PROLOGUE Lueurs du dessin

Rodel Ituralde détestait attendre, tout en sachant que c’était l’essentiel du métier de soldat. Attendre la prochaine bataille, attendre un mouvement de l’ennemi, attendre un faux pas. Il observait la forêt hivernale, immobile comme un arbre. Le soleil, à mi-chemin de son zénith, ne diffusait aucune chaleur. Son haleine se condensait en un nuage de buée blanche devant son visage, gelant sa moustache soigneusement taillée et la fourrure de renard noir bordant sa capuche. Il se félicitait que son casque soit suspendu au pommeau de sa selle. Son plastron concentrait le froid et l’irradiait à travers sa tunique et toutes les couches de laine, de soie et de lin au-dessous. Même la selle de Flèche était froide. Le casque lui aurait brouillé la cervelle.

L’hiver avait été tardif en Arad Doman, mais avait sévi de plus belle ensuite. La canicule s’était anormalement attardée jusqu’en automne. On s’était retrouvé au cœur de l’hiver en moins d’un mois. Les feuilles qui avaient survécu à la longue sécheresse estivale avaient gelé avant d’avoir le temps de changer de couleur. Maintenant, elles scintillaient au soleil matinal comme d’étranges émeraudes couvertes de givre. De temps en temps, les chevaux de la vingtaine d’hommes d’armes qui l’entouraient tapaient du pied dans la neige montant jusqu’aux genoux. La chevauchée avait été longue pour arriver jusque-là, mais ils devaient continuer, vaille que vaille. Dans le ciel, des nuages noirs roulaient vers le nord. Il n’avait pas besoin de son spécialiste météo pour savoir que la température s’effondrerait avant la nuit. Il faudrait trouver un abri d’ici là.

— Moins rigoureux que l’avant-dernier hiver, n’est-ce pas, Seigneur ? dit doucement Jaalam.

Le jeune et grand officier avait le don de lire dans les pensées d’Ituralde, et il parlait de façon que les autres l’entendent.

— Pourtant, je suppose que certains rêvent d’un bon vin chaud. Pas ceux de notre groupe, bien sûr. Ils sont remarquablement sobres. Ils boivent tous du thé, je crois. Du thé froid. S’ils avaient quelques badines de bouleau, je crois qu’ils se déshabilleraient pour se rouler dans la neige.

— Ils devront rester habillés pour le moment, dit Ituralde avec ironie. Mais ils auront peut-être du thé froid ce soir, avec un peu de chance.

Sa remarque provoqua quelques gloussements discrets. Il avait soigneusement choisi ses hommes parmi ceux qui savaient se montrer les moins bruyants en de telles circonstances.

Lui-même n’aurait pas craché sur une bonne tasse de vin chaud aux épices, ou même de thé. Mais depuis bien longtemps, les marchands n’en apportaient plus en Arad Doman. Les convois de marchands venus de l’étranger ne s’aventuraient plus au-delà de la frontière de la Saldaea et les nouvelles du monde extérieur – pour autant qu’elles ne soient pas de simples rumeurs – lui parvenaient avec un tel retard qu’elles lui semblaient aussi éculées que la selle de sa monture. Mais qu’importe. S’il était vrai que la Tour Blanche était en proie à de graves dissensions internes, ou que des hommes capables de canaliser étaient appelés à Caemlyn… eh bien, le monde devrait se passer de Rodel Ituralde jusqu’à ce que l’Arad Doman soit réunifié. Une fois de plus, il repassa mentalement les ordres qu’il avait envoyés, par l’intermédiaire de ses messagers les plus rapides, à tous les nobles fidèles au Roi. Bien que ceux-ci soient divisés par des querelles de famille et des brouilles ancestrales, ils partageaient la même ligne de conduite : ils rassembleraient leurs armées et se mettraient en branle quand le Loup en donnerait l’ordre, tant qu’il conserverait la faveur du Roi. Sur son ordre, ils iraient même jusqu’à se replier et bivouaquer dans les montagnes. Certes, ils regimberaient, et certains maudiraient son nom, mais ils obéiraient. Ils savaient que le Loup gagnait les batailles. Le Petit Loup, l’appelaient-ils quand ils croyaient qu’il n’entendait pas, mais peu lui importait qu’ils fassent allusion à sa taille – enfin, relativement peu – pourvu qu’ils se mettent en marche quand il le déciderait.

Bientôt, ils repartiraient à marche forcée, pour tendre un piège qui ne se déclencherait pas avant des mois. Il prenait un risque à long terme. Trop souvent, les plans sophistiqués avaient tendance à se désintégrer, et le sien présentait de multiples ramifications. Tout pouvait échouer avant même de commencer si l’appât lui faisait défaut. Ou si un de ses hommes ne respectait pas son ordre d’éviter les courriers du Roi. Mais connaissant tous ses raisons, même les plus conventionnels les partageaient, bien qu’ils soient peu enclins à en parler. Lui-même s’était montré plutôt absent, insaisissable comme le vent depuis qu’il avait reçu le dernier commandement d’Alsalam, un papier qu’il gardait coincé dans sa manche, plié au-dessus de la dentelle claire qui retombait sur le dos d’acier de son gantelet. Il lui restait une dernière chance, toute petite, de sauver l’Arad Doman. Peut-être même de sauver Alsalam de lui-même, avant que le Conseil des Marchands ne décide de mettre à sa place un autre homme sur le trône. Il avait été un bon souverain pendant plus de vingt ans. La Lumière fasse qu’il le redevienne.

Un bruyant craquement venant du sud lui fit porter la main à la poignée de sa longue épée. Il y eut des crissements de cuir sur le métal, quand les autres bougèrent leurs lames dans les fourreaux. Partout ailleurs, c’était le silence. La forêt était immobile comme un tombeau gelé. Ce n’était qu’une branche qui avait rompu sous le poids de la neige. Au bout d’un moment, il relâcha la tension – si tant est qu’il puisse se détendre depuis que des rumeurs racontaient que le Dragon Réincarné était apparu dans le ciel de Falme. Vraies ou fausses, quoi qu’il en soit, ces histoires avaient enflammé l’Arad Doman.

Ituralde était certain qu’il aurait pu éteindre cet incendie s’il avait eu les mains libres. Cette conviction n’avait rien d’une vantardise. Il connaissait ses grandes qualités de guerrier. Mais depuis que le Conseil avait décidé que le Roi serait plus en sécurité en le faisant sortir clandestinement de Bandar Eban, Alsalam semblait s’être mis en tête qu’il était la réincarnation d’Artur Aile-de-Faucon. Depuis, il avait apposé sa signature et son sceau sur des douzaines d’ordres de bataille, émanant d’une retraite secrète où le Conseil le cachait. Une retraite dont Ituralde lui-même ignorait la localisation. Toutes les femmes du Conseil qu’il avait interrogées à ce sujet étaient restées évasives, prétendant avec force qu’elles ne savaient pas où se trouvait Alsalam. Ce qui était ridicule, bien sûr. Bien qu’Ituralde ait toujours pensé que les Maisons marchandes interféraient trop dans les affaires, il aurait souhaité désormais qu’elles interviennent. Leur passivité à ce sujet restait un mystère, car un Roi qui nuisait au commerce ne restait pas longtemps sur le trône.

En outre, même si lui-même était fidèle à ses serments – Alsalam était non seulement le roi, mais aussi un ami –, les ordres qu’envoyait le Roi n’auraient pas pu être mieux rédigés pour créer le chaos. Et ils ne pouvaient pas être ignorés. Alsalam était le Roi. Ainsi, informé par ses espions qu’un grand rassemblement de Fidèles du Dragon se préparait, Alsalam avait ordonné à Ituralde de marcher vers le nord aussi vite que possible, puis, dix jours plus tard, une fois l’ennemi en vue, de prendre la direction du sud vers un autre rassemblement qui ne s’était jamais matérialisé. Plus tard, on lui avait demandé de concentrer ses forces sur la défense de Bandar Eban, alors qu’une attaque sur trois fronts aurait été radicale, puis de les diviser, alors qu’un coup de marteau aurait eu le même résultat.

Ensuite, il avait reçu l’ordre de ravager le terrain déserté par les Fidèles du Dragon, et de s’éloigner du lieu où il savait qu’ils campaient. Pis encore, les ordres d’Alsalam avaient souvent été transmis directement aux Seigneurs puissants qui étaient censés se battre sous la bannière d’Ituralde, envoyant Machir dans une direction, Teacal dans une autre, Rahman dans une troisième. À quatre reprises, les armées s’étaient entre-tuées, de nuit, sur ordre du Roi, pensant avoir affaire à l’ennemi. Pendant ce temps-là, les Fidèles du Dragon croissaient en nombre et prenaient de l’assurance. Certes, Ituralde avait remporté des victoires – à Solanje et à Maseen, au lac Somal et à Kandelmar et les Seigneurs de Katar avaient appris à ne pas vendre les produits de leurs mines et de leurs forges aux ennemis de l’Arad Doman – mais chaque fois, les ordres d’Alsalam avaient tout anéanti.

Cette fois pourtant, c’était différent. D’abord parce que la messagère de ce dernier ordre, Dame Tuva, avait été assassinée par un Homme Gris pour l’empêcher de l’atteindre. Ensuite pourquoi l’Ombre craignait-elle plus particulièrement cet ordre que les précédents ? Ituralde n’avait pas de réponse à cette question mais voyait dans ce mystère une raison supplémentaire pour l’exécuter le plus rapidement possible. Avant qu’Alsalam n’en envoie un autre. Enfin, cet ordre ouvrait de nombreuses possibilités, auxquelles il avait bien réfléchi. Mais tout commençait ici et maintenant. Quand il ne restait que d’infimes chances de victoires, il fallait les saisir.

Le cri strident d’un geai des neiges retentit au loin, puis un deuxième et un troisième. Les mains en porte-voix autour de la bouche, Ituralde reproduisit les trois appels rauques. Quelques instants plus tard, un hongre pommelé hirsute sortit du couvert des arbres, son cavalier enveloppé dans une cape blanche rayée de noir. L’homme et sa monture auraient été difficiles à repérer dans la forêt enneigée s’ils étaient restés immobiles. Le cavalier s’arrêta près d’Ituralde. Trapu, il ne portait qu’une seule épée à lame courte, et, suspendus à sa selle, un arc dans son étui et un carquois.

— On dirait qu’ils sont tous là, Seigneur, dit-il de sa voix perpétuellement enrouée, rabattant sa capuche en arrière.

Dans sa jeunesse, pour quelque obscure raison oubliée depuis, Donjel avait failli être pendu. Ses rares cheveux coupés en brosse étaient gris fer. Le couvre-œil en cuir noir cachant son orbite droite était le vestige d’une autre altercation juvénile. Pourtant, même avec un seul œil, c’était le meilleur éclaireur qu’Ituralde eût jamais connu.

— La plupart, en tout cas, poursuivit-il. Ils ont installé deux rangs de sentinelles autour du pavillon, l’un à l’intérieur de l’autre. On les voit à un mile, mais personne ne peut approcher suffisamment sans se faire repérer. D’après leurs traces, ils n’ont pas rassemblé autant d’hommes que vous ne le pensiez, pas assez pour qu’on ne puisse les compter. Ce qui fait, ajouta-t-il, ironique, qu’ils sont quand même bien plus nombreux que nous.

Ituralde hocha la tête. Il avait offert le Ruban Blanc, et les hommes qu’il allait rencontrer avaient accepté.

Cela faisait trois jours que les hommes avaient juré sous la Lumière, sur leur âme et sur leur chance de salut, de ne pas dégainer ni de verser le sang. Mais le Ruban Blanc n’avait pas encore été testé au cours de cette guerre, et ces temps-ci, certains avaient une étrange conception du salut. Ceux qui se donnaient le nom de Fidèles du Dragon, par exemple. On avait toujours dit de lui qu’il était joueur, bien qu’il ne le fût pas. La difficulté était de savoir quels risques on pouvait prendre.

Prenant dans la tige de sa botte un paquet enveloppé de soie huilée, il le tendit à Donjel.

— Si je ne suis pas au Gué de Coron dans deux jours, apportez ça à ma femme.

L’éclaireur fourra le paquet sous sa cape, salua et fit pivoter son cheval vers l’ouest. Il en avait déjà porté de semblables pour Ituralde, le plus souvent avant une bataille. La Lumière fasse que Tamsin n’ait pas à ouvrir le paquet. Elle le poursuivrait – elle le lui avait dit –, premier exemple d’une vivante harcelant un mort.

— Jaalam, dit Ituralde, allons voir ce qui nous attend au pavillon de chasse de Dame Osana.

Il talonna Flèche vers l’avant, et les autres suivirent.

Le soleil atteignait son zénith et commençait à décliner. Au nord, les nuages noirs se rapprochaient, et le froid se faisait plus mordant. Aucun bruit, à part le crissement de la neige sous les sabots des montures. La forêt semblait déserte. Il ne vit aucune des sentinelles dont avait parlé Donjel. Son avis sur ce qu’on pouvait voir à un mile différait de celui de la plupart. Ils l’attendraient, naturellement, surveillant pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis par une armée. Avec ou sans Ruban Blanc. Beaucoup d’entre eux avaient sans doute des raisons suffisantes pour cribler de flèches Rodel Ituralde. Un Seigneur pouvait accepter le Ruban Blanc pour ses hommes, mais eux, se sentaient-ils tous liés par ce serment ?

Vers le milieu de l’après-midi, le pavillon de chasse d’Osana surgit brusquement des frondaisons, masse de tours claires et de flèches pointues qui n’aurait pas été déplacée au milieu des palais de Bandar Eban. Elle avait toujours traqué les hommes et le pouvoir. Ses trophées étaient nombreux, remarquables même, malgré sa relative jeunesse, et les « chasses » qui avaient eu lieu ici en auraient fait sourciller plus d’un, même dans la capitale. Le pavillon était abandonné. Les fenêtres aux vitres cassées béaient comme des bouches édentées, sans la moindre lueur ni le moindre mouvement. Mais la neige couvrant le terrain dégagé autour de l’édifice avait été piétinée par des chevaux. Les grilles ouvragées de la cour principale étaient ouvertes. Il les franchit sans ralentir, suivi par ses hommes. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés boueux de neige à demi fondue.

Personne ne vint l’accueillir, mais il ne s’attendait pas à voir le moindre domestique. Osana avait disparu au début des troubles qui secouaient maintenant l’Arad Doman comme un chien secoue un rat, et ses serviteurs s’étaient vivement repliés chez d’autres membres de sa maison, acceptant n’importe quel emploi disponible. Ces temps-ci, les sans-maître mouraient de faim ou devenaient brigands. Ou ralliaient les Fidèles du Dragon.

Descendant de son cheval devant le large escalier de marbre au fond de la cour, il tendit les rênes de Flèche à l’un de ses hommes, et Jaalam ordonna aux autres de s’abriter où ils pouvaient avec leurs montures. Lorgnant les balcons de marbre et les larges fenêtres entourant la cour, ils longèrent les murs comme s’ils craignaient de recevoir une flèche entre les omoplates. Les portes des écuries étaient entrouvertes, mais malgré le froid, ils se répartirent, avec leurs chevaux, aux quatre coins de la cour, d’où ils pouvaient surveiller toutes les directions. Dans le pire des cas, peut-être que certains pourraient s’échapper.

Ôtant ses gantelets, Ituralde les coinça dans sa ceinture, vérifia ses dentelles et monta l’escalier avec Jaalam. La croûte de neige glacée crissa sous ses bottes. Il se retint de regarder où que ce soit, sauf droit devant lui. Il devait afficher une assurance absolue, comme s’il était impossible que les événements tournent autrement qu’il le voulait. L’apparente assurance était l’une des clés de la victoire, même si vous ne la ressentiez pas pleinement. En haut des marches, Jaalam ouvrit l’une des grandes portes sculptées en tirant sur son anneau doré. Ituralde toucha du doigt son grain de beauté pour s’assurer qu’il était en place – ses joues étaient trop froides pour sentir la petite étoile de velours noir – avant d’entrer à l’intérieur. Avec autant d’assurance qu’à un bal.

L’entrée caverneuse du hall était aussi glacée que l’extérieur. Leur haleine se condensa en légers nuages de buée blanche. Sans torchères, l’espace semblait déjà enveloppé de crépuscule. Le sol était couvert d’une mosaïque multicolore représentant des scènes de chasse, avec des carreaux ébréchés par endroits, comme si l’on y avait tiré ou laissé tomber des objets pesants. À part un socle renversé qui avait peut-être supporté autrefois un grand vase ou une petite statue, le hall était vide. Ce que les domestiques n’avaient pas emporté dans leur fuite avait été pillé depuis longtemps par des bandits. Un seul homme aux cheveux blancs les attendait plus décharné que la dernière fois qu’Ituralde l’avait vu. Son plastron était cabossé et il portait de simples petits anneaux d’or en guise de boucles d’oreilles, mais ses dentelles étaient immaculées, et le croissant de lune rouge scintillant près de son œil gauche n’aurait pas déparé à la cour, en des temps meilleurs.

— Par la Lumière, soyez le bienvenu sous le Ruban Blanc, Seigneur Ituralde, dit-il cérémonieusement en s’inclinant légèrement.

— Par la Lumière, je viens sous le Ruban Blanc, Seigneur Shimron, répondit Ituralde avec courtoisie.

Shimron avait été l’un des conseillers d’Alsalam en qui il avait le plus confiance. Enfin, avant qu’il ne s’enrôle dans les Fidèles du Dragon. Maintenant, il avait un rang élevé au Conseil.

— Mon homme d’armes est Jaalam Nishur, qui a prêté serment à la Maison Ituralde, comme tous les hommes ici présents.

Bien qu’il n’y ait jamais eu de Maison Ituralde avant Rodel, Shimron répondit au salut de Jaalam, la main sur le cœur.

— Très honoré. Me ferez-vous le plaisir de m’accompagner, Seigneur Ituralde ? dit-il en se redressant.

Les grandes portes de la salle de bal avaient disparu – même si Ituralde avait du mal à imaginer que des brigands aient pu les emporter –, libérant une haute arche en ogive assez large pour que dix hommes y passent de front. Dans la salle ovale sans fenêtres, une cinquantaine de lanternes de toutes sortes et de toutes formes bataillaient contre l’obscurité, mais la lumière atteignait à peine le dôme du plafond. Face à face de part et d’autre de la salle, deux groupes d’hommes – ils étaient au moins deux cents sinon plus – se tenaient le long des murs peints. Ruban Blanc oblige, ils avaient ôté leur casque, mais gardé leur armure, et tous portaient leur épée. D’un côté se tenaient quelques Seigneurs domanis, aussi puissants que Shimron – Rajabi, Wakeda, Ankaer – chacun entouré de seigneurs de moindre importance, de roturiers leur ayant juré allégeance, et de groupes plus restreints de deux ou trois hommes, dont beaucoup ne comprenaient aucun noble. Les Fidèles du Dragon avaient des conseils, mais pas un chef unique. Chacun de ces seigneurs était quand même un chef de droit, certains comptant leurs partisans par douzaines, quelques-uns par milliers. Aucun ne semblait ravi de se trouver là, et un ou deux dirigeaient des regards furibonds à travers la salle sur un groupe compact d’une cinquantaine de Tarabonais, qui les foudroyaient en retour. Même s’ils étaient tous des Fidèles du Dragon, les Domanis et les Tarabonais se détestaient cordialement. Ituralde réprima un sourire : jamais il n’aurait imaginé pouvoir compter sur la moitié d’entre eux aujourd’hui.

— Le Seigneur Rodel Ituralde vient sous le Ruban Blanc, claironna Shimron dans la pénombre. Que quiconque pense à la violence rentre en lui-même et examine son âme.

Sitôt achevé le cérémonial de bienvenue, les questions fusèrent.

— Pourquoi le Seigneur Ituralde offre-t-il le Ruban Blanc ? demanda Wakeda, une main sur la poignée de sa longue épée, et l’autre poing au côté.

Malgré sa petite taille – quoique plus grand qu’Ituralde –, il était aussi arrogant que s’il avait occupé le trône.

Autrefois, les femmes le trouvaient beau ; maintenant, un bandeau noir posé en biais couvrait le vide de son orbite droite, et son grain de beauté était une pointe de flèche noire dirigée sur l’épaisse cicatrice courant de sa joue à son front.

— A-t-il l’intention de se joindre à nous ? Ou vient-il nous demander de nous rendre ? Chacun sait que le Loup est aussi audacieux que retors. Est-il téméraire à ce point ?

Des murmures s’élevèrent parmi les hommes, mi-hilares, mi-furieux.

Ituralde se croisa les mains derrière le dos pour s’empêcher de tripoter le rubis de son oreille gauche. Beaucoup savaient que, chez lui, c’était un signe de colère ; parfois même, il le faisait intentionnellement, mais pour l’heure, il devait se montrer impassible. Même si cet homme parlait comme s’il n’était pas là. Non. Du calme. Il était là pour livrer un duel, et cela exigeait du calme. Les mots pouvaient être des armes plus mortelles que les épées.

— Chacun sait ici que nous avons un autre ennemi dans le Sud, dit-il d’une voix qui ne tremblait pas. Les Seanchans ont avalé le Tarabon.

Il promena ses yeux sur les Tarabonais, et ne rencontra que des regards absents. Il n’avait jamais été capable de lire les visages des Tarabonais. Entre ces moustaches grotesques – semblables à des défenses poilues ; pires que celles des Saldaeans ! – et ces voiles ridicules, ils auraient aussi bien pu porter des masques ; de plus, la faible lumière des lanternes n’arrangeait rien. Mais il avait besoin d’eux.

— Ils ont inondé la Plaine d’Almoth, et continuent vers le nord. Leur intention est claire. Ils veulent conquérir l’Arad Doman. Ils veulent soumettre le monde entier, j’en ai peur.

— Le Seigneur Ituralde désire-t-il savoir quel parti nous soutiendrons si ces Seanchans nous envahissent ? demanda Wakeda.

— Je crois sincèrement que vous combattrez pour l’Arad Doman, Seigneur Wakeda, répondit posément Ituralde.

Comme frappé au visage par cette provocation d’autant plus insultante qu’elle était proférée d’une voix douce, Wakeda s’empourpra, et ses hommes liges portèrent la main à leur épée.

— Des réfugiés nous ont informés que des Aiels se trouvent actuellement dans la plaine, intervint vivement Shimron, comme s’il craignait que Wakeda ne rompe le Ruban Blanc.

Aucun des hommes de Wakeda ne dégainerait à moins qu’il ne le fasse en premier ou qu’il n’en donne l’ordre.

— Ils luttent pour le Dragon Réincarné, ainsi disent les rapports. Il doit les avoir envoyés, peut-être pour nous aider. Personne n’a jamais vaincu une armée d’Aiels, pas même Artur Aile-de-Faucon. Vous rappelez-vous la Neige Sanglante, Seigneur Ituralde, quand nous étions jeunes ? Je crois que vous conviendrez avec moi que nous ne les avons pas vaincus là-bas, quoi qu’en disent les chroniques, et je ne crois pas que les Seanchans soient aussi nombreux que nous l’étions alors. Personnellement, j’ai entendu dire que les Seanchans marchaient vers le sud, s’éloignant de la frontière. Non, je soupçonne que nous apprendrons bientôt qu’ils se retirent de la plaine, au lieu d’avancer sur nous.

Il n’était pas un mauvais chef sur le terrain, mais il avait toujours été pédant.

Ituralde sourit. Les nouvelles arrivaient plus vite du sud que de partout ailleurs, mais il avait craint d’être obligé de parler des Aiels, et ils avaient peut-être pensé qu’il cherchait à les tromper. Il avait lui-même du mal à le croire… des Aiels dans la Plaine d’Almoth. Il s’abstint de faire remarquer que des Aiels envoyés pour aider des Fidèles du Dragon seraient plus vraisemblablement apparus en Arad Doman même.

— J’ai questionné des réfugiés, moi aussi, et ils parlent de raids des Aiels, non d’armées. Quoi que fassent les Aiels dans la plaine, ils ont peut-être retardé les Seanchans, mais ils ne leur ont pas fait tourner les talons. Leurs bêtes volantes ont commencé à faire des reconnaissances de notre côté de la frontière. Cela n’annonce pas une retraite.

Sortant avec panache son papier de sa manche, il le brandit devant lui pour que tous puissent voir l’Épée et la Main du cachet de cire vert et bleu. Comme d’habitude depuis un certain temps, pour faire face au scepticisme qui se manifestait maintenant de plus en plus ouvertement chaque fois que tombait un ordre d’Alsalam, il avait pris soin de soulever, de la pointe d’une lame chauffée à blanc, le sceau royal sans le rompre.

— J’ai ordre du Roi Alsalam de rassembler autant de combattants que possible d’où qu’ils viennent, et de frapper les Seanchans aussi durement que possible.

Il prit une profonde inspiration. Ici, il prenait un nouveau risque, et Alsalam le ferait peut-être décapiter si les dés retombaient du mauvais côté.

— J’offre une trêve. Je fais la promesse solennelle de suspendre toute action hostile contre vous tant que les Seanchans demeureront une menace pour l’Arad Doman, à condition que vous vous engagiez à faire de même et combattiez contre eux à mes côtés jusqu’à ce qu’ils battent en retraite.

Un silence stupéfait lui répondit. Rajabi, au cou de taureau, semblait médusé. Wakeda se mordillait les lèvres comme une pucelle effarouchée.

Puis Shimron marmonna :

— Est-il possible de les faire battre en retraite, Seigneur Ituralde ? J’ai vu, comme vous-même, leurs… leurs Aes Sedai enchaînées dans la Plaine d’Almoth.

Un bruit de bottes martelant rageusement le sol vint ponctuer l’évocation de ce souvenir cuisant, et les visages s’assombrirent de colère. Aucun homme n’aime reconnaître son impuissance face à l’adversaire, mais ils avaient été assez nombreux au début des hostilités, avec Ituralde et Shimron, pour savoir de quoi l’ennemi était capable.

— Ils ne sont pas invincibles, Seigneur Shimron, répondit Ituralde, même avec leurs petites… surprises.

Il semblait étrange qu’on puisse qualifier de « petites surprises » la terre explosant sous vos pieds et les éclaireurs chevauchant des bêtes semblables à des Engeances de l’Ombre, mais son discours devait afficher autant d’assurance que son attitude. De plus, quand on connaît l’ennemi, on s’adapte. C’était, depuis la nuit des temps et bien avant l’apparition des Seanchans, un des préceptes fondamentaux de l’art de la guerre. L’obscurité réduisait l’avantage des Seanchans, tout comme les tempêtes, et un bon connaisseur pouvait toujours déterminer quand une tempête approchait.

— Le sage cesse de mastiquer quand il atteint l’os, poursuivit-il. Mais jusqu’à présent, les Seanchans n’ont eu qu’à s’attabler pour dévorer une viande déjà découpée. J’ai l’intention de leur jeter en pâture un jarret bien plus coriace à ronger. De plus, j’ai un plan qui leur fera si bien claquer des mâchoires qu’ils se casseront les dents avant d’avoir arraché une bouchée de viande. Maintenant que je me suis engagé, vous engagerez-vous ?

Muets, retenant leur souffle, les membres de l’assemblée semblaient plongés dans des abîmes de réflexion. Ituralde les voyait presque ruminer ses paroles. Le Loup avait un plan. Les Seanchans possédaient des Aes Sedai enchaînées, des bêtes volantes, et la Lumière seule savait quoi d’autre. Mais le Loup avait un plan. Les Seanchans… Le Loup…

— Si quelqu’un est capable de les vaincre, dit finalement Shimron, c’est bien vous, Seigneur Ituralde. Je m’engage à vos côtés.

— Je m’y engage aussi ! cria Rajabi. Nous leur ferons traverser l’océan pour les renvoyer d’où ils viennent !

Du taureau, il en avait aussi le tempérament.

Étonnamment, Wakeda tonna son accord avec le même enthousiasme. Puis une tempête de voix s’éleva qui, toutes, criaient leur engagement auprès du Roi, leur volonté d’écraser les Seanchans, certains ajoutant même qu’ils suivraient le Loup jusque dans le Gouffre du Destin. Tout cela était très gratifiant, mais Ituralde espérait davantage.

— Si vous voulez de nous pour combattre pour l’Arad Doman, eh bien, demandez-le-nous ! cria une voix au-dessus de la mêlée.

L’intervention jeta un froid parmi ceux qui venaient de manifester bruyamment leur adhésion. Des murmures de colère puis des jurons retentirent. Dissimulant son plaisir sous un air neutre, Ituralde se tourna vers l’homme – un Tarabonais –, de l’autre côté de la salle. Il était mince, avec un nez proéminent qui transformait son voile en tente. Mais son regard était dur et perçant. Quelques-uns parmi les siens fronçaient les sourcils, comme mécontents qu’il ait parlé comme leur chef. Ituralde avait compté sur les engagements qu’il avait reçus, mais ils n’étaient pas nécessaires pour son plan. Les Tarabonais l’étaient. Du moins, ils multiplieraient par cent ses chances de succès. Il s’adressa courtoisement à cet homme, en s’inclinant.

— Je vous offre l’aubaine de combattre pour le Tarabon, mon bon Seigneur. Les Aiels sèment la confusion dans la plaine. Dites-moi, une petite compagnie de vos hommes – une centaine, peut-être deux cents – pourrait-elle, profitant de la confusion générale, traverser la plaine et entrer au Tarabon, camouflée sous des armures peintes de rayures, comme celles des troupes des Seanchans ?

Il semblait impossible que les visages des Tarabonais se crispent davantage, pourtant c’est ce qui se produisit, tandis qu’un concert de protestations et de jurons s’élevait, cette fois du côté où se tenait Ituralde. Suffisamment d’informations étaient parvenues dans le Nord pour qu’ils sachent qu’un roi et une parnarch avaient été mis sur leurs trônes par les Seanchans, et avaient juré allégeance à une impératrice de l’autre côté de l’Océan d’Aryth. Ils ne pouvaient pas apprécier qu’on leur rappelle le grand nombre de leurs compatriotes qui combattaient maintenant pour l’impératrice. La plupart des « Seanchans » se trouvant dans la Plaine d’Almoth étaient en fait des Tarabonais.

— Quel soutien pourrait offrir une petite compagnie ? grogna l’homme mince avec dédain.

— Peu, en effet, répondit Ituralde. Mais s’il y avait cinquante de ces compagnies ? Cent ?

Tout bien considéré, ces Tarabonais comptaient peut-être autant d’hommes disponibles.

— Et s’ils frappaient tous en même temps à travers tout le Tarabon ? Je chevaucherais moi-même avec eux, et avec autant de mes hommes qu’on pourrait équiper de l’armure tarabonaise, afin que vous sachiez que cela n’est pas un stratagème pour me débarrasser de vous.

Derrière lui, les Domanis se mirent à protester bruyamment, Wakeda plus fort que les autres ! Le plan du Loup leur semblait très bien, mais ils voulaient que le Loup marche à leur tête. La plupart des Tarabonais se mirent à discuter entre eux, se demandant si tant d’hommes pourraient traverser la plaine incognito, même en petites formations, quel bénéfice une telle action n’engageant, malgré tout, qu’un petit nombre d’entre eux aurait pour leur pays, et s’ils allaient accepter de combattre en armures peintes aux couleurs seanchanes.

D’habitude, les Tarabonais débattaient avec la même véhémence que les Saldaeans. Pourtant, tout le temps que dura cette discussion a laquelle il ne se mêla pas, l’homme mince, au long nez, se contenta de regarder fixement Ituralde. Puis il hocha légèrement la tête. Bien que ses lèvres soient camouflées sous ses épaisses moustaches, Ituralde aurait juré le voir sourire.

Ses dernières appréhensions s’évanouirent. Cet homme n’aurait pas donné son accord pendant que les autres discutaient s’il n’avait pas eu sur eux plus d’ascendant qu’il n’en avait l’air. Les autres le suivraient, il en était certain. Ils chevaucheraient avec lui vers le sud, jusqu’au cœur de ce que les Seanchans considéraient comme leur territoire ; ils les frapperaient durement, de plein fouet. Ensuite, bien sûr, les Tarabonais allaient vouloir continuer à se battre pour leur propre pays. C’était normal et Ituralde était parfaitement conscient que ça les laisserait, lui et ses quelques milliers d’hommes, à la merci de leurs ennemis qui les pourchasseraient avec fureur vers le nord, tout au long de la plaine d’Almoth.

Il rendit son sourire au Tarabonais, si sourire il y avait. Avec un peu de chance, les généraux ennemis, aveuglés par la rage, ne s’apercevraient que trop tard qu’ils se jetaient dans le piège qu’il leur avait tendu. Et s’ils s’en apercevaient à temps… eh bien, il avait un second plan.


Eamon Valda resserra étroitement sa cape autour de lui en piétinant dans la neige au milieu des arbres. Un vent glacé soupirait à intervalles réguliers à travers les branches chargées de neige, trompeusement paisible dans ce jour gris et humide. Le froid transperçait l’épais drap de laine blanc comme si c’était de la gaze, le gelant jusqu’aux os. Le camp, tout autour de lui dans la forêt, était trop silencieux. Le mouvement réchauffait un peu, mais, à moins d’être obligés de bouger, les hommes préféraient se recroqueviller sur eux-mêmes.

Brusquement, il s’arrêta pile. Une puanteur, aussi violente que soudaine, venait de lui envahir les narines, lui soulevant le cœur, comme s’il avait inhalé les relents de vingt tas de fumier grouillant de vermine. Il ne vomit pas, mais il fronça les sourcils. Le camp n’avait pas été monté selon ses directives. Les tentes étaient plantées au hasard, partout où l’épaisseur des branches le permettait, les chevaux attachés à proximité et non à l’écart, le long des rangées de piquets habituelles. Un tel laisser-aller engendrait le plus souvent la saleté. Livrés à eux-mêmes, les hommes enterraient le crottin sous quelques pelletées de neige, pour en finir au plus vite, et creusaient les latrines là où ils n’avaient pas à marcher trop loin dans le froid. Dorénavant, tout officier qui autoriserait de telles négligences se verrait rétrogradé et condamné à manier la pelle lui-même. La discipline devait être stricte, maintenant plus que jamais.

Il examinait le camp, cherchant la source de la puanteur, quand soudain l’odeur disparut. Pourtant, le vent n’avait pas changé. Sa stupéfaction ne dura qu’un instant. Il reprit sa marche, fronçant les sourcils de plus belle. Les émanations étaient bien venues de quelque part.

À l’orée d’une vaste clairière, il s’arrêta de nouveau. Sur le sol, la neige était lisse et immaculée, sans aucune trace malgré le camp dressé alentour. Restant sous le couvert des arbres, il scruta le ciel. Des nuages noirs filant dans le ciel cachaient le soleil de midi. Un léger tremblotement dans l’air lui coupa le souffle, avant qu’il ne réalise que ce n’était qu’un oiseau qui volait bas pour échapper aux faucons. Il eut un éclat de rire teinté d’amertume. Cela faisait à peine plus d’un mois que les Seanchans, maudits soient-ils par la Lumière, avaient avalé l’Amador et la Forteresse de la Lumière en une seule et monstrueuse bouchée. Un épisode cauchemardesque mais qui lui avait beaucoup appris. Le sage apprend, tandis que l’imbécile…

Ailron s’était conduit en imbécile, pétri qu’il était de vieux récits du passé enjolivés par le temps, et bouffi de l’ambition d’asseoir sa couronne sur de nouvelles conquêtes. Son aveuglement avait provoqué le Désastre qui portait son nom. Valda avait entendu parler de la Bataille de Jeramel à travers le témoignage des quelques nobles Amadiciens qui avaient survécu, hagards, hébétés, et qui tentaient pourtant de sauver la face. Il se demandait comment Ailron avait pu qualifier le spectacle de ses troupes ensanglantées, déchiquetées comme des chiffons par les sorcières apprivoisées des Seanchans. Il voyait encore la scène, quand la terre s’était transformée en fontaines de feu. Il la voyait dans ses rêves. À présent, Ailron était mort, abattu au cours de sa fuite, et sa tête, plantée au bout d’une pique tarabonaise, avait servi de trophée à l’ennemi. Une mort qui convenait bien à un imbécile. En revanche, lui avait rassemblé autour de lui neuf mille Enfants de la Lumière. Et un homme d’expérience savait comment les utiliser.

De l’autre côté de la clairière, juste à la lisière des arbres, se dressait une ancienne maison de charbonnier, composée d’une seule pièce ; ses murs étaient envahis par des herbes jaunies par l’hiver qui poussaient entre les pierres. Manifestement, son occupant l’avait abandonnée quelque temps plus tôt. Une partie du toit de chaume s’affaissait dangereusement, et les fenêtres avaient disparu depuis longtemps, remplacées par des couvertures. Deux gardes de haute taille flanquaient la porte de guingois, enveloppés dans leur cape ornée d’un soleil flamboyant. Ils portaient leurs armes en bandoulière et tapaient des pieds pour se réchauffer. Ni l’un ni l’autre n’aurait pu dégainer à temps pour se défendre si Valda avait été un ennemi. Les Questionneurs ne sont pas des hommes de terrain. Visages de pierre, ils le regardèrent s’avancer et se contentèrent d’un bref salut à son approche, un geste suffisant pour un homme n’arborant pas la houlette de berger, même s’il était Seigneur Capitaine-Commandant des Enfants. L’un d’eux ouvrit la bouche comme pour demander à Valda ce qu’il venait faire là, mais celui-ci passa entre eux et poussa la porte. Ils ne tentèrent pas de l’arrêter. Le cas échéant, il les aurait tués tous les deux.

À son entrée, Asunawa leva les yeux de la table bancale sur laquelle il lisait un petit livre, une main osseuse refermée sur une tasse en étain fumante d’où s’élevait une odeur d’épices. Sa chaise à dossier droit, seul autre meuble de la pièce, semblait branlante, mais quelqu’un l’avait consolidée avec des cordons de cuir. Valda pinça les lèvres pour dissimuler un sourire méprisant. Le Haut Inquisiteur de la Main de la Lumière exigeait un véritable toit, et non une simple tente, même si le chaume avait sérieusement besoin de réparations, et du vin chaud aux épices, même si personne n’avait bu de vin depuis une semaine. Un petit feu brûlait dans l’âtre de pierre, dégageant une faible chaleur. Même les feux de camp avaient été bannis avant le Désastre, pour empêcher la fumée de les trahir. Malgré tout, même si la plupart des Enfants méprisaient les Questionneurs, ils éprouvaient étrangement de l’estime pour Asunawa, comme si ses cheveux gris et son visage décharné l’auréolaient de tous les idéaux des Enfants de la Lumière. Quand Valda l’avait su, il avait été surpris ; il ne savait même pas si Asunawa était au courant. Quoi qu’il en soit, il y avait assez de Questionneurs pour créer des problèmes. Rien qu’il ne pût régler, mais il valait mieux les éviter. Pour le moment.

— C’est bientôt l’heure, dit-il, fermant la porte derrière lui. Êtes-vous prêt ?

Asunawa n’esquissa pas un geste, pas même pour faire mine de se lever ou d’attraper sa cape pliée, sur la table, une cape blanche juste ornée de la houlette du berger – sans le soleil. Tout au plus croisa-t-il les mains sur son livre, cachant les pages. Valda pensa que c’était La Voie de la Lumière de Mantelar. Curieuse lecture pour un Haut Inquisiteur. Mieux adaptée aux nouvelles recrues : les illettrés qui, avant de prêter serment, devaient apprendre à lire pour pouvoir étudier l’œuvre de Mantelar.

— J’ai des rapports faisant état d’une armée andorane au Murandy, mon fils, dit Asunawa. Bien à l’intérieur des frontières du Murandy.

— Le Murandy est très loin d’ici, dit Valda, affectant d’ignorer que son interlocuteur revenait sur un vieux débat.

Asunawa semblait souvent oublier qu’il avait déjà perdu la partie. Mais que faisaient les Andorans au Murandy ? Encore fallait-il que ces rapports soient vrais et non fondés sur de simples rumeurs de voyageurs, c’est-à-dire truffés de mensonges. L’Andor… Ce nom seul évoquait pour Valda des souvenirs pénibles. Morgase y était morte, ou bien servante de quelque Seanchan, ce peuple qui avait si peu de respect pour les titres qui n’étaient pas les leurs. Mais quel que soit son état, elle était perdue pour lui, et, plus grave encore, ses plans pour l’Andor étaient anéantis. Galadedrid, qui, alors, lui avait apporté une aide précieuse, était redevenu un jeune officier parmi d’autres, quoique trop populaire auprès des simples soldats. Les bons officiers ne sont jamais populaires. Mais Valda était pragmatique. Le passé était le passé. De nouveaux plans avaient remplacé l’Andor.

— Pas si loin que ça si nous partons vers l’est, à travers l’Altara, mon fils, à travers le nord de l’Altara. À l’heure actuelle, les Seanchans n’ont pas pu s’éloigner beaucoup d’Ebou Dar.

Tendant les mains vers le feu pour en capter la faible chaleur, Valda soupira.

Les Seanchans s’étaient répandus comme une épidémie au Tarabon et, ici, en Amadicia. Pourquoi cet homme pensait-il qu’il en serait autrement en Altara ?

— Oubliez-vous les sorcières d’Altara ? Une armée entière, ai-je besoin de vous le rappeler ? À moins qu’elles ne soient au Murandy à présent.

Il était convaincu que les rapports qui faisaient état de leur déplacement disaient vrai. Malgré lui, il éleva la voix.

— Et si cette prétendue armée andorane dont vous avez entendu parler n’était autre que celle des sorcières ? Elles ont livré Caemlyn à al’Thor, ne l’oubliez pas ! Et l’Illian, et la moitié de l’Est ! Croyez-vous vraiment que les sorcières soient divisées ? Le croyez-vous ?

Il respira lentement pour tenter de se calmer. Chaque nouvelle venant de l’Est était pire que la précédente. Un courant d’air descendant du conduit de cheminée souffla des étincelles dans la pièce, et le fit reculer en jurant. Sale taudis de paysan ! Même la cheminée était mal faite !

Entre ses deux paumes, Asunawa referma le livre dans un claquement sec et joignit les mains croisées comme s’il s’apprêtait à prier, mais ses yeux profondément enfoncés dans les orbites semblaient soudain plus brûlants que le feu.

— Je crois que les sorcières doivent être détruites ! Voilà ce que je crois !

— Je me contenterais de savoir comment les Seanchans parviennent à les dompter.

Avec suffisamment de sorcières à sa botte, il pourrait chasser al’Thor de l’Andor, de l’Illian, et de tous les pays où il s’était installé comme l’Ombre elle-même ! Il pourrait faire mieux qu’Artur Aile-de-Faucon lui-même.

— Elles doivent être détruites, s’obstina Asunawa.

— Et nous avec elles ? demanda Valda.

Un coup fut frappé à la porte. Asunawa appela sèchement l’un des gardes, qui se présenta à la porte, très raide, saluant la main sur le cœur.

— Mon Seigneur Haut Inquisiteur, le Conseil des Oints est là.

Valda attendit. Le vieil imbécile continuerait-il à s’entêter avec les dix Seigneurs-Capitaines survivants devant la porte, en selle et prêts à partir ? Ce qui était fait était fait.

— Si cela anéantit la Tour Blanche, dit finalement Asunawa, je m’en contenterai. Pour le moment. J’assisterai à cette assemblée.

Valda eut un sourire pincé.

— Alors, je suis satisfait. Nous assisterons ensemble à la chute des sorcières.

Il les verrait tomber, sans aucun doute.

— Je suggère que vous fassiez préparer votre cheval. Nous avons une longue route devant nous avant la nuit.

Qu’Asunawa assistât à leur chute avec lui, ça, c’était une autre histoire.


Gabrelle jouissait de sa chevauchée dans la forêt hivernale, en compagnie de Toveine et de Logain. En tête, ce dernier laissait les deux cavalières progresser à leur rythme, pourvu qu’elles ne se laissent pas trop distancer, comme s’il voulait respecter un semblant d’intimité entre elles. Pourtant, loin d’être amies, les deux Aes Sedai parlaient rarement plus que nécessaire, même quand elles étaient vraiment seules. Souvent même, Gabrelle espérait que Toveine demande à rester au village quand Logain proposait ces sorties. Il lui aurait été agréable d’être vraiment seule.

Tenant les rênes d’une main gantée de vert, et refermant de l’autre sa cape doublée de renard, elle se laissait pénétrer par le froid, juste un peu, pour ses vertus revigorantes. La neige n’était pas épaisse, mais l’air matinal était vif. De gros nuages noirs annonçaient de nouvelles chutes pour bientôt. Haut au-dessus des têtes planait un oiseau aux longues ailes. Un aigle peut-être ; les oiseaux n’étaient pas son fort. Les plantes et les minéraux restaient à la même place quand on les étudiait, de même que les livres et les manuscrits, quoique ces derniers avaient tendance à s’effriter entre vos doigts, s’ils étaient trop anciens. D’ailleurs, elle distinguait à peine l’oiseau à cette altitude, mais un aigle aurait convenu dans ce paysage. Des terrains boisés les entouraient, petits fourrés denses dispersés parmi les arbres plus largement espacés. Les grands chênes et les immenses pins et sapins avaient tué la plus grande partie du sous-bois, bien qu’il restât ici et là les vestiges brunis d’une liane tenace, attendant un printemps encore distant, accrochée à un rocher ou à une corniche grise. Elle fixa soigneusement ce paysage dans sa mémoire, fraîche et vide, comme un exercice de novice.

Sans personne en vue à part ses deux compagnons, elle pouvait s’imaginer ailleurs qu’à la Tour Noire. Maintenant, cet horrible nom lui venait trop facilement à l’esprit. La Tour Noire était devenue aussi réelle que la Tour Blanche, et n’était plus « imaginaire » pour quiconque ayant posé les yeux sur les grandes casernes en pierre, abritant des centaines d’hommes en formation et le village qui avait poussé autour. Elle vivait dans ce village depuis près de deux semaines, et il y avait encore des endroits de la Tour Noire qu’elle n’avait pas vus. Son territoire couvrait des miles, entouré par les fondations d’un mur de pierres noires. Par bonheur, elle l’oubliait presque dans ces bois.

Presque. Sauf le poids de sensations et d’émotions, l’essence même de Logain Ablar, qui pesait perpétuellement au fond de son esprit, une impression constante de méfiance contrôlée, de muscles toujours à la limite de la crispation. Un loup en chasse devait ressentir la même chose, ou peut-être un lion. La tête de Logain bougeait constamment. Même ici, il observait les environs, aux aguets.

Elle n’avait jamais eu de Lige – vanité inutile, bonne pour les Brunes, et un domestique payé pouvait faire tout ce dont elle avait besoin – et c’était une impression étrange que de faire partie d’un lien, mais du mauvais côté, pour ainsi dire. Pire, ce lien exigeait qu’elle obéisse, entourée d’interdictions. Ce n’était donc pas la même chose que le lien avec un Lige. Les Sœurs ne forçaient pas leurs Liges à l’obéissance. Enfin, pas très souvent. Et depuis des siècles, les Sœurs ne liaient pas les hommes contre leur volonté. C’était quand même un sujet d’étude fascinant. Elle avait travaillé sur l’interprétation de ce qu’elle ressentait. Parfois, elle parvenait presque à lire dans l’esprit de Logain. À d’autres moments, c’était comme de trébucher dans une galerie de mines, sans lumière. Elle se dit que la tête sur le billot, elle tenterait encore d’analyser la situation. Ce qui était le cas, d’ailleurs. Il sentait ses réactions comme elle les siennes. Elle devait toujours s’en souvenir. Certains Asha’man pensaient peut-être que les Aes Sedai s’étaient résignées à leur captivité, mais seul un imbécile pouvait croire que cinquante et une Sœurs qui avaient été liées de force se résigneraient toutes. Or Logain n’était pas un imbécile. De plus, il savait qu’elles avaient été envoyées pour détruire la Tour Noire. Pourtant, s’il soupçonnait qu’elles cherchaient toujours le moyen de mettre fin au danger représenté par des centaines d’hommes capables de canaliser… Par la Lumière, contraintes comme elles l’étaient, un ordre pouvait les arrêter net ! « Vous ne ferez rien qui puisse nuire à la Tour Noire. » Elle ne comprenait pas pourquoi cet ordre n’avait pas été donné, en guise de simple précaution. Elles devaient réussir. Si elles échouaient, le monde était perdu.

Logain se retourna sur sa selle, silhouette imposante aux larges épaules, en tunique bien coupée, noire comme la poix, et sans une touche de couleur, hormis l’Épée d’argent et le Dragon rouge et or épinglés à son col. Sa cape noire était rejetée en arrière, comme s’il refusait de se laisser intimider par le froid. C’était peut-être le cas ; ces hommes semblaient penser qu’ils devaient lutter contre tout et tout le temps. Il lui sourit, rassurant, et elle cligna des yeux. Avait-elle laissé trop d’anxiété s’insinuer dans son côté du lien ? C’était un exercice délicat que d’essayer de contrôler ses émotions, d’avoir toujours les réactions justes. Presque aussi difficile que de réussir le test du châle, où chaque tissage devait être fait avec exactitude, sans la moindre erreur, malgré toutes les occasions de déconcentration, sauf que, là, le test continuait perpétuellement.

Il tourna son attention sur Toveine, et Gabrelle exhala doucement. Juste un sourire. Juste un geste amical. Il était souvent sympathique. Il aurait même pu être aimable en d’autres circonstances.

Toveine eut un sourire rayonnant, et Gabrelle dut se contrôler pour ne pas hocher la tête d’étonnement. Tirant sa capuche sur son front pour se protéger du froid, et abritant son visage tout en gardant la possibilité d’observer autour d’elle, elle étudia subrepticement la Sœur Rouge.

Tout ce qu’elle savait de sa compagne, c’est qu’elle enterrait ses haines à fleur de sol – quand elle ne les laissait pas éclater au grand jour –, et qu’elle détestait les hommes capables de canaliser aussi profondément que n’importe quelle Rouge que Gabrelle eût jamais rencontrée. N’importe quelle Rouge devait mépriser Logain Ablar après ce qu’il avait déclaré, à savoir que c’était l’Ajah Rouge elle-même qui lui avait assigné le rôle de faux Dragon. Même s’il gardait le silence maintenant, le mal était fait. Certaines parmi les Sœurs captives se disaient que les Rouges, au moins, étaient tombées dans leur propre piège. Pourtant, Toveine minaudait devant lui. Gabrelle se mordit les lèvres, perplexe. Desandre et Lemai avaient ordonné à chacune d’établir des relations cordiales avec l’Asha’man qui détenait leur lien, c’était vrai – leur vigilance devait être endormie pour que les Sœurs puissent entreprendre quoi que ce soit –, mais Toveine se hérissait ouvertement à tout ordre venant de ces deux Sœurs. Elle détestait leur céder, et aurait peut-être refusé si Lemai n’avait pas été une Rouge comme elle, quoi qu’elle ait dit. Ou qu’aucune n’ait reconnu son autorité après qu’elle les ait conduites à la captivité. Cela aussi, elle le détestait. Pourtant, c’était alors qu’elle avait commencé à sourire à Logain.

D’ailleurs, comment Logain pouvait-il être à l’autre extrémité de ce lien et prendre ce sourire comme argent comptant ? Gabrielle avait déjà réfléchi à ce mystère, sans le résoudre. Il en savait trop sur Toveine. Connaître son Ajah aurait dû lui suffire. Pourtant, Gabrelle sentait en lui aussi peu de suspicion quand il regardait Toveine que quand il la regardait, elle. Non qu’il fût dénué de suspicion, loin de là ; il se méfiait de tout le monde, semblait-il. Mais moins de n’importe quelle Sœur que de certains Asha’man. Cela n’avait pas de sens.

Ce n’est pas un imbécile, s’exhorta-t-elle. Alors pourquoi ? Et pourquoi pour Toveine aussi ? Qu’est-ce qu’elle manigance ?

Brusquement, Toveine la gratifia de ce sourire chaleureux et parla comme si elle avait exprimé tout haut Tune de ces pensées.

— En votre présence, murmura-t-elle dans un brouillard de buée, il me voit à peine. Vous en avez fait votre captif, ma Sœur.

Prise au dépourvu, Gabrelle rougit malgré elle. Toveine ne faisait jamais la conversation, et dire qu’elle désapprouvait la situation de Gabrelle face à Logain était un euphémisme. Le séduire avait semblé le moyen évident de se rapprocher de lui pour connaître ses plans et ses faiblesses. Après tout, même s’il était Asha’man, elle avait été Aes Sedai bien avant sa naissance ; et en fait d’hommes, elle était loin d’être une innocente. Réalisant ce qu’elle faisait, il avait été tellement surpris qu’elle avait presque pensé que c’était lui, l’innocent. Quelle imbécile ! Finalement, jouer les Domanies réservait bien des surprises. Et cachait quelques écueils. Pis que tout, un piège dont elle ne pourrait jamais parler à personne. Écueil que Toveine connaissait, redoutait-elle. Du moins en partie. Mais toute Sœur qui avait suivi son exemple devait le savoir aussi, et elle pensait que beaucoup étaient dans ce cas. Aucune n’avait parlé du problème, et probablement aucune n’en parlerait, naturellement. Logain pouvait masquer le lien, elle pensait qu’il pouvait partiellement lui permettre de le trouver, même s’il dissimulait très bien ses émotions, mais, la tête sur l’oreiller, il laissait glisser le masque. À tout le moins, le résultat était… dévastateur. Alors, plus de calme réserve, plus d’analyse froide. Plus beaucoup de raison.

De nouveau, elle évoqua précipitamment l’image du paysage enneigé et le fixa dans son esprit. Arbres, rochers et neige blanche et lisse. Lisse et froide.

Logain ne tourna pas la tête pour la regarder, pas plus qu’il ne manifesta la moindre réaction, mais le lien apprit à Gabrelle qu’il avait conscience de sa perte de contrôle momentanée. Il débordait de suffisance ! Et de satisfaction ! Elle put tout juste réprimer sa fureur intérieure. Mais il devait s’attendre à cette fureur, qu’il soit réduit en cendres ! Il devait savoir ce qu’elle ressentait pour lui. Qu’elle donne libre cours à sa colère ne faisait que l’amuser ! Et il ne cherchait même pas à s’en cacher !

Toveine arborait un petit sourire satisfait, remarqua Gabrelle. Mais elle n’eut qu’un instant pour s’en demander la raison.

En effet, après une matinée à chevaucher sans rencontrer âme qui vive, un cavalier apparut à travers les arbres, un homme sans cape, tout en noir, qui dirigea sa monture dans leur direction dès qu’il les aperçut et talonna les flancs de l’animal pour accélérer son allure malgré la neige. Logain tira sur ses rênes pour l’attendre, image du calme incarné, et Gabrelle se raidit quand elle arrêta son cheval près de lui. Les émotions transmises par le lien avaient changé. Maintenant, elles évoquaient la tension d’un loup prêt à bondir. Les mains gantées de Logain auraient dû se porter à la poignée de son épée, au lieu de reposer tranquillement sur le pommeau de sa selle.

Le nouveau venu était presque aussi grand que Logain, avec une cascade de cheveux blonds ondulés, tombant sur ses larges épaules, et un sourire charmeur. Elle le soupçonna d’en être conscient. Il était trop beau pour l’ignorer, bien plus beau que Logain. Les forges de la vie avaient durci le visage de Logain et y avaient laissé des traces. Celui de ce jeune homme était encore lisse. Néanmoins, il avait l’Épée et le Dragon épinglés à son col. Il observa les deux sœurs de ses yeux d’un bleu éclatant.

— Vous couchez avec toutes les deux, Logain ? demanda-t-il d’une voix grave. La potelée a les yeux froids, mais l’autre semble assez chaude.

Toveine émit un sifflement de colère, et Gabrelle serra les dents. Elle ne se cachait jamais de ce qu’elle faisait – contrairement aux Cairhienines qui dissimulaient dans l’intimité ce qu’elles avaient honte de faire en public –, mais ça ne voulait pas dire qu’elle admettait qu’on puisse en plaisanter. Pis, cet homme parlait d’elles comme si elles étaient des traînées de taverne !

— Que je n’entende pas cela deux fois, Mishraile, dit doucement Logain, tandis que Gabrelle réalisait que le lien avait changé une fois de plus.

Il était froid maintenant, à faire paraître la neige chaude, ou même un tombeau chaleureux. Elle avait déjà entendu ce nom, Atal Mishraile, et sentit la méfiance de Logain quand il le prononça – certainement plus méfiant qu’il n’était envers elle et Toveine –, avec comme le désir de tuer. C’était presque risible. Il la retenait prisonnière, et pourtant il était prêt à tuer pour protéger sa réputation ? Une partie d’elle-même eut envie de rire, mais elle enregistra soigneusement l’information ; dont toute bribe pouvait se révéler utile.

Le jeune homme ne sembla pas entendre la menace. Son sourire ne changea pas.

— Le M’Hael dit que vous pouvez partir si vous voulez. Il ne voit pas pourquoi vous voulez recruter.

— Il faut bien que quelqu’un s’en charge, répondit Logain d’une voix neutre.

Gabrelle et Toveine échangèrent des regards perplexes. Pourquoi Logain voulait-il recruter ? Elles avaient vu des groupes d’Asha’man revenir de campagnes de recrutement, le plus souvent épuisés d’avoir parcouru de longues distances, et généralement sales et hargneux. Les hommes battant le rappel pour le Dragon Réincarné ne recevaient pas toujours un accueil chaleureux, semblait-il, même avant de connaître le motif de leur visite. Et pourquoi elle et Toveine ne l’apprenaient-elles que maintenant ? Gabrelle aurait pourtant juré qu’il lui disait tout sur l’oreiller.

Mishraile haussa les épaules.

— Il y a des tas de Consacrés et de soldats qui peuvent faire ce genre de travail. Bien sûr, je suppose que ça vous ennuie de superviser tout le temps la formation. D’enseigner à des imbéciles à se déplacer furtivement dans les bois et à grimper des falaises comme s’ils étaient incapables de canaliser. Même un hameau perdu peut sembler plus attirant.

Son sourire se fit suffisant, dédaigneux, et plus du tout charmeur.

— Si vous le demandez au M’Hael, peut-être vous laissera-t-il participer à ses cours au palais. Alors vous ne vous ennuierez plus.

Le visage de Logain ne changea pas, mais Gabrelle sentit une violente bouffée de fureur à travers le lien. Elle avait surpris par hasard des cancans concernant Mazrim Taim et ses cours particuliers, mais tout ce que savaient les sœurs, c’était que Logain et ses comparses n’avaient pas confiance en Taim ni en aucun de ceux qui assistaient à ses cours, et Taim semblait se méfier de Logain, lui aussi. Malheureusement, ce que les sœurs savaient au sujet de ces cours était très limité ; aucune n’était liée à un homme de la faction de Taim. Certaines pensaient que cette méfiance venait de ce que les deux hommes avaient prétendu être le Dragon Réincarné, ou même que c’était un signe avant-coureur de la folie menaçant tout homme qui canalisait. Elle n’avait détecté aucune trace de folie chez Logain, et elle en épiait l’apparition aussi attentivement que les signes annonçant qu’il allait canaliser. Si elle était toujours liée à lui quand il deviendrait fou, son esprit en serait peut-être affecté également. Mais tout ce qui pouvait causer une fêlure dans les rangs des Asha’man devait être exploité.

Logain se contenta de le regarder, et le sourire de Mishraile s’estompa graduellement.

— Profitez de vos petits avantages, dit-il finalement, faisant pivoter son cheval.

Il talonna sa monture qui bondit de l’avant, tandis qu’il lançait par-dessus son épaule :

— La gloire attend certains d’entre nous, Logain.

— Peut-être ne profitera-t-il pas longtemps de son Dragon, murmura Logain, le regardant s’éloigner au galop. Il a la langue trop bien pendue.

Gabrelle pensa qu’il ne faisait pas allusion à sa remarque sur Toveine et elle-même, mais qu’est-ce que ça pouvait signifier d’autre ? Et pourquoi était-il soudain inquiet ? Il le cachait très bien, mais il était inquiet quand même. Par la Lumière, savoir ce qu’un homme avait dans la tête embrouillait parfois encore plus la situation !

Brusquement, il tourna son regard vers les deux cavalières, les observant. Un nouveau filament d’inquiétude s’insinua dans le lien. Sur elles ? Ou – idée bizarre – pour elles ?

— Je crains que nous ne devions abréger notre sortie, dit-il au bout d’un moment. Je dois faire des préparatifs.

Il ne se mit pas au galop, mais il imposa une allure plus rapide qu’à l’aller pour retourner au village des hommes en formation. Il se concentrait sur quelque chose, soupçonna Gabrelle. Le lien en bourdonnait positivement. Il devait laisser son cheval aller à sa guise.

Puis, Toveine rapprocha sa monture de Gabrelle. Se penchant sur sa selle, elle s’efforça de fixer un regard intense sur Gabrelle tout en jetant de rapides coups d’œil vers Logain, comme craignant qu’il ne regarde en arrière et ne les voie en train de se parler. Elle semblait ne jamais faire attention à ce que le lien lui disait. Ces efforts contradictoires la faisaient rebondir sur sa selle comme une marionnette, risquant de perdre les étriers.

— Nous devons partir avec lui, murmura la Rouge. Quoi qu’il en coûte, vous devez y veiller.

Gabrelle haussa les sourcils, et Toveine eut la bonne grâce de rougir sans perdre son insistance.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de rester en arrière, lâcha-t-elle en un souffle. Il n’a pas renoncé à ses ambitions en venant ici. Quel que soit le mauvais coup qu’il prépare, nous ne pourrons rien faire si nous ne sommes pas là quand il décidera que le moment est venu.

— Je suis capable de voir ce que j’ai sous le nez, dit sèchement Gabrelle.

Elle fut soulagée de voir que Toveine se contentait de hocher la tête sans répondre.

Gabrelle eut du mal à contrôler la vague d’angoisse qui montait en elle. Toveine ne pensait-elle jamais à ce qu’elle percevait à travers le lien ? Cette espèce de détermination, qu’elle avait toujours sentie chez Logain depuis qu’elle était en relation avec lui, venait de se manifester avec une violence inouïe, tranchante comme un couteau. Elle croyait savoir ce que c’était, cette fois, et cette évidence lui noua la gorge. Contre qui, elle ne le savait pas, mais elle était certaine que Logain Ablar partait en guerre.


Descendant lentement l’un des larges escaliers en spirale de la Tour Blanche, Yukiri se sentait aussi irritée qu’un chat affamé. Elle écoutait à peine ce que disait la sœur qui l’accompagnait. Il faisait encore sombre, et la neige qui tombait dru sur Tar Valon obscurcissait les faibles lueurs de l’aube ; le froid qui régnait dans les étages intermédiaires de la Tour était glacial, digne d’un hiver dans les Marches. Enfin, peut-être pas autant, rectifia-t-elle mentalement au bout d’un moment. Voilà des années qu’elle n’était pas allée aussi loin dans le Nord, et la mémoire exagérait ce qu’elle n’oubliait pas. C’est pour cette raison que les accords écrits étaient si importants. Excepté quand on n’osait rien écrire du tout. Quand même, il ne faisait pas chaud. Malgré l’expérience et le savoir-faire des anciens constructeurs, la chaleur émanant des grandes chaudières du sous-sol n’arrivait jamais jusque-là. Les courants d’air faisaient danser les flammes des grandes torchères dorées, et certains étaient même assez violents pour agiter les lourdes tapisseries ornant les murs blancs de fleurs printanières, de bois, d’animaux exotiques et d’oiseaux alternant avec des scènes représentant les triomphes de la Tour, et qui ne seraient jamais exposées dans les salles publiques d’en bas. Son propre appartement, avec ses chaudes cheminées, aurait été bien plus confortable.

Les nouvelles du monde extérieur tourbillonnaient dans sa tête malgré ses efforts pour ne pas y penser. C’était plutôt leur manque de fiabilité qui l’inquiétait. Ce que les yeux-et-oreilles rapportaient de l’Altara et de l’Arad Doman était très confus, et les rares rapports qui recommençaient à filtrer du Tarabon étaient effrayants. La rumeur évoquait la présence des souverains des Marches partout, de la Dévastation au Désert des Aiels, en passant par l’Andor et l’Amadicia. La seule certitude, c’est qu’aucun Gardien de la Frontière de la Dévastation ne se trouvait où il était censé être, pour remplir ses fonctions. Les Aiels étaient partout, et finalement hors du contrôle d’al’Thor, si tant est que ce dernier les ait jamais contrôlés. Les dernières nouvelles du Murandy la faisaient grincer des dents et pleurer en même temps ; quant au Cairhien… Parmi les sœurs qui se trouvaient dans tout le Palais du Soleil, aucune n’avait la réputation d’être loyale, certaines étant même, disait-on, des rebelles. Et toujours pas un mot de Coiren et de son ambassade depuis son départ de la cité. Pourtant, elles auraient dû être de retour à Tar Valon depuis longtemps. Et comme si tout cela ne suffisait pas, al’Thor lui-même s’était évanoui une fois de plus comme une bulle de savon. Les rumeurs prétendant qu’il avait en partie détruit le Palais du Soleil pouvaient-elles être vraies ? Par la Lumière, il ne pouvait pas être déjà devenu fou ! À moins que la stupide offre de « protection » d’Elaida ne l’ait effrayé et poussé à se cacher ? Existait-il quelque chose qui pouvait l’effrayer ? Il l’effrayait, elle. Il effrayait aussi le reste de l’Assemblée. Aussi inexplicable que cela puisse paraître.

La seule chose vraiment certaine, c’est qu’au fond, tout ça n’avait pas la moindre importance. Cette réflexion n’arrangea pas son humeur. Avoir peur de se trouver empêtrée dans un buisson de roses, même si les épines peuvent finir par vous tuer, est un luxe quand on a un poignard sous la gorge.

— Chaque fois qu’elle a quitté la Tour ces dix dernières années, c’était pour s’occuper de ses propres affaires. Il n’y a donc pas de rapports récents à consulter, murmura sa compagne. Il est difficile de savoir exactement quand elle s’est éclipsée de la Tour.

Grande, ses cheveux blond foncé retenus en arrière par des peignes en ivoire, Meidani était assez mince pour paraître courbée sous le poids de ses seins. L’effet était souligné par la coupe de son corsage brodé d’argent et par le fait qu’elle se penchait pour mettre sa bouche au niveau de l’oreille de Yukiri. Son châle s’enroulait à ses poignets, les longues franges grises balayant le sol.

— Redressez-vous, gronda Yukiri tout bas. Je n’ai pas les oreilles bouchées par la poussière.

L’autre se redressa d’un seul coup, une légère rougeur colorant ses joues. Remontant son châle sur ses bras, Meidani regarda par-dessus son épaule en direction de son Lige, Léonin, qui suivait à discrète distance. Si elles percevaient à peine le léger tintement des clochettes d’argent insérées dans ses nattes noires, il ne pouvait rien entendre de ce qu’elles disaient d’une voix normale. Il n’en savait pas plus que nécessaire – presque rien, en fait, excepté que son Aes Sedai voulait certaines choses de lui ; ce qui suffisait à tout bon Lige – et il pouvait causer des problèmes s’il en savait trop, mais il était inutile de murmurer. D’autant moins que les murmures excitent toujours la curiosité.

Pourtant, l’autre Grise n’était pas plus la cause de son irritation que le monde extérieur. Pas la cause principale, en tout cas. Il était révoltant qu’une rebelle s’affiche loyale, pourtant Yukiri se félicitait que Saerin et Pevara l’aient convaincue de ne pas livrer Meidani et ses sœurs corbeaux à la loi de la Tour. Maintenant qu’elles avaient les ailes rognées, elles étaient utiles, pouvant même bénéficier d’une certaine indulgence quand elles devraient affronter la justice. Bien sûr, quand le serment qui avait rogné les ailes de Meidani avait été prononcé, Yukiri aurait eu bien besoin d’indulgence elle-même. Rebelles ou non, ce qu’elle et les autres avaient fait à Meidani et à ses complices violait la loi autant qu’un meurtre. Ou une trahison. Un serment d’obéissance personnelle – prêté sur la Baguette aux Serments, et sous la contrainte – était bien trop proche de la Compulsion, ce qui était clairement interdit. Quand même, il faut parfois salir le plâtre pour enfumer les frelons, et les Sœurs de l’Ajah Noire étaient des frelons aux dards venimeux. La loi reprendrait ses droits en temps voulu – sans la loi, il n’y avait rien –, mais elle devait se soucier davantage de ses chances de survivre à l’enfumage que des peines que la loi pouvait prononcer. Les cadavres n’ont plus à se soucier des châtiments encourus.

Elle fit sèchement signe à sa compagne de continuer, mais à peine Meidani avait-elle ouvert la bouche que trois Brunes surgirent d’un autre couloir juste devant elles, faisant étalage de leurs châles comme des Vertes. Yukiri connaissait un peu Marris Thornhill et Doraise Mesianos, comme les Députées connaissent les Sœurs d’autres Ajahs qui passent de longues périodes à la Tour, c’est-à-dire assez pour mettre un nom sur un visage, et pratiquement rien de plus. Douces et concentrées sur leurs études, c’est ainsi qu’elle les aurait décrites, si on l’avait pressée de parler d’elles.

Elin Warrel avait été élevée au châle si récemment qu’elle aurait dû instinctivement continuer à faire des courbettes. Au lieu de se comporter courtoisement en face d’une Députée, toutes les trois dévisagèrent Yukiri et Meidani comme elles auraient dévisagé des chiens errants. Ou peut-être comme des chiens dévisageant des chats errants. Sans aucune aménité.

— Puis-je vous interroger sur un point de la loi d’Arafel, Députée ? dit Meidani avec autant de naturel que si c’était ce qu’elle avait toujours eu l’intention de demander.

Yukiri acquiesça de la tête, et Meidani se mit à discourir sur les droits de pêche dans les rivières et les lacs, un choix d’ailleurs assez malheureux. Une magistrate pouvait demander à une Aes Sedai d’auditionner un cas de droits de pêche, mais seulement pour soutenir son opinion si des puissants étaient impliqués et qu’elle s’inquiétât qu’ils fassent appel au trône.

Un unique Lige suivait les Brunes – Yukiri ne se rappelait plus s’il appartenait à Marris ou à Doraise – trapu, avec un visage rond et dur, et un nœud de cheveux bruns en haut du crâne, qui lorgna Léonin et les épées qu’il portait dans le dos avec une méfiance sûrement héritée de la sœur à laquelle il était lié. Ces deux-là montèrent lentement le couloir en spirale, relevant leurs mentons arrondis, la maigrichonne pressant le pas pour ne pas être distancée. Le Lige leur emboîta le pas, comme en territoire hostile.

L’hostilité n’était que trop répandue, ces temps-ci ; les murs invisibles entre les Ajahs, autrefois juste assez épais pour cacher les propres mystères de chaque Ajah, étaient devenus de hauts remparts de pierre précédés de douves. Non, plutôt des gouffres larges et profonds. Les Sœurs ne quittaient jamais seules les quartiers de leur propre Ajah, emmenaient souvent leur Lige avec elles, même à la bibliothèque et à la salle à manger, et portaient toujours leur châle, comme si on pouvait se tromper sur leur Ajah. Yukiri elle-même portait son plus beau châle, brodé d’argent et de fils d’or, avec de longues franges de soie qui lui tombaient jusqu’aux chevilles. Ainsi, elle aussi affichait fièrement son appartenance, supposa-t-elle. Et dernièrement, elle s’était dit que douze ans sans Lige étaient une période suffisamment longue. Cette pensée lui sembla horrible, quand elle y réfléchit. Aucune sœur n’aurait dû avoir besoin d’un Lige à l’intérieur de la Tour.

Elle pensa soudain, et ce n’était pas la première fois, que quelqu’un devrait servir de médiateur entre les Ajahs, et le plus tôt possible, sinon les rebelles entreraient par la grande porte, tranquillement, avec l’audace des voleurs, et pilleraient la maison pendant que le reste des sœurs continuerait à discutailler pour savoir qui hériterait de l’argenterie de la Grand Tante Sumi. Mais pour débrouiller les nœuds de cet écheveau enchevêtré, elle ne voyait qu’un fil : que Meidani et ses amies admettent publiquement qu’elles avaient été envoyées à la Tour par les rebelles pour répandre des rumeurs – des histoires qu’elles prétendaient vraies ! –, selon lesquelles les Rouges auraient créé de toutes pièces le faux Dragon Logain. Était-il possible que ce fût vrai ? Sans que Pevara le sache ? Impossible de penser qu’une Députée, surtout Pevara, puisse avoir été trompée. Quoi qu’il en soit, à ce premier nœud il s’en était surajouté tant d’autres depuis que maintenant, ça n’avait plus d’importance. En outre, comment accorder foi à de telles fantaisies sans remettre en question la loyauté des dix femmes sur quatorze dont elle pouvait être sûre qu’elles n’appartenaient pas à l’Ajah Noire, et, qui plus est, sans risquer de compromettre leurs agissements aux unes et aux autres avant que la tempête n’éclate.

Le frisson qui la parcourut alors ne devait rien aux courants d’air, songeant qu’elle-même et toutes celles qui étaient susceptibles de révéler la vérité mourraient avant la fin de la tempête, que ce soit de mort naturelle ou prétendument accidentelle. À moins qu’elle ne disparaisse, ayant apparemment quitté la Tour, à tout jamais. Chaque preuve serait enfouie si profondément que toute une armée munie de pelles n’arriverait pas à la déterrer. Même les rumeurs seraient étouffées. Cela était déjà arrivé. Tout le monde et la plupart des sœurs croyaient toujours que Tamra Ospenya était morte dans son lit. Elle l’avait cru, elle aussi. Non, il fallait d’abord circonscrire l’Ajah Noire et, dans la mesure du possible, la réduire à l’impuissance avant d’oser révéler les faits.

Meidani reprit son rapport quand les Brunes furent à bonne distance, mais se tut quelques instants plus tard quand, juste devant elles, une grosse main poilue écarta une tapisserie. Un courant d’air glacé entra par la porte que dissimulaient les oiseaux multicolores de la tenture des Terres Englouties. Un lourdaud en grossier vêtement de travail entra à reculons dans le couloir, tirant une charrette à bras débordant de bûches de noyer qu’un autre domestique en vulgaire tunique poussait par-derrière. C’étaient de simples ouvriers : ni l’un ni l’autre n’arborait la Flamme blanche sur la poitrine.

À la vue des deux Aes Sedai, paniqués, ils laissèrent précipitamment retomber la tapisserie, bataillant pour dégager la voie tout en s’efforçant de faire leurs révérences, manquant de peu de renverser leur chargement, et retenant frénétiquement le bois de chauffage, tout en continuant leurs courbettes. Ils avaient pensé, sans aucun doute, terminer leur tâche sans rencontrer aucune sœur. Yukiri ressentait toujours de la sympathie pour les gens qui devaient monter le bois, l’eau et tout le reste jusqu’aux niveaux supérieurs, par les rampes des domestiques, mais elle les dépassa en fronçant les sourcils.

Parler en marchant permettait d’éviter les oreilles indiscrètes, et les couloirs des espaces communs lui avaient paru convenir à un entretien privé avec Meidani. C’était bien préférable à son propre appartement, où une garde chargée de préserver la confidentialité aurait annoncé à toutes les Grises que non seulement elle avait des secrets à partager, mais encore, avec qui. Pour le moment, la Tour abritait environ deux cents sœurs, pour une capacité d’accueil au moins dix fois supérieure. Comme chacune évitait de sortir autant que possible, les espaces communs auraient dû être déserts. C’est du moins ce qu’elle avait pensé.

Elle avait tenu compte des domestiques en livrée chargés de vérifier les mèches et le niveau d’huile des lampes et des douzaines d’autres choses, et des ouvriers portant sur le dos des hottes d’osier pleines d’objets hétéroclites. Ils étaient toujours nombreux très tôt le matin, préparant la Tour pour la journée, mais ils saluaient précipitamment et s’esquivaient promptement à la vue des sœurs. Hors de portée des voix. Les serviteurs de la Tour avaient appris à être discrets, prenant tout particulièrement garde de ne pas entendre fortuitement ce qu’ils devaient ignorer.

Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le nombre de sœurs qui choisiraient de sortir de leurs appartements, par groupes de deux ou trois, malgré l’heure et le froid : des Rouges qui s’efforçaient d’intimider toutes celles qui n’étaient pas de leur Ajah ; des Vertes et les Jaunes qui rivalisaient d’arrogance devant des Brunes qui elles-mêmes tentaient d’écraser les Vertes et les Jaunes du haut de leur supériorité ; quelques Blanches, sans Lige à part une seule, qui arboraient une fausse sérénité, tout en sursautant au bruit de leurs propres pas. Un groupe n’était pas hors de vue depuis plus de quelques minutes qu’un autre apparaissait, de sorte que Meidani passait autant de temps à discuter des points de droit qu’à faire son rapport. Pis encore, à deux reprises, des Grises leur sourirent, apparemment soulagées de croiser quelqu’un de leur Ajah, et elles se seraient jointes à elles si Yukiri n’avait pas secoué la tête à leur adresse. Ce qui la mit en fureur, parce que cela indiquait aux autres qu’elle avait une raison spéciale d’être seule avec Meidani. Même si l’Ajah Noire ne le remarquait pas – et la Lumière fasse qu’elle n’ait pas de raison de le remarquer –, la plupart des sœurs étaient, depuis un certain temps, prises d’une frénésie d’espionnage, chaque Ajah espionnant les autres et réciproquement, ce qui alimentait des rumeurs qui se propageaient en se gonflant au fur et à mesure. Avec Elaida qui, au nom des Trois Serments, s’efforçait apparemment de remettre les Ajahs au pas, ces rumeurs justifiaient trop souvent des pénitences. Yukiri avait déjà subi une de ces pénitences, et elle n’avait aucune envie de perdre son temps à récurer les sols pendant des jours, au moment où elle avait tant de pain sur la planche. Une visite à Silviana n’était pas mieux, même si cela lui faisait gagner du temps ! D’ailleurs Elaida se montrait de plus en plus intransigeante et elle avait commencé à convoquer Silviana à ce sujet. Toute la Tour ne parlait que de ça.

À contrecœur, Yukiri devait bien admettre que tout cela lui inspirait de la prudence dans la façon dont elle regardait les sœurs. Un regard trop long, et on avait l’air d’espionner soi-même. Trop bref, et on avait l’air furtif, avec le même résultat. Malgré tout, elle eut du mal à ne pas laisser ses yeux s’attarder trop longtemps sur un couple de Jaunes qui traversaient un croisement d’un pas glissé, comme des reines dans leur palais. Le Lige sombre et trapu, qui les suivait juste d’assez loin pour ne pas les entendre, devait appartenir à Pritalle Nerbaijan – une femme aux yeux verts qui avait échappé de justesse au nez saldaean –, parce que l’autre, Atuan Larisett, n’avait pas de Lige. Yukiri savait peu de chose sur Pritalle, mais le fait de l’avoir vue en grande conversation avec Atuan lui en apprenait déjà beaucoup. En robe grise à taillades jaunes et haut col, et châle frangé de soie, la Tarabonaise était éblouissante. Ses petites nattes perlées lui arrivant à la taille encadraient un visage qui semblait parfait, sans être vraiment beau. Elle était même assez réservée, enfin, pour une Jaune. Mais c’était elle que Meidani et les autres s’efforçaient d’observer à la dérobée, elle dont elles avaient peur de prononcer le nom à voix haute, sans de solides protections. Atuan Larisett était l’une des trois Sœurs Noires que Talene connaissait. Les Sœurs Noires formaient à elles trois un noyau, dont chacune connaissait une autre, inconnue des deux autres. C’est ainsi qu’elles s’organisaient. Comme Atuan avait été « celle » de Talene, il y avait quelque espoir qu’on puisse remonter aux deux autres.

Juste avant que les deux Jaunes disparaissent à un tournant, Atuan jeta un coup d’œil dans le couloir en spirale. Son regard ne fit qu’effleurer Yukiri, mais cela suffit à la faire sursauter. Elle continua à marcher, imposant le calme à son visage au prix d’un gros effort, et elle risqua un rapide coup d’œil dans leur direction quand elle atteignit le coin. Atuan et Pritalle étaient déjà loin dans le couloir, se dirigeant vers l’anneau extérieur. Le Lige suivait, mais aucun des trois ne se retourna. Pritalle secouait la tête. Répondait-elle à quelque chose que disait Atuan ? Elles étaient trop loin pour que Yukiri puisse entendre quoi que ce soit d’autre que le léger claquement des bottes du Lige sur les dalles. Ce n’avait été qu’un rapide coup d’œil. Naturellement. Elle pressa le pas pour ne pas être vue si l’une des deux regardait par-dessus son épaule, et elle exhala lentement, réalisant seulement qu’elle avait retenu son souffle. Celui de Meidani lui fit écho, et ses épaules s’affaissèrent.

Étrange comme cela nous oppresse, pensa Yukiri, se redressant elle-même.

Quand elles avaient appris que Talene était une Amie du Ténébreux, celle-ci était une prisonnière protégée par une garde. Et elle nous fait toujours une peur bleue, reconnut-elle mentalement. Mais ce qu’elles avaient fait pour l’obliger à se confesser leur avait aussi inspiré une peur bleue. Le fait d’apprendre la vérité les avait laissées sans voix. Désormais, Talene était encore plus ligotée que Meidani, étroitement gardée, même quand elle paraissait marcher librement – comment pouvait-on garder une Députée prisonnière à l’insu de tous, cela dépassait l’entendement et même Saerin n’en revenait pas – et elle s’empressait à présent, c’en était même pathétique, de leur communiquer la moindre bribe de ce qu’elle savait, ou simplement soupçonnait, dans l’espoir que cela lui sauverait la vie. Non qu’elle eût d’autre choix. Elle ne représentait plus aucune menace. Et pourtant…

Pevara s’était obstinée à maintenir que Talene devait se tromper au sujet de Galina Casban, et elle avait enragé un jour entier quand on l’avait finalement convaincue que sa Sœur Rouge était en réalité une Noire. Elle parlait toujours d’étrangler Galina de ses propres mains. Yukiri, pour sa part, n’avait ressenti qu’un froid détachement en entendant le nom de Temaile Kinderode. S’il y avait des Amies du Ténébreux à la Tour, il était logique qu’il y eût quelques Grises dans le nombre, mais peut-être que son aversion pour Temaile l’avait aidée. Elle conserva son calme, même après avoir réfléchi, et conclut que Temaile avait quitté la Tour en même temps que trois sœurs qui avaient été assassinées. Cela fournit les noms d’autres suspectes, d’autres sœurs qui étaient parties aussi à l’époque. Mais Temaile, Galina et les autres n’étaient pas à la Tour pour le moment, et seules ces deux-là pouvaient être soupçonnées d’être des Amies du Ténébreux.

Atuan était là, Ajah Noire sans aucun doute, arpentant les couloirs de la Tour à sa guise, sans entrave et libérée des Trois Serments. Et jusqu’à ce que Doesine puisse organiser un interrogatoire secret – ce qui paraissait difficile, même pour une Députée de l’Ajah d’Atuan, sachant que personne ne devait être au courant –, elle ne pouvait que la surveiller de loin. La surveiller à distance, avec prudence et circonspection. C’était un peu comme cohabiter avec une vipère rouge, sans jamais savoir quand on se retrouverait nez à nez avec elle, et si elle mordrait. Comme dans un nid de vipères rouges, dont une seule serait visible.

Soudain, Yukiri réalisa que le large couloir incurvé était désert à perte de vue, et, tournant la tête, elle ne vit que Léonin derrière elles. À part eux trois, la Tour aurait pu être déserte. Devant eux, rien ne bougeait, sauf les flammes tremblotantes des torchères. Le silence.

Meidani sursauta.

— Pardonnez-moi, Députée. La voir brusquement m’a déconcertée. Où en étais-je ? Ah, oui ! Il paraît que Celestine et Annharid s’efforcent de découvrir ses amies proches parmi les Jaunes.

Celestine et Annharid, deux Jaunes, étaient les co-conspiratrices de Meidani.

— Je crains que ça ne nous serve pas à grand-chose. Elle a un vaste cercle d’amies, en tout cas avant que les relations entre les Ajahs évoluent…

Une nuance de satisfaction colora sa voix, mais son visage resta lisse. Elle était toujours une rebelle, malgré le serment supplémentaire.

— Enquêter sur toutes sera difficile, sinon impossible.

— Oubliez-la pour le moment.

Yukiri dut faire un effort pour ne pas se dévisser le cou en cherchant à regarder dans toutes les directions à la fois. Une tapisserie à grosses fleurs blanches ondula légèrement. Elle hésita jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’il ne s’agissait que d’un courant d’air, et non d’un domestique. Elle ne se rappelait jamais exactement où elles étaient. D’une certaine manière, son nouveau sujet de conversation était aussi dangereux que discuter d’Atuan.

— Hier soir, je me suis souvenue que vous aviez été novice avec Elaida, et amies intimes, si j’ai bonne mémoire. Ce serait une bonne chose pour vous de renouveler cette amitié.

— Il y a des années de ça, répondit Meidani avec raideur, remontant son châle sur ses épaules et le resserrant étroitement autour d’elle comme si elle sentait soudain le froid. Elaida a mis fin à cette amitié quand elle est devenue Acceptée. Elle aurait été accusée de favoritisme si j’avais été dans sa classe.

— Puisse la Lumière vous préserver d’un tel privilège ! dit Yukiri, ironique.

La férocité d’Elaida n’était pas nouvelle. Avant de partir pour l’Andor, des années plus tôt, elle avait favorisé ses préférées à tel point que des sœurs avaient dû intervenir à plusieurs reprises. Siuan Sanche en avait fait partie, quelque étrange que cela parût maintenant, car Siuan n’avait jamais eu besoin qu’on vienne à son secours si elle n’atteignait pas le niveau requis. Étrange et attristant.

— Malgré tout, vous ferez l’impossible pour réactiver cette amitié.

Meidani fit quelques pas dans le couloir, ouvrant et refermant la bouche, ajustant et réajustant son châle, remuant les épaules comme pour se débarrasser de taons, regardant tout et n’importe quoi, sauf Yukiri. Comment avait-elle pu fonctionner en tant que Grise avec aussi peu de contrôle sur elle-même ?

— J’ai essayé, dit-elle finalement d’une voix rauque, toujours évitant les yeux de Yukiri. Plusieurs fois. La Gardienne… Alviarin m’a évincée. L’Amyrlin était occupée, elle avait des rendez-vous, elle se reposait. Il y avait toujours une excuse. Je crois qu’Elaida n’a pas envie de renouer une amitié abandonnée il y a plus de trente ans.

Ainsi, les rebelles s’étaient souvenues de cette amitié, elles aussi. Comment avaient-elles pensé l’utiliser ? Pour la surveillance, sans doute. Elle devrait découvrir comment Meidani était censée communiquer ce qu’elle avait appris. En tout cas, les rebelles avaient fourni l’outil, et Yukiri s’en servirait.

— Alviarin n’est plus là. Elle a quitté la Tour hier ou avant-hier. Personne ne le sait avec certitude. Mais les servantes disent qu’elle a emporté des vêtements de rechange, alors il est peu probable qu’elle revienne avant quelques jours, au plus tôt.

— Où peut-elle être allée parce temps ? dit Meidani, fronçant les sourcils. Il neige depuis hier matin, et le ciel menaçait depuis quelque temps.

Yukiri s’arrêta et posa les deux mains sur les épaules de Meidani pour la tourner face à elle.

— La seule chose intéressante pour vous, Meidani, c’est qu’elle est partie, dit-elle avec fermeté.

Où Alviarin était-elle allée ?

— La voie est libre jusqu’à Elaida, et vous l’emprunterez. Tâchez de savoir si quelqu’un lit les papiers d’Elaida. Mais veillez à ce que personne ne vous surprenne.

Talene assurait que l’Ajah Noire savait d’avance tout ce qui sortait du bureau de l’Amyrlin ; il leur fallait donc pouvoir disposer de quelqu’un de proche d’Elaida pour découvrir la source de ces fuites. Bien sûr, Alviarin voyait tous les papiers avant qu’Elaida ne les signe, et elle avait acquis plus d’autorité qu’aucune autre Gardienne avant elle, mais ce n’était pas une raison pour l’accuser d’être une Amie du Ténébreux, pas plus que de l’en disculper. On enquêtait sur son passé.

— Observez également Alviarin, autant que vous pourrez, mais ce sont les papiers d’Elaida qui sont le plus important.

Meidani soupira et hocha la tête à contrecœur. Elle devrait sans doute obéir, mais elle avait conscience du danger qu’elle courait si Alviarin était effectivement une Amie du Ténébreux. Et Elaida elle-même pouvait aussi être une Noire, malgré les dénégations de Saerin et Pevara. Une Amie du Ténébreux Siège d’Amyrlin ! Voilà une idée à glacer le cœur.

— Yukiri ! cria une voix de femme derrière elles.

Une Députée de l’Assemblée de la Tour n’avait pas l’habitude de sauter comme une chèvre affolée en entendant son propre nom, mais c’est pourtant ce que fit Yukiri. Si elle n’avait pas tenu Meidani par les épaules, elle serait peut-être tombée. En l’occurrence, elles titubèrent toutes les deux comme des paysannes au bal de la moisson.

Retrouvant son équilibre, Yukiri redressa brusquement son châle et prit un air renfrogné, qui s’accusa encore en voyant qui se hâtait vers elle. Seaine était censée rester à proximité de chez elle, entourée d’autant de Sœurs Blanches que possible, quand elle n’était pas avec Yukiri ou l’une des autres Députées au courant pour Talene et l’Ajah Noire. Là, elle descendait le couloir à toute vitesse, avec pour toute compagnie Bernaile Gelbarn, une Tarabonaise trapue, et un autre des corbeaux de Meidani. Léonin s’écarta et fit à Seaine une révérence cérémonieuse, la main sur le cœur. Meidani et Bernaile furent assez sottes pour échanger des sourires. Bien qu’elles soient amies, elles auraient dû être plus prudentes, ne sachant pas qui pouvait les voir.

Yukiri n’était pas d’humeur à sourire.

— Vous prenez l’air, Seaine ? dit-elle sèchement. Saerin ne sera pas contente quand je le lui dirai. Pas contente du tout. Moi, je ne suis pas contente, Seaine.

Meidani émit un petit bruit de gorge, et Bernaile hocha la tête, ses multitudes de petites tresses emperlées tintant les unes contre les autres. Toutes les deux posèrent les yeux sur une tapisserie qui représentait l’humiliation de la Reine Rhiannon, et, malgré leurs visages lisses, il était clair qu’elles auraient préféré être ailleurs. Pour elles, les Députées étaient censées avoir le même rang. Et c’était vrai. D’une certaine façon. Heureusement, Léonin, qui aurait dû être à l’écart de cet échange, devança le désir de Meidani, et recula d’un pas. Tout en continuant à surveiller le couloir. C’était un homme de bien. Un homme sage.

Seaine eut le bon sens de prendre l’air déconcerté. Machinalement, elle lissa sa robe ornée de broderies blanches comme neige sur le corsage et le long de l’ourlet, mais immédiatement, elle croisa les mains dans son châle et baissa les yeux avec entêtement.

Fille d’un fabricant de meubles de Lugard, Seaine avait, dès son entrée à la Tour, manifesté une grande détermination ; ainsi avait-elle réussi à convaincre son père d’acheter deux places sur un bateau pour elle et sa mère. Deux places pour remonter le fleuve, mais une seule pour le redescendre. Volontaire et pleine d’assurance. Et souvent, aussi aveugle qu’une Brune au monde qui l’entourait. Les Blanches avaient souvent l’esprit logique, mais sans grand jugement.

— Je n’ai pas besoin de me cacher de l’Ajah Noire, Yukiri, dit-elle.

Yukiri tiqua. Quelle imbécillité de parler ouvertement de l’Ajah Noire ! Le couloir semblait toujours désert dans les deux directions, mais une imprudence en engendrait toujours une autre. Elle-même pouvait être têtue à l’occasion, mais au moins, elle manifestait plus de discernement qu’une oie pour savoir où et quand. Elle ouvrit la bouche pour la tancer vertement, mais Seaine poursuivit sans lui en laisser le temps.

— Saerin m’a dit que je pouvais venir vous voir.

Sa bouche pincée et les plaques rouges qui apparurent sur ses joues indiquaient à l’évidence sa contrariété d’avoir dû solliciter une autorisation.

— J’ai besoin de vous parler en tête à tête, Yukiri. Au sujet du second mystère.

Un instant, Yukiri fut aussi perplexe que Meidani et Bernaile en avaient l’air. Elles pouvaient feindre de ne pas écouter, mais cela ne leur bouchait pas les oreilles. Le second mystère ? Que voulait dire Seaine ? À moins que… Pouvait-elle penser à ce qui avait amené Yukiri à pourchasser l’Ajah Noire ? Savoir pourquoi les chefs des Ajahs se rencontraient en secret n’était rien comparé à l’urgence de découvrir des Amies du Ténébreux parmi les sœurs.

— Très bien, Seaine, dit Yukiri, apparemment calme. Meidani, éloignez-vous dans le couloir avec Léonin, et postez-vous de façon à ne pas nous perdre de vue, Seaine et moi. Surveillez quiconque viendra par ici. Bernaile, faites la même chose de l’autre côté.

Elles s’exécutèrent avant même que Yukiri ait fini de parler. Dès qu’elles furent hors de portée de voix, elle se tourna vers Seaine.

— Alors ?

À sa grande surprise, l’aura de la saidar entoura la Sœur Blanche, qui tissa autour d’elles une protection contre les écoutes. Indice évident de secret pour quiconque les verrait. Il valait mieux que ce fût important.

— Avant tout, je voudrais que vous réfléchissiez logiquement à ce que je vais vous dire.

Seaine parlait d’une voix posée, mais ses poings crispés sur son châle trahissaient une certaine exaspération. Elle se tenait très droite, dominant Yukiri bien qu’elle ne soit pas beaucoup plus grande qu’elle.

— Il y a plus d’un mois, presque deux, qu’Elaida est venue me trouver, et cela fait deux semaines que vous nous avez découvertes, Pevara et moi. Si l’Ajah Noire me connaissait pour ce que je suis, je serais morte à cette heure. Pevara et moi aurions été mortes avant que vous nous découvriez, vous, Doesine et Saerin. Donc, l’Ajah Noire n’est au courant de rien. Pour aucune d’entre nous. Je reconnais que j’ai eu peur dans un premier temps, mais j’ai repris mon sang-froid maintenant. Il n’y a aucune raison pour que vous continuiez toutes à me traiter comme une novice, dit-elle avec une certaine véhémence. Et une novice sans cervelle, en plus.

— Vous devriez aller en parler à Saerin, dit sèchement Yukiri.

Saerin avait pris le commandement dès le début – quarante années de pratique à l’Assemblée où elle représentait les Brunes l’avaient rompue à l’exercice du pouvoir en toutes circonstances –, et Yukiri n’avait nullement l’intention de le contester sans que cela soit nécessaire. Autant essayer de contenir une avalanche. Donc si Saerin était d’accord, Pevara et Doesine se rangeraient à son avis, et elle-même ne s’y opposerait pas.

— Maintenant, quel est ce « second secret » ? Vous pensez aux réunions des chefs des Ajahs ?

Seaine prit un air tellement buté que Yukiri s’attendait presque à la voir rabattre les oreilles en arrière comme un cheval récalcitrant. Puis elle soupira.

— Le chef de votre Ajah a-t-elle influencé le choix d’Andaya pour l’Assemblée ? Plus que d’habitude, je veux dire ?

— Effectivement, répondit Yukiri avec prudence.

Toutes étaient convaincues qu’Andaya serait Députée un jour, dans quarante ou cinquante ans peut-être. Mais Serancha l’avait quasiment désignée de son propre chef, alors que la nomination était généralement précédée de discussions, suivies d’un vote secret, pour arriver à un consensus concernant deux ou trois candidates. Mais tout cela était du ressort des Ajahs, aussi secret que le nom et le titre de Serancha.

— Je le savais, dit Seaine, hochant la tête avec excitation, ce qui n’était pas dans son caractère. Saerin dit que Juilaine a également été choisie par les Brunes, ce qui n’est apparemment pas dans leurs habitudes, et Doesine, qui pourtant hésite toujours à s’exprimer, dit la même chose de Suana. Qui, à mon avis, est le chef des Jaunes. En tout cas, elle a été Députée pendant quarante ans la première fois, et vous savez qu’il est difficile de reprendre un siège après si longtemps. Ferane, qui avait perdu son siège depuis moins de dix ans, est à nouveau sur le banc des Blanches ; pourtant aucune n’est jamais revenue à l’Assemblée après si peu de temps. Pour couronner le tout, Talene dit que les Vertes établissent une liste de noms parmi lesquels leur Capitaine-Général en désigne une, mais Adelorna a choisi Rina sans qu’il y ait eu de nominations au préalable.

Yukiri parvint de justesse à réprimer une grimace. Toutes avaient des soupçons sur l’identité des chefs des autres Ajahs, sans quoi personne n’aurait remarqué leurs rencontres. Mais le fait de prononcer ouvertement les noms de ces chefs était pour le moins impoli. Toutes, à part une Députée, risquaient d’être punies pour ça. Naturellement, elle et Seaine étaient au courant pour Adelorna. Dans ses tentatives pour s’attirer leurs bonnes grâces, Talene avait révélé tous les secrets des Vertes sans qu’on les lui demande. Cela les avait toutes embarrassées, sauf Talene elle-même. Au moins, on comprenait pourquoi les Vertes avaient tellement enragé quand Adelorna avait été fouettée. Capitaine-Général semblait un titre ridicule, Ajah Combattante ou non. Au moins, celui de Premier Clerc décrivait vraiment ce qui faisait Serancha.

Plus loin dans le couloir, Meidani et son Lige bavardaient apparemment tranquillement. Mais ils surveillaient en permanence le couloir au-delà de la courbe. Dans la direction opposée, Bernaile était tout juste visible, elle aussi. Elle bougeait la tête sans discontinuer, s’efforçant de surveiller Yukiri et Seaine tout en gardant l’œil sur les alentours. Sa façon de passer d’un pied sur l’autre pouvait attirer l’attention, mais ces temps-ci, une sœur qui se trouvait seule, hors de son Ajah, courait aux ennuis, et elle le savait. Cette conversation devait se terminer au plus vite. Yukiri leva un doigt.

— Cinq Ajahs ont dû choisir des Députées quand leurs représentantes à l’Assemblée ont rejoint les rebelles.

Seaine hocha la tête. Yukiri leva un autre doigt.

— Chacune de ces Ajahs a choisi pour Députée une femme dont le choix n’était pas… logique.

Seaine hocha de nouveau la tête, et un troisième doigt rejoignit les deux autres.

— Les Brunes ont dû choisir deux Députées, mais vous n’avez pas mentionné Shevan. Y a-t-il quelque chose… (Yukiri eut un sourire ironique) quelque chose de bizarre… à son sujet ?

— Non. D’après Saerin, Shevan aurait vraisemblablement été sa remplaçante quand elle a décidé de démissionner, mais…

— Seaine, si vous voulez insinuer que les Ajahs ont comploté entre elles au sujet des nominations à l’Assemblée – et je n’ai jamais rien entendu de plus saugrenu ! – si c’est ce que vous insinuez, pourquoi auraient-elles fait cinq choix bizarres, et un qui ne l’est pas ?

— Oui, c’est ce que j’insinue. Puisque, toutes autant que vous êtes, vous me gardez la tête sous le boisseau, j’ai eu plus de temps pour réfléchir qu’il n’en faut à la question. Juilaine, Rina et Andaya m’ont mis la puce à l’oreille, et Ferane m’a décidée à vérifier.

Que voulait dire Seaine en disant qu’Andaya et les deux autres lui avaient mis la puce à l’oreille ? Oh ! Bien sûr : Rina et Andaya étaient en principe encore trop jeunes pour siéger à l’Assemblée. À force de ne jamais parler de leur âge, comme le voulait la coutume, elles finissaient par perdre l’habitude d’y penser.

— Deux choix bizarres, cela aurait pu être une coïncidence, poursuivit Seaine, même trois, quoique ce soit difficile à croire, mais cinq sont l’indice qu’il existe un plan. À part les Bleues, il n’y a que dans l’Ajah Brune que deux Députées ont rejoint les rebelles. Peut-être y a-t-il une raison pour qu’elles aient fait un choix inattendu, et un autre qui ne l’est pas. Mais il existe un plan, Yukiri – un puzzle –, et qu’il soit rationnel ou non, quelque chose me dit que nous ferions bien de résoudre cette énigme avant que les rebelles n’arrivent ici. J’ai l’impression que, d’une seconde à l’autre, une main va s’abattre sur mon épaule.

L’idée que les Ajahs puissent comploter était-elle si difficile à croire ? Pourtant, pensa Yukiri, une conspiration de Députées, à laquelle je serais mêlée qui plus est, est une hypothèse insensée. Malgré tout, il y avait quand même le fait troublant que les chefs des Ajahs se connaissaient contrairement à la règle qui voulait qu’aucune personne extérieure à l’Ajah ne soit censée en connaître le chef.

— S’il y a un puzzle, vous avez tout le temps pour le reconstituer. Les rebelles ne pourront pas quitter le Murandy avant le printemps, quoi qu’elles aient dit au peuple, et il leur faudra des mois pour remonter le fleuve à pied, si toutefois leur armée ne se débande pas avant.

De cela, elle était intimement convaincue.

— Retournez dans votre appartement avant que quelqu’un nous voie ici, et réfléchissez-y, dit-elle gentiment, posant une main sur la manche de Seaine. Il va falloir que vous supportiez la surveillance dont vous êtes l’objet jusqu’à ce que nous soyons toutes sûres que vous êtes en sécurité.

L’expression de Seaine aurait été qualifiée de maussade n’eût été sa qualité de Députée.

— Je reparlerai à Saerin, dit-elle.

Mais l’aura de la saidar s’était évanouie autour d’elles. La regardant rejoindre Bernaile, puis monter avec elle la rampe menant aux quartiers de leur Ajah, toutes deux aussi circonspectes que des faons quand les loups sont en chasse, Yukiri se sentit le cœur gros. Dommage que les rebelles ne puissent pas arriver avant l’été. Au moins, cela rétablirait l’union des Ajahs, et les sœurs ne seraient plus obligées de se déplacer furtivement dans la Tour. Autant rêver d’avoir des ailes, pensa-t-elle avec tristesse.

Bien résolue à ne pas laisser libre cours à son humeur, elle alla récupérer Meidani et Léonin. Elle devait mener une enquête sur une Sœur Noire, et ça, elle savait le faire.


Gawyn ouvrit brusquement les yeux dans le noir quand une nouvelle vague de froid envahit le fenil. En temps normal, les épais murs de pierre de la grange le protégeaient des pires assauts du froid. Des voix murmuraient calmement au-dessous de lui. Il écarta la main de l’épée posée près de lui, et tira sur ses gantelets. Comme tous les Jeunes, il dormait à la moindre occasion. Il était sans doute l’heure de réveiller certains des hommes qui l’entouraient pour leur tour de garde, mais il était tout à fait conscient maintenant et il doutait de pouvoir se rendormir. En toute circonstance, son sommeil était agité, troublé par de sombres rêves, hanté par la femme qu’il aimait. Il ne savait pas où se trouvait Egwene, ni même si elle était encore en vie. Ni si elle pourrait lui pardonner. Il se leva, épousseta de sa tunique la paille dont il s’était couvert et boucla son ceinturon.

Tandis qu’il se frayait un chemin au milieu des silhouettes endormies sur les tas de balles de foin, un léger raclement de bottes sur des barreaux de bois lui indiqua que quelqu’un montait l’échelle menant au grenier. Une tête surgit dans l’ouverture.

— Seigneur Gawyn ? dit doucement la voix grave de Rajar, avec un accent de l’Arad Doman que six ans de formation à Tar Valon n’avaient pas réussi à faire disparaître.

La voix grondante du Premier Lieutenant était toujours surprenante venant de cet homme mince qui lui arrivait à peine à l’épaule. Même ainsi, en d’autres temps, Rajar aurait certainement été Lige à cette heure.

— J’ai pensé qu’il fallait vous réveiller. Une sœur vient juste d’arriver à pied. Une messagère de la Tour. Elle voulait voir la sœur qui est en charge ici. J’ai dit à Tomil et à son frère de l’accompagner chez le maire avant d’aller se coucher.

Gawyn soupira. Il aurait dû rentrer chez lui quand il était retourné à Tar Valon et qu’il avait trouvé les Jeunes expulsés de la cité, au lieu de se laisser surprendre ici par l’hiver. D’autant plus qu’il pensait qu’Elaida voulait leur mort à tous. Sa sœur Elayne devait être arrivée à Caemlyn, si elle n’y était pas déjà. À l’évidence, toutes les Aes Sedai veilleraient à ce que la Fille-Héritière d’Andor parvienne à Caemlyn à temps pour revendiquer le trône avant toute autre prétendante. La Tour Blanche ne renoncerait pas à l’avantage que lui donnerait une reine qui était également une Aes Sedai. Mais Elayne pouvait aussi bien être en route pour Tar Valon, ou déjà résider à la Tour en ce moment même. Il ne savait pas à quel point elle était compromise avec Siuan Sanche – elle plongeait toujours dans une mare sans en vérifier la profondeur –, mais Elaida et l’Assemblée de la Tour voudraient lui faire subir un interrogatoire serré, qu’elle soit Fille-Héritière ou non. Reine ou non. Pourtant, il était sûr qu’elle ne pouvait pas être tenue responsable. Elle n’était toujours qu’une Acceptée. Il devait se le répéter fréquemment.

Le problème, c’est qu’il y avait maintenant une armée entre lui et Tar Valon. Au moins vingt-cinq mille soldats sur cette rive de l’Erinin, et, devait-il supposer, autant sur l’autre rive. Elle devait soutenir les Aes Sedai qu’Elaida qualifiait de rebelles. Qui d’autre aurait osé assiéger Tar Valon ? Mais la façon dont cette armée était apparue, comme sortie de nulle part en pleine tempête de neige, lui faisait toujours froid dans le dos. Rumeurs et propos alarmistes précédaient toujours une armée importante en marche. Ces soldats étaient arrivés comme des fantômes, en silence. Pourtant, l’armée était aussi réelle que des pierres, de sorte qu’il ne pouvait ni entrer à Tar Valon pour voir si Elayne était à la Tour, ni partir vers le sud. N’importe quelle armée remarquerait plus de trois cents hommes en marche, et les rebelles n’auraient aucune bienveillance envers les Jeunes. Même s’il partait seul, les voyages en hiver duraient très longtemps, et il arriverait aussi vite à Caemlyn en attendant le printemps. Aucun espoir non plus de trouver un passage sur un bateau. À cause du siège, le trafic fluvial s’embourbait dans des embouteillages inextricables, comme lui dans des complications inextricables.

Et voilà qu’une Aes Sedai était arrivée au milieu de la nuit ; sa présence n’allait pas simplifier la situation.

— Voyons quelles nouvelles elle apporte, dit-il doucement, faisant signe à Rajar de descendre l’échelle devant lui.

Vingt chevaux et leurs selles empilées occupaient chaque pouce de la sombre étable des deux douzaines de vaches laitières de Maîtresse Millin, de sorte que lui et Rajar durent se frayer un chemin jusqu’aux larges portes. La seule source de chaleur émanait des animaux endormis. Les deux hommes qui gardaient les chevaux formaient des ombres silencieuses. Cependant, Gawyn les sentit qu’ils les regardaient, Rajar et lui, tandis qu’ils sortaient dans la nuit glaciale. Ils devaient savoir qu’une messagère était arrivée et se posaient des questions.

Le ciel était dégagé, et la lune déclinante émettait encore un peu de clarté. Le village de Dorlan étincelait de neige. Resserrant leur cape autour d’eux, ils peinèrent jusqu’au village en silence, enfoncés dans la neige jusqu’aux genoux, sur ce qui avait été autrefois la route qui menait de Tar Valon à une cité qui n’existait plus depuis des siècles. Aujourd’hui, personne ne l’empruntait depuis Tar Valon, sauf pour venir à Dorlan, et il n’y avait aucune raison d’y venir en hiver. Par tradition, le village fournissait exclusivement ses fromages à la Tour Blanche. Le hameau était minuscule, composé d’une quinzaine de maisons de pierre aux toits d’ardoise, recouvertes de neige accumulée jusqu’au bas des fenêtres. À quelque distance derrière chaque maison, se dressaient les étables encombrées d’hommes, de chevaux et de vaches. À Tar Valon, la plupart avaient sans doute oublié l’existence de Dorlan. Qui s’interrogeait encore sur la provenance du fromage ? Les lieux lui avaient semblé convenir à la discrétion. Jusqu’à maintenant.

Toutes les maisons du village étaient plongées dans l’obscurité. Sauf une, celle de Maître Burlow où un rai de lumière filtrait à travers les volets de plusieurs fenêtres, à l’étage comme au rez-de-chaussée. Outre ses fonctions de maire du village, Garon Burlow avait la malchance de posséder la plus grande maison de Dorlan. Les villageois qui avaient modifié leurs habitudes pour fournir un lit à une Aes Sedai devaient le regretter maintenant ; Maître Burlow, lui, possédait deux chambres inoccupées.

Tapant des pieds sur les marches de pierre pour se débarrasser de la neige, Gawyn frappa à la lourde porte de son poing ganté. Personne ne répondit. Au bout d’un moment, il souleva le loquet et fit entrer Rajar. La salle commune aux poutres apparentes était assez vaste pour une maison de paysan, dominée par plusieurs vaisseliers pleins d’objets en étain et de poteries vernissées, et meublée d’une longue table de bois poli entourée de chaises à hauts dossiers. Toutes les lampes à huile étaient allumées, ce qui était extravagant en hiver, où quelques chandelles de suif auraient suffi ; malgré la température plutôt froide qui régnait dans la pièce que n’arrivait pas à réchauffer le maigre feu de la cheminée, les deux sœurs qui couchaient au premier étage se tenaient pieds nus sur le parquet, avec des capes doublées de fourrure jetées à la hâte sur leurs chemises de nuit en lin. Katerine Alruddin et Tarna Feir observaient une petite femme en robe d’équitation sombre à taillades jaunes avec une cape, trempée jusqu’aux hanches. Elle se tenait aussi près que possible de la grande cheminée, se chauffant les mains avec lassitude en grelottant. À pied dans la neige, le trajet à partir de Tar Valon avait duré au moins deux ou trois jours, et même les Aes Sedai finissaient par sentir le froid. Ce devait être la sœur messagère dont avait parlé Rajar. Pourtant, comparée aux autres, l’éternelle jeunesse n’était guère visible sur son visage.

L’absence du maire et de sa femme noua l’estomac de Gawyn, même s’il s’y était attendu. Ils auraient dû être là pour l’accueillir, avec des boissons et de la nourriture chaude, à moins qu’ils n’aient été renvoyés à leur lit pour que Katerine et Tarna restent seules avec la messagère. Il en déduisit qu’il était un imbécile de penser qu’il pouvait connaître le contenu du message. Mais ça, il le savait déjà avant de quitter l’étable.

— … le batelier a dit qu’il resterait où nous avons débarqué jusqu’à la levée du siège, disait la petite femme d’un ton las quand Gawyn entra. Mais il avait tellement peur qu’il est peut-être à des lieues en aval à l’heure actuelle.

Comme elle sentit le froid qui venait de la porte, elle regarda autour d’elle, et son visage carré perdit une partie de sa fatigue.

— Gawyn Trakand, dit-elle. J’ai des ordres pour vous, émanant du Siège d’Amyrlin.

— Des ordres ? dit Gawyn ôtant ses gantelets et les coinçant dans son ceinturon pour gagner du temps.

La vérité toute nue était peut-être à l’ordre du jour, pour une fois, décida-t-il.

— Pourquoi Elaida m’enverrait-elle des ordres ? Et dans ce cas, pourquoi y obéirais-je ? Elle nous a désavoués, moi et les Jeunes.

Rajar avait adopté une attitude respectueuse envers les sœurs, les mains croisées derrière le dos. Il lança à Gawyn un rapide coup d’œil en coin. Il ne commettrait pas d’impair, quoi que dise Gawyn, mais il ne partageait pas ses convictions. Les Aes Sedai agissaient comme elles voulaient, et aucun homme ne pouvait savoir pourquoi jusqu’à ce qu’une sœur le lui dise. Les Jeunes avaient lié leur sort à la Tour, sans réserve, embrassant son destin.

— Cela peut attendre, Narenwin, dit sèchement Katerine, resserrant sa cape.

Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, emmêlés, comme si elle s’était donné quelques coups de peigne, puis avait renoncé. Il y avait en elle une telle intensité que Gawyn pensa à un lynx en chasse, ou même aux aguets. Elle leur jeta à peine un coup d’œil, à lui et Rajar.

— J’ai des affaires pressantes à la Tour. Dites-moi comment trouver ce village de pêcheurs sans nom. Que votre batelier y soit encore ou non, je trouverai quelqu’un pour me faire traverser.

— Et moi aussi, intervint Tarna, d’une voix dont l’autorité était encore renforcée par un menton volontaire et des yeux bleus perçants comme des lances.

Contrairement à Katerine, les longs cheveux blond clair de Tarna étaient impeccablement coiffés, comme si une femme de chambre l’avait assistée dans sa toilette avant de descendre. Elle était concentrée, parfaitement maîtresse d’elle-même.

— Pour des raisons urgentes, je dois être à la Tour sans délais.

Elle eut un hochement de tête à l’adresse de Gawyn, et un autre, moins appuyé, à Rajar, froide comme le marbre dans lequel elle semblait taillée, pourtant plus amicale qu’à l’égard de Katerine. Il y avait toujours une certaine raideur entre les deux femmes et, bien qu’elles fussent de la même Ajah, elles ne s’aimaient pas, peut-être même se haïssaient-elles. Avec les Aes Sedai, c’est difficile de savoir.

Gawyn ne regretterait pas leur départ. Tarna était arrivée à Dorlan à peine un jour après l’apparition de la mystérieuse armée. Et quelle que soit la façon dont les Aes Sedai réglaient ces questions, elle avait immédiatement expulsé Lusonia Cole de sa chambre à l’étage et relevé Covarla Baldene de son commandement des onze autres sœurs présentes au village. Elle aurait pu être une Verte à la façon dont elle s’occupait de tout, questionnait les autres sœurs sur la situation, inspectait attentivement les Jeunes tous les jours, comme si elle cherchait des Liges. Soumis à la surveillance de cette Rouge, les hommes commençaient à se méfier les uns des autres. Tarna passait de longues heures à cheval, sortant par tous les temps, à la recherche d’un indigène capable de lui montrer un chemin pour entrer dans la cité sans se faire arrêter par les assiégeants. Tôt ou tard, elle attirerait leurs éclaireurs à Dorlan. Katerine n’était arrivée que la veille, furieuse que la route vers Tar Valon soit bloquée. Elle avait relevé Tarna de son commandement et retiré sa chambre à Covarla. Elle évitait les autres sœurs, afin de n’avoir pas à se justifier de sa disparition aux Sources de Dumai ni raconter où elle était allée. Mais elle aussi avait inspecté les Jeunes, comme elle aurait examiné une hache pour en éprouver le tranchant avant de taillader son adversaire, sans souci du sang versé. Gawyn ne se serait pas étonné qu’elle tente de l’obliger à lui tailler un chemin jusqu’aux ponts de la cité. Il serait plus qu’heureux de les voir partir. Mais quand elles s’en iraient, il se retrouverait avec Narenwin sur les bras. Et les ordres d’Elaida.

— C’est à peine un village, Katerine, dit la messagère grelottante, juste trois ou quatre petits taudis de pêcheurs, à un jour entier en aval par voie de terre. Davantage en venant d’ici.

Retroussant ses jupes trempées, elle s’approcha du feu.

— Nous pourrons peut-être trouver un moyen de faire parvenir des messages dans la cité, mais on a besoin de vous ici. Elaida avait envisagé d’envoyer cinquante sœurs sur place ; si je suis finalement venue seule, à sa demande, c’est à cause de la difficulté de traverser le fleuve sans se faire repérer, même de nuit et sur une minuscule embarcation. À vrai dire, je suis d’ailleurs surprise qu’il y ait tant de sœurs si près de Tar Valon. Étant donné les circonstances, toute Sœur se trouvant hors de la cité doit…

Tarna l’interrompit fermement en levant la main.

— Elaida ne peut pas savoir que je suis ici.

Katerine referma la bouche, fronça les sourcils et releva le menton. Elle laissa cependant sa Sœur Rouge continuer.

— Quels ordres vous a-t-elle donnés concernant les sœurs présentes à Dorlan, Narenwin ?

Rajar se plongea dans la contemplation de la pointe de ses bottes. Lui qui avait pris part à tant de batailles sans broncher, il n’avait, pas plus que quiconque, envie d’assister à une dispute entre Aes Sedai.

La petite femme tripota sa jupe.

— J’ai ordre de prendre en charge les sœurs que je trouverai ici, dit-elle d’un ton pincé, et de faire au mieux.

Au bout d’un moment, elle soupira et rectifia.

— Enfin… celles qui sont ici sous le commandement de Covarla. Mais sans doute que…

Cette fois, Katerine intervint.

— Je n’ai jamais été sous les ordres de Covarla, Narenwin. Tout ceci ne me concerne donc pas. Au matin, je me mettrai en route pour trouver ces trois ou quatre taudis de pêcheurs.

— Mais…

— Assez, Narenwin, dit Katerine d’une voix glaciale. Pour le reste, vous vous arrangerez avec Covarla.

La Brune eut un regard en coin pour sa sœur d’Ajah.

— Je pense que vous pouvez m’accompagner, Tarna. Un bateau de pêche doit bien avoir de la place pour deux passagères.

Tarna hocha imperceptiblement la tête, peut-être en signe de remerciement.

Une fois l’affaire conclue, les deux Rouges resserrèrent leur cape autour d’elles et se dirigèrent vers la porte menant à l’intérieur de la maison. Narenwin les regarda s’éloigner, vexée, puis tourna son attention sur Gawyn, s’efforçant de se composer un visage aussi serein que possible.

— Avez-vous des nouvelles de ma sœur ? demanda-t-il avant qu’elle n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Savez-vous où elle est ?

Narenwin était vraiment fatiguée. Elle cligna des yeux, et Gawyn comprit qu’elle ne lui apprendrait rien.

S’arrêtant à mi-chemin de la porte, Tarna lui lança :

— La dernière fois que je l’ai vue, Elayne était avec les rebelles. Mais votre sœur est à l’abri des châtiments, poursuivit-elle calmement, alors ne vous inquiétez pas. Les Acceptées n’ont guère le choix des sœurs auxquelles elles doivent se soumettre. Je vous donne ma parole qu’elle n’en subira aucun désavantage permanent.

Elle semblait ignorer le regard glacé de Katerine, ou les yeux exorbités de Narenwin.

— Vous auriez pu me le dire plus tôt, dit grossièrement Gawyn.

Personne ne parlait grossièrement à une Aes Sedai, mais il avait passé le stade de s’en soucier. Les deux autres étaient-elles surprises que Tarna connaisse la réponse, ou surprises qu’elle l’ait donnée ?

— Que voulez-vous dire par « désavantage permanent » ? La sœur aux cheveux blond clair aboya un éclat de rire.

— Je ne peux pas promettre qu’elle ne recevra pas quelques coups de fouet si elle s’écarte trop du droit chemin, mais Elayne est une Acceptée, non une Aes Sedai. Cela la protège de sérieux ennuis puisqu’elle ne peut pas être tenue pour responsable si une sœur la détourne de son devoir. De plus, en admettant que vous en ayez le pouvoir, elle n’a pas besoin de votre aide : elle est sous la protection des Aes Sedai. Maintenant, vous en savez sur elle autant que moi, et je vais prendre quelques heures de repos avant le matin. Je vous laisse avec Narenwin.

Katerine la regarda sortir impassible, femme de glace aux yeux de chat sauvage, puis elle quitta la pièce si vite que sa cape ballonna derrière elle.

— Tarna dit vrai, dit Narenwin dès que la porte se fut refermée sur Katerine.

Visiblement la messagère n’avait pas les mêmes dispositions pour le goût du mystère et l’impassibilité – deux traits de comportement essentiels aux Aes Sedai – que les deux Sœurs Rouges. Mais cette fois-ci, elle s’en tira très bien.

— Elayne est consacrée à la Tour Blanche. Vous aussi, malgré vos dénégations. L’histoire de l’Andor vous lie à la Tour.

— Les Jeunes sont tous consacrés à la Tour de leur propre gré, Narenwin Sedai, dit Rajar, avec une révérence cérémonieuse.

Le regard de Narenwin resta fixé sur Gawyn. Il ferma les yeux et se retint tout juste de se les frotter. Les Jeunes étaient liés à la Tour. Personne n’oublierait jamais qu’ils avaient combattu, sur les terres mêmes de la Tour, pour empêcher le sauvetage d’une Amyrlin déchue. Pour le meilleur ou pour le pire, cette histoire les suivrait jusqu’au tombeau. Il en était marqué, lui aussi. Après tant de sang versé, il avait été l’homme qui avait laissé partir Siuan Sanche. Mais plus important encore, Elayne l’avait lié à la Tour Blanche, de même qu’Egwene al’Vere, et il ne savait pas ce qui avait le plus serré le nœud, l’amour de sa sœur ou l’amour de sa bien-aimée. Abandonner l’une, c’était les condamner tous les trois. Tant qu’il aurait un souffle de vie, il ne pouvait abandonner ni Elayne ni Egwene.

— Vous avez ma parole que je ferai tout ce que je pourrai, dit-il avec lassitude. Qu’est-ce qu’Elaida veut de moi ?


Le ciel était clair au-dessus de Caemlyn et le soleil, une pâle boule dorée près de son zénith. Il répandait une brillante lumière sans chaleur sur le tapis blanc couvrant la campagne environnante. Quand même, Davram Bashere devait reconnaître qu’il faisait moins froid que chez lui, en Saldaea, bien qu’il ne regrettât pas la doublure de martre de sa nouvelle tunique. La température était pourtant assez basse pour que son éminence à environ une lieue au nord de Caemlyn, avec de la neige jusqu’aux chevilles, une longue lunette d’approche à monture d’or collée à son œil, il étudiait les activités dans la plaine à un mile au sud. Impatient, Rapide frotta son museau contre son épaule, sans qu’il y prête attention. Rapide détestait rester immobile, bien que ce soit nécessaire par moments.

En bas, un immense camp était en cours d’installation, au milieu des arbres clairsemés. Des soldats déchargeaient les chariots, creusaient des latrines, montaient les tentes et construisaient des abris de branchages rangés par tailles. À cheval sur la route de Tar Valon, tous les Seigneurs et toutes les Dames gardaient leurs gens près d’eux. Ils s’attendaient à rester là un certain temps. D’après les lignes de piquets et l’étendue du camp, Bashere estima leur nombre à environ cinq mille hommes d’armes. Maréchaux-ferrants, armuriers, blanchisseuses, cochers et autres civils, qui doublaient l’effectif, dressaient, comme de coutume, leur camp à l’écart. La plupart d’entre eux passaient plus de temps à regarder en direction de Davram Bashere qu’à travailler. Ici et là, un soldat interrompait ses activités pour observer la colline, vite remis au travail par les porte-étendard et les chefs d’escadron. À ce que constata Bashere, aucun des nobles et des officiers qui parcouraient le camp à cheval ne regardait jamais vers le nord. Un repli de terrain les cachait de la cité, bien que Bashere, de sa position, vît les murs gris rayés d’argent de la ville. Les habitants de la cité savaient qu’ils étaient là, puisque le matin, trompettes et bannières avaient annoncé leur arrivée en vue des fortifications, mais hors de portée des flèches.

Assiéger une cité de plus de six lieues de circonférence entourée de hautes murailles n’était pas chose facile, d’autant plus que le Bas Caemlyn était constitué d’un dédale de maisons en pierre et en brique, de boutiques, d’entrepôts sans fenêtres et de grands marchés qui s’étendaient hors les murs. Sept autres camps semblables étaient en cours d’installation, répartis autour de la cité, d’où les sentinelles pourraient surveiller toutes les routes, toutes les portes par où les assiégées pourraient tenter une sortie. Les hommes patrouillaient déjà sur le terrain, et des guetteurs rôdaient sans doute dans les bâtiments désertés du Bas Caemlyn. De petits groupes pouvaient se faufiler à l’intérieur, voire quelques animaux de bât en pleine nuit, mais pas suffisamment pour nourrir l’une des plus grandes villes du monde. La faim et la maladie mettaient fin aux sièges plus souvent que l’épée et les machines de guerre. La seule question était de savoir lesquels elles touchaient en premier, des assiégeants ou des assiégés.

Le plan avait apparemment été bien pensé, mais ce qui intriguait Bashere, c’étaient les bannières du camp au-dessous de lui. Grâce à sa lunette à fort grossissement, fabriquée par un Cairhienin du nom de Tovere et cadeau de Rand al’Thor, il distinguait la plupart des bannières quand le vent les déployait. Il connaissait assez les armoiries andoranes pour reconnaître le Chêne et la Hache de Dawlin Armaghn, les cinq Étoiles d’Argent de Daerilla Raened, et plusieurs autres étendards de nobles de moindre importance qui soutenaient à la Couronne de Rose de l’Andor. Pourtant, le Mur Rouge marqué de haches en croix de Jailin Maran se trouvait parmi eux, de même que les deux Léopards Blancs de Carlys Ankerin, et la Main Ailée dorée d’Eram Talkend. D’après tous les rapports, ils avaient juré allégeance à la rivale de Naean, Elenia Sarand. Les voir ensemble faisait la même impression que de voir des loups et des chiens-loups partager le même repas. Avec un tonneau de bon vin en prime.

Deux autres étendards, frangés d’or et au moins deux fois plus grands que tous les autres, étaient également visibles, quoique tous deux trop lourds pour que le vent puisse les agiter suffisamment. Ils chatoyaient du brillant de la soie épaisse. Il les avait déjà vus un peu plus tôt, quand les porte-étendard avaient galopé en haut du repli de terrain qui cachait leur camp, les bannières déployées par le vent de la course. L’une était le Lion d’Andor, argent sur gueules, la même qui flottait sur les hautes tours rondes flanquant les murailles à intervalles réguliers. Dans les deux cas, elles étaient le symbole du droit au trône et à la couronne. Le deuxième de ces grands étendards proclamait la revendication d’une femme contre Elayne Trakand. Quatre Lunes d’Argent sur champ d’azur, armoiries de la Maison Marne. Pour soutenir Arymilla Marne ? Un mois plus tôt, elle aurait eu une chance si quiconque, hors de sa Maison, ou cet imbécile de Nasin Caeren, lui avait donné un lit pour la nuit.

— Ils nous ignorent, gronda Bael. Je pourrais les briser avant la nuit, et tous les exterminer avant le lever du soleil. Pourtant, ils nous ignorent…

Bashere lança un regard en coin à l’Aiel qui le dominait d’un bon pied. Seuls les yeux de Bael et une bande de peau hâlée étaient visibles au-dessus du voile sur son visage. Bashere espérait que c’était seulement pour protéger du froid son nez et sa bouche. Il portait ses courtes lances et son bouclier en cuir de bœuf, et en bandoulière un arc dans son étui et un carquois sur la hanche, mais seul le voile comptait. Vingt pas plus bas sur la pente, trente autres Aiels, accroupis sur leurs talons, tenaient négligemment leurs armes. Comme un tiers d’entre eux ne s’était pas voilé, il en déduisit que ce devait être le froid, même si, avec les Aiels, on n’était jamais sûr de rien.

Réfléchissant rapidement aux différentes façons d’aborder le problème, Bashere choisit de le prendre à la légère.

— Voilà qui déplairait beaucoup à Elayne Trakand, Bael. Et Rand al’Thor n’apprécierait pas non plus que vous ayez l’air d’avoir oublié comment un homme jeune doit se comporter.

Bael grogna.

— Melaine m’a raconté ce qu’a dit Elayne Trakand. Elle ne veut pas que nous fassions quoi que ce soit pour elle. C’est idiot. Quand un ennemi vous attaque, il faut accepter l’aide de tous ceux qui veulent bien faire danser les lances de votre côté. Est-ce qu’ils jouent à la guerre comme à leur Jeu des Maisons ?

— Nous sommes des étrangers, Bael. Cela compte en Andor.

L’immense Aiel émit un nouveau grognement.

Il semblait inutile d’essayer de lui expliquer les arcanes du jeu politique qui se déroulait. Une aide étrangère pouvait coûter à Elayne ce qu’elle essayait d’acquérir. Ses ennemis en étaient conscients et savaient qu’elle l’était aussi, ils savaient donc qu’ils n’avaient rien à craindre de Bashere, Bael ou la Légion du Dragon, quel que fût leur nombre. En fait, malgré le siège, les deux partis feraient de leur mieux pour éviter une bataille rangée. Certes, c’était une guerre, mais avec des manœuvres et des escarmouches. À moins que quelqu’un ne commît une erreur, le vainqueur serait celui qui atteindrait le premier une position imprenable ou qui acculerait l’autre à une position intenable.

Vraisemblablement, Bael ne verrait aucune différence avec les Daes Dae’mar. À dire vrai, Bashere voyait lui-même beaucoup de similitudes. Avec la Dévastation à sa porte, la Saldaea ne pouvait émettre aucune contestation concernant le trône. On pouvait supporter les tyrans, mais la Dévastation avait tôt fait de tuer les imbéciles et les cupides, et même cette forme particulière de guerre civile permettrait à la Dévastation d’anéantir la Saldaea.

Il observa de nouveau le camp avec sa lunette, s’efforçant de comprendre comment une fieffée imbécile comme Arymilla avait pu acquérir le soutien de Naean Arawn et d’Elenia Sarand. Ces deux-là étaient cupides et ambitieuses, chacune convaincue de sa légitimité sur le trône, et s’il comprenait bien les règles compliquées des Andorans, chacune avait plus de droits à faire valoir qu’Arymilla. Ce n’était plus une histoire de loups et de chiens-loups. C’étaient des loups qui décidaient de suivre un chien de manchon. Peut-être qu’Elayne connaissait le fin mot de l’histoire, mais elle échangeait à peine quelques notes avec lui, qui ne lui apprenaient rien. Il y avait trop de risques que quelqu’un les intercepte et pense qu’elle complotait avec lui. Cela ressemblait beaucoup au Jeu des Maisons.

— On dirait que quelqu’un va faire danser les lances, dit Bael.

Bashere abaissa sa lunette pour regarder ce que l’Aiel montrait du doigt.

Depuis des jours, un flot continu de citadins fuyait la cité, mais certains l’avaient quittée trop tard. Une demi-douzaine de chariots bâchés étaient arrêtés au milieu de la route de Tar Valon, juste après la limite du Bas Caemlyn, entourés de cinquante cavaliers sous une bannière écartelée d’azur et d’argent, portant apparemment un ours qui courait ou peut-être un gros chien. La mine accablée, des gens s’étaient regroupés d’un côté de la route, resserrant leur cape autour d’eux. Les hommes baissaient la tête, les enfants s’accrochaient aux jupes des femmes. Quelques cavaliers avaient mis pied à terre pour fouiller les chariots. Des coffres, des caisses, et même des piles de vêtements jonchaient déjà la neige. Ils cherchaient sans doute de la monnaie et de l’alcool, sachant que tout objet de valeur finirait dans leurs fontes. Bientôt, quelqu’un détacherait les attelages, ou même emmènerait les chariots.

Chevaux et chariots étaient toujours utiles pour une armée, et les règles très spéciales de cette guerre civile andorane ne semblaient pas protéger outre mesure ceux qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Les portes de la cité se mirent à pivoter sur leurs gonds. Dès que l’ouverture fut assez large, un flot de lanciers en tuniques rouges apparut sous l’arche, le soleil luisant sur les pointes des lances, les plastrons et les casques, galopant dans un bruit de tonnerre sur la route entre les marchés déserts. Les Gardes de la Reine sortaient. Un grand nombre, en tout cas. Bashere ramena sa lunette sur les chariots.

Apparemment, l’officier sous la bannière avait déjà fait ses calculs. Cinquante contre deux cents, les chiffres n’étaient pas favorables, avec seulement quelques chariots pour enjeux. Les hommes qui avaient démonté s’étaient remis en selle. Bashere les vit s’éloigner vers le nord, dans sa direction, la bannière bleu et blanc flottant derrière sa hampe, sous le regard hébété – même à cette distance, leur confusion était visible – des fugitifs qui se tenaient sur le côté de la route. Certains se mirent tout de même à rassembler leurs biens dispersés dans la neige et à les recharger dans les chariots.

L’arrivée des Gardes, qui les encerclèrent quelques minutes plus tard, mit vite fin à ce manège. Les Gardes les poussèrent vers les chariots. Certains essayèrent de se faufiler entre eux pour récupérer un bien précieux. Un homme agita les bras en guise de protestation à l’adresse d’un Garde, à l’évidence un officier, avec des plumes blanches à son casque et un baudrier rouge en travers de son plastron, mais l’officier se pencha sur sa selle et le gifla du revers de la main. L’homme tomba à la renverse comme une pierre, et après un instant de stupeur, tous ceux qui n’avaient pas déjà grimpé dans les chariots s’y ruèrent, excepté deux qui s’arrêtèrent pour le ramasser et le transporter par les pieds et les épaules, se hâtant de leur mieux avec ce poids mort. Une femme dans le dernier chariot de la rangée fouettait déjà ses bêtes pour faire pivoter son attelage et rentrer dans la cité.

Bashere abaissa sa lunette, puis la reporta à son œil. Des hommes creusaient toujours avec des pelles et des pioches, d’autres bataillaient avec des sacs et des tonneaux qu’ils déchargeaient des chariots. Nobles et officiers parcouraient le camp à cheval, surveillant les travaux. Puis un homme montra du doigt l’éminence s’élevant entre eux et la cité, suivi par un autre et encore un autre. Des cavaliers partirent au trot, à l’évidence en criant des ordres. Le porte-étendard arrivait juste en vue du camp sur la hauteur.

Fourrant sa lunette sous son bras, Bashere fronça les sourcils. Il n’y avait pas de gardes sur les hauteurs pour les avertir de ce qui pouvait se passer hors de vue. Même avec la certitude que personne ne prendrait l’initiative d’une bataille, c’était une erreur. Ce pouvait être utile, si les autres camps avaient commis la même imprudence et si personne ne rectifiait la faute. Il souffla avec irritation dans sa moustache.

D’un coup d’œil, il vit que les chariots étaient à mi-chemin des portes de Tar Valon avec leur escorte de Gardes, les cochers fouettant leurs attelages comme s’ils étaient pourchassés.

— Il n’y aura pas de danse aujourd’hui, dit Bashere.

— Alors j’ai mieux à faire que de regarder des hommes des Terres Humides creuser des trous, répliqua Bael. Puissiez-vous toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Davram Bashere.

— Pour le moment, j’aimerais mieux avoir les pieds secs et me trouver à côte d’un bon feu, marmonna machinalement Bashere.

Il regretta aussitôt car à se moquer du formalisme d’un homme, on risquait de se faire tuer. D’autant plus que les Aiels étaient des êtres étranges très attachés au protocole.

Mais Bael rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Les Terres Humides renversent tout sur la tête, Davram Bashere.

Un curieux geste de sa main droite fit se lever les autres Aiels, et ils coururent tous vers l’est, à grandes foulées. La neige ne semblait pas les gêner.

Rangeant sa lunette dans l’étui pendu au pommeau de Rapide, Bashere se mit en selle et tourna l’alezan vers l’ouest. Sur l’autre versant l’attendait sa propre escorte qui, à son arrivée, se rangea derrière lui, dans un silence à peine troublé par le crissement du cuir des équipements. Les hommes de son escorte étaient moins nombreux que ceux de Bael, mais c’étaient des durs issus de son domaine de Tyr, et il les avait conduits bien des fois dans la Dévastation avant de les amener dans le sud. Comme chacun avait sa portion du chemin à surveiller, devant ou derrière, à droite ou à gauche, en haut ou en bas, leurs têtes bougeaient sans cesse. Il espérait que leur vigilance n’était pas feinte. Ici, la forêt était clairsemée, les branches nues, sauf celles des chênes et des lauréoles, des pins et des sapins, mais le sol couvert de neige était tellement vallonné que cent cavaliers auraient pu passer à cinquante pas sans qu’on les voie. Il se méfiait de l’imprévu. Inconsciemment, il remua son épée dans son fourreau, sachant qu’il fallait rester vigilant.

Tumad commandait l’escorte, comme c’était le cas la plupart du temps. Bashere n’avait rien de plus important à confier à ce jeune lieutenant qu’il instruisait. Grand – seulement deux mains plus petit que Bael –, il avait du discernement et voyait plus loin que le bout de sa lorgnette ; il était destiné aux plus hautes fonctions s’il vivait assez longtemps. Pour l’heure, il arborait un air furibond qui se voyait comme le nez au milieu du visage.

— Qu’est-ce qui vous trouble, Tumad ?

— L’Aiel avait raison, Seigneur.

Tumad tira avec colère sur son épaisse barbe noire avec sa main gantée de fer.

— Ces Andorans crachent à nos pieds. Je n’aime pas me retirer alors qu’ils nous narguent.

Enfin… il était encore jeune.

— Vous trouvez la partie un peu morne, c’est ça ? dit Bashere en riant. Vous aspirez à davantage de piment ? Tenobia n’est qu’à cinquante lieues au nord de notre position, et s’il faut en croire la rumeur, elle emmène avec elle Ethenielle de Kandor, Paitar d’Arafel, et même ce Shienaran d’Easar. Toute la puissance des Marches vient à notre rencontre, Tumad. Ces Andorans du Murandy n’aiment pas non plus nous voir en Andor, paraît-il, et si cette armée des Aes Sedai qu’ils affrontent ne les taille pas en pièces, à moins que ce ne soit déjà fait, ils pourraient venir vers nous. D’ailleurs, les Aes Sedai seront là aussi, tôt ou tard. Nous avons combattu pour le Dragon Réincarné ; aucune sœur ne l’a oublié. Et puis, il y a les Seanchans, Tumad. Croyez-vous que nous en ayons fini avec eux ? Ils viendront nous chercher, ou c’est nous qui irons ; l’un ou l’autre, c’est certain. Vous autres jeunes, vous ne savez pas reconnaître l’excitation, même quand elle vient vous tirer les moustaches !

Derrière eux, les hommes gloussèrent discrètement, la plupart aussi âgés que Bashere, et même Tumad eut un grand sourire, qui fit briller ses dents blanches à travers sa barbe. Ils avaient tous déjà participé à des campagnes, quoique jamais aussi étranges que celle-là. Se redressant, Bashere inspecta distraitement le chemin à travers les arbres.

À dire vrai, Tenobia l’inquiétait. La Lumière seule savait pourquoi Easar et les autres avaient décidé de quitter la Frontière de la Dévastation ensemble, et encore moins pourquoi ils avaient emmené autant de soldats que leur en attribuait la rumeur. Même si l’on divisait ce chiffre par deux. Sans aucun doute, ils avaient des raisons qu’ils jugeaient bonnes et suffisantes que Tenobia partageait. Mais il la connaissait ; il lui avait appris à monter, l’avait regardée grandir, lui avait fait présent de la Couronne Brisée quand elle avait accédé au trône. Elle était une bonne souveraine, ni trop dure ni trop faible, intelligente quoique pas toujours assez posée, brave sans être téméraire, mais impulsive, voire tête brûlée, ce qui était un euphémisme. Et il était certain qu’elle avait un objectif personnel : la tête de Davram Bashere. Dans ce cas, il était peu probable qu’elle accepte une autre période d’exil après être venue si loin dans le Sud. Plus longtemps Tenobia rongeait un os, plus il était difficile de la convaincre de le lâcher. C’était là le problème. Elle aurait dû être en Saldaea à garder la Frontière de la Dévastation, tout comme lui. Elle pouvait le condamner pour trahison pour ce qu’il avait fait depuis son arrivée dans le Sud, mais il ne voyait toujours pas comment il aurait pu agir autrement.

La rébellion – un mot dont Tenobia avait une conception aussi floue que ça l’arrangeait – lui paraissait être une option inconcevable, pourtant il désirait garder sa tête solidement attachée sur ses épaules le plus longtemps possible. Un problème à la fois clair et épineux.

Le campement des quelque huit mille hommes de sa cavalerie légère qu’il avait quittés après Illian et la bataille contre les Seanchans était plus étendu que celui qu’il venait de voir sur la route de Tar Valon, mais aussi bien, sinon mieux ordonnancé. Les chevaux étaient au piquet en rangées uniformes, avec une forge de maréchal-ferrant à chaque bout, entre d’autres alignements tout aussi ordonnés de grandes tentes grises ou blanc nacré, soigneusement entretenues malgré le temps. À une sonnerie de trompette, tous les hommes pouvaient être en selle et prêts à combattre le temps de compter jusqu’à cinquante. Les sentinelles étaient placées de telle façon que ce laps de temps ne soit jamais dépassé. Même les tentes et les chariots des civils, à une centaine de toises au sud, étaient mieux agencés que le camp des soldats qui assiégeaient la ville, comme s’ils avaient suivi l’exemple des Saldaeans. Du moins en partie.

Quand il entra avec son escorte, une brusque effervescence parut s’emparer des lieux : des hommes – sabre au clair pour beaucoup – allaient et venaient, des voix l’interpellaient… Puis il vit une grande foule – des femmes essentiellement – rassemblée au centre du camp, et ressentit soudain un grand vide intérieur. Il talonna son cheval qui partit au galop, sans se soucier de savoir si les autres le suivaient ou non. Il n’entendait rien, à part le sang bourdonnant à ses oreilles, obnubilé par la foule devant sa grande tente pointue. Celle qu’il partageait avec Deira.

Parvenu à la hauteur de l’attroupement, il sauta de son cheval au galop et atterrit en courant. Il entendait des gens parler autour de lui, sans saisir ce qu’ils disaient. Ils s’écartèrent à son passage.

Quand il eut franchi les rabats de sa tente, il s’immobilisa. L’espace, assez grand pour que vingt soldats puissent y dormir, était bondé de femmes, épouses de nobles ou d’officiers. Ses yeux trouvèrent vite la sienne, Deira, assise sur une chaise pliante au centre des lapis qui couvraient le sol. Le vide intérieur disparut. Il savait qu’elle mourrait un jour – ils mourraient tous les deux – mais la seule chose qu’il craignait, c’était de vivre sans elle. Puis il réalisa que des femmes l’aidaient à rabattre sa robe jusqu’à sa taille. L’une pressait un linge humide sur le bras gauche de Deira. Le linge se teintait de rouge à mesure que le sang dégoulinait le long de ses doigts et tombait dans un bol, déjà bien rempli, posé sur les tapis.

Elle le vit au même instant, et ses yeux étincelèrent dans un visage beaucoup trop pâle.

— Voilà ce qui arrive quand on engage des étrangers, mon mari, dit-elle, brandissant un poignard à son adresse.

Aussi grande que la plupart des hommes, dominant son époux de plusieurs pouces, très belle, le visage encadré de cheveux noir corbeau striés de blanc, sa présence imposante pouvait devenir impérieuse quand elle était en colère, même si, comme c’était le cas à présent, elle pouvait à peine se tenir assise. La plupart des femmes auraient été embarrassées d’être nues jusqu’à la taille devant tant de gens en présence de leur mari, mais pas Deira.

— Si vous n’insistiez pas toujours pour aller aussi vite que le vent, nous pourrions avoir des hommes compétents pour faire le nécessaire.

— Une dispute avec les domestiques, Deira ? dit-il, haussant un sourcil. Je n’avais jamais pensé que vous iriez jusqu’à les poignarder.

Plusieurs femmes lui coulèrent un regard en coin. Tous les couples ne se comportaient pas comme Deira et son mari. Certains les trouvaient bizarres car ils n’élevaient jamais la voix.

Deira fronça les sourcils, puis grogna un éclat de rire involontaire.

— Je vais commencer par le commencement, Davram. Et raconter lentement pour que vous compreniez, ajouta-t-elle avec un petit sourire, s’interrompant pour remercier la femme qui enveloppait son torse nu d’un drap blanc. En rentrant de ma promenade, j’ai rencontre deux hommes en train de piller notre tente. Ils ont tiré leurs dagues, alors, naturellement, j’ai assommé l’un avec une chaise et poignardé l’autre.

Elle regarda son bras blessé en grimaçant.

— Pas assez pour le tuer, puisqu’il est parvenu à me toucher. Puis Zavion et plusieurs autres sont arrivées, et les deux bandits se sont enfuis par la fente qu’ils avaient faite au fond de la tente.

Plusieurs femmes hochèrent sombrement la tête, portant la main à la poignée de la dague dont toutes étaient armées.

— Je leur ai dit de se lancer à leur poursuite, mais elles ont voulu rester pour soigner cette égratignure.

Les mains lâchèrent les dagues. Certaines rougirent, mais aucune n’eut l’air contrite d’avoir désobéi. Elles s’étaient trouvées dans une position délicate. Deira était leur suzeraine, Davram était leur suzerain, mais qu’elle qualifiât ou non sa blessure d’égratignure, elle aurait pu saigner à mort si elles l’avaient abandonnée pour pourchasser les voleurs.

— De toute façon, poursuivit-elle, j’ai demandé qu’on fasse des recherches. Ils ne devraient pas être difficiles à trouver. L’un a une bosse sur la tête, et l’autre doit ruisseler de sang.

Elle hocha la tête avec satisfaction. Zavion, la mince et rousse Dame de Gahaur, leva une aiguille dans sa main.

— À moins que vous n’ayez récemment pris de l’intérêt pour la broderie, puis-je vous demander de vous retirer ?

Bashere acquiesça d’une légère inclinaison de tête. Pas plus qu’il n’aimait regarder quand on lui suturait une blessure, elle détestait qu’il la regarde quand on lui prodiguait des soins.

Une fois hors de la tente, il fit une pause pour annoncer à voix haute que son épouse se portait bien, qu’on la soignait, et qu’ils devaient tous retourner vaquer à leurs activités. Les hommes se dispersèrent en formulant des vœux pour la guérison de Deira, mais aucune des femmes ne bougea d’un pouce. Il n’insista pas. Quoi qu’il dise, elles resteraient là jusqu’à ce que Deira apparaisse. Or tout homme sage doit s’efforcer d’éviter les batailles que non seulement il ne peut pas gagner, mais qu’il aurait l’air idiot de perdre.

Tumad, qui attendait à l’écart, lui emboîta le pas tandis qu’il marchait les mains croisées derrière le dos. Depuis longtemps, il redoutait ce genre d’incident, celui-là ou un autre, mais il avait presque fini par se persuader que ça ne se produirait pas. Et surtout il n’avait jamais envisagé que Deira puisse en être la victime jusqu’à risquer sa vie.

— Les deux hommes ont été retrouvés, Seigneur, dit Tumad. Ils sont conformes à la description de Dame Deira.

Bashere tourna brusquement la tête, visiblement prêt à tuer, et son lieutenant ajouta vivement :

— Ils étaient morts, Seigneur, juste à la sortie du camp. Chacun d’un coup de couteau donné avec une lame mince.

Il se tapota du doigt la base du crâne, juste derrière l’oreille.

— Ils devaient être plusieurs en embuscade, à moins qu’un seul homme ne puisse frapper aussi vite qu’une vipère à l’attaque.

Bashere hocha la tête. Le prix d’un échec était souvent la mort. Combien étaient-ils, et quand feraient-ils une autre tentative ? Et surtout, qui était derrière tout cela ? La Tour Blanche ? Les Réprouvés ? Il semblait qu’une décision ait été prise à son sujet.

Personne, à part Tumad, n’était assez près pour l’entendre, mais il baissa quand même la voix, et choisit ses mots avec soin. Parfois, le prix de l’imprudence était aussi la mort.

— Vous savez où trouver l’homme qui m’a rendu visite hier. Allez le voir et dites-lui que j’accepte, mais qu’il y en aura quelques-uns de plus que ceux dont nous avons parlé.


Les légers flocons duveteux tombant sur Cairhien assombrissaient à peine l’éclat du soleil matinal. Des hautes fenêtres étroites du Palais du Soleil, pourvues d’épaisses vitres de verre bien isolantes, Samitsu voyait nettement les échafaudages en bois érigés autour des sections en ruines du palais : des cubes brisés en pierre sombre encore jonchés de gravats, et des tours déchiquetées qui s’arrêtaient brusquement avant d’atteindre le niveau des autres tours. L’une d’elles, la Tour du Soleil Levant, avait totalement disparu. Certaines des célèbres tours d’une « hauteur démesurée » se distinguaient à travers les flocons, immenses édifices carrés aux énormes contreforts, beaucoup plus hautes que toutes celles du palais, bien qu’il fût construit sur la plus haute colline. Elles étaient entourées par des échafaudages, encore en reconstruction, vingt ans après que les Aiels les avaient incendiées ; il faudrait peut-être encore vingt ans pour terminer le chantier. Par ce temps, aucun maçon ne circulait sur les échafaudages. Samitsu se surprit à espérer que la neige cesse de tomber.

Quand Cadsuane était partie une semaine plus tôt, sa tâche lui avait paru simple, quoiqu’elle ne se fût jamais beaucoup mêlée des affaires politiques : elle devait juste s’assurer que la marmite cairhienine ne se remette pas à bouillir. Dobraine, le seul noble qui conservait des forces respectables sous les armes, était coopératif, dans l’ensemble, désirant apparemment que tout reste calme. Bien sûr, il avait accepté ce poste idiot de « Gouverneur de Cairhien pour le Dragon Réincarné ». Le jeune al’Thor avait également nommé « Gouverneur de Tear » un homme qui s’était rebellé contre lui un mois plus tôt ! S’il avait fait la même chose en Illian… Cela ne semblait que trop probable. Ces nominations risquaient de provoquer trop de problèmes pour que les sœurs puissent les régler à temps. Le jeune homme n’apportait rien que des problèmes ! Pourtant, jusqu’à présent, Dobraine semblait se servir de son autorité uniquement pour gouverner la cité, et pour rallier discrètement des soutiens à la revendication d’Elayne Trakand au Trône du Soleil, si jamais elle faisait valoir ses droits. Samitsu se contentait de ne pas s’en mêler. Peu lui importait qui montait sur le Trône du Soleil. Et peu lui importait Cairhien.

La neige derrière les vitres tourbillonna sous un brusque coup de vent, comme un kaléidoscope blanc.

Tellement… silencieuse. Avait-elle jamais apprécié le silence, avant ? En tout cas, elle n’en avait pas souvenir.

Ni la possibilité qu’Elayne Trakand montât sur le Trône du Soleil, ni le nouveau titre de Dobraine, n’avaient provoqué autant de consternation que la rumeur ridicule et persistante selon laquelle le jeune al’Thor serait allé à Tar Valon pour faire soumission à Elaida. Comme elle n’avait rien fait pour la démentir, tout le monde, des nobles aux palefreniers, avait peur de respirer, ce qui était bon pour maintenir la paix. Le Jeu des Maisons s’était arrêté ; enfin, en comparaison avec ce qu’il était en temps normal à Cairhien. Venus dans la cité après avoir quitté leur immense camp, les Aiels y avaient probablement contribué, même si la population les haïssait cordialement. Tout le monde savait qu’ils suivaient le Dragon Réincarné, et personne n’avait envie de se retrouver face aux lances aielles. Le jeune al’Thor était beaucoup plus utile absent que présent. Venues de l’ouest, les rumeurs faisaient état des raids des Aiels – qui pillaient, incendiaient et tuaient sans distinction d’âge ou de sexe – ce qui donnait aux habitants une autre raison de se méfier d’eux.

En vérité, rien ne semblait menacer le calme qui régnait à Cairhien, à part une rixe de temps en temps entre des habitants des faubourgs et des citadins qui les considéraient comme de bruyants étrangers, à l’instar des Aiels, mais beaucoup moins dangereux. Les maisons étaient bondées jusqu’au grenier de gens cherchant un endroit pour dormir à l’abri du froid. Les réserves de nourriture étaient suffisantes, sinon surabondantes, et le commerce marchait mieux que d’ordinaire en hiver. L’un dans l’autre, elle aurait pu être satisfaite de la façon dont elle exécutait les instructions de Cadsuane aussi bien que la Verte pouvait le souhaiter. Sauf que Cadsuane allait exiger davantage. Insatiable, comme toujours.

— Vous m’écoutez, Samitsu ?

En soupirant, Samitsu se détourna du paysage paisible qu’elle contemplait par la fenêtre, réprimant le réflexe de lisser ses jupes. Les clochettes d’argent de ses cheveux tintèrent doucement, mais aujourd’hui, cela ne lui procura aucun apaisement. Elle ne se sentait jamais complètement à l’aise dans son appartement du palais, malgré le feu ronflant dans la large cheminée de marbre qui diffusait une douce chaleur, et son lit très douillet dans la pièce voisine. La décoration, dans le style cairhienien, des trois pièces rendait son appartement austère, avec un plafond blanc à caissons, des corniches surchargées de dorures, et des lambris brillants comme des miroirs, mais sombres. Les meubles massifs, aux contours dorés à la feuille et incrustés de motifs en ivoire, étaient encore plus sombres. Le tapis à fleurs de Tairen semblait d’une folle extravagance comparé à tout le reste, et soulignait la lourdeur de l’ensemble. Ces derniers temps, cela faisait l’effet d’une cage.

Mais ce qui la déconcertait le plus, c’était la femme aux bouclettes tombant sur les épaules, debout au milieu du tapis, poings sur les hanches, le menton belliqueux et dont les sourcils froncés étrécissaient les yeux bleus. Sashalle portait l’anneau du Grand Serpent à la main droite, bien sûr, mais aussi un collier et un bracelet aiels, en grosses perles d’argent et d’ivoire richement sculptées, qui juraient avec sa robe brune collet monté, simple quoique en beau drap de laine et bien coupée. Ces bijoux flamboyants ne convenaient pas à une sœur. Leur bizarrerie détenait peut-être la clé de bien des choses, si Samitsu pouvait savoir pourquoi elle les portait. Les Sagettes, surtout Sorilea, la considéraient comme une imbécile parce qu’elle posait des questions, auxquelles elles refusaient de se donner la peine d’y répondre. Elles ne le faisaient que trop souvent. Surtout Sorilea. Samitsu n’avait pas l’habitude d’être prise pour une imbécile, et cela lui déplaisait souverainement.

Elle éprouva de la difficulté à regarder l’autre sœur en face. Sashalle était la raison essentielle pour laquelle elle ne se sentait jamais à son aise, même quand tout allait bien. Le plus exaspérant, c’est que Sashalle, quoique Rouge, avait prêté serment au jeune al’Thor. Comment une Aes Sedai pouvait-elle jurer allégeance à qui ou quoi que ce fût, à part à la Tour Blanche ? Vérin avait peut-être raison d’affirmer que les ta’verens influençaient le hasard. Samitsu ne trouvait aucune autre raison pour que trente et une sœurs, dont cinq Rouges, aient prêté un tel serment.

— Dame Ailil a été contactée par des seigneurs et des dames qui représentent l’essentiel de la puissance de la Maison Riatin, répondit-elle, avec plus de patience qu’elle n’en ressentait. Ils veulent qu’elle accepte le Haut Siège de Riatin, et elle désire l’approbation de la Tour Blanche. Au moins celle des Aes Sedai.

Pour éviter de la défier du regard – et sans doute perdre l’affrontement –, elle s’approcha d’une table en ébène où un pichet d’argent incrusté d’or reposait sur un plateau en argent et d’où s’élevait une légère odeur d’épices. Remplir une coupe de vin chaud lui donnait un prétexte pour détourner les yeux. Ce besoin lui fit reposer brutalement le pichet qui tinta sur le plateau. Elle se surprenait trop souvent à éviter de regarder Sashalle. Même en cet instant, elle réalisa qu’elle la regardait en coin. Même si cela la frustrait, elle ne parvenait pas à se tourner complètement pour la regarder dans les yeux.

— Dites-lui non, Sashalle. Son frère Toram était encore vivant la dernière fois qu’on l’a vu, et la rébellion contre le Dragon Réincarné ne regarde pas la Tour ; certainement pas maintenant que Toram est mort.

Elle se souvint de Toram Riatin, lors de sa dernière apparition, pénétrant en courant dans un brouillard étrange qui pouvait prendre des formes solides et tuer, et qui résistait au Pouvoir Unique. Ce jour-là, l’Ombre était sortie des murs de Cairhien. La voix de Samitsu s’étrangla, dans ses efforts pour l’empêcher de trembler, non pas de peur, mais de colère. C’était le jour où elle avait échoué à Guérir le jeune al’Thor. Elle détestait les échecs, détestait se les rappeler. Et elle n’aurait pas dû avoir à se justifier.

— L’essentiel de la puissance n’est pas toute la puissance. Les alliés de Toram s’opposeront à elle par la force des armes si nécessaire, et de toute façon, fomenter la discorde entre les Maisons n’est pas un bon moyen de maintenir la paix. Actuellement, il existe un équilibre précaire au Cairhien, Sashalle, mais c’est quand même un équilibre et nous ne devons pas le troubler.

Elle s’abstint de justesse de faire remarquer que Cadsuane serait mécontente si elles le troublaient. Cela n’aurait en rien influencé Sashalle.

— Des troubles surviendront, que nous les fomentions ou non, répondit Sashalle d’une voix ferme.

Son froncement de sourcils avait disparu dès que Samitsu avait montré qu’elle l’écoutait, mais elle serrait toujours les dents. Peut-être plus par entêtement que par agressivité, mais peu importait. Elle n’argumentait pas et n’essayait pas de la convaincre, elle exposait simplement sa propre position. Et le plus vexant de tout, c’est qu’elle faisait ça par courtoisie.

— Le Dragon Réincarné est le héraut annonçant troubles et changement, Samitsu. Le héraut annoncé par les prophéties. Et s’il ne l’est pas, nous sommes à Cairhien. Croyez-vous qu’ils aient vraiment cessé de jouer au Daes Dae’mar ? La surface des eaux est peut-être tranquille, mais les poissons ne cessent pas de nager.

Une Rouge qui prêchait le Dragon Réincarné comme une crieuse publique ! Par la Lumière !

— Et si vous vous trompez ?

Malgré elle, Samitsu avait craché ces paroles. Sashalle – qu’elle soit réduite en cendres ! – conservait une parfaite sérénité.

— Ailil a renoncé à toute revendication sur le Trône du Soleil en faveur d’Elayne Trakand, ce qui est conforme au désir du Dragon Réincarné, et elle est prête à lui jurer allégeance, si je le lui demande. Toram conduisait une armée contre Rand al’Thor. Je trouve que le changement nous est favorable et qu’il faut saisir l’occasion. Je le lui dirai.

Samitsu secoua la tête avec irritation, faisant tinter ses clochettes, et elle parvint à peine à réprimer un soupir. Dix-huit de ces sœurs ayant juré allégeance au Dragon étaient toujours à Cairhien – Cadsuane en avait emmené quelques-unes avec elle, et avait renvoyé Alanna pour en chercher d’autres – et certaines de ces dix-huit, en plus de Sashalle, étaient plus haut placées qu’elle. Mais les Sagettes aielles les tenaient à l’écart. En principe, elle désapprouvait la situation – des Aes Sedai ne devaient pas être en apprentissage auprès de quiconque ; c’était scandaleux ! – mais en pratique, cela lui facilitait le travail.

Elles ne pouvaient pas intervenir ou prendre la situation en main à cause des Sagettes qui les surveillaient jour et nuit. Malheureusement, les Sagettes agissaient différemment avec Sashalle et les deux autres sœurs neutralisées aux Sources de Dumai. Neutralisées… Elle eut un léger frisson à cette idée, et elle ne frissonnerait plus du tout si elle parvenait jamais à savoir comment Damer Flinn avait Guéri ce qui ne peut pas l’être. Au moins, il y avait quelqu’un qui pouvait Guérir la neutralisation, même si c’était un homme. Un homme qui canalisait. Par la Lumière, l’horreur d’hier se réduisait aujourd’hui à un malaise, une fois qu’on s’y était habitué.

Elle était sûre que Cadsuane aurait réglé la situation avec les Sagettes avant son départ, si elle avait été au courant des différends entre Sashalle, Irgain et Ronaille. Enfin, elle pensait en être sûre. Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait impliquée dans les plans légendaires de la Verte. Cadsuane était plus retorse qu’une Bleue, avec ses stratégies compliquées et camouflées derrière d’autres machinations. Certaines étaient prévues pour échouer afin d’en faire réussir d’autres, et seule Cadsuane savait lesquelles. Ça n’avait rien de réconfortant. En tout cas, ces trois sœurs étaient libres d’aller et venir à leur guise. Et elles ne voyaient pas la nécessité de suivre les consignes que Cadsuane avait laissées derrière elle, ni de suivre les sœurs qu’elle avait nommées pour les guider. Seul leur serment extravagant à al’Thor les guidait ou les entravait.

De toute sa vie, Samitsu ne s’était jamais sentie aussi faible ou inefficace, sauf quand son Don lui faisait défaut, mais elle aspirait quand même au retour de Cadsuane qui la libérerait de ses responsabilités. Quelques mots prononcés à l’oreille d’Ailil la feraient renoncer à son désir de monter sur le Haut Siège, bien sûr, mais ça ne servirait à rien si elle ne trouvait pas le moyen de détourner Sashalle de ses intentions. Quelle que fût sa crainte de voir divulguer ses stupides secrets, l’incohérence de ce que lui disait l’Aes Sedai pouvait très bien la pousser à décider qu’il valait mieux disparaître dans l’un de ses domaines ruraux plutôt que risquer d’offenser une sœur quoi qu’elle fasse. Cadsuane serait contrariée de perdre Ailil. Samitsu aussi. Ailil était un canal par lequel transitait la moitié des complots qui se tramaient parmi les nobles, un indice permettant de s’assurer que ces intrigues restaient circonscrites et sans conséquences majeures. La maudite Rouge le savait. Et une fois que Sashalle aurait donné cette permission à Ailil, c’est vers elle qu’elle accourrait avec les nouvelles, non vers Samitsu Tamagowa.

Tandis que Samitsu se débattait avec ce dilemme, la porte du couloir s’ouvrit et livra passage à une pâle Cairhienine au visage sévère, une main plus petite que les deux Aes Sedai. Ses cheveux gris étaient ramenés en un épais chignon sur la nuque, et elle portait une robe sans ornement d’un gris si foncé qu’il était presque noir, livrée actuelle des domestiques du Palais du Soleil. Les domestiques ne s’annonçaient jamais ni ne sollicitaient la permission d’entrer, naturellement, mais Corgaide Marendevin n’était pas n’importe quelle servante. Le lourd trousseau de clés pendu à sa ceinture était l’insigne de sa fonction. Qui que ce fût qui gouvernât Cairhienin, la Détentrice des Clés gouvernait le Palais du Soleil, et il n’y avait rien de servile dans l’attitude de Corgaide. Elle fit une brève révérence exactement entre Samitsu et Sashalle.

— On m’a demandé de signaler tout ce qui sortait de l’ordinaire, lança-t-elle à la cantonade.

Elle avait sans doute pris conscience en même temps qu’elle de la lutte pour le pouvoir qui les opposait. Très peu de chose au Palais lui échappait.

— Il paraît qu’il y a un Ogier dans les cuisines. Lui et un jeune homme sont censés chercher du travail comme maçons, mais je n’ai jamais entendu parler de collaboration entre un Ogier et un humain. Et quand nous leur avons signalé… l’incident, le Stedding Tsofu nous a fait savoir qu’il n’y aurait pas de maçons disponibles de quelque Stedding que ce soit, dans un avenir proche.

La pause fut à peine perceptible, et son visage ne changea pas, mais une partie des rumeurs au sujet de l’attaque du Palais du Soleil était attribué à Rand al’Thor, et le reste aux Aes Sedai. Certaines mentionnaient les Réprouvés, qui deviendraient les alliés soit d’al’Thor soit des sœurs.

Avec une moue dubitative, Samitsu écarta de son esprit les complications inextricables suscitées par les Cairhienins. Les dénégations quant à la participation des Aes Sedai ne servaient pas à grand-chose ; les Trois Serments n’offraient aucune garantie dans une cité où une réponse affirmative ou négative pouvait donner naissance à six rumeurs contradictoires. Mais, un Ogier… Les cuisines du palais n’engageaient jamais les vagabonds de passage, tout au plus les cuisinières offriraient-elles sans doute un repas chaud à un Ogier ne fût-ce que par curiosité. Depuis environ un an, les Ogiers se faisaient plus rares que jamais. On en croisait quelques-uns de temps en temps, mais ils marchaient vite, et s’arrêtaient rarement plus d’une nuit. Ils voyageaient rarement avec des humains, et travaillaient encore moins avec eux. Leur association éveilla donc quelque chose dans son esprit. Elle ouvrit la bouche pour poser quelques questions.

— Merci, Corgaide, dit Sashalle en souriant. Merci de votre obligeance. Mais pouvez-vous nous laisser seules maintenant ?

Se montrer cassante avec la Détentrice des Clés était un bon moyen pour se retrouver avec des draps sales, des repas insipides, des pots de chambre non vidés, des messages qui se perdaient, des contrariétés qui pouvaient empoisonner la vie et vous laisser patauger dans la fange. Mais le sourire adoucit la brusquerie de ces paroles. La femme aux cheveux gris eut une légère inclinaison de tête en guise d’acquiescement, et, de nouveau, fit une brève révérence. Cette fois, adressée à Sashalle. À peine la porte s’était-elle refermée derrière elle que Samitsu posa brusquement sa coupe sur le plateau d’argent que du vin chaud se répandit sur son poignet. Elle pivota vers la Sœur Rouge. Elle était sur le point de perdre le contrôle d’Ailil, et maintenant le Palais du Soleil lui-même semblait lui filer entre les doigts ! Il était aussi vraisemblable de croire qu’il allait pousser des ailes à Corgaide et qu’elle allait s’envoler, que de penser qu’elle allait garder le silence sur ce qu’elle avait vu ici. Ce qu’elle dirait se répandrait dans le Palais à la vitesse de l’éclair, des domestiques jusqu’aux palefreniers qui ramassaient le crottin dans les écuries. Sa révérence finale exprimait clairement ce qu’elle pensait. Par la Lumière, comme Samitsu détestait Cairhien ! La courtoisie entre sœurs était une coutume profondément enracinée, mais Sashalle n’était pas assez élevée dans la hiérarchie pour que Samitsu tienne sa langue en face de ce désastre, et elle avait bien l’intention de lui dire vertement sa pensée.

Fronçant les yeux sur Sashalle, elle vit son visage – peut-être pour la première fois – et soudain, elle comprit pourquoi il la troublait tant, peut-être même pourquoi elle avait toujours trouvé difficile de regarder la Sœur Rouge en face. Ce n’était plus un visage d’Aes Sedai, hors du temps, de ces visages indéchiffrables pour la plupart des gens, du moins ceux qui n’étaient pas initiés, mais pour elle, une sœur, c’était évident : sans doute demeurait-il des vestiges, des détails qui faisaient paraître Sashalle plus proche de la beauté qu’elle ne l’était vraiment, pourtant n’importe qui aurait pu lui donner un âge, proche de l’âge mûr. Et cette réalité qui venait de lui sauter aux yeux plongea Samitsu dans un effroi muet.

Ce qu’on savait sur les femmes qui avaient été neutralisées ne valait guère plus que les rumeurs. Elles s’enfuyaient, se cachaient des autres sœurs, et finalement, tôt ou tard – plus souvent tôt que tard – mouraient. On disait que la perte de la saidar était insupportable pour beaucoup d’entre elles. Mais ça n’étaient que des ragots car, à sa connaissance, personne n’avait eu le courage, depuis très longtemps, d’essayer d’en savoir davantage. La peur, rarement avouée rôdant dans les profondeurs les plus sombres du cerveau des sœurs, à l’idée que cela puisse leur arriver un jour dans un moment d’égarement, les empêchait de chercher à en savoir plus. Toutes Aes Sedai soient-elles, elles savaient se voiler la face quand il s’agissait d’affronter une vérité qui les angoissait.

Pourtant, les rumeurs persistaient, presque jamais relevées et si vaguement qu’on ne se rappelait jamais où on les avait entendues pour la première fois, tels des murmures à peine audibles mais insistantes. L’une d’elles, que Samitsu avait presque oubliée jusqu’à maintenant, disait qu’une femme neutralisée redevenait jeune si elle survivait. Cela lui avait paru grotesque. Recouvrer la capacité de canaliser n’avait pas tout rendu à Sashalle. De nouveau, elle allait devoir travailler avec le Pouvoir pendant des années pour retrouver un visage d’Aes Sedai. Et… retrouverait-elle même ce visage ? Cela semblait plus que probable, mais quelle certitude pouvait-on avoir quand on foulait une terre inconnue ? Et si son visage avait changé, est-ce que tout en elle avait changé aussi ? Samitsu frissonna, plus fort qu’à la pensée de la neutralisation. Peut-être était-ce aussi bien qu’elle ait procédé lentement en essayant de comprendre la façon de Guérir de Damer.

Tripotant son collier aiel, Sashalle semblait inconsciente des griefs de Samitsu, et de ses regards scrutateurs.

— Ce n’est peut-être rien, ou cela mérite peut-être une enquête, dit Sashalle, mais Corgaide ne faisait que rapporter ce qu’elle a entendu. Si nous voulons savoir ce qui se passe réellement, nous devons aller voir par nous-mêmes.

Sans ajouter un mot, elle retroussa ses jupes et sortit, ne laissant à Samitsu d’autre choix que de la suivre ou de rester en plan. C’était intolérable ! Pourtant, rester là, à ne rien faire, était impensable !

En fait, Sashalle n’était pas plus grande qu’elle, mais elle dut presser le pas pour rester au niveau de la Rouge qui glissait rapidement dans les larges couloirs au plafond voûté ; et, à moins de se mettre à courir, ce qui était hors de question, Samitsu dut renoncer à prendre les devants. Grinçant des dents, elle fulminait en silence. Une dispute en public avec une autre sœur aurait paru déplacée dans le meilleur des cas et futile sans aucun doute, au pire. Et cela ne ferait que creuser davantage le trou dans lequel elle se trouvait. Elle avait une envie folle de donner des coups de pied n’importe où.

Les torchères, disposées à intervalles réguliers, dispensaient beaucoup de clarté, même dans les parties les plus sombres du couloir, mais il y avait peu de couleurs ou de décorations, à part, ici et là, une tapisserie où tout était représenté avec le souci de l’ordre des choses, que ce fussent des animaux pourchassés ou des nobles combattant vaillamment. Quelques niches dans les murs contenaient des objets en or ou de la porcelaine du Peuple de la Mer, et dans certains couloirs, les corniches étaient ornées de frises, dont la plupart n’étaient pas peintes. C’était tout. Les Cairhienins n’affichaient pas leur opulence en public, comme ils le faisaient pour bien des choses. La plupart des serviteurs et servantes, qui s’affairaient le long des couloirs comme des processions de fourmis, étaient en livrées noires ; en revanche, ceux qui travaillaient au service des nobles résidant au Palais portaient des tenues brodées aux armoiries de leur Maison sur la poitrine qui les faisaient paraître éclatantes à côté des autres ; certains arboraient même des vêtements – tunique ou robe – aux couleurs de leur Maison, et avaient presque l’air d’étrangers au milieu des autres. Quoi qu’il en soit, tous baissaient les yeux, s’arrêtant le temps d’une rapide révérence ou d’un bref salut de la tête au passage des deux sœurs. Le Palais du Soleil exigeait une nombreuse domesticité, et ce matin-là, il semblait que tous fussent affairés dans les parties communes.

Quelques nobles flânaient dans les couloirs, offrant en passant leurs prudentes civilités aux Aes Sedai, les gratifiant, à voix basse, de formules de politesse subtilement dosées pour donner l’illusion de l’égalité tout en respectant la véritable position de chacune. Ils justifiaient l’ancien dicton, selon lequel des temps étranges voient l’apparition d’étranges compagnons de voyage. Pour l’heure, les vieilles inimitiés étaient mises de côté en face des nouveaux dangers. Ici, deux ou trois pâles seigneurs cairhienins en tuniques de soie noires à étroites bandes de couleur sur le devant, certains le front dégagé et poudré à la manière des soldats, flânaient à côté d’un nombre égal de Tairens à la peau sombre, plus grands dans leurs tuniques éclatantes aux manches rayées bouffantes. Là, une noble Tairene coiffée d’un petit bonnet de perles, et vêtue d’une robe de brocart multicolore à fraise de dentelle claire, se promenait bras dessus bras dessous avec une noble Cairhienine plus petite qu’elle, dont les cheveux, savamment dressés sur le crâne, comme une tour aux circonvolutions complexes, dépassaient la tête de sa compagne ; une fraise de dentelle gris fumée sous le menton, les étroites rayures aux couleurs de sa Maison cascadaient devant sa large jupe de soie noire. Elles allaient comme des amies intimes et des confidentes de confiance.

Certains couples paraissaient plus bizarres que d’autres. Récemment, certaines femmes s’étaient mises à porter des vêtements excentriques, apparemment sans remarquer qu’elles attiraient les regards des hommes et faisaient baisser les yeux des domestiques. Des chausses moulantes et une tunique couvrant à peine les hanches n’étaient pas une tenue convenable pour une femme, quelle que fût l’abondance des broderies et des gemmes de la tunique. Colliers, bracelets et broches de pierreries, assortis de plumes multicolores, ne faisaient qu’en souligner l’extravagance. Et leurs bottes aux couleurs éclatantes, dont les talons les grandissaient sensiblement, faisaient craindre qu’elles ne tombent à chacun de leurs pas chancelants.

— Scandaleux, marmonna Sashalle, lorgnant deux femmes, en froissant sa jupe de contrariété.

— Scandaleux ! murmura Samitsu sans pouvoir s’en empêcher, avant de refermer la bouche d’un coup sec, si fort que ses dents claquèrent.

Il fallait qu’elle contrôle sa langue. Exprimer son accord, juste parce qu’elle était d’accord, était un luxe qu’elle ne pouvait guère se permettre avec Sashalle.

Malgré tout, elle ne put s’empêcher de se retourner pour regarder les deux femmes avec désapprobation. Et un peu d’étonnement. Un an plus tôt, Alaine Chuliandred et Fionnda Annariz se seraient sauté à la gorge par hommes d’armes interposés. Mais qui aurait pensé que Bertome Saighan se promènerait paisiblement avec Weiramon Saniago, sans qu’aucun des deux ne songe à dégainer la dague pendue à leur ceinture ? Temps étranges et étranges compagnons de voyage. Ils jouaient au Jeu des Maisons, sans aucun doute, manœuvrant pour se mettre en position favorable, comme ils l’avaient toujours fait. Pourtant, les lignes de partage qui étaient autrefois gravées dans la pierre semblaient maintenant suivre le cours capricieux de l’eau vive. Temps très étranges.

Les cuisines se situaient au plus bas niveau au-dessus du sol du Palais du Soleil, tout au fond, dans un ensemble de pièces aux murs de pierre et aux plafonds à poutres apparentes, rassemblées autour d’une longue salle sans fenêtre pleine de poêles en fonte, de fours en brique et de cheminées en pierre, où il régnait une chaleur suffisante pour faire oublier à tous les rigueurs de l’hiver. Normalement, les cuisinières et les filles de cuisine, tout en noir comme les autres domestiques du palais sous leurs tabliers blancs, auraient dû s’affairer fiévreusement pour préparer le repas de midi, pétrissant des pains sur de longues tables à plateaux de marbre saupoudrés de farine, arrosant rôtis et volailles embrochés dans les cheminées. Là, seuls les chiens tournicotaient autour des broches, dans l’espoir de gagner leur part de rôti. Dans leurs paniers, les carottes et les navets n’étaient ni épluchés ni coupés en morceaux, et des odeurs sucrées et épicées s’élevaient de casseroles et marmites sans surveillance. Même les marmitons, garçons et filles qui s’essuyaient subrepticement le visage en sueur sur leurs tabliers, se tenaient à l’écart d’un groupe de femmes rassemblées autour d’une des tables. De la porte, Samitsu vit de dos, dominant l’assemblée, un Ogier, qui, même assis, était plus grand que la plupart des hommes debout. Bien sûr, les Cairhienins étaient en général petits, ce qui soulignait davantage la taille de l’Ogier. Elle posa la main sur le bras de Sashalle, qui, miraculeusement, s’immobilisa sans protester.

— … évanoui sans laisser de trace ? demandait l’Ogier, d’une voix tonnante comme un tremblement de terre.

Embarrassé, il balançait d’avant en arrière ses grandes oreilles poilues à travers les longs cheveux noirs tombant sur son haut col.

— Oh ! arrêtez de parler de lui, Maître Ledar, dit une femme d’un ton tremblotant qu’elle semblait avoir soigneusement préparé. Méchant, voilà ce qu’il était. Il a démoli la moitié du palais avec le Pouvoir Unique, voilà ce qu’il a fait. Il pouvait vous glacer le sang rien qu’en vous regardant, et vous tuer par la même occasion. Des milliers de gens sont morts de sa main. Des dizaines de milliers ! Oh, ce que je déteste parler de lui !

— Pour quelqu’un qui n’aime pas parler de lui, Eldrid Methin, dit sèchement une autre, vous n’avez guère d’autres sujets de conversation.

Robuste et plutôt grande pour une Cairhienine, presque autant que Samitsu elle-même, avec quelques mèches grises s’échappant de son bonnet de dentelle blanche, ce devait être la cuisinière en chef, car tous les assistants hochèrent vivement la tête en signe d’acquiescement, se trémoussèrent en riant et dirent : « Oh ! vous avez bien raison, Maîtresse Beldair » d’un ton particulièrement flagorneur. Les domestiques avaient leur propre hiérarchie, aussi rigide que celle de la Tour.

— Mais ce n’est pas à nous de cancaner là-dessus, Maître Ledar, poursuivit-elle. Ce sont des affaires pour les Aes Sedai, voilà tout, et pas pour des gens comme vous et moi. Dites-nous-en plus sur les Marches. Vous avez vraiment vu des Trollocs ?

— Des Aes Sedai, marmonna un homme.

Caché par la foule autour de la table, ce devait être le compagnon de Ledar. Samitsu n’avait vu aucun homme adulte dans le personnel de cuisine.

— Dites donc, vous croyez vraiment qu’elle liait à elle ces hommes dont vous parliez, ces Asha’man ? Comme Liges ? Et celui qui est mort ? Vous ne nous avez pas dit comment.

— Eh bien, c’est le Dragon Réincarné qui l’a tué, dit Eldrid d’une petite voix. Et pourquoi une Aes Sedai irait-elle lier un homme si ce n’est pas pour en faire un Lige ? Oh, ils étaient terribles, ces Asha’man ! Ils pouvaient vous changer en pierre rien qu’en vous regardant. On peut les reconnaître au premier coup d’œil. Leurs yeux sont terrifiants et lancent des éclairs, voilà comment ils sont.

— Taisez-vous, Eldrid, dit Maîtresse Beldair d’une voix ferme. Peut-être que c’étaient des Asha’man, et peut-être pas, Maître Underhill. Peut-être qu’ils étaient liés, et peut-être pas. Tout ce qu’on peut dire, moi ou n’importe qui d’autre, c’est qu’ils étaient avec lui.

Le ton indiquait clairement de qui elle parlait. Eldrid considérait peut-être Rand al’Thor comme effrayant, mais cette femme ne voulait même pas prononcer son nom.

— Et peu après qu’il est parti, tout d’un coup, l’Aes Sedai leur disait quoi faire, et ils le faisaient. Bien sûr, n’importe quel imbécile sait qu’il faut faire comme disent les Aes Sedai. De toute façon, ils sont tous partis maintenant. Pourquoi ils vous intéressent tellement, Maître Underhill ? Au fait, c’est un nom andoran, ça ?

Ledar rejeta la tête en arrière et partit d’un éclat de rire tonitruant qui emplit toute la salle. Ses oreilles frémirent violemment.

— Nous désirons tout savoir sur les endroits que nous visitons, Maîtresse Beldair. Les Marches, vous dites ? Vous trouvez peut-être qu’il fait froid ici, mais dans les Marches, j’ai vu des arbres se fendre de froid comme des noix dans le feu. Vous trouvez ici des blocs de glace qui descendent la rivière, mais j’ai vu des fleuves aussi larges que l’Alguenya gelés, que les marchands peuvent traverser les pieds secs avec des convois de chariots chargés, et où l’on pêche à travers des trous taillés dans la glace de près d’un empan d’épaisseur. La nuit, il y a des nappes de lumière dans le ciel, qui semblent crépiter, assez brillantes pour assombrir les étoiles, et…

Même Maîtresse Beldair se penchait vers l’Ogier, fascinée, mais l’un des marmitons, trop petit pour voir par-dessus les adultes, jeta un coup d’œil derrière lui, et ses yeux se dilatèrent quand ils se posèrent sur Samitsu et Sashalle. Son regard resta fixé sur elles, mais il remua une main jusqu’à ce qu’il accroche la manche de Maîtresse Beldair. La première fois, elle se dégagea sans regarder ; la seconde, elle tourna la tête avec un froncement de sourcils qui disparut dès qu’elle aperçut les Aes Sedai.

— Que la grâce soit sur vous, Aes Sedai, dit-elle, repoussant vivement ses mèches folles sous son bonnet, tout en faisant la révérence. En quoi puis-je vous servir ?

Ledar s’interrompit au milieu de sa phrase, et ses oreilles se raidirent un instant. Il ne regarda pas vers la porte.

— Je désire parler à vos visiteurs, dit Sashalle, entrant dans la cuisine. Nous ne vous dérangerons pas longtemps.

— Naturellement, Aes Sedai.

Si la cuisinière s’étonna que deux sœurs désirent parler à des visiteurs de la cuisine, elle n’en laissa rien paraître. Tournant la tête de droite et de gauche à l’adresse de tout son personnel, elle frappa dans ses mains potelées et se mit à donner des ordres.

— Eldrid, ces navets ne vont pas s’éplucher tout seuls. Qui surveillait la sauce aux figues ? Les figues sèches sont difficiles à trouver ! Où est votre cuillère à arroser, Kasi ? Andil, courez chercher…

Cuisinières et marmitons se dispersèrent dans toutes les directions, et la cuisine s’emplit bientôt d’un fracas de marmites et de cuillères, quoique, à l’évidence, chacun s’efforçât de faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger les Aes Sedai. Ils évitaient également de regarder dans leur direction, ce qui exigeait quelques contorsions.

L’Ogier se leva avec souplesse, sa tête frôlant les grosses poutres du plafond. Il était vêtu comme les Ogiers que Samitsu avait rencontrés précédemment, d’une longue tunique noire s’évasant au-dessus de bottes à rabats. Les taches de sa tunique attestaient qu’il venait de loin ; les Ogiers étaient un peuple méticuleux. Il ne se tourna qu’à moitié vers elle et Sashalle tout en saluant, et il frotta son gros nez comme s’il le démangeait, dissimulant partiellement son large visage. Il semblait jeune pour un Ogier.

— Pardonnez-nous, Aes Sedai, mais nous devons vraiment partir, murmura-t-il, se baissant pour ramasser une énorme besace de cuir, avec une grande couverture roulée attachée sur le dessus, puis posant la large courroie sur une épaule.

Les grandes poches de sa tunique étaient gonflées d’objets aux formes angulaires.

— Nous avons un long chemin à faire avant la nuit.

Pourtant, son compagnon resta assis les mains posées sur la table. C’était un jeune homme aux cheveux clairs, avec une barbe d’une semaine, qui semblait avoir dormi plus d’une nuit dans sa tunique brune toute fripée. Il regardait les Aes Sedai avec méfiance, de ses yeux noirs de renard pris au piège.

— Où allez-vous que vous puissiez y arriver à la nuit tombante ?

Sashalle s’arrêta devant le jeune Ogier, assez près pour être obligée de lever la tête pour le regarder, mais elle s’arrangea pour le faire avec grâce et sans embarras.

— Êtes-vous en route pour l’assemblée dont nous avons entendu parler au Stedding Shangtai, Maître… Ledar, c’est bien ça ?

Ses grandes oreilles s’agitèrent frénétiquement, puis s’immobilisèrent. Ses yeux grands comme des soucoupes s’étrécirent.

— Ledar, fils de Shandin, fils de Koimal, Aes Sedai, dit-il à contrecœur. Je ne vais certainement pas à la Grande Souche. Les Anciens ne me laisseraient pas approcher assez près pour entendre ce qu’ils disent, dit-il avec un gloussement de basse qui paraissait un peu forcé. Nous ne pourrons pas arriver à notre destination ce soir, Aes Sedai, mais chaque lieue que nous laisserons derrière nous sera une lieue que nous n’aurons pas à parcourir demain. Bien, il faut partir.

Le jeune homme mal rasé se leva, caressant d’une main nerveuse la poignée de son épée, mais ne se baissa pas pour ramasser la besace et la couverture posées à ses pieds pour suivre l’Ogier qui se dirigeait vers la porte, même quand celui-ci lui lança par-dessus son épaule :

— Il est temps de partir, Karldin.

Glissant d’un pas souple, Sashalle vint se placer devant l’Ogier.

— Vous recherchiez du travail en maçonnerie, Maître Ledar, dit-elle d’un ton sans réplique, mais vos mains ne sont pas calleuses comme celles des maçons. Il vaudrait mieux pour vous que vous répondiez à mes questions.

Réprimant un sourire de triomphe, Samitsu vint se placer à côté de la Sœur Rouge. Ainsi, Sashalle pensait qu’elle pouvait tout simplement la laisser à l’écart et tirer les vers du nez à l’Ogier ? Elle lui réservait une surprise.

— Vous devriez retarder votre départ, dit-elle à l’Ogier à voix basse.

Le bruit qui régnait dans la cuisine empêchait sans doute tous les autres d’entendre, mais il était inutile de prendre des risques.

— Quand je suis arrivée au Palais du Soleil, j’avais déjà entendu parler d’un jeune Ogier qui était un ami de Rand al’Thor. Il a quitté Cairhien il y a quelques mois, en compagnie d’un jeune homme nommé Karldin. N’est-ce pas exact, Loial ?

Les oreilles de l’Ogier s’affaissèrent.

Le jeune homme laissa échapper un juron qu’il aurait dû avoir le bon sens de ne pas proférer devant des sœurs.

— Je m’en vais quand je le veux, Aes Sedai, dit-il d’une voix dure, en chuchotant.

Sa vigilance était partagée entre Samitsu et Sashalle, pourtant il surveillait aussi le personnel de la cuisine, s’assurant qu’aucun d’eux n’approchait suffisamment pour l’entendre.

— Avant de vous laisser partir, j’exige des réponses ! Qu’est-il arrivé à… mes amis ? Et à lui ? Est-il devenu fou ?

Loial poussa un profond soupir et fit un geste apaisant de son énorme main.

— Du calme, Karldin, murmura-t-il. Rand ne voudrait pas que tu crées des problèmes avec des Aes Sedai. Du calme.

Karldin se rembrunit un peu plus.

Soudain, Samitsu se dit qu’elle aurait dû comprendre plus vite. Les yeux du jeune homme n’étaient pas des yeux d’un renard pris au piège, mais ceux d’un loup. Elle était trop habituée à Damer, Jahar et Eben, liés et apprivoisés, et qui n’étaient donc plus dangereux. Mais un trop long contact pouvait engendrer une confiance excessive. Karldin Manfor était un Asha’man lui aussi, et ni lié ni apprivoisé. Embrassait-il la moitié mâle du Pouvoir en cet instant ? Elle eut envie de rire. Est-ce que les oiseaux volent ?

Sashalle observait le jeune homme, fronçant pensivement les sourcils, ses mains trop immobiles sur ses jupes, mais Samitsu se félicita de ne pas voir briller autour d’elle l’aura de la saidar. Les Asha’man sentaient quand une femme tenait le Pouvoir, et cela aurait pu le pousser à agir… précipitamment. À elles deux, elles pouvaient certainement le réduire à l’impuissance – le pouvaient-elles s’il tenait déjà le Pouvoir ? Bien sûr ! Mais il valait mieux ne pas en arriver là.

Sashalle ne faisant rien pour prendre la direction des opérations, Samitsu posa une main sur son bras gauche, et, à travers la grossière étoffe de sa manche, elle eut l’impression de toucher une barre de fer. Ainsi, il était aussi tendu qu’elle. Autant qu’elle ? Par la Lumière, la fréquentation de Damer et des autres avait amenuisé tous ses instincts !

— La dernière fois que je l’ai vu, il semblait aussi sain d’esprit que n’importe qui, dit-elle doucement, avec à peine une légère insistance.

Les cuisinières et les marmitons qui se tenaient éloignés commençaient à regarder subrepticement de leur côté. Loial poussa un gros soupir de soulagement, comme un coup de vent s’engouffrant par un soupirail, tout en maintenant son attention sur Karldin.

— Je ne sais pas où il est, mais il était encore vivant il y a quelques jours.

Et dire qu’Alanna, dans une posture autoritaire, était restée muette comme une huître, le message de Cadsuane à la main !

— Fedwin Morr est mort empoisonné, je le crains, mais je ne sais pas qui lui a donné le poison.

Étonnamment, Karldin se contenta de hocher la tête avec une grimace de regret, et marmonna quelque chose où il était question de vin.

— Quant aux autres, ils sont devenus des Liges de leur propre gré.

Pour autant qu’un homme puisse agir de son propre gré. Samitsu songea que son Roshan n’avait sûrement aucun désir de devenir Lige avant qu’elle ne le choisisse. Même une femme qui n’était pas Aes Sedai pouvait généralement faire faire à un homme ce qu’elle désirait.

— Ils ont trouvé que c’était une meilleure solution, plus sûre, que de retourner à… avec les autres comme vous. Voyez-vous, les dégâts, ici, ont été provoqués par le saidin. Vous comprenez maintenant qui était derrière tout ça ? C’était une tentative pour tuer celui dont la santé mentale vous inquiète.

Cela non plus ne parut pas surprendre Karldin. Quel genre d’hommes étaient ces Asha’man ? Leur prétendue Tour Noire n’était-elle qu’un repaire d’assassins ? Puis les muscles de son bras se détendirent, et soudain il ne fut plus qu’un jeune homme fatigué par la route et qui avait bien besoin de se raser.

— Par la Lumière ! dit-il en un souffle. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, Loial ? Où irons-nous ?

— Je… je ne sais pas, répondit Loial dont les épaules s’avachirent de fatigue en même temps que les oreilles. Je… nous devons le retrouver, Karldin. D’une façon ou d’une autre. Nous ne pouvons pas renoncer maintenant. Nous devons lui faire savoir que nous avons fait ce qu’il voulait. De notre mieux.

Et qu’est-ce qu’al’Thor leur avait demandé ? se demanda Samitsu. Avec un peu de chance, elle pouvait en apprendre beaucoup de ces deux-là. Un jeune homme épuisé et un Ogier, se sentant seuls et perdus, étaient mûrs pour répondre à des questions.

Karldin sursauta et resserra la main sur la poignée de son épée. Samitsu ravala un juron quand une servante entra en courant dans la salle, ses jupes retroussées jusqu’aux genoux.

— Le Seigneur Dobraine vient d’être assassiné ! glapit-elle. Nous serons tous tués dans nos lits ! J’ai vu les morts marcher de mes propres yeux, le vieux Maringil lui-même, et ma mère dit que les esprits nous tueront en cas d’assassinat ! Ils…

Elle se pétrifia, bouche bée, à la vue des Aes Sedai, puis s’arrêta d’une glissade sans lâcher ses jupes. Les cuisiniers semblaient tout autant pétrifiés, surveillant les Aes Sedai du coin de l’œil pour voir leur réaction.

— Non, pas Dobraine… gémit Loial, les oreilles collées au crâne. Pas lui !

Il avait l’air aussi furieux que triste, le visage dur. Samitsu se dit qu’elle n’avait jamais vu un Ogier en colère.

— Quel est votre nom ? demanda Sashalle à la servante avant que Samitsu ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Comment savez-vous qu’il a été assassiné ? Comment même savez-vous qu’il est mort ?

La femme déglutit, comme hypnotisée par le regard de Sashalle.

— Cera, Aes Sedai, dit-elle hésitante, esquissant une révérence, tout en réalisant qu’elle retroussait toujours ses jupes.

Elle les rabattit précipitamment, ce qui eut pour effet de l’agiter un peu plus.

— Cera Doinal. On dit… Tout le monde dit que le Seigneur Dobraine est… je veux dire… qu’il a été… enfin…

De nouveau, elle déglutit avec effort.

— Ils disent tous que ses appartements sont couverts de sang. On l’a trouvé baignant dans une mare de sang. Et la tête coupée, qu’ils disent.

Ils disent vraiment beaucoup de choses, dit sombrement Sashalle, et généralement, ils se trompent. Samitsu, venez avec moi. Si le Seigneur Dobraine a été blessé, vous pourrez peut-être faire quelque chose pour lui. Loial, Karldin, venez aussi. Je ne veux pas vous perdre de vue avant que j’aie eu le temps de vous poser quelques questions.

— Au diable vos questions ! gronda le jeune Asha’man, passant la courroie de sa besace à son épaule. Je m’en vais !

— Non, Karldin, dit gentiment Loial, posant une énorme main sur l’épaule de son compagnon. Nous ne pouvons pas partir avant de savoir ce qui est arrivé à Dobraine. C’est mon ami et celui de Rand. Nous ne pouvons pas partir maintenant. D’ailleurs, où irions-nous ?

Karldin détourna les yeux. Il n’avait pas de réponse.

Samitsu ferma très fort les yeux et prit une profonde inspiration, qu’elle ne put réprimer. Elle suivit Sashalle hors de la cuisine, pressant de nouveau le pas pour rester au niveau de sa compagne à la démarche souple et glissée. En fait, elle courait presque, Sashalle marchant encore plus vite qu’à l’aller.

Dès qu’elles furent sorties, un brouhaha de voix s’éleva derrière elles. Sans doute, les marmitons insistaient-ils pour en savoir plus, pressant la servante de donner des détails, qu’elle inventerait au besoin. Dix versions différentes de l’incident sortiraient de cette cuisine, voire autant que de cuisinières et de marmitons, chacune ajoutant aux rumeurs. Corgaide était déjà à l’œuvre, sans aucun doute. Samitsu n’avait pas souvenir d’un jour où tout avait si mal tourné pour elle, si soudainement, semé d’embûches à l’infini. Après ça, Cadsuane l’écorcherait vive pour faire des gants avec sa peau !

Loial et Karldin étaient à la traîne derrière Sashalle, eux aussi. Tout ce qu’ils lui diraient pouvait tourner à son avantage, lui permettant de sauver quelque chose.

Trottinant au côté de Sashalle, elle les observait, jetant de brefs coups d’œil par-dessus son épaule. Marchant à petits pas pour ne pas dépasser les Aes Sedai, l’Ogier fronçait les sourcils, l’air inquiet. Au sujet de Dobraine, vraisemblablement, mais aussi peut-être à cause de l’accomplissement de la mystérieuse mission qu’il devait exécuter « au mieux de ses possibilités ». C’était un mystère qu’elle avait bien l’intention de résoudre. Le jeune Asha’man n’avait aucun mal à suivre l’allure, mais arborait un air buté, la main sur la poignée de son épée. Chez lui, le danger ne venait pas de l’acier. Il fixait d’un air soupçonneux le dos des Aes Sedai. Samitsu rencontra une fois son regard noir et furibond. Il eut cependant le bon sens de se taire. Plus tard, elle devrait trouver le moyen de lui faire ouvrir la bouche pour qu’il émette autre chose que des grognements.

Sashalle ne regardait jamais derrière elle pour s’assurer qu’ils suivaient, mais elle devait entendre le bruit sourd des bottes de l’Ogier sur les dalles. Elle avait l’air pensive, et Samitsu aurait donné cher pour savoir le sujet de ces pensées. Sashalle avait peut-être juré allégeance à Rand al’Thor, mais quelle protection cela lui assurait-il contre un Asha’man ? C’était une Rouge, après tout. Cela n’avait pas changé avec son visage. Par la Lumière, c’était peut-être la pire de toutes les embûches !

La montée était longue et ardue pour passer des cuisines aux appartements du Seigneur Dobraine, situés dans la Tour de la Pleine Lune réservée généralement aux nobles de haut rang en visite. Tout le long du chemin, Samitsu voyait les preuves que Cera était loin d’être la première à avoir entendu la nouvelle que répandaient à l’envi les éternels anonymes. Le flot des domestiques circulant dans les couloirs avait fait place à de petits groupes excités qui chuchotaient anxieusement. À la vue des Aes Sedai, ils se débandèrent et se dispersèrent. Quelques-uns cependant restèrent bouche bée à la vue d’un Ogier déambulant dans le palais, mais la plupart s’enfuirent sans demander leur reste. Les nobles, eux aussi, avaient disparu, regagnant sans aucun doute leurs appartements, pour ruminer les opportunités et les dangers consécutifs à la mort de Dobraine. Quoi que pensât Sashalle, Samitsu ne doutait plus de la nouvelle. Si Dobraine était encore vivant, nul doute que ses domestiques auraient déjà fait taire la rumeur.

Comme une nouvelle confirmation de sa mort, le couloir devant les appartements de Dobraine était bondé de serviteurs en livrée bleu et blanc de la Maison Taborwin, le visage livide, les manches retroussées jusqu’aux coudes. Certains pleuraient, d’autres avaient l’air perdus, comme si, privés de fondation, le sol allait à présent se dérober sous leurs pas. Sur un mot de Sashalle, ils s’écartèrent devant les Aes Sedai, mécaniquement ou chancelant comme des ivrognes. Les regards hébétés passèrent sur l’Ogier sans réagir. Très peu eurent le réflexe de leur adresser la moindre civilité.

À l’intérieur, l’antichambre était presque aussi encombrée que le couloir par les serviteurs de Dobraine frappés de stupeur. Dobraine lui-même gisait, immobile, sur une litière au milieu de la grande chambre, les yeux clos, les traits figés et le visage baignant dans une large flaque de sang, presque coagulé à présent, qui avait ruisselé d’une profonde entaille sur le crâne. Un filet noirâtre avait coulé de sa bouche ouverte. À l’entrée des Aes Sedai, deux serviteurs aux visages inondés de larmes, qui s’apprêtaient à couvrir le visage de Dobraine d’un linge blanc, suspendirent leur geste. Visiblement Dobraine avait cessé de vivre. Des déchirures sanguinolentes zébraient le corsage de sa tunique à fines rayures de couleur descendant jusqu’aux genoux. Près de la litière, une tache sombre plus grande que le corps d’un homme souillait le tapis tairen vert et jaune à franges.

Deux autres hommes gisaient par terre, l’un aux yeux vitreux fixés sur le plafond, l’autre sur le flanc, le manche d’ivoire d’une dague sortant de sa cage thoracique, où la lame avait certainement touché le cœur. Ces deux petits Cairhienins pâles portaient la livrée du palais. Or, un domestique n’était jamais armé de la longue dague à poignée de bois qui reposait près de chaque cadavre. Un homme de la Maison Taborwin, qui s’apprêtait à donner un coup de pied à l’un des corps, hésita à la vue des deux sœurs, puis frappa quand même un bon coup dans les côtes du cadavre. À l’évidence, personne ne se souciait du décorum et des convenances.

— Ôtez ce linge, dit Sashalle aux domestiques debout près de la litière. Samitsu, voyez si vous pouvez faire quelque chose pour le Seigneur Dobraine.

Malgré son intime conviction, son instinct avait poussé Samitsu à se rapprocher de Dobraine, mais cet ordre – c’en était nettement un ! – fit trembler ses pas. Grinçant des dents, elle continua néanmoins d’avancer et s’agenouilla doucement près de la litière, du côté opposé à la grande tache du tapis encore humide, pour poser les mains sur la tête ensanglantée de Dobraine. Elle n’hésitait pas à se souiller les mains, même si les taches de sang étaient indélébiles sur la soie, à moins d’utiliser le Pouvoir, ce qu’elle rechignait toujours à faire, s’agissant de tâches aussi terre à terre.

Les lissages nécessaires étaient pour elle une seconde nature, de sorte qu’elle embrassa la Source et plongea d’instinct dans l’organisme du Seigneur cairhienin. Elle cligna les yeux de surprise. En s’approchant de lui, elle était certaine qu’il y avait trois cadavres dans la pièce. Mais il y avait encore une étincelle de vie dans le corps de Dobraine. Une flamme minuscule que le choc de la Guérison pouvait très bien éteindre. Le choc de la Guérison qu’elle pratiquait.

Elle chercha des yeux l’Asha’man blond. Il était accroupi près d’un des deux domestiques morts, sondant calmement son corps, indifférent aux regards outrés des domestiques vivants. L’une des femmes remarqua soudain Loial, debout à la porte, et les yeux lui sortirent de la tête comme s’il s’était matérialisé du néant. Les bras croisés, son large visage lugubre, l’Ogier semblait monter la garde.

— Karldin, connaissez-vous le genre de Guérison que pratique Damer Flinn ? demanda Samitsu, Celui qui fait appel aux cinq Pouvoirs ?

S’interrompant un instant, il la regarda, fronçant les sourcils.

— Flinn ? Je ne sais même pas de quoi vous parlez. D’ailleurs, je n’ai guère de Don particulier pour la Guérison.

Lorgnant Dobraine, il ajouta :

— Pour moi, il a l’air mort, mais j’espère que vous pourrez le sauver. Il était aux Sources de Dumai.

Et il se remit à sonder le domestique mort.

Samitsu s’humecta les lèvres. Dans ce genre de situation, l’ivresse de la saidar lui semblait diminuer. Une situation où tous les choix possibles étaient mauvais. Avec précaution, elle rassembla les flux d’Air, d’Esprit et d’Eau, les tissant légèrement. C’était le tissage de base de la Guérison que toutes les sœurs connaissaient. De mémoire d’homme, personne d’autre qu’elle n’avait jamais acquis un tel pouvoir de Guérison ; la plupart des sœurs, incapables de maîtriser les techniques de régulation aux différents degrés de tissage – ce qu’elle avait su faire d’instinct –, se gardaient bien de s’y frotter et se limitaient à Guérir certaines petites affections, parfois aussi bénignes que de simples ecchymoses. À elle seule, elle parvenait à Guérir presque aussi bien que tout un cercle lié et pouvait supprimer radicalement les pires blessures comme si elles n’avaient jamais existé. Oh ! certes, elle ne savait pas Guérir une lésion localisée sans intervenir globalement, comme le faisait Damer. Mais, à présent que le sondage qu’elle venait de pratiquer lui avait appris ce dont il souffrait, elle allait pouvoir traiter le corps de Doblaine dans sa totalité depuis les coups de couteau qu’il avait reçus jusqu’à ses narines bouchées par l’hémorragie. Chacune de ces opérations exigeait d’elle la même force, mais certaines en exigeaient moins du patient. Plus le changement corporel était faible, moins le sujet était sollicité. Sauf que, excepté la coupure au crâne, toutes les blessures de Dobraine étaient graves : quatre profondes perforations dans les poumons et deux près du cœur. La Guérison la plus puissante le tuerait avant que les blessures ne soient refermées, la plus faible le ranimerait juste le temps qu’il se noie dans son propre sang. Elle devait choisir une puissance intermédiaire, en espérant ne pas se tromper.

Je suis la meilleure qui ait jamais existé, pensa-t-elle avec fermeté. C’est Cadsuane qui le lui avait dit. Je suis la meilleure ! Modifiant légèrement le tissage, elle le laissa sombrer dans l’homme inanimé.

Certains domestiques poussèrent des cris en voyant Dobraine se convulser. Il s’assit à moitié, ouvrant tout grands les yeux, le temps que s’échappe de sa bouche ce qui ressemblait trop à un long râle d’agonie. Puis ses yeux se révulsèrent, et il retomba sur la litière. Elle rajusta vivement le tissage, et replongea dans son corps, retenant son souffle. Il vivait. Sa vie ne tenait qu’à un fil, si ténu qu’il pouvait encore mourir, mais il ne mourrait pas des coups de poignard. Sur son front lisse et à travers ses cheveux poisseux de sang séché, elle vit la ligne rose d’une nouvelle cicatrice traversant le crâne. Il en aurait de semblables sous sa tunique et s’essoufflerait peut-être sous l’effort, s’il s’en tirait, mais pour le moment, il vivait, et c’était l’essentiel. Restait à déterminer qui voulait sa mort, et pourquoi.

Relâchant le Pouvoir, elle se releva en chancelant. Utiliser la saidar la fatiguait toujours. L’un des domestiques, bouche bée, lui tendit avec hésitation le linge qu’il avait voulu étendre sur le visage de son Seigneur, et dont elle se servit pour s’essuyer les mains.

— Emportez-le dans son lit, dit-elle. Faites-lui boire autant d’eau sucrée au miel qu’il pourra en absorber. Il faut qu’il reprenne des forces rapidement. Et trouvez une Sage-Femme… une Herboriste ? Oui, une Herboriste.

Il ne dépendait plus d’elle maintenant ; des herbes lui feraient du bien. Au moins, elles ne lui feraient pas de mal. L’Herboriste veillerait à ce qu’on lui fasse boire la bonne quantité d’eau au miel.

Avec force courbettes et murmures de remerciements, quatre serviteurs soulevèrent la litière et l’emportèrent dans les chambres du fond des appartements. La plupart des autres domestiques suivirent, l’air soulagé, et les autres se ruèrent dans le couloir. Quelques instants plus tard, des acclamations et des cris de joie s’élevèrent. Elle entendit prononcer son nom aussi souvent que celui de Dobraine. Très gratifiant. Mais elle aurait été plus satisfaite si Sashalle n’avait pas hoché la tête avec un sourire approbateur. Approbateur ! Pourquoi ne pas lui tapoter la tête pendant qu’elle y était ?

Pour ce que Samitsu en avait vu, Karldin n’avait prêté aucune attention à la Guérison. Terminant sa fouille du second cadavre, il se releva et traversa la pièce pour rejoindre Loial, tentant de lui montrer quelque chose sans que les Aes Sedai s’en aperçoivent. Loial la lui arracha de la main – une feuille de papier couleur crème, froissée par le pliage –, l’ouvrit de ses gros doigts, ignorant les mimiques courroucées de Karldin.

— Mais ça n’a pas de sens, marmonna l’Ogier, fronçant les sourcils en lisant. Absolument aucun sens. À moins que…

Il s’interrompit brusquement, ses longues oreilles tremblotant, et échangea un regard intense avec son blond compagnon, qui hocha la tête.

— Oh ! mais c’est très grave, dit Loial. S’ils étaient plus de deux, Karldin, s’ils ont trouvé…

De nouveau, il s’interrompit comme Karldin secouait frénétiquement la tête.

— Faites-moi voir ça, je vous prie, dit Sashalle, tendant la main.

Karldin tenta d’arracher le papier, mais l’Ogier le tendit calmement à Sashalle qui le lut sans changer d’expression, puis le passa à Samitsu. C’était un papier épais, lisse et coûteux. Samitsu se mit à lire, s’efforçant, elle aussi, de garder un visage impassible.


« Sur mon ordre, les porteurs de ce papier doivent enlever de mes appartements certains objets dont ils ont connaissance, et les sortir du Palais du Soleil. Qu’on les laisse seuls dans mes appartements, qu’on leur donne tout ce qu’ils demandent, et qu’on garde le silence sur cette affaire, au nom du Dragon Réincarné et sous peine d’encourir son courroux.

Dobraine Taborwin »


Elle avait vu l’écriture de Dobraine assez souvent pour la reconnaître.

— À l’évidence, quelqu’un emploie un très bon faussaire, dit-elle, s’attirant un rapide coup d’œil dédaigneux de Sashalle.

— Il semble peu probable qu’il ait écrit cela lui-même et qu’il ait été poignardé par erreur par ses propres hommes, dit la Rouge d’un ton mordant.

Elle regarda Loial et l’Asha’man.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent avoir trouvé ? demanda-t-elle. Que craignez-vous qu’ils n’aient trouvé ?

Karldin lui retourna un regard inexpressif.

— Je pensais juste à ce qu’ils recherchaient, répondit Loial. Ils devaient être là pour voler quelque chose.

Mais ses oreilles tremblaient si fort qu’elles vibrèrent avant qu’il n’ait pu les contrôler. La plupart des Ogiers font de piètres menteurs, du moins dans leur jeunesse.

Les bouclettes de Sashalle se balancèrent quand elle secoua délibérément la tête.

— Ce que vous savez est important. Vous deux, vous ne partirez pas d’ici avant que je sache ce qu’il en est.

— Et comment allez-vous nous en empêcher ? demanda Karldin.

Le calme même de ces paroles les rendait menaçantes. Il soutint le regard de Sashalle avec une expression aussi calme que déterminée.

— J’ai cru que je ne vous trouverais jamais, annonça alors Rosara Medrano, interrompant à brûle-pourpoint cet instant de silence périlleux.

Elle portait toujours ses gants et sa cape doublée de fourrure, dont la capuche rejetée en arrière révélait les peignes d’ivoire retenant ses cheveux bruns. La neige fondue avait laissé des taches humides sur ses épaules. Grande, aussi halée qu’une Aielle brûlée par le soleil, elle était sortie au point du jour pour tâcher de trouver les épices nécessaires à la confection d’un ragoût de poisson de son Tear natal. Elle ne jeta qu’un bref coup d’œil sur Loial et Karldin, et s’enquit de Dobraine sans perdre un instant.

— Un groupe de sœurs est entré dans la cité, Samitsu. J’ai galopé comme une folle pour arriver ici avant elles, mais elles sont peut-être en train de franchir les portes. Il y a des Asha’man avec elles, et l’un d’eux est Logain !

Karldin aboya un éclat de rire, et soudain, Samitsu se demanda si elle vivrait assez longtemps pour que Cadsuane puisse l’écorcher vive.

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