Je m’étais réfugié dans les bras de Laurie. Mais le lendemain, lorsque je suis revenu chez nous à l’issue d’une longue promenade, elle ne s’y trouvait pas. C’est Manse Everard que j’ai vu quitter mon fauteuil pour venir vers moi. Sa pipe avait imprégné l’atmosphère d’une odeur acre.
« Hein ? » ai-je fait stupidement.
Il s’est approché tout près. J’ai senti ses pieds faire vibrer le plancher. Aussi grand que moi, plus large d’épaules, il me dominait aisément. Son visage était inexpressif. Derrière lui, une fenêtre l’encadrait de ciel.
« Laurie n’a rien, a-t-il déclaré d’une voix mécanique. Je lui ai demandé de sortir. La suite des événements s’annonce pénible pour vous, il n’y a pas de raison pour qu’elle en souffre aussi. »
Il m’a pris par le coude. « Asseyez-vous, Cari. Il suffit de vous voir pour comprendre que ça a été dur. Vous pensiez prendre des vacances, hein ? »
Je me suis effondré dans mon fauteuil, les yeux fixés sur le tapis. « Pas le choix. Oh ! je veillerai à finaliser les choses, mais avant cela... Mon Dieu ! c’était horrible...
— Non.
— Quoi ? » J’ai levé les yeux. Il se tenait devant moi, solidement campé sur ses jambes, les poings sur les hanches. Dominateur. « Je ne peux pas, je vous le dis.
— Vous le pouvez, et vous le ferez. Suivez-moi à la base. Et tout de suite. Vous avez eu droit à une nuit de sommeil. Eh bien, vous vous en contenterez pour le moment. Je vous interdis les tranquillisants. Vous devez ressentir ce qui va suivre jusque dans la moelle de vos os. Vous devez à tout prix rester en éveil. Et puis, rien de tel que la douleur pour faire passer la leçon. Par ailleurs, si vous vous fermez à cette douleur, si vous refusez ce que vous dicte la nature, alors vous n’en serez jamais débarrassé. Elle ne cessera pas de vous hanter. La Patrouille mérite mieux qu’une épave. Sans parler de Laurie. Et de vous-même.
— Qu’est-ce que vous racontez ? lui ai-je demandé en sentant l’horreur affluer en moi.
— Vous devez finir ce que vous avez commencé. Le plus tôt sera le mieux, surtout en ce qui vous concerne. Pensez-vous que vous auriez profité de vos vacances en sachant ce qui vous attendait ? Cela vous aurait détruit. Non, mieux vaut accomplir votre devoir tout de suite, l’intégrer dans le passé qui vous est propre ; ensuite, vous pourrez vous reposer et vous soigner. »
J’ai secoué la tête, en signe d’étonnement plutôt que de dénégation. « Me serais-je trompé ? Mais comment ? J’ai soumis des rapports réguliers. Si j’ai dévié de la ligne, pourquoi n’a-t-on pas envoyé un officier me remettre sur le droit chemin ?
— C’est ce que je suis en train de faire, Cari. » Un soupçon de gentillesse était perceptible dans sa voix. Il s’est assis face à moi et s’est activé sur sa pipe.
« Les boucles causales sont souvent très subtiles », a-t-il lâché. Quoique prononcée d’une voix douce, cette phrase a achevé de me rendre ma lucidité. Il a opiné. « Ouais. C’est bien à ça que nous avons affaire. Le chrononaute devenant l’une des causes des événements qu’il traite ou étudie.
— Mais... non, Manse, comment est-ce possible ? Je n’ai pas oublié les principes fondamentaux, jamais, que ce soit sur le terrain ou en d’autres temps, en d’autres lieux. D’accord, je suis devenu un élément du passé, mais un élément qui s’intégrait au contexte préexistant. Nous avons étudié la question avec la commission d’enquête... et j’ai corrigé les erreurs que j’avais pu commettre. »
Le briquet d’Everard a cliqueté dans le silence. « Très subtiles, j’ai dit. Si j’ai regardé votre affaire de plus près, c’est poussé par une intuition, par le sentiment que quelque chose ne collait pas. Je ne me suis pas contenté de compulser vos rapports – qui sont d’ailleurs très satisfaisants. Mais ils sont incomplets. Vous n’avez aucun reproche à vous faire. Même avec des années d’expérience, vous seriez sans doute passé à côté des conséquences, vu la façon dont vous êtes impliqué dans les événements. J’ai dû m’imprégner de connaissances relatives à cette époque et parcourir le territoire concerné d’un bout à l’autre avant de pouvoir parvenir à une conclusion. »
Il a tiré sur sa pipe. « Passons sur les détails techniques. Pour me résumer, votre Vagabond est devenu plus puissant que vous ne le pensiez. Il s’avère que nombre des poèmes, contes et traditions qui ont été conçus au fil des siècles et se sont transmis dans divers peuples, s’enrichissant et s’altérant au fil du temps, que nombre d’entre eux, donc, trouvent leur source dans ce personnage. Je ne parle pas du Wodan mythique, mais de vous-même, de votre présence physique dans ce milieu. »
Je m’étais préparé à cet argument. « Un risque calculé, et ce depuis le début. Cela n’a rien d’unique. S’il se produit des rétroactions de ce type, ce n’est pas une catastrophe. Notre équipe s’efforce de reconstituer l’évolution des œuvres, écrites ou orales. Leur inspiration originale importe peu. Et, sur le plan historique, le fait qu’il ait existé un homme que certains individus identifiaient avec un dieu, eh bien, cela ne fait aucune différence notable... tant que l’homme en question n’abuse pas de sa position. » J’ai hésité. « Exact ? »
Il a brisé mes espoirs. « Pas nécessairement. Pas dans ce cas précis, pour sûr. Une boucle causale naissante est toujours dangereuse. Elle peut entraîner une résonance, laquelle risque de produire des changements historiques franchement catastrophiques. La meilleure façon de la sécuriser, c’est de la refermer. Quand l’ouroboros se mord la queue, il ne peut rien dévorer d’autre.
— Mais... Manse, j’ai laissé Hathawulf et Solbern aller vers le trépas... D’accord, j’ai tenté d’infléchir leur destin, je le confesse, car je pensais qu’il n’avait guère d’importance pour l’humanité dans son ensemble. J’ai échoué. Le continuum était trop rigide, même pour quelque chose d’aussi mineur.
— Comment savez-vous que vous avez échoué ? Votre présence, la présence de Wodan au fil des générations n’a pas seulement influé sur le patrimoine génétique de la famille. Elle a enhardi ses membres, les a inspirés à la grandeur. Et maintenant... l’issue de cet affrontement est des plus incertaines. S’ils ont la conviction que Wodan est dans leur camp, les rebelles ont de grandes chances de renverser Ermanaric.
— Hein ? Vous voulez dire que... oh ! Manse !
— Cela ne doit pas être », a-t-il tranché.
Mon supplice n’a fait que croître. « Pourquoi ? Qui s’en souciera après quelques décennies, voire après quinze cents ans ?
— Eh bien, vos collègues et vous-même, pour commencer, a répliqué cette voix implacable mais compatissante. Votre but était de découvrir les sources de l’histoire de Hamther et de Sorli, rappelez-vous. Et je ne parle pas des auteurs de sagas qui vous ont précédés, ni des conteurs qui les ont précédés – tous seront affectés de multiples façons, avec un résultat global proprement incalculable. Et puis, n’oublions pas qu’Ermanaric est un personnage historique d’une certaine importance. La date et les circonstances de sa mort sont attestées. La suite des événements a ébranlé le monde.
» Non, vous ne vous êtes pas contenté de faire une petite vague dans le fleuve du temps. Ceci est un maelström en puissance. Nous devons le canaliser, et la seule façon d’y parvenir est de compléter la boucle causale, de refermer l’anneau. »
J’ai remué les lèvres pour former le mot « Comment ? », incapable que j’étais de l’articuler.
Everard a prononcé sa sentence : « Je suis plus navré que vous ne pourriez l’imaginer, Cari. Mais la Volsungasaga relate que Hamther et Sorli étaient sur le point de triompher lorsque, pour une raison inconnue, Odin est apparu et les a trahis. Et Odin, c’est vous. Vous et personne d’autre. »