fin du second jour, la sage-femme le trouva avec ses amis. Un silence pesant se fit. Puis le fardeau qu’elle portait poussa un cri, auquel Winnithar répondit. Cari se leva, livide.
La femme s’agenouilla devant lui, déplia son linge et posa sur la terre battue, aux pieds mêmes du père, un nouveau-né mâle encore couvert de sang mais déjà plein de vigueur. Si Cari ne le prenait pas sur ses genoux, elle était censée l’emporter dans les bois et l’abandonner aux loups. Il ne daigna même pas lui chercher des imperfections. S’emparant de son fils, il croassa : « Jorith, comment va Jorith ?
— Elle est très faible, répondit la sage-femme. Tu peux aller la voir. »
Cari lui rendit le nouveau-né et se précipita dans la chambre. Les femmes qui s’y trouvaient s’écartèrent devant lui. Il se pencha sur Jorith. Elle avait la peau blafarde, le visage moite, les joues creuses. Mais, en découvrant son homme, elle tendit une main dolente et esquissa un sourire. « Dagobert », murmura-t-elle. C’était le nom, fort répandu dans sa lignée, qu’elle avait choisi pour son enfant s’il s’agissait d’un garçon.
« Dagobert, oui », dit Cari à voix basse. Ignorant la présence de témoins, il l’embrassa doucement.
Elle ferma les yeux et retomba sur la paille. « Merci, souffla-t-elle d’une voix quasi inaudible. Le fils d’un dieu.
— Non...»
Soudain, un frisson la parcourut. Elle porta vivement une main à son front. Ses yeux se rouvrirent. Leurs pupilles étaient immenses, fixes. Elle s’effondra. Son souffle se fit râle.
Cari se redressa, tourna les talons et sortit en courant. Une fois devant la porte fermée, il l’ouvrit et entra. Elle se referma en claquant.
Salvalindis alla au chevet de sa fille. « Elle se meurt, dit-elle d’une voix atone. Sa sorcellerie peut-elle la sauver ? Et le doit-elle ? »
La porte interdite se rouvrit. Cari n’était pas seul lorsqu’il la franchit. Il oublia de la refermer. Les hommes aperçurent l’éclat du métal. Certains se rappelèrent la monture qu’il avait chevauchée au-dessus des champs de bataille. Ils se serrèrent les uns contre les autres, agrippèrent leurs amulettes ou se signèrent.
Cari était accompagné d’une femme, vêtue d’une tunique et de braies aux couleurs de l’arc-en-ciel. Jamais on n’avait vu une contenance comme la sienne : un visage large et des pommettes saillantes, comme les Huns, mais un nez court, une peau dorée et des cheveux bleu-noir. Elle tenait une besace munie d’une poignée.
Tous deux foncèrent dans la chambre. « Dehors ! » rugit Cari, en chassant les femmes comme la tempête chasse les feuilles mortes.
Il ressortit à son tour, puis se rappela de refermer la porte interdite. En se retournant, il découvrit que tous avaient les yeux fixés sur lui, que tous s’écartaient de lui. « N’ayez pas peur, dit-il d’une voix blanche. Vous n’avez rien à craindre. Je suis allé chercher une guérisseuse pour aider Jorith. »
Suivit un long moment de silence durant lequel monta l’obscurité.
L’inconnue refit son apparition et invita Cari à la rejoindre. En la voyant, il poussa un gémissement. Elle l’agrippa par le coude afin qu’il ne tombe point et l’attira dans la chambre. Le silence semblait sourdre de la porte.
Au bout d’un temps, on entendit leurs voix, celle de Cari pleine de rage et de chagrin, l’autre de calme et de fermeté. Personne ne reconnut le langage qu’ils employaient.
Ils ressortirent. Cari semblait avoir vieilli. « Elle n’est plus, annonça-t-il. Je lui ai fermé les yeux. Prépare ses funérailles et le festin qui doit les accompagner, Winnithar. Je reviendrai pour y assister. »
La femme et lui entrèrent dans la pièce secrète. Blotti dans les bras de la sage-femme, Dagobert se mit à hurler.