4 Histoire d’une poupée

Assis à sa table de travail, Furyk Karede regardait sans les voir les papiers et les cartes étalés devant lui. Ses deux lampes à huile étaient encore allumées et posées sur la table, bien qu’il n’en ait plus besoin. Le soleil devait être monté au-dessus de l’horizon, pourtant, depuis qu’il s’était éveillé d’un sommeil agité et qu’il avait fait ses dévotions à l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, il avait juste enfilé sa robe de chambre, du sombre vert impérial que certains s’obstinaient à qualifier de noir, puis il était resté là, assis sans bouger. Il ne s’était même pas rasé. La pluie avait cessé, et il avait pensé demander à Ajimbura, son domestique, d’ouvrir une fenêtre pour aérer un peu la chambre qu’il occupait à l’auberge de la Femme Errante. Ça lui éclaircirait peut-être les idées. Ces cinq derniers jours, il y avait eu quelques accalmies vite interrompues par des trombes d’eau. Comme son lit était placé entre les fenêtres, il avait été obligé, une fois déjà, de faire suspendre son matelas et sa literie à la cuisine pour qu’ils sèchent.

Un petit couinement et un grognement satisfait d’Ajimbura lui firent lever les yeux. Il vit le petit homme brandir fièrement un rat, gros comme la moitié d’un chat, tout flasque au bout de son long couteau. Ce n’était pas le premier qu’Ajimbura tuait dans sa chambre ces derniers temps, chose qui ne serait pas arrivée, pensait Karede, si Setalle Anan avait toujours été la propriétaire de l’auberge, quoique le nombre des rats à Ebou Dar semblât augmenter bien en avance sur le printemps. Ajimbura lui-même ressemblait un peu à un rat ratatiné, avec son sourire à la fois satisfait et sauvage. Après plus de trois cents ans dans l’Empire, les tribus des Monts de Kaensada n’étaient qu’à demi civilisées, et très peu apprivoisées. Il portait ses cheveux roux striés de blanc en une longue tresse lui arrivant à la taille, qui ferait un bon trophée s’il retournait jamais dans son pays au risque de mourir au cours d’une de ces guerres incessantes entre familles ou tribus. Il s’obstinait à boire dans une coupe montée sur argent que quiconque, l’examinant d’un peu près, reconnaissait pour une calotte crânienne.

— Si vous prévoyez de le manger, dit Karede comme s’il y avait le moindre doute, vous le viderez dans la cour de l’écurie, hors d’ici.

Ajimbura mangeait n’importe quoi, sauf des lézards, qui étaient interdits à sa tribu pour une raison qu’il n’expliquait jamais.

— Naturellement, haut maître, répliqua-t-il, haussant légèrement une épaule, ce qui passait pour un salut chez son peuple. Je connais bien les habitudes des citadins, et je ne voudrais pas embarrasser le haut maître.

Même après vingt années passées au service de Karede, il aurait été encore capable de vider le rat et de le rôtir dans la petite cheminée en brique.

Il fit tomber la carcasse dans un petit sac en toile, posa le tout dans un coin et essuya soigneusement sa lame avant de la remettre au fourreau et de s’accroupir en attendant les ordres de Karede. Il resterait ainsi, au besoin toute la journée, aussi patient qu’un da’covale. Karede n’avait jamais bien compris pourquoi Ajimbura avait quitté son fort natal pour suivre un Garde de la Mort. C’était une vie beaucoup plus limitée que celle qu’il avait connue avant, et de plus, Karede avait failli le tuer trois fois avant qu’il n’entre à son service.

Écartant toute réflexion sur son serviteur, il revint aux papiers étalés sur sa table, bien qu’il n’eût aucune intention de prendre la plume pour le moment. Il avait été élevé au grade de Général-de-Bannière pour avoir remporté quelques petits succès dans les batailles contre les Asha’man, à une époque où les victoires étaient rares. Depuis, parce qu’il avait commandé contre des hommes capables de canaliser, certains pensaient qu’il possédait un savoir-faire sur la façon de combattre les marath’damanes. Personne n’avait eu à le faire depuis des siècles. Depuis que les prétendues Aes Sedai avaient révélé leur arme inconnue à seulement quelques lieues de là, on avait beaucoup réfléchi à la façon de briser leur pouvoir. Ce n’était pas la seule requête parmi les papiers jonchant la table. En plus des ordres de réquisition et des rapports habituels exigeant sa signature, quatre Seigneurs et trois Dames avaient sollicité ses commentaires sur les forces déployées contre eux en Illian, et six Dames et cinq Seigneurs concernant le problème spécifique des Aiels. Ces questions seraient résolues ailleurs, ou avaient peut-être déjà été résolues. Ses observations ne serviraient que dans les conflits internes tendant à établir qui contrôlerait quoi lors du Retour. De toute façon, la guerre avait toujours été secondaire pour les Gardes de la Mort. Certes, la Garde était toujours présente à chaque bataille importante, main armée de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, pour frapper ses ennemis qu’elle soit ou non présente, pour prendre la tête des troupes là où les combats étaient les plus acharnés, mais son premier devoir était de protéger la vie et la personne des membres de la Famille Impériale. Quitte à se sacrifier pour eux, le cœur léger. Neuf nuits plus tôt, la Haute Dame Tuon s’était évanouie, comme avalée par la tempête. Il ne pouvait pas penser à elle comme à la Fille des Neuf Lunes, tant qu’il ne savait pas si elle n’était plus sous le voile.

Il n’avait pas envisagé de mettre fin à ses jours, malgré la honte qui le tenaillait. C’était bon pour ceux du Sang, cette solution de facilité pour échapper au déshonneur ; les Gardes de la Mort luttaient jusqu’à leur dernier souffle. Musenge commandait la garde personnelle de la Haute Dame Tuon, mais en sa qualité de plus haut gradé de ce côté de l’Océan d’Aryth, c’était le devoir de Karede de la ramener saine et sauve. On faisait fouiller tous les coins et recoins de la cité sous un prétexte ou un autre, tous les bateaux plus grands qu’une barque, mais souvent par des hommes ignorant ce qu’ils cherchaient, inconscients que le sort du Retour dépendait peut-être de leur diligence. Ce devoir lui incombait. Bien sûr, les membres de la Famille Impériale montaient des intrigues encore plus compliquées que tous les autres membres du Sang, et la Haute Dame Tuon jouait fréquemment des parties très dangereuses, avec une habileté consommée et mortelle. Seules quelques rares personnes savaient qu’elle avait disparu deux fois déjà, qu’elle avait été déclarée morte et que, à sa demande, on était même allé jusqu’à prendre des dispositions pour ses rites funéraires. Mais quelles que fussent les raisons de sa disparition, il devait la retrouver et la protéger. Jusqu’à présent, il n’avait aucun indice. Avalée par la tempête. Ou peut-être par la Dame des Ombres. Il y avait eu d’innombrables tentatives d’enlèvement ou d’assassinat depuis le jour de sa naissance. S’il la retrouvait morte, il devrait découvrir qui l’avait tuée, qui en avait donné l’ordre, et la venger, quel qu’en soit le prix. Cela aussi, c’était son devoir.

Un homme svelte se glissa dans la chambre sans frapper. À en juger sa grossière tunique, il aurait pu être un palefrenier de l’auberge, mais aucun indigène n’avait ces cheveux clairs et ces yeux bleus qui embrassèrent toute la pièce, comme s’ils enregistraient tout ce qu’ils voyaient. Sa main se glissa dans sa tunique, et Karede envisageait déjà deux façons de le tuer à mains nues quand l’homme sortit une mince plaque d’ivoire cerclée d’or et gravée du Corbeau et de la Tour. Les Chercheurs de Vérité n’étaient pas tenus de frapper avant d’entrer. Les tuer était mal vu.

— Laissez-nous, dit le Chercheur à Ajimbura, rangeant la plaque quand il fut sûr que Karede l’avait reconnue.

Le petit homme resta assis sur ses talons, immobile, et le Chercheur haussa les sourcils, surpris. Même dans les Monts de Kaensada, tout le monde savait que la parole d’un Chercheur faisait loi, sauf, peut-être dans certains forts reculés, mais Ajimbura n’était pas de ceux-là.

— Attendez dehors, ordonna sèchement Karede.

Ajimbura se leva avec empressement en murmurant :

— J’entends et j’obéis, haut maître.

Pourtant, il dévisagea le Chercheur comme pour s’assurer que ce dernier savait qu’il avait mémorisé son visage, avant de quitter la chambre. Il allait se faire décapiter, un de ces jours.

— La fidélité est un bien très précieux, dit l’homme aux cheveux clairs, lorgnant la table quand Ajimbura eut refermé la porte derrière lui. Êtes-vous impliqué dans les plans du Seigneur Yulan, Général-de-Bannière Karede ? Je n’aurais jamais pensé que le Garde de la Mort en ferait partie.

Karede déplaça deux presse-papiers en bronze en forme de lion, et laissa le plan de Tar Valon se rouler sur lui-même. L’autre n’avait pas encore été déroulé.

— Vous devez le demander au Seigneur Yulan, Chercheur. La fidélité au Trône de Cristal est plus précieuse que la vie, suivie de près par la capacité de savoir quand garder le silence. Plus on parle, plus nombreux seront ceux qui apprendront ce qu’ils ne doivent pas savoir.

Personne, à part la Famille Impériale, ne rembarrait un Chercheur, ou la Main, quelle qu’elle fût, qui le guidait, mais il n’en parut pas affecté. Puis il s’assit dans l’unique fauteuil capitonné de la pièce, et joignit les extrémités de ses doigts, considérant pensivement Karede qui avait le choix de déplacer son propre siège ou de tourner le dos au Chercheur. Beaucoup auraient été nerveux d’avoir un Chercheur dans leur chambre. Karede dissimula un sourire et ne bougea pas. Comme il était entraîné à voir nettement du coin de l’œil, il lui suffisait de tourner légèrement la tête.

— Vous devez être fier de vos fils, dit le Chercheur, dont deux vous suivent dans la Garde de la Mort, et le troisième sur la liste des morts au champ d’honneur. Votre femme aurait été très fière.

— Quel est votre nom, Chercheur ?

Le silence qui suivit fut assourdissant. Rares étaient les téméraires qui s’aventuraient à rembarrer un Chercheur, mais ils étaient encore moins nombreux à oser s’enquérir de son nom.

— Mor, répliqua-t-il finalement. Almurat Mor.

Bien. Mor. Il avait donc un ancêtre qui avait été un compagnon de Luthair Paendrag, et dont il était fier à juste titre. Sans accès aux Livres Généalogiques, interdits à tout da’covale, Karede n’avait aucun moyen de savoir si les histoires sur ses propres ancêtres étaient vraies – lui aussi pouvait avoir un aïeul ayant suivi autrefois le grand Aile-de-Faucon – mais peu importait. Ceux qui se reposaient sur les lauriers de leurs aïeux se retrouvaient souvent raccourcis d’une tête. Surtout les da’covales.

— Appelez-moi Furyk. Nous sommes tous deux la propriété du Trône de Cristal. Que voulez-vous de moi, Almurat ? Il ne s’agit pas de discuter de ma famille, je pense ?

Si ses fils avaient été en difficulté, le Chercheur n’en aurait pas parlé si tôt dans la conversation ; or Kalia était à l’abri de tous les problèmes. Du coin de l’œil, Karede voyait sur le visage du Chercheur le conflit auquel il était en proie, quoiqu’il le dissimulât assez bien ; il avait perdu l’ascendant dans la conversation – comme il aurait pu s’y attendre en arborant ainsi sa plaque.

— Je vais vous raconter une histoire, dit lentement Mor, et vous me direz ce que vous en pensez.

Son regard était rivé sur lui, l’étudiant, le soupesant, l’évaluant, comme si Karede avait été exposé sur un podium d’esclaves.

— Cette histoire nous est parvenue ces derniers jours.

Par « nous », il voulait dire les Chercheurs.

— Quoique nous ne soyons pas encore remontés à sa source. Censément, une fille à l’accent de Seandar a extorqué de l’or et des bijoux à des marchands, ici à Ebou Dar. Le titre de Fille des Neuf Lunes a été mentionné.

Il eut une moue écœurée, et un instant, le bout de ses doigts blanchit, tant il les pressait fort les uns contre les autres.

— Aucun de ces indigènes ne semblait savoir ce que signifie ce titre, mais la description de la fille est remarquablement précise et exacte. Et personne ne se rappelle avoir entendu cette rumeur avant le soir qui a suivi… oui, c’est cela, le soir qui a suivi la découverte du meurtre de Tylin, termina-t-il, choisissant l’événement le moins déplaisant pour situer la date.

— Un accent de Seandar, dit Karede d’un ton neutre, et Mor opina de la tête. Cette rumeur est parvenue chez les nôtres.

Ce n’était pas une question, mais Mor opina une fois de plus. Un accent de Seandar et une description précise, deux choses que les indigènes ne pouvaient pas inventer. Quelqu’un jouait à un jeu très dangereux. Pour lui, et pour l’Empire.

— Comment le Palais Tarasin prend-il les récents événements ?

Il devait y avoir des Écouteurs parmi les serviteurs, sans doute aussi parmi les domestiques ebou daris, et ce que les Écouteurs entendaient parvenait bientôt aux Chercheurs.

Mor comprit la question, bien entendu. Inutile de mentionner ce qui ne devait pas l’être. Il répondit avec une indifférence affectée.

— L’entourage de la Haute Dame Tuon continue à vivre comme si rien ne s’était passé, quoique Anath, sa Diseuse de Vérité, soit entrée en retraite, mais il paraît que ce n’est pas inhabituel chez elle. Suroth elle-même est encore plus retournée en privé qu’en public. Elle dort mal, tarabuste ses favoris, et fait fouetter ses propriétés pour des vétilles. Elle a ordonné qu’on tue un Chercheur par jour jusqu’à ce que l’affaire soit terminée, ordre qu’elle a démenti ce matin, réalisant qu’elle pourrait manquer de Chercheurs avant de manquer de jours.

Il eut un petit haussement d’épaules, signifiant peut-être que c’était normal pour les Chercheurs, ou parce qu’il était soulagé d’avoir échappé à la mort de justesse.

— C’est compréhensible. Si on lui demande des comptes, elle priera pour qu’on lui accorde la Mort des Dix Mille Larmes. Ceux du Sang qui sont informés s’efforcent de se faire pousser des yeux derrière la tête. Certains ont même pris discrètement des mesures pour leurs funérailles, afin d’être prêts à toute éventualité.

Karede voulait mieux voir le visage de son interlocuteur. Il était immunisé contre les insultes – cela faisait partie de la formation – mais ça… Repoussant son siège en arrière, il se leva et s’assit au bord de la table. Mor le fixa sans ciller, tendu, sur la défensive, et Karede prit une profonde inspiration pour calmer sa colère.

— Pourquoi êtes-vous venu me voir si vous pensez que la Garde de la Mort est impliquée dans cette affaire ?

Il faillit s’étrangler dans ses efforts pour parler d’une voix neutre. Depuis que les premiers Gardes de la Mort avaient juré sur le corps de Luthair Paendrag de défendre son fils, il n’y avait jamais eu aucune trahison parmi les Gardes ! Jamais !

Mor se détendit peu à peu quand il réalisa que Karede n’avait pas l’intention de le tuer, du moins pas pour le moment, mais il avait le front couvert de sueur.

— J’ai entendu dire qu’un Garde de la Mort peut voir un papillon en train de respirer. Vous avez quelque chose à boire ?

Karede montra sèchement la cheminée de brique où se dressaient une coupe et un pichet en argent près des flammes pour rester au chaud. Ils étaient là, intacts, depuis qu’Ajimbura les avait apportés au réveil de Karede.

— Le vin doit avoir refroidi maintenant, mais servez-vous. Et quand vous vous serez hydraté la gorge, vous répondrez à mes questions. Ou bien vous soupçonnez des Gardes, ou bien vous voulez m’impliquer dans votre propre jeu, et par mes yeux, je saurai quoi et pourquoi.

Le Chercheur se faufila vers la cheminée, le surveillant du coin de l’œil, mais quand il se pencha pour prendre le pichet, il sursauta et fronça les sourcils. Ce qui lui semblait être un bol cerclé d’argent, et dont la base en argent était en forme de corne de bélier, était posé près de la coupe. Lumière du ciel ! Il avait pourtant dit assez souvent à Ajimbura de ne pas laisser traîner cet objet. Aucun doute que Mor ne l’eût reconnu pour ce qu’il était. Cet homme considérait la trahison possible pour les Gardes ?

— Servez-moi aussi, s’il vous plaît.

Mor cligna des yeux, manifestement consterné – il tenait la seule coupe digne de ce nom –, puis une lueur de compréhension parut dans ses yeux. De l’embarras aussi. Il remplit le bol d’une main mal assurée, et s’essuya la paume sur sa tunique avant de le soulever. Tout homme, même un Chercheur, a ses limites, et il n’est jamais bon de le pousser dans ses derniers retranchements, car, déstabilisé, il devient dangereux.

Acceptant le crâne-coupe à deux mains, Karede le leva et baissa la tête.

— À l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais dans l’honneur et la gloire. Mort et honte à ses ennemis.

— À l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais dans l’honneur et la gloire, dit Mor en écho, levant sa coupe et baissant la tête. Mort et honte à ses ennemis.

Portant la coupe d’Ajimbura à ses lèvres, Karede était très conscient que l’autre le regardait boire. Le vin avait effectivement refroidi, les épices devenues amères, et il avait un léger arrière-goût pâteux, un goût de poussière de cadavre, songea-t-il, avant de s’aviser que c’était le fruit de son imagination.

Mor avala la moitié de son vin à grandes goulées, puis il fixa sa coupe, sembla réaliser ce qu’il avait fait, et fit un effort visible pour se dominer.

— Furyk Karede, dit-il d’un ton décisif. Né voilà quarante-deux ans de parents tisserands, propriété d’un certain Jalid Magonine, artisan à Ancarid. Choisi à quinze ans pour l’entraînement dans la Garde de la Mort. Cité deux fois à l’ordre de l’armée pour héroïsme et trois fois à l’ordre du jour, puis, après dix-sept ans de service, nommé garde du corps de la Haute Dame Tuon à sa naissance.

À l’époque, il s’appelait autrement, naturellement, mais mentionner son nom de naissance aurait été une insulte.

— Cette même année, en tant que l’un des trois survivants de la première tentative d’assassinat de la Haute Dame Tuon, choisi pour la formation d’officier. En service durant la Révolte de Muyami et l’incident de Jianmin, nouvelles citations pour héroïsme à l’ordre de l’armée et à l’ordre du jour, et nomination dans la garde de la Haute Dame Tuon juste avant son premier jour du vrai-nom.

Mor considéra son vin, puis leva soudain les yeux.

— À votre requête. Ce qui est assez rare. L’année suivante, vous avez été grièvement blessé trois fois en la protégeant contre une nouvelle bande d’assassins. Elle vous donna son bien le plus précieux, une poupée. Après vous être distingué pendant le service et avoir été nommé maintes fois à l’ordre de l’armée et à l’ordre du jour, vous avez été sélectionné pour la garde personnelle de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, et vous y avez servi jusqu’à ce qu’on vous désigne pour accompagner le Haut Seigneur Turak dans ces pays avec les Hailene. Les temps et les hommes changent, mais avant d’aller garder le trône, vous avez présenté deux autres requêtes pour faire partie de la garde de la Haute Dame Tuon. Très rare. Et vous avez conservé la poupée jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le Grand Incendie de Sohima, dix ans plus tard.

Karede se félicita une nouvelle fois de l’entraînement qui lui permettait de rester impassible quoi qu’il arrive. Des expressions incontrôlées révèlent trop de choses à un adversaire. Il se rappela le visage de la petite fille qui avait posé cette poupée sur son brancard. Il l’entendait encore. Vous avez, protégé ma vie, alors vous devez prendre Emela pour qu’elle vous protège à son tour, avait-elle dit. Elle ne peut pas vous protéger vraiment, bien sûr ; ce nest quune poupée. Mais gardez-la pour vous rappeler que je vous entendrai toujours si vous prononcez, mon nom. Si je suis encore vivante, bien sûr.

— Mon honneur est ma fidélité, dit-il, posant avec précaution le crâne-coupe d’Ajimbura sur la table, pour ne pas renverser du vin sur ses papiers.

Ajimbura polissait souvent l’argent, mais Karede pensait qu’il ne se donnait jamais la peine de le rincer.

— Fidélité au trône. Pourquoi êtes-vous venu me voir ?

Mor se déplaça légèrement, disposant le fauteuil entre eux. Il pensait sans aucun doute avoir une attitude détendue, mais en fait, il paraissait prêt à lancer sa coupe. Il avait un couteau au creux de ses reins, sous sa tunique, et probablement au moins un autre ailleurs.

— Trois requêtes pour faire partie de la garde de la Haute Dame Tuon. Et vous avez gardé la poupée.

— Jusque-là, je comprends, dit Karede, ironique.

Les gardes n’étaient pas censés s’attacher à ceux qu’ils protégeaient. Les Gardes de la Mort servaient uniquement le Trône de Cristal, servaient quiconque montait sur le trône, de tout son cœur et de toute sa foi. Mais il se rappelait le visage grave de l’enfant, déjà consciente qu’elle ne vivrait peut-être pas assez longtemps pour accomplir son devoir, s’efforçant pourtant de le faire quand même ; et, lui, il avait conservé la poupée.

— Mais il y a plus en cette affaire que la rumeur d’une fille, n’est-ce pas ?

— La respiration d’un papillon, murmura le Chercheur. C’est un plaisir de parler avec quelqu’un qui voit les choses en profondeur. Le soir où Tylin fut assassinée, deux damanes ont disparu des chenils du Palais Tarasin. Toutes les deux anciennes Aes Sedai. Ne trouvez-vous pas que c’est un peu fort, comme coïncidence ?

— Je trouve toute coïncidence suspecte, Almurat. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec la rumeur… ou d’autres affaires ?

— Cet écheveau est plus emmêlé que vous ne l’imaginez. Plusieurs autres ont quitté le palais ce soir-là, dont un jeune homme qui était apparemment le mignon de Tylin, quatre hommes qui étaient certainement des soldats, et un vieil homme, un certain Thom Merrilin, du moins d’après ses dires, manifestement un domestique, mais avec plus d’éducation qu’on ne pouvait s’y attendre. À un moment ou à un autre, ils ont tous été vus en compagnie d’Aes Sedai qui se trouvaient dans la cité avant que l’Empire ne la reconquière.

Très tendu, le Chercheur se pencha légèrement par-dessus le dossier du fauteuil.

— Peut-être que Tylin n’a pas été assassinée parce qu’elle avait juré allégeance à l’Empire, mais parce qu’elle avait appris des choses dangereuses. Peut-être avait-elle imprudemment fait à ce jeune homme des confidences sur l’oreiller, et qu’il en avait averti Merrilin. Nous pouvons l’appeler ainsi jusqu’à ce que nous connaissions son vrai nom. Plus j’en apprends sur lui, plus il m’intrigue : connaissant bien le monde, beau parleur, à l’aise avec les nobles et les têtes couronnées. Un courtisan, en fait, si on ne sait pas qu’il est un domestique. Si la Tour Blanche avait des projets concernant Ebou Dar, c’est le genre d’homme qu’elle y enverrait.

Des projets. Machinalement, Karede prit le crâne-coupe et faillit boire avant de réaliser ce qu’il faisait. Pourtant, il le garda à la main, pour ne pas révéler son désarroi. Tous – ceux qui savaient en tout cas – étaient certains que la disparition de la Haute Dame Tuon faisait partie de la course à la succession de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Telle était la vie dans la Famille Impériale. Après tout, si la Haute Dame était morte, il faudrait nommer une nouvelle héritière. Sinon… la Tour Blanche aurait envoyé ses meilleurs éléments au cas où elle envisagerait de la faire enlever. Si le Chercheur ne jouait pas… Les Chercheurs étaient capables de piéger n’importe qui, sauf l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.

— Vous avez présenté cette idée à vos supérieurs, et ils l’ont rejetée, sinon vous ne seriez pas là. Ou plutôt… vous ne leur en avez pas parlé, n’est-ce pas ? Pourquoi ?

— C’est plus compliqué que vous ne l’imaginez, dit doucement Mor, lorgnant la porte comme s’il soupçonnait la présence d’oreilles indiscrètes.

Pourquoi cette prudence, tout à coup ?

— Il y a beaucoup… beaucoup d’implications. Les deux damanes ont été emmenées par Dame Egeanin Tamarah, qui avait eu des contacts très étroits avec des Aes Sedai auparavant. À l’évidence, elle a libéré l’autre damane pour couvrir sa fuite. Egeanin a quitté la cité ce même soir, avec trois damanes dans son entourage, et aussi, croyons-nous, Thom Merrilin et les autres. Nous ne savons pas qui était la troisième damane – nous suspectons quelqu’un d’important parmi les Atha’an Mieres, ou peut-être une Aes Sedai qui se cachait dans la cité –, mais nous avons identifié les sul’dams qu’elle a utilisées, et deux ont des relations étroites avec Suroth. Qui elle-même a bien des relations avec des Aes Sedai.

Malgré sa méfiance, Mor déclara cela comme s’il s’agissait d’un fait banal. Pas étonnant qu’il fût nerveux.

Bien. Ainsi, Suroth complotait avec des Aes Sedai et avait corrompu au moins quelques éminents Chercheurs, supérieurs à Mor, et la Tour Blanche avait placé des hommes sous les ordres d’un de ses meilleurs éléments pour exécuter certaines missions. C’était crédible. Quand Karede avait été envoyé avec les Avant-Courriers, il avait eu ordre de surveiller ceux du Sang qui manifesteraient trop d’ambition. Il y avait toujours la possibilité, aussi loin du cœur de l’Empire, qu’ils tentent de se tailler un royaume à eux. Et lui-même avait envoyé des hommes dans une cité dont il savait qu’elle tomberait quoi que ses habitants fassent pour la défendre, afin de pouvoir nuire à l’ennemi, de l’intérieur.

— Vous savez dans quelle direction ils sont allés, Almurat ?

Mor secoua la tête.

— Ils sont partis vers le nord, et Jehannah a été vu dans les écuries du palais, mais il semble que ce soit une tentative de diversion. Ils auront changé de direction à la première occasion. Nous avons visité tous les bateaux assez grands pour leur faire traverser le fleuve, mais des vaisseaux de cette taille vont et viennent sans arrêt. Il n’y aucun ordre dans cette ville, aucun contrôle.

— Cela me donne ample matière à réflexion.

Le Chercheur grimaça, en une légère torsion de la bouche, mais il sembla réaliser qu’il n’obtiendrait rien de plus de Karede. Il hocha la tête.

— Quoi que vous choisissiez de faire, vous devez savoir ceci : si cette fille a réussi à extorquer de l’or ou quoi que ce soit à des marchands, c’est qu’elle est apparemment accompagnée en permanence par deux ou trois soldats. La description de leur armure était également très précise.

Il esquissa un geste de la main comme pour toucher la robe de chambre de Karede, mais, en homme avisé, la laissa retomber.

— La plupart des gens qualifient cette couleur de noire. Vous me comprenez ? Quelle que soit votre décision, agissez sans délai.

Mor leva sa coupe.

— À votre santé, Général-de-Bannière Furyk. À votre santé, et à la santé de l’Empire.

Karede vida d’un trait la coupe d’Ajimbura.

Le Chercheur sortit aussi brusquement qu’il était entré. Quelques instants après Ajimbura apparut. Le petit homme fixa un regard accusateur sur le crâne-coupe que Karede tenait dans ses mains.

— Vous avez entendu, Ajimbura ?

Ce n’était pas une question. Autant lui demander si le soleil se lève le matin. De toute façon, il ne nia pas.

— Je ne souillerai pas ma langue avec de telles ordures, haut maître, dit-il en se redressant.

Karede s’accorda un soupir. Que la Haute Dame Tuon eût organisé elle-même sa propre disparition ou qu’elle en ait été la victime, elle était en grand danger. Et si la rumeur était un stratagème de Mor, la meilleure façon de gagner était de prendre la direction de la partie.

— Sortez mon rasoir.

Se rasseyant, il prit sa plume, tenant sa manche droite de la main gauche pour ne pas la tacher d’encre.

— Puis vous irez voir le Capitaine Musenge quand il sera seul, et vous lui donnerez ceci. Revenez vite, j’aurai d’autres instructions à vous donner.


Le lendemain, peu après midi, il traversait le port sur le ferry qui partait toutes les heures au son d’une cloche. C’était une lourde barge que la forte houle ballottait sur les eaux agitées. Les cordages qui reliaient aux taquets du pont la demi-douzaine de chariots bâchés d’une marchande craquaient à chaque balancement, les chevaux piaffaient nerveusement, et les rameurs devaient sans cesse repousser les cochers et les gardes de louage qui voulaient se vider l’estomac par-dessus bord. Certains hommes n’ont pas le pied marin. La marchande en revanche, une femme au visage poupin et à la peau cuivrée, se tenait à la poupe, drapée dans une cape noire, accompagnant avec souplesse les balancements du bateau, tout en regardant fixement le rivage qui approchait, indifférente à la présence de Karede à côté d’elle. Elle savait sans doute qu’il était seanchan, ne serait-ce qu’à cause de la selle de son alezan isabelle, mais, à la modeste cape grise qu’il portait sur sa tunique verte soutachée de rouge, elle devait penser, pour autant qu’elle se posât des questions à son sujet, qu’il était un simple soldat. Et non un colon, avec une épée à la ceinture. Il y avait peut-être des regards plus perçants venant de la cité, quoiqu’il eût tout fait pour les éviter, mais il ne pouvait rien y faire. Avec un peu de chance, il avait un jour devant lui, peut-être deux, avant que quelqu’un réalise qu’il ne rentrerait pas à l’auberge de sitôt.

Sautant en selle dès que le ferry cogna contre les poteaux capitonnés de cuir du débarcadère, il fut le premier à quai. La marchande était toujours en train de harceler ses cochers et les membres de l’équipage qui détachaient les cordages des roues. Il mit Aldazar au pas, sur les pierres encore glissantes de la pluie matinale, souillées par les ordures et les crottes d’un troupeau de moutons. Peu à peu, il le laissa accélérer l’allure en arrivant sur la Route d’Illian, sans toutefois dépasser le trot. L’impatience est un vice quand on commence un voyage de durée inconnue.

Des auberges bordaient la rue au-delà du débarcadère, bâtisses aux toits plats et aux façades au crépi écaillé et lézardé, surmontées d’enseignes souillées. Cette route marquait la limite septentrionale du Rahad, et des hommes vêtus grossièrement, avachis sur des bancs devant les auberges, le regardèrent passer, l’air maussade. Il les eut bientôt laissés derrière lui, et les quelques heures qui suivirent ramenèrent à traverser des oliveraies et de petites fermes où les paysans habitués au passage fréquent des voyageurs ne levaient même pas les yeux de leur travail. D’ailleurs, le trafic était clairsemé, limité à une poignée de charrettes à hautes roues, et deux fois, à un train de marchands cahotant vers Ebou Dar, entourés de gardes de louage. La plupart des cochers et les deux marchands portaient les barbes typiques de l’Illian. Il semblait étrange que l’Illian continuât à envoyer ses produits à Ebou Dar tout en combattant contre l’Empire. Mais de ce côté de la Mer Orientale, les gens étaient souvent étranges, avec des coutumes bizarres et bien différents des histoires sur la patrie du grand Aile-de-Faucon. Il fallait les comprendre, bien sûr, si on voulait les intégrer à l’Empire, mais la compréhension, c’était pour les autres, plus haut placés que lui. Lui, il avait une tâche d’une autre nature à accomplir.

Les fermes firent place aux forêts et aux broussailles, et, le temps d’arriver à destination, son ombre s’étirait devant lui, le soleil déclinant vers l’horizon. Quand il rejoignit Ajimbura, celui-ci était accroupi du côté nord de la route, jouant de la flûte à bec, image même de l’oisif fainéant. Avant que Karede ne parvienne à sa hauteur, il coinça sa flûte dans sa ceinture, ramassa sa cape brune et disparut entre les arbres et les broussailles. Jetant un coup d’œil derrière lui pour s’assurer que la chaussée était déserte dans cette direction, Karede engagea Aldazar dans la forêt au même endroit.

Le petit homme attendait juste hors de vue de la route, au milieu d’un bouquet d’immenses pins, dont le plus grand devait bien faire cent pieds de haut. Il fit son salut d’une épaule et grimpa sur un mince alezan aux quatre pieds blancs. Il prétendait qu’un cheval à pieds blancs portait chance.

— Par là, haut maître ? dit-il.

Sur un geste de Karede, il tourna sa monture qui s’enfonça plus profondément dans la forêt.

Ils n’avaient pas plus d’un demi-mile à parcourir, mais personne passant sur la route n’aurait deviné ce qui les attendait dans une vaste clairière. Musenge avait amené une centaine de Gardes équipés de bons chevaux et vingt Jardiniers Ogiers, tous en armure, avec des animaux de bât transportant des provisions pour deux semaines. Le cheval de bât qu’Ajimbura avait acheté la veille, en même temps que l’armure de Karede, devait se trouver parmi eux. Un groupe de sul’dams se tenaient près de leurs propres montures, certaines caressant les six damanes en laisse. Musenge s’avança à la rencontre de Karede accompagné d’Hartha, le Premier Jardinier qui marchait près de lui, l’air sombre, sa hache à pompons verts sur l’épaule. L’une des femmes, Melitene, la der’sul’dam de la Haute Dame Tuon, se mit en selle et les rejoignit. Musenge et Hartha saluèrent, le poing sur le cœur, et Karede leur rendit leur salut. Mais son regard se porta sur les damanes. Sur une en particulier, petite femme dont une sul’dam au sombre visage carré caressait les cheveux. Un visage de damane est toujours trompeur – elles vieillissent lentement et vivent très longtemps –, mais ce visage-là présentait une particularité qu’il avait appris à reconnaître comme appartenant à celles qui se donnaient le nom d’Aes Sedai.

— Quelle raison avez-vous donnée pour les faire sortir de la cité toutes en même temps ?

— L’exercice, Général-de-Bannière, répondit Melitene avec un sourire ironique. Tout le monde croit aux bienfaits de l’exercice.

On disait que la Haute Dame Tuon n’avait pas besoin d’une der’sul’dam pour entraîner ses propriétés ou ses sul’dams, mais Melitene, avec plus de noir que de gris dans ses longs cheveux, expérimentée dans bien des domaines, avait deviné ce qu’il voulait vraiment savoir. Il avait demandé à Musenge d’amener si possible une paire de damanes.

— Aucune n’a voulu rester en arrière, Général-de-Bannière. Pas pour cette affaire. Quant à Mylen…

Ce devait être l’ancienne Aes Sedai.

— Après avoir quitté la cité, nous leur avons dit pourquoi nous partions. Il vaut toujours mieux qu’elles sachent à quoi s’attendre. Mais depuis qu’elle est au courant, Mylen est folle de rage. Elle aime la Haute Dame. Elles l’aiment toutes, mais Mylen l’adore comme si elle siégeait déjà sur le Trône de Cristal. Si Mylen met la main sur une de ces Aes Sedai, gloussa-t-elle, il faudra vite intervenir avant qu’elle ne soit trop mal en point pour être mise à la laisse.

— Je ne vois aucune raison de rire, gronda Hartha.

L’Ogier était encore plus parcheminé et ridé que Musenge, avec de longues moustaches grises et des yeux comme des billes noires qui roulaient derrière la visière de son casque. Il était déjà Jardinier avant la naissance du père de Karede, peut-être avant même celle de son grand-père.

— Nous n’avons aucune piste, aucun indice, rien. C’est comme si on cherchait à attraper le vent dans un filet.

Melitene reprit vivement son sérieux, et Musenge prit l’air encore plus sombre qu’Hartha.

En dix jours, les gens qu’ils poursuivaient avaient dû mettre bien des miles derrière eux. Les meilleurs éléments de la Tour Blanche n’auraient pas eu la sottise de se diriger droit vers l’est après avoir éventé la ruse de Jehannah, ni la bêtise de serrer le nord de trop près ; il restait donc à explorer un vaste territoire, toujours plus grand à mesure que le temps passait.

— Alors, nous devons commencer à déployer nos filets sans délai, dit Karede, et ce, avec doigté.

Musenge et Hartha hochèrent la tête. Pour la Garde de la Mort, ce qui devait être fait serait fait. Y compris réussir à attraper le vent dans des filets.

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