Athanaric, roi des Goths d’Occident, détestait le Christ. Outre qu’il était attaché aux dieux de ses pères, il voyait en l’Église un agent de l’Empire. Qu’elle accroisse son influence parmi les siens, raisonnait-il, et ils finiraient par se prosterner devant les Romains. Par conséquent, il dressa ses hommes contre elle, empêcha les familles de chrétiens assassinés d’obtenir réparation et, pour finir, promulgua une loi conçue pour les faire massacrer à la moindre provocation. Ou du moins le pensait-il. Les Goths baptisés, qui étaient de plus en plus nombreux, se rapprochèrent et décidèrent de laisser le Seigneur décider de l’issue de la crise.
L’évêque Ulfilas critiqua leur position. Si les martyrs devenaient des saints, il fallait des fidèles bien vivants pour répandre la Bonne Parole. Il demanda à Constantin d’autoriser ses ouailles à gagner la Mésie, ce que l’Empereur lui accorda. Il leur fit traverser le Danube et ils s’établirent dans les monts Balkans. Les guerriers d’hier devinrent un peuple de fermiers et de bergers des plus paisibles.
Lorsque cette nouvelle parvint à Heorot, Ulrica éclata de rire. « Mon père est débarrassé d’eux ! »
Elle s’était réjouie trop vite. Durant les trente années suivantes, Ulfilas poursuivit son œuvre. Tous les chrétiens wisigoths ne l’avaient pas suivi. Certains étaient restés au nord du Danube, parmi lesquels des chefs suffisamment puissants pour assurer la protection des leurs. On leur envoya des missionnaires, dont le zèle porta ses fruits. Pour contrer les persécutions d’Athanaric, les convertis se cherchèrent leur propre chef. Ce rôle échut à Frithigern, un membre de la maison royale. Bien que les deux factions n’en vinssent jamais à la guerre ouverte, les affrontements ne manquèrent pas. Plus jeune que son rival, bientôt plus riche que lui du fait de ses échanges avec les Romains, Frithigern poussa de nombreux Goths d’Occident à entrer dans le sein de l’Église, une conversion leur paraissant des plus profitables.
Les Ostrogoths étaient peu touchés par cette évolution. Le nombre de chrétiens parmi eux augmenta, mais lentement et sans que cela pose problème. Le roi Ermanaric ne se souciait ni des dieux ni de l’autre monde. Il était trop affairé à s’emparer des fruits de celui-ci.
Il guerroyait dans toute l’Europe de l’Est. Les Hérules furent défaits au prix de plusieurs campagnes. Ceux qui refusèrent de se soumettre migrèrent vers l’Occident pour rejoindre des peuples auxquels ils étaient apparentés. Les Estes et les Wendes se révélèrent des proies faciles. Mais Ermanaric et ses troupes poussèrent plus au nord, par-delà les terres que son père considérait comme siennes. Au bout du compte, le domaine reconnaissant son autorité s’étendit de l’Elbe à l’embouchure du Dniepr.
Tharasmund gagna gloire et butin au service du roi. Mais il n’appréciait guère la cruauté de celui-ci. Lors des assemblées, il défendait souvent les droits des autres tribus en plus de la sienne. Ermanaric ne pouvait que se rendre à ses arguments, fût-ce à contrecœur. Les Teurings étaient encore trop puissants pour qu’il s’en fasse des ennemis. D’autant plus que nombre de Goths auraient hésité à affronter une maison dont l’étrange fondateur se manifestait encore de temps à autre.
Le Vagabond était présent lorsqu’on donna son nom à Solbern, le troisième fils de Tharasmund et d’Ulrica. Le deuxième était mort en bas âge, mais Solbern, à l’instar de son frère, grandit en force et en beauté. Ensuite, ils eurent une fille, qu’ils nommèrent Swanhild. Le Vagabond était à nouveau là pour la cérémonie, mais il ne s’attarda point et on ne le revit plus durant des années. Swanhild devint une fort belle enfant, d’une nature douce et joyeuse.
Ulrica porta trois autres enfants. Aucun d’eux ne vécut très longtemps. Tharasmund s’absentait souvent pour guerroyer, commercer, solliciter le conseil d’hommes avisés, gouverner le destin des Teurings. À son retour, il couchait le plus souvent avec Erelieva, la concubine qu’il avait prise peu après la naissance de Swanhild.
Ce n’était ni une esclave ni une miséreuse, mais la fille d’un yeoman prospère. Elle aussi descendait de Winnithar et de Salvalindis, du côté de sa mère. Tharasmund avait fait sa connaissance lors d’une des tournées annuelles qu’il effectuait parmi les tribus afin de recueillir leurs avis et leurs doléances. Il prolongea cette étape-là, et on les vit très souvent ensemble. Plus tard, il lui envoya des messagers pour l’inviter à le rejoindre. Ces derniers offrirent à ses parents des présents de qualité, ainsi que la promesse d’une alliance honorable entre les deux familles. Cette offre n’était pas de celles que l’on refuse, et, comme la jeune femme était consentante, elle repartit avec les hommes de Tharasmund.
Celui-ci tint parole et la chérit. Lorsqu’elle lui donna un fils, Alawin, il organisa une fête aussi somptueuse que celles données en l’honneur de Hathawulf et de Solbern. Elle n’eut que peu d’enfants par la suite, qui tous moururent en bas âge, mais il lui conserva son amour.
Ulrica en conçut de l’amertume. Elle n’en voulait pas à Tharasmund d’avoir une autre femme : la plupart des hommes agissaient ainsi quand ils en avaient les moyens, et celle-ci n’était pas la première. Ce qui la mettait en rage, c’était le statut qu’il accordait à Erelieva : elle était la seconde dans la maisonnée et la première dans son cœur. Bien qu’Ulrica fût trop fière pour se lancer dans une querelle perdue d’avance, son ressentiment n’en était pas moins évident. Elle battit froid à Tharasmund, même lorsqu’il rejoignait sa couche. Il finit donc par s’en abstenir, hormis lorsqu’il espérait un nouvel héritier.
Lorsqu’il s’absentait, Ulrica déversait à l’envi son fiel sur Erelieva, la raillant et la moquant sans cesse. La jeune femme souffrait en silence. Elle se gagnait des amis à mesure que la mégère perdait les siens. En réaction, Ulrica prêta une attention accrue à ses fils, qui devinrent très proches d’elle.
C’étaient des garçons fougueux, vifs et impatients d’apprendre à devenir des hommes, aimés de tous ceux qui les rencontraient. Quoique fort différents de caractère, l’aîné étant plus actif, le cadet plus pensif, ils étaient attachés l’un à l’autre. Quant à leur sœur Swanhild, elle était adorée de tous les Teurings – Erelieva et Alawin inclus.
Durant cette période, le Vagabond ne se manifesta que rarement, et toujours pour de brèves visites. Il n’en devint que plus impressionnant aux yeux de tous. Lorsqu’on apercevait sa silhouette dans les collines, le son de la corne dépêchait vers lui une escorte de cavaliers. Il était encore plus taiseux que jadis. On eût dit qu’un chagrin secret pesait sur ses épaules, mais personne n’osait l’interroger à ce propos. Cela était surtout évident lorsque Swanhild venait à passer près de lui, dans toute sa beauté juvénile, lorsqu’elle lui servait une coupe de vin de sa main tremblante, ou lorsqu’elle se mêlait aux enfants qui l’écoutaient, captivés, dispenser contes et conseils avisés. « Comme elle ressemble à son arrière-grand-mère ! » dit-il un jour à Tharasmund.
Le fier guerrier frissonna sous ca cape. Depuis quand cette femme reposait-elle dans la terre ?
Un jour, on vit le Vagabond afficher de la surprise. Depuis sa précédente visite, Erelieva était venue vivre à Heorot et avait donné naissance à son fils. Un peu intimidée, elle s’approcha de l’Ancien afin de le lui montrer. Il resta muet un long moment avant de demander : « Quel est son nom ?
— Alawin, sire.
— Alawin ! » Le Vagabond porta une main à son front. « Alawin ? » Un temps s’écoula, puis il murmura : « Mais tu es Erelieva. Erelieva... Erp... oui, c’est ainsi qu’on se souviendra de toi, mon cœur. » Personne ne put déchiffrer son propos.
Les années passèrent. La puissance du roi Ermanaric ne faisait que croître. Son avidité et sa cruauté croissaient avec elle.
Alors que Tharasmund et lui étaient dans leur quarantième hiver, le Vagabond fit une nouvelle apparition. Ceux qui l’accueillirent avaient la mine sombre et le verbe rare. Heorot grouillait d’hommes en armes. Tharasmund salua son hôte d’un air grave. « Seigneur et aïeul, es-tu venu à notre aide – toi qui jadis chassa les Vandales du pays des Goths ? »
Le Vagabond était aussi immobile qu’une statue de pierre. « Raconte-moi ce qui se passe, et depuis le début, ordonna-t-il enfin.
— Pour que la situation soit claire même à nos yeux ? Mais elle ne l’est que trop. Enfin... que ta volonté soit faite. » Tharasmund réfléchit. « Permets-moi de faire venir deux hommes. »
Ceux-ci se révélèrent fort mal assortis. Liuderis, un colosse grisonnant, était l’homme de confiance du chef. Il faisait office d’intendant du domaine et de capitaine des troupes par intérim. Le second n’était qu’un garçon roux de quinze ans, glabre mais bien bâti, dont les yeux verts exprimaient une rage hors de proportion avec sa jeunesse. Tharasmund le présenta : Randwar, fils de Guthric, un Greutung plutôt qu’un Teuring.
Tous quatre se retirèrent dans une salle isolée. La brève journée hivernale touchait à son terme. Quelques lampes donnaient un peu de lumière, un brasero une maigre chaleur, mais les hommes s’emmitouflaient dans leurs fourrures et leur haleine blanche emplissait la pénombre. La salle était richement meublée à la romaine, avec une table aux incrustations de nacre. On distinguait des tentures et des volets ornés de gravures. Des serviteurs avaient apporté une carafe de vin et des verres. Le plancher de chêne résonnait des bruits de la vie tout autour. Le fils et le petit-fils du Vagabond avaient prospéré.
Mais Tharasmund ne cessait de grimacer, de s’agiter sur son siège, de triturer ses boucles brunes et sa barbe court taillée. Puis il se tourna vers son visiteur et lui dit d’une voix éraillée : « Nous partons voir le roi, une troupe de cinq cents hommes. Son dernier outrage est intolérable. S’il n’est pas fait justice au nom des morts, le coq rouge chantera sur son toit. »
Cette métaphore désignait le feu : ce qu’il évoquait là, c’était un soulèvement, une guerre civile, la mort du roi des Goths.
Nul n’aurait pu dire si le visage du Vagabond avait frémi. Les ombres se mouvaient sur ses rides au rythme des flammes chancelantes. « Dis-moi ce qu’il a fait », demanda-t-il.
Tharasmund adressa un signe de tête à Randwar. « Parle, mon garçon, répète ce que tu nous as dit. »
Le jeune homme déglutit. La rage ne tarda pas à l’emporter sur la timidité que lui inspirait le visiteur. Durant tout son discours, il ne cessa de se frapper le genou du poing.
« Sache, sire – mais je crois que tu le sais déjà –, sache que le roi Ermanaric avait deux neveux, Embrica et Fritla. Ce sont les fils de son défunt frère, Aiulf, qui a péri lors de la guerre contre les Angles, dans le Nord. Embrica et Fritla ont toujours été de valeureux guerriers. Il y a deux ans, ils ont mené une campagne dans le Sud, pour affronter les Alains qui avaient fait alliance avec les Huns. Ils ont rapporté un riche butin, car ils avaient pillé la place où les Huns entreposaient les tributs prélevés sur leurs conquêtes. En apprenant ceci, Ermanaric a décrété que ce butin lui revenait, de par ses prérogatives royales. Ses neveux le lui ont refusé, affirmant qu’ils avaient monté cette campagne de leur propre initiative. Il leur a demandé de venir en discuter avec lui. Ils ont obtempéré, prenant soin de cacher leur trésor au préalable. Bien qu’il ait garanti leur sécurité, Ermanaric les a faits prisonniers. Voyant qu’ils refusaient de lui dire où se trouvait le trésor, il les a fait torturer et assassiner. Ensuite, il a envoyé une armée à la recherche du trésor. Elle n’a rien trouvé, mais elle a ravagé leurs terres, incendié leurs demeures, massacré leurs familles – pour leur enseigner l’obéissance, à en croire le roi. Sire ! hurla Randwar, n’est-ce pas là un crime ?
— C’est souvent ainsi qu’agissent les rois. » La voix du Vagabond était de fer. « Quel est ton rôle dans cette affaire ?
— Mon... mon père était lui aussi fils d’Aiulf, et il est mort très jeune. C’est mon oncle Embrica et son épouse qui m’ont élevé. J’étais parti en expédition de chasse lorsque c’est arrivé. A mon retour, la maison n’était plus qu’un tas de cendres. On m’a dit que les hommes d’Ermanaric avaient tous violenté ma mère adoptive avant de lui trancher la gorge. Elle... elle était apparentée à cette maison. Je suis venu ici. »
Il s’effondra sur son siège, refoula vaillamment ses pleurs, vida son verre d’un trait.
« Oui, fit Tharasmund, Mathaswentha était ma cousine. Comme tu le sais, dans les familles de haut rang, on se marie souvent en dehors de la tribu. Randwar m’est apparenté, lui aussi, et nous partageons un peu de ce sang qui a été versé. En outre, il sait où se trouve le trésor, à savoir au fond du Dniepr. Remercions Weard de l’avoir envoyé ici et de lui avoir épargné la captivité. Cet or conférerait au roi une trop grande puissance. »
Liuderis secoua la tête. « Je ne comprends pas, marmonna-t-il. Je ne parviens toujours pas à comprendre. Pourquoi Ermanaric se conduit-il de cette façon ? Est-il possédé par un démon ? Ou bien est-il fou ?
— Ni l’un, ni l’autre, je pense, répondit Tharasmund. A mon avis, c’est Sibicho, son conseiller – un conseiller vandale, qui plus est –, c’est Sibicho qui insuffle le mal en lui. Mais Ermanaric a toujours été disposé à l’écouter, oh ! oui. » S’adressant au Vagabond : « Cela fait des années qu’il augmente le tribut que nous lui versons, qu’il met des femmes libres dans sa couche, qu’elles le veuillent ou non, qu’il traite le peuple avec dédain et brutalité. J’ai l’impression qu’il cherche à soumettre tous les chefs qui lui tiennent tête. Si nous restons sans réagir à sa dernière atrocité, la prochaine sera pire et nous n’y réagirons pas davantage. »
Le Vagabond acquiesça. « Oui, tu as certainement raison. J’ajouterais qu’Ermanaric envie la puissance de l’Empereur romain et qu’il souhaite l’égaler à la tête des Ostrogoths. Par ailleurs, il sait que, chez les Wisigoths, Frithigern s’oppose avec un succès croissant à Athanaric, et il veut étouffer dans l’œuf toute sédition en son royaume.
— Nous allons exiger justice de sa part, reprit Tharasmund. Il devra payer double réparation et, lors de la grande assemblée, jurer sur la Pierre de Tiwaz qu’il respectera désormais les anciennes lois et coutumes. Sinon, je soulèverai tout le pays contre lui.
— Il a quantité de partisans, l’avertit le Vagabond, qu’ils lui aient fait serment d’allégeance, qu’ils le craignent trop pour lui résister, qu’ils espèrent s’enrichir à son service ou qu’ils estiment qu’un roi puissant est nécessaire pour protéger les frontières à présent que les Huns rassemblent leurs forces, tel un serpent se préparant à bondir sur sa proie.
— Certes, mais pourquoi ce roi serait-il forcément Ermanaric ? » intervint le jeune Randwar.
L’espoir éclaira le visage de Tharasmund. « Sire, dit-il au Vagabond, toi qui as terrassé les Vandales, combattras-tu encore aux côtés des tiens ? »
Ce fut d’une voix lourde d’angoisse qu’on lui répondit : « Je... je ne peux pas participer à ton combat. Weard me l’interdit. »
Tharasmund resta muet un moment. Puis il demanda : « Veux-tu au moins nous accompagner ? Le roi sera forcément tenu de t’écouter. »
Le Vagabond observa un nouveau silence, puis répondit comme à contrecœur : « Oui, je verrai ce que je peux faire. Mais je ne fais aucune promesse. Tu entends ? Aucune promesse. »
C’est ainsi qu’il partit avec les autres, à la tête de la troupe.
Ermanaric possédait plusieurs demeures dans son royaume. Il allait de l’une à l’autre, accompagné de ses gardes, de ses conseillers et de ses serviteurs. Peu après avoir fait tuer ses neveux, il avait eu l’audace de s’installer à trois jours de cheval de Heorot.
Trois jours d’une ambiance lourde. Un manteau de neige recouvrait la terre. Elle craquait sous les sabots. Le ciel était gris et bas, l’air immobile et âpre. Les maisons se blottissaient sous le chaume. Les arbres étaient nus, hormis les conifères à l’allure sinistre. Personne ne parlait ni ne chantait, même autour du feu de camp le soir venu.
Mais lorsque leur destination fut en vue, Tharasmund donna de la corne et ils arrivèrent au galop.
Les sabots claquaient sur le pavé, les chevaux hennissaient lorsque les Teurings entrèrent dans la cour royale. Les gardes, à peu près aussi nombreux qu’eux, se tenaient devant le hall, la lance prête mais abaissée. « Nous devons parler à votre maître ! » rugit Tharasmund.
C’était une insulte calculée : par ce mot, il leur signifiait qu’ils n’étaient pas à ses yeux des hommes libres, mais des esclaves ou des chiens. Le capitaine rougit et répliqua : « Je n’en laisserai entrer que quelques-uns – que les autres se retirent.
— Faites ce qu’il dit », murmura Tharasmund à Liuredis. Le vieux guerrier gronda : « Entendu, nous nous retirons, puisque nous vous faisons peur – mais nous resterons sur le qui-vive pour nous assurer que nos chefs sont en sécurité.
— Nous sommes venus parler », s’empressa de dire le Vagabond.
Il mit pied à terre, imité par Tharasmund et par Randwar. Les portiers s’écartèrent devant eux et ils franchirent le seuil. La salle était emplie de gardes. Ils étaient armés, contrairement aux usages. Assis le dos au mur est, flanqué de ses courtisans, Ermanaric attendait.
C’était un géant au port inflexible. Ses cheveux noirs et sa barbe en éventail encadraient un visage ridé et sévère. Vêtu de splendides atours, il portait une couronne et des bracelets en or massif, que faisait luire l’éclat des torches. Ses vêtements étaient exotiques, par le tissu comme par la teinture, et bordés de martre et d’hermine. Il tenait dans sa main un gobelet de cristal, et des rubis étincelaient à ses doigts.
Il demeura silencieux jusqu’à ce que les trois voyageurs crottés et épuisés s’arrêtent devant son trône. Il prit le temps de leur jeter un regard mauvais, puis il dit : « Eh bien, Tharasmund, te voilà en étrange compagnie.
— Tu sais qui sont ces deux-là, répondit le chef des Teurings, comme tu sais ce qui nous amène ici. »
Sibicho – un homme souffreteux, au teint de cendre, assis à la droite du roi – lui murmura à l’oreille. Ermanaric opina. « Prenez place, dit-il. Buvons et mangeons.
— Non, répondit Tharasmund. Nous n’accepterons ni ton sel ni ta soupe tant que tu n’auras pas fait la paix avec nous.
— Tu parles hors de propos. »
Le Vagabond leva bien haut sa lance. Le silence se fit, et les flammes semblèrent crépiter avec plus de force. « Si tu es sage, ô roi, tu écouteras cet homme. Ta terre saigne. Panse la plaie et applique-lui des simples avant qu’elle ne s’enfle et ne s’infecte. »
Ermanaric le fixa sans broncher et répliqua : « Je ne supporte pas la raillerie, vieillard. Je l’écouterai s’il dompte sa langue. Tharasmund, dis ton fait et sois bref. »
Cet ordre était comme un soufflet. Le Teuring dut déglutir à trois reprises avant de pouvoir formuler sa demande.
« Je m’attendais à cela de ta part, répondit Ermanaric. Sache qu’Embrica et Fritla ont péri par leur faute. Ils ont privé leur roi d’un butin qui lui revenait de droit. Les voleurs et les parjures sont toujours mis hors la loi. Mais je suis prêt à me montrer clément. J’offrirai réparation pour leurs biens et leurs familles... une fois que ce trésor m’aura été restitué.
— Quoi ? s’écria Randwar. Assassin, comment oses-tu dire cela ? »
Les gardes grondèrent. Tharasmund retint le garçon d’une main. S’adressant à Ermanaric : « Nous exigeons double réparation pour les torts que tu as commis. Notre honneur ne saurait se contenter de moins. Quant à la propriété de ce trésor, que la grande assemblée en décide ; et que la paix règne entre nous quelle que soit sa décision.
— Je ne marchande pas, rétorqua Ermanaric d’une voix glaciale. Accepte mon offre et va-t’en – ou refuse-la et va-t’en, avant que je ne châtie ton insolence. »
Le Vagabond s’avança. Une nouvelle fois, il leva sa lance pour demander le silence. Son chapeau ombrageait son visage, le rendant encore plus mystérieux ; sur ses épaules, la cape bleue tombait comme une paire d’ailes. « Entendez-moi. Les dieux sont vertueux. Ils dictent la destinée de celui qui viole la loi et piétine les faibles. Ermanaric, écoute avant qu’il ne soit trop tard. Écoute avant que ton royaume ne soit détruit. »
Un murmure parcourut la grande salle. Les hommes frémirent, se signèrent, empoignèrent leurs armes comme pour se rassurer. On voyait rouler les yeux sur fond de fumée et de pénombre. Le Vagabond avait dit son fait.
Sibicho tira sur la manche du roi et lui murmura quelques mots. Ermanaric acquiesça. Il se pencha en avant, pointa l’index comme une lame et déclara, d’une voix qui fit trembler les solives :
« Tu as été l’hôte de maisons qui sont les miennes, vieillard. Il n’est pas convenable que tu me menaces ainsi. Et tu te montres fort peu sage, quelle que soit l’admiration que te vouent les enfants, les vieilles folles et les simples d’esprit, oui, tu te montres fort peu sage si tu penses que je te crains. On me dit que tu n’es autre que Wodan. Qu’en ai-je à faire ? Je ne me fie pas aux dieux, mais à la force qui est mienne. »
Il se leva d’un bond. Son épée jaillit du fourreau, étincelante. « Oseras-tu m’affronter, l’ancien ? lança-t-il. Nous pouvons ici même tracer notre champ clos. Affronte-moi d’homme à homme, et je briserai ta lance en deux, et tu fuiras ces lieux en hurlant ! »
Le Vagabond ne broncha pas ; à peine vit-on sa lance frémir. « Weard ne le veut point, soupira-t-il. Mais je t’en conjure, au nom de tous les Goths, fais la paix avec ces hommes que tu as bafoués.
— Je ferai la paix s’ils le souhaitent, dit Ermanaric en souriant de toutes ses dents. Tharasmund, tu as entendu mon offre. L’acceptes-tu ? »
Le Teuring banda ses muscles tandis que Randwar grondait comme un loup aux abois, que le Vagabond restait pétrifié comme une idole, que Sibicho ricanait sur son banc. « Non, croassa-t-il. Je ne le puis.
— Alors disparaissez, tous autant que vous êtes, avant que je vous renvoie dans vos niches à coups de fouet. »
En entendant ces mots, Randwar sortit son épée du fourreau. Tharasmund porta la main à la sienne, on vit jaillir le fer de toutes parts. Le Vagabond tonna : « Nous partons, mais uniquement pour le salut des Goths. Réfléchis encore, ô roi, tant que tu es encore roi. »
Il fit signe à ses compagnons de le suivre. Ermanaric se mit à rire. Les échos de ce rire les poursuivirent jusqu’au bout de la grande salle.