Si j’avais rejoint le New York des années 1930, c’était parce que je connaissais bien cette antenne et son personnel. Le jeune homme qui était de garde a tenté d’invoquer le règlement, mais il n’était pas de taille à me résister. Il a fini par appeler d’urgence un médecin. C’est Kweifei Mendoza qui a répondu, bien que nous ne nous soyons jamais croisés. Après m’avoir posé les questions essentielles, elle m’a rejoint sur mon sauteur, et en route pour le pays des Goths. Plus tard, elle a insisté pour que nous gagnions tous deux son hôpital lunaire du XXIVe siècle. Je n’avais pas le cœur à m’y opposer.
Elle m’a fait prendre un bain chaud et m’a envoyé au lit. Un casque électronique m’a plongé dans un sommeil de plusieurs heures.
Puis on m’a donné des vêtements propres, on m’a servi un repas (je n’en garde aucun souvenir) et on m’a conduit en sa présence. Assise derrière un gigantesque bureau, elle m’a fait signe de prendre un siège. Silence total pendant les trois minutes suivantes.
J’ai examiné ce qui m’entourait pour éviter de croiser son regard. Si la gravité artificielle me conférait un poids normal, elle ne rendait pas les lieux familiers pour autant. Je dois cependant leur reconnaître une certaine beauté. L’air embaumait les roses et l’herbe fraîchement tondue. La moquette était d’un superbe violet constellé de points lumineux. Sur les murs se mouvaient de subtiles couleurs. Une immense fenêtre, ou plutôt un hublot, s’ouvrait sur la grandeur d’un paysage de montagnes et de cratères, sous un ciel noir où flottait une Terre presque pleine. Je me suis perdu dans la vision de ce globe bleu parcouru de nuées blanches. Jorith s’était éteinte là-bas, deux mille ans plus tôt.
Au bout d’un temps, Mendoza a lancé en temporel, le langage de la Patrouille : « Eh bien, agent Farness, comment vous sentez-vous ?
— Un peu étourdi, mais les idées claires... Non, soyons franc : je me fais l’impression d’être un assassin.
— Vous n’auriez pas dû toucher à cette enfant. » M’obligeant à la regarder en face, j’ai rétorqué : « Ce n’était pas une enfant. Pas dans la société qui était la sienne, pas plus que dans la majorité des cultures de l’Histoire. Notre relation m’a aidé à gagner la confiance de sa communauté, et par conséquent à accomplir ma mission. Non que j’eusse agi de sang-froid, veuillez me croire. Nous étions amoureux.
— Qu’en pense votre épouse ? A moins que vous ne l’ayez informée de rien. »
J’étais trop épuisé pour m’élever contre ce qui ressemblait à de l’indiscrétion. « Au contraire. Je lui ai demandé si cela la dérangeait. Après mûre réflexion, elle a décidé que non. Rappelez-vous que nous avons passé notre jeunesse durant les années 1960 et 1970... Non, cela ne vous dit sans doute rien, enfin, sachez que c’était une période révolutionnaire en matière de mœurs sexuelles. »
Mendoza s’est fendue d’un sourire sinistre. « La mode, ça va, ça vient.
— Nous sommes restés monogames, elle comme moi, mais cela n’était en rien une question de principe. Et je n’ai jamais cessé d’aller la voir. Je l’aime, elle aussi, et très sincèrement.
— Et elle a sans doute pensé qu’il valait mieux laisser passer cette crise de la quarantaine », a sèchement répliqué Mendoza.
Cette remarque m’a froissé. « Ça n’a rien à voir avec le démon de midi ! J’aimais Jorith, vous dis-je, je l’aimais elle aussi. » Le chagrin m’a serré la gorge. « Vous ne pouviez vraiment rien faire ? »
Elle a secoué la tête. Ses mains étaient posées à plat sur le bureau. Elle a adouci le ton. « Je vous l’ai déjà expliqué. Je peux vous donner d’autres détails, si vous le souhaitez. Mes instruments... peu importe leur mode de fonctionnement, mais ils ont décelé un anévrisme de l’artère cérébrale antérieure. Trop bénin pour produire des symptômes en temps ordinaire, mais le stress d’une longue et douloureuse parturition a déclenché une rupture. Vu les dommages cérébraux, il était vain de la ranimer.
— Vous ne pouviez pas la soigner ?
— Eh bien, nous aurions pu transporter son corps en aval, faire repartir son cœur et ses poumons et produire un double identique grâce aux techniques de clonage neuronal, mais ce double aurait dû subir une rééducation totale ou presque. Mon service n’effectue pas ce genre d’opération, agent Farness. Ce n’est pas que nous manquions de compassion. Nous n’avons tout simplement ni le temps ni les ressources pour nous occuper d’autre chose que des membres de la Patrouille et de leurs familles... légitimes. Si nous commencions à faire des exceptions, nous serions vite submergés de demandes. Et vous n’auriez pas retrouvé votre chère et tendre, comprenez-le. Pas plus qu’elle ne vous aurait retrouvé. »
J’ai rassemblé ce qu’il me restait de force. « Supposions que nous allions en amont de sa grossesse. Nous pourrions la faire venir ici, soigner son artère, effacer le voyage et l’opération de sa mémoire et la ramener à son époque – où elle pourrait vivre en bonne santé.
— Ce n’est qu’un vœu pieux et vous le savez. La Patrouille n’a pas pour mission d’altérer ce qui est, mais de le préserver. »
Je me suis effondré sur mon siège. Ses contours modulables tentaient en vain de me réconforter.
Le ton de Mendoza s’est encore adouci. « Ne vous sentez pas trop coupable. Vous ne pouviez pas savoir. Si elle en avait épousé un autre, ce qu’elle aurait sûrement fait à terme, elle aurait péri de la même manière. J’ai l’impression que vous l’avez rendue bien plus heureuse que les femmes de son époque. »
Redevenant ferme : « Quant à vous, vous vous êtes infligé une blessure qui mettra longtemps à se cicatriser. Pour l’y aider, vous devez résister à la tentation suprême : retourner la voir avant sa mort, profiter de sa compagnie tant qu’elle est encore en vie. Cela vous est interdit, sous peine d’un châtiment des plus sévère, et pas seulement à cause des risques qu’encourrait le continuum. Vous en perdriez l’esprit, et peut-être la raison. Et nous avons besoin de vous. Et votre épouse également.
— Oui, ai-je réussi à dire.
— Vous aurez suffisamment de difficultés à assister aux souffrances de ses descendants et des vôtres. Je me demande si on ne devrait pas vous retirer ce projet.
— Non. S’il vous plaît.
— Pourquoi ?
— Parce que je... je ne peux pas les abandonner... comme si Jorith avait vécu et était morte pour rien.
— Ce sera à vos supérieurs d’en décider. A tout le moins, vu les abus dont vous vous êtes rendu coupable, vous aurez droit à une réprimande bien sentie. Et il n’est plus question d’interférer comme vous l’avez fait. » Mendoza a marqué une pause, m’a fixé en se caressant le menton puis a repris : « A moins que certaines actions soient mises en œuvre pour restaurer l’équilibre... Mais ce n’est pas de mon ressort. »
Elle a semblé se soucier à nouveau de mon sort. Se penchant sur son bureau, elle a tendu une main dans ma direction et dit :
« Écoutez, Cari Farness, on va me demander quelle opinion j’ai de votre affaire. C’est pour cela que je vous ai fait venir ici et souhaite vous garder en observation une ou deux semaines : pour me faire une meilleure idée de votre personne. Mais je sais déjà – car vous n’êtes pas unique, mon ami, pensez que la Patrouille opère sur une durée d’un million d’années ! –, je sais déjà, donc, que vous êtes un type bien, qui a fait une bêtise, certes, mais uniquement par manque d’expérience.
» Ça arrive, c’est arrivé, ça arrivera, encore et encore. Des agents succombant au repli sur soi, en dépit de fréquentes permissions et de contacts avec des collègues au tempérament prosaïque comme moi. D’autres cédant à la panique, malgré leur préparation poussée ; d’autres encore victimes de choc culturel, ou de choc tout court. Vous vous êtes retrouvé dans un monde de brutalité, de misère, de crasse, d’ignorance, de tragédie inutile – voire de cruauté, de brutalité, d’injustice, d’atrocités sans nom... Vous ne pouviez pas en sortir indemne. Vous deviez vous assurer que vos Goths n’étaient ni pires ni meilleurs que vous-même, seulement différents ; et vous avez dû transcender cette différence pour mettre au jour leur identité ; alors vous avez souhaité les aider, et puis voilà que s’ouvre une porte sur quelque chose de tendre et de merveilleux...
» Oui, c’est inévitable, nombre de chrononautes – et même de Patrouilleurs – finissent par tisser des liens affectifs. Certaines de leurs actions ont un caractère intime. En temps normal, cela ne tire pas à conséquence. Qu’importe l’identité exacte de l’ancêtre lointain de tel ou tel personnage clé ? Le continuum cède, mais avec souplesse. Si certaines limites ne sont pas franchies, eh bien, la question demeure dénuée de réponse comme de signification, on ne sait dire si de telles actions altèrent le passé ou bien si elles en ont “ toujours ” fait partie.
» Ne vous sentez pas trop coupable, Farness, a-t-elle achevé avec douceur. J’aimerais vous aider à vous remettre de vos épreuves, et aussi de votre chagrin. Vous êtes un agent de terrain de la Patrouille du temps ; ce n’est pas la dernière fois que vous aurez à prendre le deuil. »