J’ai attendu pour me changer que mon véhicule m’ait fait traverser l’espace-temps. C’est dans une antenne de la Patrouille déguisée en entrepôt que j’ai troqué la tenue du bassin du Dniepr, fin du IVe siècle, contre celle des États-Unis, milieu du XXe siècle.
Les principes de base – chemise et pantalon pour les hommes, robe pour les femmes – étaient les mêmes. Les différences de détail étaient innombrables. En dépit de son tissu rêche, ma panoplie gothique était bien plus confortable que le costume-cravate. Je l’ai rangée dans la sacoche de mon sauteur, ainsi que certains objets tel le gadget qui m’avait permis d’écouter depuis l’extérieur les discussions dans le hall des Teurings. Vu la taille de ma lance, je l’ai laissée fixée au flanc de la machine. Cette dernière ne me servirait qu’à regagner le milieu où de telles armes avaient leur place.
L’officier de garde ce jour-là était un homme d’une vingtaine d’années – jeune selon les critères du jour, il serait déjà chef de famille dans maintes ères révolues – que j’impressionnais quelque peu. Sa position dans la hiérarchie de la Patrouille était pourtant proche de la mienne. Pas plus que lui je ne participais à la régulation du trafic temporel, au sauvetage de chrononautes en détresse et autres missions exaltantes. Je n’étais qu’un homme de science, ou, plus exactement, un homme de lettres. Toutefois, je me déplaçais sans supervision, ce pour quoi il n’était pas qualifié.
Il m’a regardé de biais tandis que j’émergeais du hangar pour gagner le bureau des plus quelconque, siège social d’une prétendue entreprise de travaux publics qui nous servait de couverture en ville à cette époque. « Soyez le bienvenu, monsieur Farness. Euh... vous avez été un peu secoué, on dirait.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? ai-je répondu machinalement.
— Votre expression, monsieur. Et votre démarche.
— Je ne courais aucun danger. » Peu soucieux d’aborder le sujet avec quiconque, excepté peut-être Laurie, et encore après un certain délai, je l’ai planté là pour sortir dans la rue.
Ici aussi, c’était l’automne, et j’ai savouré cet air vif, cette lumière chaude qui faisaient le charme de New York avant que cette ville ne devienne invivable ; l’année en cours précédait celle de ma naissance. Le verre et la pierre se dressaient vers des hauteurs inégalées, vers un ciel d’azur parsemé de rares nuages que portait une brise dont la fraîcheur me caressait. Les automobiles étaient suffisamment rares pour que leur odeur n’étouffe pas le parfum des marrons chauds, dont les marchands commençaient à émerger à l’issue de l’été. Je me suis dirigé vers la 5e Avenue, longeant des boutiques de luxe et croisant certaines des plus belles femmes du monde, ainsi que des gens venus de tous les coins de la planète.
En me rendant chez moi à pied, j’espérais me défaire d’une partie de la tension et du chagrin qui m’habitaient. La ville, en plus de me stimuler, allait forcément m’apaiser, pas vrai ? C’était ici que Laurie et moi avions choisi de vivre, nous qui aurions pu nous établir pratiquement partout, dans le passé comme dans l’avenir.
Non, ce n’est pas tout à fait exact. Comme la plupart des couples, nous voulions faire notre nid dans un environnement relativement familier, où nous ne serions pas obligés de tout réapprendre et de rester constamment sur nos gardes. Pour un Américain de race blanche, jouissant d’une bonne santé et de revenus confortables, les années 30 étaient une époque formidable. Les quelques éléments de confort encore inconnus, l’air conditionné, par exemple, pouvaient être discrètement installés, quitte à les désactiver en présence d’invités ignorant tout du voyage temporel. Certes, Roosevelt et sa clique tenaient les rênes du pays, mais la transformation de la République en Etat capitaliste était à peine entamée et ne nous affectait guère dans notre vie quotidienne ; la véritable désintégration de cette société ne débuterait (à mon avis) qu’après l’élection de 1964.
Si nous avions choisi le Middle West, où ma mère en ce moment se préparait à me mettre au monde, nous aurions dû faire preuve d’une grande circonspection. Mais la plupart des New-Yorkais étaient tolérants, ou à tout le moins indifférents. Ma barbe en éventail et mes longs cheveux, que j’avais noués avec un catogan en changeant de tenue, n’attiraient guère l’attention, excepté des petits garçons qui me lançaient parfois des « Vieux castor ! » Aux yeux de notre logeur, de nos voisins et de quelques autres connaissances, j’étais un professeur de philologie germanique à la retraite, dont l’excentricité allait de soi. Et il ne s’agissait même pas d’un mensonge, du moins pas en totalité.
Cette petite promenade aurait dû me calmer, me rendre le recul nécessaire à un agent de la Patrouille s’il ne veut pas que ses expériences le rendent fou. Nous devons comprendre que la réflexion de Pascal s’applique à tous les êtres humains dans l’ensemble de l’espace-temps, y compris à nous-mêmes – « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais[1] » –, le comprendre dans nos tripes, afin de vivre dans le calme sinon dans la sérénité. Enfin ! mes Goths s’en tiraient à bon compte comparés, par exemples, à des millions de Juifs et de Tziganes dans l’Europe du futur proche, à des millions de Russes en ce moment même.
Je n’y arrivais pas. C’étaient mes Goths. Leurs spectres étaient si présents autour de moi que la rue, les buildings, les êtres de chair et de sang que je croisais devenaient irréels, tels des rêves à demi souvenus.
J’ai pressé le pas, fonçant vers le sanctuaire que je trouverais auprès de Laurie.
Nous occupions un vaste appartement dominant Central Park, où nous aimions flâner quand la nuit était douce. Le portier de l’immeuble n’avait pas besoin d’être armé. Je l’ai sans doute froissé en ne répondant à son salut que par un grognement, mais je ne l’ai compris qu’une fois dans l’ascenseur et il était trop tard. Revenir en amont pour modifier mon comportement aurait représenté une violation de la Prime Directive de la Patrouille. Non qu’un acte aussi trivial eût nui au continuum ; celui-ci est flexible, dans certaines limites, et les altérations n’ont en général que des conséquences éphémères. En fait, un amateur de métaphysique pourrait méditer sur la question suivante : un chrononaute découvre-t-il le passé ou bien va-t-il jusqu’à le créer ? Le Chat de Schrodinger se cache dans l’Histoire tout autant que dans sa boîte. Et cependant, la Patrouille existe afin de s’assurer que le trafic temporel n’empêche pas la série d’événements qui finit par aboutir aux surhommes danelliens, ceux-là mêmes qui ont créé la Patrouille dans leur propre passé, à l’époque où les hommes ordinaires ont appris à voyager dans le temps.
Mes pensées s’étaient réfugiées en terrain familier pendant que j’attendais d’arriver à mon étage. Les spectres devenaient plus lointains, moins bruyants. Mais ils m’ont suivi lorsque je suis sorti de la cabine pour entrer chez moi.
Le séjour aux murs tapissés de livres était imprégné d’une odeur de térébenthine. Laurie devenait peu à peu une artiste peintre de renom dans ce New York des années 30 où elle avait abandonné son statut d’épouse d’universitaire surmenée. On lui avait proposé un emploi dans la Patrouille, mais elle l’avait refusé ; non seulement elle n’avait pas la force physique nécessaire au travail sur le terrain – surtout pour une femme –, mais en outre les tâches administratives ne l’intéressaient en rien. Cela ne nous empêchait pas de prendre ensemble des vacances dans des milieux fort exotiques.
En m’entendant ouvrir la porte, elle est sortie en courant de son atelier pour sauter dans mes bras. La voir aussi heureuse m’a un peu remonté le moral. Vêtue d’une blouse de rapin tachée de peinture, ses cheveux roux protégés par un foulard, elle n’en était pas moins mince, souple et belle. Les rides autour de ses yeux verts étaient si fines que je ne les ai vues qu’en l’embrassant.
Nos connaissances m’enviaient cette épouse qui, non contente d’être charmante, était en outre plus jeune que moi. En fait, nous ne sommes nés qu’à six ans d’intervalle. Lorsque la Patrouille m’a recruté, j’étais âgé d’une quarantaine d’années et prématurément grisonnant, alors qu’elle avait conservé sa beauté juvénile. Le traitement antithanatique que nous propose l’organisation stoppe le vieillissement mais ne permet pas de l’inverser.
Par ailleurs, elle passait le plus clair de sa vie en temps ordinaire, soixante secondes à la minute. Pour l’agent de terrain que j’étais, il pouvait s’écouler des jours, des semaines, des mois entre le moment où je prenais congé d’elle le matin et celui où je la retrouvais le soir – un laps de temps où elle poursuivait son activité artistique sans interférence de ma part. Mon âge cumulatif approchait les cent ans.
J’avais parfois l’impression d’en avoir mille. Et cela se voyait.
« Cari, mon chéri ! » Ses lèvres se pressaient sur les miennes. Je l’ai attirée contre moi. Et si je devais tacher mon costume, tant pis ! Puis elle s’est écarté, elle a pris mes mains dans les siennes et elle m’a regardé, elle a regardé en moi.
Sa voix a baissé d’un ton : « Ce voyage t’a fait souffrir.
— Je m’y attendais, ai-je répondu avec lassitude.
— Mais pas à ce point... Es-tu parti longtemps ?
— Non. Je te donnerai les détails tout à l’heure. Mais j’ai eu de la chance. Je suis tombé sur un point critique, j’ai fait ce que j’avais à faire et je suis reparti. Quelques heures d’observation discrète, quelques minutes d’action, et fini[2].
— Appelle cela de la chance si tu le souhaites. Tu y retournes bientôt ?
— En temps local, oui, très bientôt. Mais je veux rester quelque temps ici – pour me reposer, me remettre des événements qui s’annoncent... Peux-tu me supporter pendant huit jours, même si je suis d’une humeur massacrante ?
— Mon chéri. » Elle est revenue au creux de mes bras.
« Il faut que j’étudie mes notes, de toute façon, lui ai-je murmuré à l’oreille, mais j’espère qu’on pourra sortir le soir, aller au théâtre ou au restaurant, nous amuser un peu.
— Oh ! j’espère que tu t’amuseras vraiment. N’essaie pas de faire semblant pour me faire plaisir.
— Plus tard, ça ira mieux, ai-je dit pour nous rassurer tous les deux. Je me contenterai d’accomplir ma mission originelle, d’enregistrer les contes et les chants qu’ils tireront de cette histoire. Mais avant... il faut que j’en supporte la réalité.
— Tu es vraiment obligé ?
— Oui. Pas seulement pour une question d’érudition, je crois bien. Ce peuple est le mien. C’est comme ça. »
Elle m’a serré contre elle. Elle savait.
Ce qu’elle ignorait, me suis-je dit en refoulant une grimace de douleur – pourvu qu’elle continue de l’ignorer ! suppliais-je –, c’était la raison pour laquelle je me souciais tellement du sort de mes descendants. Laurie n’était pas jalouse. Jamais elle ne m’avait reproché le bonheur que j’avais vécu auprès de Jorith. Cela ne la privait de rien, m’avait-elle dit en riant, alors que cela m’assurait au sein de la communauté que j’étudiais une position sans doute unique dans les annales de l’Histoire. Par la suite, elle avait fait de son mieux pour me consoler.
Ce que je ne pouvais me résoudre à lui dire, c’était que Jorith était bien plus qu’une amourette à mes yeux. Je ne pouvais lui dire que j’avais aimé cette femme morte depuis seize cents ans, que je l’avais aimée autant qu’elle, que je l’aimais encore et que je l’aimerais peut-être toujours.